Article body

Dans un article consacré à l’influence du cinéma naissant sur la littérature des années 1920[1], Nadja Cohen explique comment la confrontation entre ces deux arts a engagé une réflexion profonde et souvent inquiète sur la nature du médium littéraire, sa relation avec les autres arts et sa puissance narrative. Au fil du siècle, le cinéma est perçu tantôt comme un repoussoir, tantôt comme le terreau fertile d’un renouvellement possible. Dans le champ de la littérature contemporaine[2], Fabien Gris distingue deux modes principaux de présence de la référence cinématographique : la « présence référentielle[3] » mobilise dans le texte un répertoire de motifs cinématographiques familiers (personnages, décors, références ou allusions) ; la « présence schématico-formelle[4] » convoque le cinéma en tant que procédé technique de visibilité et de représentation (intégration d’un certain vocabulaire cinématographique, procédés de composition et de mise en scène propres au grand écran). À la rivalité d’abord narrative qui oppose roman et cinéma s’ajoute donc, depuis son invention, une dimension visuelle, qui touche à des enjeux de représentation et de puissance imageante des deux formes.

Ces interrogations fondamentales ont acquis une résonance symptomatique dans la production littéraire des dernières années, en quête d’un renouveau narratif : l’imaginaire romanesque serait désormais accaparé par les loisirs culturels extra-littéraires (chansons, séries télévisées, et cinéma avant tout). Laurent Demanze évoque à ce sujet une « rehiérarchisation du système des arts[5] », dont les écrivains revendiquent parfois le diagnostic : ainsi particulièrement de Tanguy Viel, ou de Pierre Michon qui déclare :

La littérature n’est plus un art majeur. […] L’art de notre siècle, on le sait bien, c’est le cinéma. Les écrivains sont des espèces de survivants maintenus sous perfusion, on ne sait pas pourquoi […]. [La littérature] est peut-être une chose du passé, comme on dit[6].

De ce discours de l’après, largement répandu dans la sphère littéraire contemporaine, découle une écriture qui trouve son impulsion paradoxale dans la conscience de sa secondarité. Elle puise aux codes populaires comme aux arts hétérogènes, selon un principe d’innutrition et de circulation par-delà les seuils génériques que Michel Murat considère comme une caractéristique essentielle de l’esthétique romanesque[7]. Comme l’écrit Fabien Gris : « La littérature et le cinéma sont deux facettes d’un même imaginaire, mises en parallèle. L’écrivain se représente le monde par le biais de filtres non seulement littéraires, mais également cinématographiques[8]. »

Je voudrais ici mesurer l’effet de cette fusion des imaginaires dans les deux romans explicitement cinéphiles de Christine Montalbetti, Western (Paris, P.O.L, 2005) et Journée américaine (Paris, P.O.L, 2009)[9], et réfléchir, à partir de ces exemples symptomatiques d’un large pan de la production contemporaine[10], à l’évolution des pratiques romanesques de ces dernières années, affrontées d’une part à l’héritage du soupçon formaliste[11], et d’autre part à la capacité migratoire d’enjeux narratifs et représentationnels qui n’appartiennent plus en propre à la littérature. Je commencerai par montrer que ces textes s’ancrent dans un double exotisme, géo-culturel et artistique, en sollicitant un effet de reconnaissance de la part du lecteur. Le déploiement narratif procède alors par surexposition de la référence et des stéréotypes que celle-ci charrie. Cette nouvelle économie romanesque s’acquitte ainsi du sceau du soupçon dont les formalismes de la fin du xxe siècle ont ravivé la marque. C’est sur la puissance figurative et les outils du cinéma que le texte appuierait, d’une part, l’élan romanesque, d’autre part, sa faculté de pénétration des âmes, nous invitant ainsi à réfléchir aux modalités d’une écriture intersémiotique[12] où l’empathie retrouverait toute sa place.

