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Femme de lettres est sans doute une appellation qui qualifie mal Linda Lê, elle qui s’est évertuée sa vie durant à s’imposer comme écrivaine. Elle l’est cependant bien dans le sens où les lettres abondent dans ses romans et où elle-même en adresse dans ses livres. Il s’agit alors de « lettres fictives », « une fausse lettre qui se donne comme vraie[1] », plus prégnantes dans Calomnies et la trilogie – Les trois Parques, Voix et Lettre morte[2]. Déjà dans ses lettres fictives, Lê déroge à la norme puisqu’on les trouve sous formes diverses : « lettre, mais aussi cahier, manuscrit, voire sous forme non-écrite[3] » comme la boîte au diablotin à deux têtes dans Fuir[4]. Si la lettre constitue, comme l’observe Marie-Claire Grassi, « un acte de communication à distance[5] » où scripteur et lecteur occupent des espaces différents, ces absents sont toutefois généralement vivants. Linda Lê, elle, publie des lettres à des familiers absents parce que défunts ou à jamais confinés dans le non-être. Avec Lettre morte, elle s’est adressée à son père dont la mort solitaire au Vietnam (qu’elle a quitté en 1977) l’a précipitée au bord du gouffre[6]. En 2011, sur l’invitation de Claire Debru d’écrire « la lettre que vous n’avez jamais écrite », elle publie À l’enfant que je n’aurai pas et s’adresse à son fils « resté dans les limbes[7] ». Outre qu’on pourrait avancer que ce fils n’est pas le seul destinataire de cette lettre publique[8], il faut remarquer que Lê n’y remplit pas « le contrat de ce qu’est effectivement une “lettre” ». C’est ce qui amène Frédérique Chevillot à qualifier les livres-lettres ouvertes d’Annie Ernaux et Linda Lê de « vraies lettres de fiction » : adressées à des destinataires imaginaires et donc sans répondant mais, empreintes « de sentiments authentiquement ressentis par leurs auteures », elles sont « lues, reçues et profondément ressenties » par le public[9].

Grassi identifie cinq types de lettres : la lettre d’amour, la lettre confession, la lettre polémique et pamphlétaire, la lettre morale, curieuse et « exotique », et la lettre didactique. Après avoir identifié dans l’oeuvre de Lê la lettre déguisée, la lettre ensevelie, la lettre ouverte, la lettre vide et anonyme et la lettre régurgitée[10], j’avancerai ici que Tu écriras sur le bonheur et Par ailleurs (exils), livres composés de textes consacrés à des écrivains de renommée et d’origines diverses, qui sont pour Lê des pères spirituels – ou littéraires[11] –, s’adressent en fait à ces autres absents, ces autres défunts, et, même s’ils comportent des écarts par rapport aux caractéristiques de la lettre[12] et ne respectent pas les signes extérieurs du code épistolaire, constituent un autre type de lettre publique : la lettre d’hommage[13]. En 1999, la même année où elle écrit sa « lettre morte » à son père, Linda Lê publie Tu écriras sur le bonheur, un recueil de trente-huit textes dédiés à des écrivains aussi divers que le Russe Mikhaïl Boulgakov, l’Albanais Ismaïl Kadaré, l’Américain Henry James, l’Autrichien Franz Werfel ou encore le Japonais Natsume Sôseki. En 2015, quoique différemment, elle réitère son geste d’adresse et publie Par ailleurs (exils), autant de textes-lettres adressé(e)s une nouvelle fois à des écrivains avec qui Lê établit des correspondances[14] pour la plupart par-delà le trépas. Après de brèves considérations générales sur la lettre d’hommage comme autre modalité de la lettre ouverte, nous examinerons les correspondances que l’on peut établir entre quelques-uns de ces écrivains et Linda Lê, entre les oeuvres achevées, passées à la postérité des uns[15] et l’oeuvre en devenir, à la postérité encore incertaine de l’autre. Dans ces textes qui se situent à l’articulation entre public et privé puisqu’à la fois, ils sont lisibles par tous mais proviennent de ressentis très personnels[16], nous identifierons trois mouvements. Le premier, extérieur et dirigé vers le passé, est justement l’hommage qu’elle adresse à ces écrivains, premiers allocutaires – directs puisqu’ils sont nommés – de ces deux ouvrages. Le deuxième mouvement est intérieur car, comme le remarquait déjà Sorel en 1671, les « lettres [sont] les miroirs de l’âme » et donc « trahissent [l’épistolier][17] », et Lê ne s’est pas cachée d’éprouver « l’obligation morale de rendre hommage à ceux qui ont été des soutiens pendant toute [s]on existence[18] ». Derrière ces écrivains se profile Lê, allocutaire de ses propres textes, lieux de réflexion sur soi, passé, présent et possiblement futur. Le troisième mouvement, extérieur et dirigé vers le présent et l’avenir, a pour allocutaires – indirects cette fois, puisqu’inconnus de la locutrice – les lecteurs et critiques, ultimes destinataires de ces lettres de facture inusuelle. À ce titre, il nous revient de les recevoir et d’assurer la postérité de leur auteure, comme elle-même contribue à entretenir celle des grands écrivains à qui elle rend hommage.

La lettre d’hommage comme autre modalité de lettre ouverte

Dans L’épistolaire, Geneviève Haroche-Bouzinac évoque d’entrée de jeu l’instabilité des formes de la lettre et la souplesse dans ses usages qui définissent « les différentes ramifications du genre[19] ». Qualifiant d’« ostensibles » – car elles peuvent être montrées (ostendere) – les lettres que l’on appelle plus communément « ouvertes », elle relève le renouvellement incessant de leurs formes[20]. La lettre d’hommage participe de ce renouvellement. Voyons brièvement en quoi elle diffère de la lettre ouverte. Ruth Amossy voit celle-ci comme un genre « à finalité externe[21] », ce que j’ai nommé plus haut mouvement extérieur et que la lettre d’hommage a en commun avec la lettre ouverte. Dans le cas de Linda Lê, toutefois, la lettre d’hommage, à défaut de revêtir une « finalité » interne, présente au moins un mouvement intérieur puisqu’elle offre à l’écrivaine un espace de réflexion – dans les deux sens du terme, réflexion sur soi et réflexion de soi et de l’évolution de l’oeuvre. Ces deux mouvements permettent à Linda Lê à la fois de figurer « une instance sociale (l’écrivain, l’intellectuel) » et d’incarner « un individu dans son unicité[22] » là où la lettre ouverte privilégie celui-là par rapport à celui-ci. Amossy, soit dit en passant, dote la lettre ouverte de la « visée essentielle de présenter au public une prise de position dans un débat en cours » car elle « se réclame du discours polémique[23] », ce qui n’est pas du tout le cas de la lettre d’hommage où la qualité et la grandeur des écrivains auxquels elle s’adresse fait consensus. Amossy souligne que « la lettre ouverte s’adresse à un allocutaire singulier ou collectif tout en visant derrière lui un public qui, pour n’être pas désigné, n’en est pas moins déterminant » et, à ce titre, on assiste à une « démultiplication » des allocutaires[24]. Nous touchons ici à ce que j’ai appelé le troisième mouvement de la lettre d’hommage chez Lê qui a pour allocutaires les lecteurs et pour double effet de resserrer les liens de cette communauté et d’inviter d’autres lecteurs à pénétrer dans ce cercle d’initiés[25]. Ces lettres d’hommage revêtent alors un caractère didactique, voire prosélytique, et ne sont alors pas tant un lieu de tension[26] qu’un lieu de rencontre et de communion, voire de symbiose. Le lectorat de Tu écriras sur le bonheur et Par ailleurs (exils) comprend les lecteurs fidèles de Linda Lê, les lecteurs des romans qu’elle a publiés simultanément à ces deux ouvrages et qui se les procurent alors par curiosité, pour établir des correspondances entre romans et essais, les lecteurs des quelque soixante-quinze écrivains auxquels s’adresse Lê, et enfin, les spécialistes (universitaires, étudiants, etc.) en littérature contemporaine. Tous ces lecteurs, effectivement démultipliés, forment un cercle de happy few, connaisseurs d’une oeuvre ardue, à la littérarité reconnue, qui a fait son cheminement de la « Littérature déplacée », ultime essai et sorte de manifeste de Lê dans Tu écriras sur le bonheur, vers la « littérature du dépaysement ».