« Born in the USA ». Filiation générique et ancrage géo-culturel

Dès leurs titres, Western et Journée américaine affichent un ancrage en terrain connu. Sylvano Santini évoque le « tropisme cinématographique » explicite qui sous-tend ces romans :

Le titre du roman de Montalbetti Western est très explicitement un « tropisme cinématographique ». Comme l’est aussi le titre d’un autre de ses romans Journée américaine (2009) qui fait explicitement référence au film La Nuit américaine de Truffaut qui, lui-même, reprend le nom d’une technique cinématographique qui, à l’époque, consistait à filmer des scènes de nuit en plein jour[13].

Le principe diégétique, de même que la tension narrative[14] à l’oeuvre dans ces romans, est faible (le road trip comme parcours et occasion d’introspection ; le western comme récit d’un affrontement longuement retardé) : il procède d’une téléologie cinématographique qui se déroule sans que le texte motive autrement ses développements. Le lecteur est prévenu dès le seuil et, si Santini n’y insiste pas, c’est bien dans un imaginaire à la fois cinématographique et américain que s’implantent ces deux romans. Cette écriture intermédiale mobilise un réservoir topique, générique (western, road story) et culturel (puisé aux représentations d’une certaine culture, à tout le moins).

C’est d’abord selon une perspective ludique que ces textes font miroiter une couleur locale américaine, à travers des motifs visuels aussi bien que sonores. La bande-son de ces deux romans est captée par le biais de commentaires métatextuels sur la prononciation américaine, ou l’irruption intempestive d’expressions anglaises dans un contexte uniment français. La narratrice[15] joue à présenter ses textes comme des traductions dont seules quelques traces demeureraient de la version originale[16]. Les jurons, notamment, bénéficient de sa faveur (« goddam », « bloody me » [W, 79]), et le disputent à d’autres pittoresques marques idiomatiques : chansons (la complainte du cowboy dans Western), phonétique (l’équidé Robert, « (prononcez wobeute) » [JA, 66] ; les séances d’open mic’, « (vous prononcez bien opeunn’ maïk, hein ?) » [JA, 99]), lexique de la socialité (l’inénarrable « hug », dans Journée américaine), et même herboristerie (« Les pissenlits, que pour notre part nous n’avons jamais appelés dents-de-lion, autant que je m’en souvienne » [W, 8][17]).

Le décor et le nom des personnages relèvent également d’un chronotope américain largement popularisé par le cinéma. Dans Journée américaine, le motif du road trip sert de fil rouge à un texte qui suit une dynamique de l’anamnèse et de la démultiplication, et le roman se déplie en saynètes inspirées chacune d’une iconographie codifiée : le match de football, les pelouses du campus universitaire, le ranch. Donovan est en route pour rejoindre son ami Tom Lee, et se remémore ses amitiés passées avec Keith Hassanbay, Laura Burnt et sa soeur Norma, Elizabeth James et Rick Sunville. À mi-chemin, il retrouve Jane avec qui il partage un carrot cake dans un diner (JA, 82). La référence diégétique à certains films est également mobilisée, quoique plus rarement : « (et vos pas, et les miens, nous qui ressemblons un peu là-dedans à Spencer Tracy dans Un homme est passé – Bad Day at Blackrock –, avec nos vestons décalés en paysages westerniens) » (W, 64). On note un usage similaire de l’onomastique et du décor dans La disparition de Jim Sullivan de Tanguy Viel, où l’imaginaire américain relève toutefois moins du cinéma que du « roman américain ». Dans Western donc, le substrat cinématographique transparaît en premier lieu comme terreau d’une narration codifiée, pour un romanesque d’importation.

Fantasme ou « fiction », pour reprendre le mot de Jean Baudrillard, l’Amérique s’inscrit dans ces romans comme un hologramme en surimpression :

L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité. […] Il se peut que la vérité de l’Amérique ne puisse apparaître qu’à un Européen, puisque lui seul trouve ici le simulacre parfait, celui de l’immanence et de la transcription matérielle de toutes les valeurs. Ce qu’il faut, c’est entrer dans la fiction de l’Amérique, dans l’Amérique comme fiction[18].

Montalbetti parle, elle, d’une « Amérique rêvée » : « pas de géographies précises, mais un fantasme, le prolongement d’images cinématographiques de westerns anciens, une fiction d’Amérique[19] ». Montalbetti distingue toutefois ce rapport spécifique à l’espace de celui qui a présidé à l’écriture de Journée américaine, issue quant à elle de la fréquentation réelle des paysages de l’Oklahoma où l’auteure a séjourné à deux reprises, dont une fois en résidence. Ces considérations liées à la sphère créatrice, toutefois, n’entravent pas les effets de réception que décrit Baudrillard, liés à la perception du réel américain comme simulacre. L’imaginaire américain est constitué d’un ensemble fragmenté de lieux, de paysages, de rituels iconiques, où chaque motif contient l’ensemble comme par métonymie[20]. Ainsi, le jeu sautillant de Montalbetti sur ces clichés géographiques et culturels mobilise à la fois un horizon d’attente du public européen et une essence américaine, fictionnelle et construite, que le cinéma contribue à alimenter.

Un art de la surexposition

Montalbetti s’appuie sur ces références pour solliciter de la part du lecteur une complicité fondée sur un effet de reconnaissance. Sylvano Santini a déjà démontré, en s’appuyant sur les théories de John Searle sur les actes illocutionnaires, avec quelle ostentation délibérée les commentaires métaleptiques qui abondent dans ces deux romans installent un véritable « pacte cinématographique[21] » avec le lecteur. Mais cela se joue également sur le plan de l’économie narrative : l’écriture emprunte des tournures elliptiques qui soulignent le caractère stéréotypé, donc déjà connu, de l’élément introduit plutôt que de se prêter à une description en bonne et due forme de celui-ci. Certaines scènes (ici une rixe enivrée : « la bagarre, bon, vous savez ce que c’est » [W, 69]), certains paysages (« Ils n’ont aucune peine à se figurer le corral baigné dans cette atmosphère commençante » [W, 76] : le lecteur est invité à s’identifier aux personnages pour se figurer les lieux – tour de passe-passe qui mobilise évidemment ses souvenirs de spectateur), certains personnages nous sont déjà si familiers que la narratrice refuse de les décrire : la réminiscence cinématographique sert d’illustration, et substitue (du moins en partie) à la description verbale une image préconstruite, issue d’un imaginaire commun.

La référence exogène agit donc sur le plan cognitif pour générer un mode de lecture qui se prend lui-même pour spectacle, dressant une scène énonciative où le lecteur est invité à se produire. La dimension spectaculaire de l’inscription textuelle du stéréotype issu du cinéma de genre redouble celle de son médium d’origine, dans une tentative de captation de ce que Fabien Gris appelle le « pouvoir imageant » du cinéma par le texte : « Le récit écrit cherche à projeter littéralement [l’écriture] sur l’écran intérieur de son lecteur[22]. » Gris parle spécifiquement ici des formes d’écriture scénarisée, plus rares dans nos romans mais dont on peut néanmoins relever quelques occurrences, notamment lors de la scène finale du duel :

Champ : Jack King, le visage entièrement noirci par le contre-jour, mais c’est bien là Jack King.

Contrechamp : dans un dernier et lent sursaut, le ciel qui achève de rougeoyer laisse filtrer un faisceau de lumière ambrée, flavescente, qui vient éclairer de face le visage de notre trentenaire.