Premier et deuxième mouvements de la lettre d’hommage chez Lê : correspondances

Seize ans et onze livres séparent Tu écriras sur le bonheur et Par ailleurs (exils). Chacun a été publié en tandem, celui-ci avec Oeuvres vives, celui-là avec Lettre morte. Chacun compte trente-huit textes consacrés à des écrivains majoritairement défunts[27] peut-être parce que, comme Lê l’a précisé dans un entretien avec Karin Schwerdtner, « [elle] croi[t] avoir moins écrit sur le désir morbide que sur le désir de mort, avec cet espoir insensé qu’en écrivant [elle] triompher[a] de la mort[28] ». Comme créer des femmes qui se suicident l’a libérée du besoin de faire de même et aidée à vivre[29], écrire à des morts la conforterait dans la vie. Les deux livres divergent toutefois dans l’intention première qui les anime : Tu écriras sur le bonheur est une compilation de textes (par ordre alphabétique) dont un ami lui a donné l’idée, de préfaces écrites au fil des années pour la collection « Biblio » du Livre de poche et qu’elle a choisies parce qu’elle se sentait proche de ces auteurs[30]. Par ailleurs (exils) – publié par l’éditeur attitré de Linda Lê alors que Tu écriras sur le bonheur est paru aux Presses universitaires de France, ce qui montre bien sa qualité de pas de côté – s’articule autour du thème de l’exil cher à Lê depuis longtemps, comme en atteste d’ailleurs l’après-propos du premier livre intitulé « Littérature déplacée ». Les deux se rejoignent par leur fonction, ce sont des hommages[31], ou, comme Lê qualifie les Cent livres clés de la littérature moderne de Cyril Connelly dans la « lettre » qu’elle lui adresse, des « reconnaissances de dette[32] ». Ressortent des trente-huit « lettres » de Tu écriras sur le bonheur des thèmes que Lê a explorés dans sa fiction (le double, la folie, la fuite, la négativité, le désespoir) et d’autres auteurs qui lui sont chers et à qui elle a fait référence dans des entretiens ou d’autres livres (Kafka, Kierkegaard, Nietzsche, Schopenhauer), comme les textes de Par ailleurs (exils) offrent des réflexions à partir d’autres romanciers ou philosophes (André Gide, Georges Perec, Maurice Blanchot, Montaigne, Emmanuel Levinas ou encore Edward Saïd), mais autour du thème de l’exil et selon une présentation qui, par son refus de l’ordre alphabétique, invite au dépaysement[33]. Les auteurs masculins dominent encore, et de loin, mais ils sont plus diversifiés, débordant du cadre nippo-européen et dix-neuvième et vingtièmiste de Tu écriras sur le bonheur grâce à un auteur classique (Ovide) et des auteurs francophones comme les Algériens Jean Amrouche et Kateb Yacine, et surtout le Vietnamien Pham Van Ky, ce qui confirme un changement de position de Lê envers ses origines vietnamiennes et le Vietnam avec lequel elle a longtemps entretenu – comme Thomas Bernhard avec l’Autriche – des rapports conflictuels.