W, 210, je souligne

Point n’est besoin de trop s’étendre sur la dimension visuelle des deux romans de Montalbetti et l’usage qu’elle fait des techniques optiques[23] : l’influence du médium cinématographique déborde sur le terrain poétique, où se déploie un véritable effort de monstration qui s’insinue dans les instances romanesques traditionnelles pour les faire dissoner. Les scènes de dialogue, notamment, se déroulent essentiellement sans qu’on entende la conversation, pour déporter l’attention sur les bruitages, les mouvements d’arrière-plan, ou les changements physionomiques des interlocuteurs :

Cette dispute avait peu à peu accéléré la vascularisation de leurs deux visages, qui avaient viré au rouge, un rouge assez nuancé d’abord, et puis de plus en plus franc, presque fraise, et d’autres manifestations physiques avaient suivi.

W, 68

L’écriture adopte là une rhétorique de la périphrase inversée : au lieu de circonscrire la scène en mots pour en permettre la compréhension du contenu tout en évitant de le désigner explicitement, elle mobilise la référence cinématographique pour faire voir la scène plutôt que de la raconter. Western et Journée américaine reposent tous deux sur une poétique qui passe ainsi par un effort de monstration, manière d’hypotypose intersémiotique, plutôt que de narration.

Par exemple, le portrait de Georgina, premier amour du héros, se développe selon les codes d’une beauté cinématographique stéréotypée :

à peine est-il à sa hauteur que le conséquent végétal (je parle bien entendu de cette femme à la robe satinée dont il est question depuis tout à l’heure) commence d’ouvrir une bouche que vous imaginez charnue (et vous n’êtes pas dans l’erreur), fardée (vous ne vous trompez pas), d’un rouge soutenu (vous êtes décidément très fort), laissant apparaître, c’est cela, des dents perlées et mignonnettes.

W, 196

Le gros plan sur la bouche de la belle reproduit le mouvement d’une caméra qu’on imagine subjective. Il est mis en valeur par une poétique du blason, et les parenthèses métaleptiques ouvrent un dialogue entre la narratrice et le lecteur félicité d’avoir anticipé les éléments de ce portrait. Ces pauses dramatiques miment le dévoilement progressif de chaque détail, et rythment la progression de la phrase en cadence majeure et gradation ascendante. L’image préconstruite du personnage se double, stylistiquement, des accents parodiques d’une rhétorique pétrarquisante : l’écriture ravit le dernier mot, mais elle ne l’emporte qu’en se mettant elle-même en scène dans son anachronisme. C’est là la trace d’une interrogation profonde sur le médium de la description qui, en retour, nourrit sa dynamique et relance le plaisir d’une connivence joyeuse entre lecteur et narrateur. Montalbetti insiste, dans plusieurs textes réflexifs, sur la valeur double des incursions de la voix narrative dans la fiction. « [C]es adresses ou ces représentations du lecteur sont tout sauf une mise à distance du récit. Au contraire, elles cherchent, elles espèrent une proximité, un espace commun, dont elles élaborent bravement la chimère[24] », affirme-t-elle ainsi dans un petit essai sur sa pratique d’écrivaine. La métalepse prend en charge la gageure d’une confiance renouvelée en la fiction romanesque comme espace d’une sensibilité partagée. Cet espoir est relayé par le caractère ostentatoire des métaphores convoquées dans ces pages, issu d’un rapport d’innutrition avec le cinéma (et plus largement les arts visuels) d’une part, et avec la bibliothèque d’autre part. Le cadre cinématographique initial s’ouvre à une vertigineuse profondeur de champ où se déploie un imaginaire qui ne distingue plus ses sources et se nourrit de leur télescopage. De cette fusion naît une familiarité paradoxale entre le lecteur et un texte pourtant inédit.

L’intertexte cinématographique fonctionne donc comme une puissance d’évidement (puisqu’il remplace le texte narratif, devenu description de la scène de film) et de fragmentation (en fournissant un répertoire qui s’incarne comme autant de vignettes dans le texte) romanesques, en même temps qu’il fait un signe redondant vers la puissance de figuration du roman. Aline Mura-Brunel écrit ainsi que « [l]es modèles (photographiques, cinématographiques ou picturaux) s’inscrivent […] en creux dans l’oeuvre littéraire. Ils organisent le silence de l’écriture romanesque[25]. » Dans les textes qui nous occupent, la recomposition de l’intrigue par des motifs cinématographiques juxtaposés souligne à la fois la persistance d’une interrogation historique du roman sur sa propre puissance figurative et le renouvellement aventureux de l’élan romanesque. Celui-ci ricoche parmi les miroirs que lui tendent les réminiscences filmiques, et se développe dans le surplomb réflexif qui anime et relance l’écriture. La mise en scène de ces fragments juxtaposés par l’écriture tend alors à réaménager le lieu d’une émotion partagée.

Organiser la rencontre

[D]e manière générale, Western est moins une parodie qu’une sorte de rencontre. Le travail a moins consisté pour moi à m’interroger sur les composantes a priori du western (ou alors sur des composantes thématiques, anecdotiques, liées disons au décor, comme la présence de l’éolienne, du chardon emporté par le vent, du General store…) qu’à approfondir des mouvements que mon écriture romanesque avait en commun (je m’en suis aperçue alors) avec un cinéma comme celui de Sergio Leone : le temps distendu, la pulsion contemplative, ou encore ce qu’au cinéma on appelle gros plan et que dans mon travail romanesque j’appelle affabulation du détail : cette manière, par exemple, de m’attacher à un tout petit élément du décor et de lui inventer une histoire, des pensées parfois, des velléités […]. Ou encore, dans cette même propension à la macroscopie, de travailler sur une émotion qui traverse le personnage et de la personnifier[26].

« Rencontre », plutôt que « parodie » ou « réécriture » : Montalbetti suggère que le travail du médium visuel dans ses textes sert en dernier lieu une forme de retour de l’écriture au domaine des émotions, par dérivation focale. L’auteure s’appuierait sur la surexposition des emprunts au cinéma (l’aspect « parodi[que] ») pour s’ancrer à nouveau dans une écriture empathique. L’écriture repose sur un principe de reconnaissance de soi en l’autre (la véritable « rencontre ») : du roman dans le cinéma (la prise de conscience dont parle Montalbetti sur sa propre écriture) ; et du lecteur dans le roman, décrypteur des références constantes à un imaginaire mêlé et pôle d’une relation triangulaire qui l’amène à s’identifier aux émotions des personnages. Le stéréotype romanesque fonctionne comme un effet de zoom. Dans cette perspective, les effets d’agrandissement, de gros plan, les jeux sur la disproportion visuelle entre le macro- et le microscopique fournissent à l’écriture romanesque une panoplie optique qui permet de fixer sur la pellicule les infimes mouvements de l’âme. Ma lecture s’inscrit ainsi contre celles de Jeanne-Marie Clerc, qui lit dans la référence au cinéma le signe d’une faillite de la représentation littéraire liée à notre incapacité à saisir les contours du monde contemporain, et de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, qui tient que le rapport à l’image, en thématisant la question de la figurativité, ne fait que renvoyer au texte qui le mobilise dans une forme de repli autotélique[27]. Sylvano Santini interprète lui aussi les phénomènes d’innutrition de la littérature par le cinéma comme un geste de surexposition de la référence qui ne renvoie qu’à lui-même, dans une perspective ludique où le plaisir avoué du va-et-vient entre les deux media rend hommage à un attachement affectif, et non plus théorique, des auteurs[28].

Revenons à Georgina. Pour dire l’émotion bouleversante qui traverse le héros au moment où ses yeux rencontrent ceux de son amante d’antan, il est en effet question d’« effet velcro », de « capacité adhésive du regard », enfin de véritables « cordons » oculaires :

[o]ù plutôt, entre les deux pupilles de cette femme et celles de notre trentenaire, viennent de se tendre disons deux cordons, de la circonférence de ces pupilles, et à l’intérieur desquels circulent toutes sortes d’informations, d’une rapidité étourdissante, d’une densité telle que je ne m’essayerai pas à la démêler.