À L’homme de nulle part (1946) et Frères de sang (1947), oeuvres de l’écrivain vietnamien qui illustrent pourtant le pouvoir qu’a le déplacement géographique et culturel de perturber l’identité[34] mais maintiennent un retour au Vietnam dans le domaine du possible, Lê a préféré consacrer la « lettre » qu’elle adresse à Pham Van Ky à un autre de ses livres, Des femmes assises çà et là (1964), monologue intérieur de l’immigré installé à Paris, double de l’auteur, pris entre deux cultures, à qui la mère envoie un télégramme où elle dit l’attendre au Vietnam pour mourir. Le parallélisme est clair entre le roman de Pham Van Ky et le vécu de Linda Lê, attendue, elle, par son père. Dans le miroir de Pham Van Ky, « étranger écrivant dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle[35] », se profile Linda Lê qui, comme lui, ne « se révèle ni d’Orient ni d’Occident » et s’est, comme lui, demandé où « est sa fidélité envers cette absence qu’est l’Extrême-Orient » (PAE, 88). Certain « qu’aucun mieux-être ne serait possible tant qu’il serait entre deux eaux, car il n’était ni tout à fait le fils du Vietnam ni tout à fait un enfant de cet Occident encore à conquérir », Pham Van Ky a élu dans le roman sa « vraie demeure » (PAE, 88, 87). Lê trouve sa place dans l’incertitude du dépaysement, entre les parenthèses du titre de son livre, dans les exils et chez les exilés à qui elle rend hommage, espérant faire de ses « oeuvres vives » (son oeuvre encore immergée parce qu’encore en devenir) des « oeuvres mortes » (une oeuvre émergée, passée à la postérité comme celle de Pham Van Ky). Interrogée par Sabine Loucif sur ses deux livres de critique littéraire, Tu écriras sur le bonheur et Marina Tsvétaïéva – « En publiant des textes de critique, cherchez-vous à donner des clés sur votre propre oeuvre de fiction ? » – Linda Lê répond : « J’aime rendre hommage à des écrivains qui m’ont procuré des moments de bonheur. Ce sont des exercices d’admiration[36]. » En sus de donner des clés d’interprétation sur le reste de son oeuvre, Lê fournit ici la clé de la nature de ces textes, qu’ils s’appellent « exercices d’admiration » comme Cioran a titré ses « essais et portraits », ou lettres d’hommage[37].

Penchons-nous plus particulièrement sur les textes adressés aux cinq écrivains communs à Tu écriras sur le bonheur et Par ailleurs (exils), allocutaires de ces lettres d’hommage (premier mouvement) – Hermann Hesse, Klaus Mann, Ernst Weiss, Marina Tsvétaïéva et Joseph Conrad[38] – qui permettent à l’écrivaine une réflexion et une « représentation singulière de soi » (deuxième mouvement) et relient Linda Lê encore jeune écrivaine à Linda Lê écrivaine confirmée qui fait oeuvre[39]. Tous ont en partage la condition d’exilé[40]. Conrad présente la particularité supplémentaire – également commune à Lê – d’écrire dans une autre langue que sa langue maternelle, d’être donc « Deux fois renégat. Traître à son pays. Traître à sa langue » (TEB, 56). Lê invite elle-même à leur rapprochement en déclarant dans sa lettre à Conrad que « [l]e pays des origines joua dans son oeuvre le rôle d’un juge muet » (TEB, 57), remarque qui évoque ces propos dans « Littérature déplacée » : « Ce lien monstrueux [un lien où le pays natal est couvé et étouffé, reconnu et dénié] commande mon rapport à cette autre patrie, la littérature […] qui s’adresse à un double. Mais un double qui serait mort et qui tiendrait le rôle de juge muet » (TEB, 330). Chez Hesse, Lê admire le refus de l’homogénéisation, de la pensée unique, du façonnement, car se façonner signifie « gommer ce qu’on a de distinctif, n’avoir plus rien d’individuel mais se fondre dans le collectif pour ne pas être excommunié. Rester un étranger orgueilleux de ce qui le particularise » (PAE, 30). Or, Linda Lê s’est revendiquée métèque, s’est complu dans la singularité et pourrait faire sienne la devise qu’elle attribue à Tsvétaïéva : « Seule contre tous » (PAE, 113)[41]. Comme Tsvétaïéva qui ne comprenait pas « qu’on parle de poètes français ou russes, etc. Un poète peut écrire en français, il ne peut pas être un poète français. C’est ridicule. […] On devient poète […] non pour être français, russe, etc., mais pour être tout » (PAE, 119), Lê rejette fermement l’étiquette d’écrivaine francophone et se revendique écrivaine tout court, l’écrivain étant « par définition un apatride » (TEB, 56). Comme Conrad, Lê « s’arrache à tout ce qui fait l’enracinement d’un individu » « pour ne procurer d’ancrage qu’à son oeuvre » (TEB, 57), oeuvre qui, alors, procure un ancrage à cette apatride. À la folie que Lê identifie dans Sextuor de Conrad et à celle « que Hesse explora avec la minutie d’un voyageur délinquant », lui qui faisait des séjours dans un château-asile pour enfants, de « brefs exils en terre d’irraison » (TEB, 155), font écho la folie de Voix et les gouffres que Lê a côtoyés. Au suicide tenté par Conrad et commis par Weiss devant l’entrée des nazis dans Paris et Tsvétaïéva revenue en URSS qui écrivait à Boris Pasternak « La vie est une gare. Je vais bientôt partir, je ne dirai pas où » (TEB, 310[42]) fait écho la tentation du suicide éprouvée par Lê. Alors que « sa création » n’a pas sauvé Tsvétaïéva, Lê, qui a en la création littéraire la même foi, s’est éloignée des gouffres.

Lê et ces cinq écrivains se rejoignent encore dans leurs livres. Ils explorent des thèmes similaires comme la libération par rapport au père que l’on retrouve autant chez Lê que chez Hesse, Mann et Weiss (respectivement TEB, 165, 217, 319). Ils inventent « une morale du morbide, une éthique du malsain » (Weiss, TEB, 319)[43]. Ils mettent en scène des antihéros (Hesse dans Une petite ville d’autrefois, TEB, 165). Ils s’adressent à de « véritables lecteurs, ceux qui lisent pour prendre en main leur propre destin » (Hesse, TEB, 168). Les livres de Lê sont autant des « pèse-nerfs » que ceux de Conrad qui « justifient leur existence à chaque ligne » (TEB, 57) et leur auteure tout autant une « âme incendiée[44] » que l’était Tsvétaïéva dont la poésie, dans les termes de Lê, « à la fois tragique et lumineuse, sans concession car intrépidement séditieuse, une poésie où tout est porté au paroxysme, où une froide lucidité le dispute à la fougue d’une exilée » (PAE, 119) se rapproche de sa propre écriture.