W, 191

C’est évidemment le topos de la scène d’énamoration que Montalbetti rejoue ici avec une facétie qui trouve un double fond dans l’utilisation toute cinématographique qu’elle fait du motif visuel au long du texte[29]. La topique du flux mémoriel par le saisissement du regard, fortement connotée en terrain romanesque, tant textuel que cinématographique, subit une série de dégonflements au fil des ruptures : énonciative d’abord, dans la formule d’épanorthose qui ouvre ce dernier rapprochement métaphorique ; tonale ensuite, puisque l’on passe du bouleversement pathétique à la peinture matérielle, triviale, et finalement peu ragoûtante, de deux personnages littéralement arrimés par les pupilles. La narratrice souligne la grandeur épique de son entreprise par des effets d’hyperbole et de prétérition, en une posture de renoncement anticipé (« d’une densité telle que je ne m’essayerai pas à la démêler »), tout en jonglant avec une illusoire précision lexicale toujours modalisée (« disons deux cordons ») dans le dénombrement exact des pupilles susdites. Le stéréotype (« leurs yeux se rencontrèrent ») est pris au pied de la lettre, et ces effets de dégonflement permettent, paradoxalement et comme dans le blason analysé plus haut, qu’une émotion tant de fois approchée par le roman ose à nouveau s’y frayer un chemin, abritée par tout un bataillon de précautions rhétoriques. Car c’est bien l’émotion que vise Montalbetti à l’horizon de ce travail minutieux sur le cliché générique et langagier. L’émotion qui traverse le personnage devient ainsi la passerelle qui relie le texte au lecteur, selon le même mouvement de reconnaissance qui fonde aussi le pacte cinématographique de cette écriture :

j’ai besoin aussi qu’on croie aux mondes que j’invente, qu’on éprouve avec mon personnage, qu’on se laisse toucher, émouvoir, par son expérience et ce qu’elle dit aussi de l’expérience des lecteurs. J’ai besoin qu’ils s’y reconnaissent. [… C]e monde est là comme un liant, un espace dans lequel vous et moi nous pouvons nous reconnaître, parce que les sensations du personnage, nous les connaissons, ce sont aussi les nôtres[30].

Le saisissement amoureux devient ainsi le point de rencontre, non seulement des deux personnages, mais aussi du texte et de son récepteur, selon une lecture désirante et complice. Semblable et fraternel, le lecteur tel qu’il est dessiné par le texte est appelé à reconnaître ses propres émotions sous le zoom que braque le roman sur les mouvements de l’âme. Montalbetti joue du stéréotype (filmique et rhétorique) comme le torero agite sa cape[31] : la surexposition ludique du stéréotype laisse place à une émotion retrouvée dans le texte. Mobilisé dans le cadre de ce « dialogue des imaginaires[32] » (Gérard Langlade), le stéréotype redevient lieu commun, pour un avivement de la sensibilité romanesque.

En s’appuyant sur l’imaginaire filmique et en soulignant, voire en surexposant, les emprunts qu’ils y effectuent, ces deux romans négocient une prise de distance avec la théâtralité convenue à quoi ses détracteurs réduisent l’écriture romanesque, et s’acquittent de la dette du soupçon formaliste. Virtuosité stylistique et joie de la référence s’allient pour une écriture mémorielle, répertoire d’images visuelles et littéraires, habitée en cela d’une dimension spectrale. Le cliché n’est plus barrage, mais invitation à l’émotion : ironisation et innutrition du cinéma par le texte forment ainsi les deux pôles d’une écriture romanesque paradoxale, tendue entre cabotinage et hypersensibilité, goût du spectacle et attention à l’infra-ordinaire[33].