La lettre, y compris d’hommage, s’offrant comme un terrain de réflexion sur soi, il faudrait examiner les écrivains qui ont trouvé leur voie dans Par ailleurs (exils). Parmi eux, privilégions l’Autrichien Thomas Bernhard dont Linda Lê dit que sa découverte a été l’une de ses « expériences de lecture les plus extraordinaires » et qu’il est peut-être, « après Kafka, l’écrivain du vingtième siècle qui [l]’a le plus profondément bouleversée, par sa véhémence, sa vision sans concession des choses[45] ». Alors qu’elle revient vers Kafka comme vers un frère, elle entretient avec Bernhard « des rapports de disciple à maître[46] ». De la lettre qu’elle lui adresse dans Par ailleurs (exils), on retiendra l’inconfort que la lecture de Bernhard suscite chez son lecteur, car, écrit Lê, « [i]l est difficile de le lire sans nous moquer de nous-mêmes et nous rendre compte que, moins nous nous prenons au sérieux, plus nous avons de chances de ne pas nous encroûter » (PAE, 150), ou encore : « Il est difficile de le lire sans nous préparer à subir une secousse, aussi foudroyante que salutaire » (PAE, 151), secousse qui n’est pas sans rappeler celle subie par l’Oncle de Calomnies à la réception de la lettre de la Nièce – qui lui est somme toute salutaire puisqu’elle l’arrache à la marmite de glu que sont la société, ses codes et ses valeurs familiales[47]. Qualifié par Stephen Dowden de maître du mépris et de la malédiction[48], Bernhard a sans relâche trempé sa plume dans la satire et dénoncé la désolation morale de la vie et de l’esprit autrichiens postnaziste (PAE, 154). Lui et ses personnages appellent à la résistance[49] et incarnent « l’homme du refus » (PAE, 152). Ils sont des « trouble-fête » (PAE, 152), comme Linda Lê, pour peu qu’on lui prête attention, dans le paysage littéraire français contemporain. Comme Lê, ils entretiennent avec leur pays natal « des relations plus qu’ambivalentes » (PAE, 153), même si Bernhard vilipende l’Autriche plus haut et plus fort[50]. Si la popularité de Bernhard reposait en partie sur les sujets exotiquement répulsifs de ses textes (maladie, isolation, folie et mort[51]), la disciple n’a rien à envier au maître, « exil[é] de l’intérieur » (PAE, 155), voire l’a-t-elle dépassé, elle qui a vécu les deux formes d’exil et mis en scène les pires travers humains, la noirceur de l’âme humaine tant sur le plan de la famille[52] que sur le plan de l’État[53]. Contrairement à Bernhard qui méprise l’espoir comme une illusion puérile[54], Lê laisse percer dans son oeuvre un rayon d’espoir[55], ce qui la rapproche d’un autre écrivain dont elle dit avoir fortement subi l’influence et auquel elle rend finalement hommage dans Par ailleurs (exils) : le philosophe roumain Emil Cioran[56].

C’est à dix-huit ans que Linda Lê a pour la première fois rencontré Cioran qui l’a encouragée à écrire (CC, 47)[57]. Dans le chapitre qu’elle lui consacre dans Le complexe de Caliban, elle reconnaît d’emblée sa dette : « Je dois à Cioran l’orgueil d’être une métèque. » (CC, 47) Ayant rompu avec elle-même, elle avait « besoin de modèles, de moralistes », comme Cioran qui faisait « du métèque un personnage de toutes les contradictions, et donc de toutes les possibilités » (CC, 48). En Cioran, elle a reconnu son frère apatride, traître à sa langue natale (comme Conrad) mais qui lui donnait cette possibilité d’asile : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre » (cité dans PAE, 93). Sa lettre d’hommage à Cioran dans Par ailleurs (exils) éclaire la posture de l’écrivain renégat qui « s’émancipe en écrivant dans une langue étrangère […]. C’est une véritable bataille qu’il livre chaque jour devant sa feuille blanche pour n’être pas un “prophète foudroyé par la grammaire” » (PAE, 93), posture qu’ils partagent, preuve en est l’insertion de la citation de Cioran dans cette description qui qualifie si bien l’écrivaine. Comment ne pas voir se profiler derrière Cioran, cet apatride qui trouve « dans la langue une amarre, un fondement » (PAE, 94), l’écrivaine qui se revendique « citoyenne de la langue française[58] » ? Chez les deux, on retrouve la « hantise d’être un imposteur » (PAE, 95). Auprès de Cioran, peut-être trop rapidement qualifié de maître du pessimisme, Linda Lê trouve le salut, apportant au philosophe la preuve de l’existence d’une « littérature qui sauve » : « Les mots de Cioran m’ont sauvée à un moment où je doutais de tout » (CC, 49). L’ironie du titre du recueil des premières lettres d’hommage de Linda Lê, Tu écriras sur le bonheur, peut se lire comme un clin d’oeil à Cioran dont la recette du bonheur consistait à avoir constamment « présente à l’esprit l’image des malheurs auxquels on a échappé. Ce serait là pour la mémoire une façon de se racheter, vu que, ne conservant d’ordinaire que les malheurs survenus, elle s’emploie à saboter le bonheur[59]. » Dans ce livre et dans Par ailleurs (exils), en rendant hommage à des écrivains désespérés, torturés, suicidés, Lê mène sa barque entre des malheurs survenus (auxquels elle a échappé), suivant la recette du bonheur selon Cioran. C’est pareillement d’un point de vue qui prend le contrepied de la norme que Linda Lê nous invite à voir l’avant-dernier écrivain auquel elle rend hommage dans Par ailleurs (exils) : Cesare Pavese.

Pavese écrivait déjà en 1938 vivre « dans l’esprit du suicide » (PAE, 157), remarque qui avait sans doute attiré l’attention de Linda Lê, elle qui dit avoir « grandi avec l’idée qu’un jour, j’imiterais le geste [suicidaire] de ma tante » (CC, 71). Pavese, qui ne se suicidera qu’en 1950, fait sans doute partie de ces poètes suicidés qu’elle considérait comme sa « famille idéale » (CC, 71)[60]. Dans sa lettre à Pavese, Lê déplore que le poète et romancier italien soit lu « à la lumière de sa défaite face à ce qui le rongeait » et nous encourage à considérer plutôt sa lutte incessante « contre sa tendance à l’autodestruction » et ses efforts « pour accomplir coûte que coûte un travail créatif » (PAE, 158)[61]. Ce faisant, c’est donc sa victoire sur l’attirance des gouffres que Linda Lê nous invite à célébrer ici et c’est à son propre travail créatif qu’elle nous invite à rendre hommage. De la littérature déplacée – dans les trois acceptations du terme : « paroles d’exil », « littérature qui ne trouve pas sa place » et « littérature qui se voudrait malvenue, voire inconvenante » (TEB, 330-331) – l’oeuvre de Lê a cheminé vers une littérature du dépaysement. Alors que la première se faisait « sous le signe de la perte » (TEB, 332) et demeurait tournée vers le passé, la seconde se place sous le signe de la résistance – active[62] – et de la révolte, en quoi elle est incontestablement tournée vers l’avenir. L’exilé de Tu écriras sur le bonheur, cet exilé qui « se définit par la négative, par la perte et le manque, un manque qui, pour finir, tient lieu de protestation[63] », a fait place à l’exilé(e) qui met son exil entre parenthèses (« (exils) ») et se définit par l’affirmative, par la surenchère (« par ailleurs »). Les livres publiés en tandem font d’ailleurs écho à cette évolution.

Troisième mouvement : postérité

Alors que Lettre morte refermait la trilogie sur le père et l’abandon de celui-ci au Vietnam, Oeuvres vives présente une ouverture puisqu’il porte sur la postérité de l’oeuvre d’Antoine Sorel, « écrivain peu répandu[64] ». Afin de « réparer ce qui [lui] apparaissait comme une injustice – le relatif insuccès qu’avait connu Antoine Sorel de son vivant », le narrateur, journaliste de métier, mène l’enquête sur Sorel[65]. Se sentant investi d’une « mission » (OV, 262) – terme que Linda Lê utilise pour elle-même[66] – et mû par la foi que ses interlocuteurs ont en lui de mener à bien son projet de livre, il est sûr que celui-ci sera un « livre d’hommage » (OV, 146, 213, 259). Il n’y aura cependant pas de livre, à moins que ce ne soit celui que nous avons en main, narré à la première personne et dont la publication simultanée avec Par ailleurs (exils) est loin d’être fortuite[67]. Si Lê a commencé par la rédaction de l’essai, elle a terminé en même temps les deux livres – qui ont la même thématique de la vie en rupture avec le monde qui nous entoure[68]. Pour elle, Antoine Sorel est l’alter ego romanesque des écrivains présentés dans l’essai. Comme le journaliste d’Oeuvres vives souhaitait écrire un livre d’hommage (justement intitulé « Oeuvres vives »), Lê a écrit avec Par ailleurs (exils) un tel livre. Comme le narrateur du roman a assuré à Antoine Sorel la postérité, en plus d’entretenir celle des écrivains destinataires de ses lettres, Linda Lê travaillerait ici à sa propre postérité, une postérité qu’il nous incombe de consacrer, nous les lecteurs et critiques destinataires de ces essais-lettres, communauté de happy few – comme les lecteurs d’Antoine Sorel[69]. En publiant ce roman en même temps que son recueil d’essais sur l’exil, lettres d’hommage (donc tournées vers le passé) à des écrivains passés à la postérité, Linda Lê, dans un mouvement à la fois extérieur et tourné vers l’avant, nous invite à contribuer à élever ses livres en oeuvre. Par ces lettres publiques, on pourrait avancer que Lê déroge un tant soit peu à sa posture d’écrivaine et oeuvre à sa « survie ».

Pour Martine Delvaux, la lettre « est la preuve que je survis à toi. […] C’est un autre temps que la lettre annonce, transversal, à la fois avant et après, non seulement un temps où tu n’es plus, mais un temps impersonnel, sans personnes – un temps qui ne nous appartient plus[70] », un temps où je ne sera plus, mais où l’oeuvre perdurera, telles celles de Fondane, Pessoa, Pizarnik et tant d’autres. Un temps où l’écrivaine, déjà de nature effacée, s’effacera tout de bon derrière son oeuvre. Il faut nous arrêter ici un moment sur la « posture » littéraire de Linda Lê. Jérôme Meizoz entend par ce terme « la mise en scène médiatique d’un trait physique ou d’un geste de l’homme [sic] célèbre », « la manière singulière d’occuper une “position” dans le champ littéraire[71] ». Vêtue de noir, ses cheveux ébène formant un long rideau, les yeux souvent baissés, tout au plus une ébauche de sourire, Linda Lê se positionne en retrait dans ce champ littéraire. À d’autres les prises de parole et les engagements publics. Malgré l’obtention du prix Fénéon en 1997, du prix Wepler en 2010, du Renaudot poche en 2011 et la nomination de Lame de fond pour le Goncourt en 2012[72], Lê est parvenue à maintenir sa réserve. Comme son alter ego littéraire Antoine Sorel, elle écrit des livres « réputés ésotériques » (OV, 31), des « autobiographies déguisées, truffées de clins d’oeil littéraires et de références savantes » (OV, 30) et pratique une « écriture du désastre » (OV, 293) – comme par ailleurs beaucoup des écrivains auxquels elle a rendu hommage. Pour Meizoz, une posture n’a pas de sens en soi, « elle ne se comprend que par les relations qu’elle tisse avec la trajectoire (origine, formation, etc.) et la position de l’auteur ; avec les groupes littéraires, réseaux d’écrivains contemporains ou passés ; avec les genres littéraires qu’elle investit […] ; enfin, avec les publics (instances d’assignation de la valeur : critiques, etc.)[73] ». Avec Tu écriras sur le bonheur et Par ailleurs (exils) et par les références savantes qui parsèment sa fiction, Lê tisse de tels liens et, ce faisant, se propulse parmi ceux à qui elle rend hommage. À son « On n’écrit pas sans l’espoir de sauver des vies et de ressusciter des disparus » de 2016 à Londres, on pourrait ajouter : et sans l’espoir d’assurer sa survie, sa postérité[74]. Le destinataire ultime de ces lettres d’hommage s’avère bien être nous, les lecteurs et surtout les critiques[75]. En rendant hommage à ces grands écrivains et en se diffractant en eux, Lê s’inscrit dans leur lignée et compense son « petit nombre de lecteurs actuels avec le grand nombre des lecteurs potentiels[76] ». Assurons-nous alors que ces lettres d’hommage perdurent et circulent. Faisons-les suivre.