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Au nombre des mérites de Mai 68 on ne compte pas celui d’avoir fait de l’abolition du patriarcat une priorité. Pourtant, on peut faire remonter les origines du Mouvement de libération des femmes (MLF) au moins à l’automne 1967, avec la fondation du groupe militant « Féminin-Masculin-Avenir[1] » (FMA). Comme Christine Delphy le relate dans son article sur les origines du MLF, le FMA sera très actif pendant les grèves de mai et juin 1968 :

Notant que, parmi les innombrables thèmes abordés dans la Sorbonne occupée, la « question des femmes » était absente, nous organisons plusieurs débats (voir le livre d’Anne Tristan et Anne de Pisan, Histoires du MLF, Calmann-Levy, 1977). En juin 1968, FMA est fort de quarante personnes, dont moitié d’hommes[2].

Une fois « la fièvre militante retombée », FMA continue ses activités et devient progressivement non mixte. Il fusionne par la suite avec le regroupement de féministes auquel participe alors l’écrivaine Monique Wittig, le texte qu’elle écrit en collaboration et publie dans L’Idiot international[3] facilitant le contact. Ces femmes organisent alors diverses activités qui consacrent la naissance du MLF au cours de l’année 1970.

Si on a souvent, pour ne pas dire presque systématiquement, interprété l’oeuvre de Wittig à l’aune de ses écrits sur l’oppression des femmes, on a moins souvent mis l’accent sur la politisation radicale de son oeuvre après Mai 68, son deuxième roman, Les guérillères, étant publié en 1969, un an seulement après les soulèvements étudiants. Bien qu’une lecture politique du premier roman, L’opoponax, conserve toute sa pertinence, Les guérillères s’en distingue en ce que l’écrivaine accorde cette fois une place prépondérante aux conséquences révolutionnaires du processus de subjectivation de ses héroïnes. Rappelons-en les différentes étapes : Les guérillères est composé de trois parties, qui ne sont pas ordonnées chronologiquement. La première partie présente un état post-révolutionnaire, où un groupe de personnes (que la lectrice présume être des femmes) s’identifie avec une certaine complaisance à des symboles de la féminité, désormais libérée du joug patriarcal. C’est notamment aux « féminaires », petits dictionnaires à l’existence incertaine (il « s’agit de nombreux exemplaires du même modèle ou bien il en existe de plusieurs sortes[4] »), qu’incombe la tâche de renouveler l’ordre culturel. Y sont privilégiés « les symboles du cercle, de la circonférence, de l’anneau, du O, du zéro, de la sphère », une série qui fournit aux héroïnes « un fil conducteur pour lire un ensemble de légendes qu’elles ont trouvées dans la bibliothèque et qu’elles ont appelées le cycle du graal » (LG, 61), en référence à la circularité de la table autour de laquelle prenaient place les chevaliers du roi Arthur. La deuxième partie met quant à elle en scène la négation de cet état post-révolutionnaire : les féminaires sont remplacés par un grand registre, où tout le monde est libre d’écrire à tout moment. Cependant, contrairement aux féminaires, ce nouveau livre ne sert pas d’ouvrage de référence culturel. Les guérillères de la deuxième partie se moquent des prétentions ambitieuses de leurs prédécesseures en refusant de substituer de nouveaux symboles aux anciens : elles s’inscrivent dans un rejet complet de l’identité et de l’aspiration à l’universalité. La troisième partie est celle où la révolution s’accomplit, et le livre se termine par deux références, sinon aux grèves étudiantes de 1968, du moins à l’atmosphère de contestation politique caractéristique des années 1960[5].

Même si Christine Delphy ne semble retenir que le rapport conflictuel entre le féminisme radical naissant et Mai 68, nous croyons que Les guérillères met en forme une série d’oppositions qui se cristallisent au moment précis où la grève des étudiants débute. La méthode de Wittig est dialectique : c’est en effet à travers une forme fragmentaire qu’elle entend contester la fragmentation de l’existence sociale qui commence à être critiquée lorsque les étudiants, en mai 1968, rejoignent les manifestants issus du milieu ouvrier. La division du travail est alors non seulement mise en question par les différents foyers de grève, mais sa négation radicale devient rapidement l’une des idées centrales de Mai 68. D’un côté, les grévistes cherchent à abolir la séparation entre travail intellectuel et manuel en multipliant les tentatives de rencontres et d’alliances, tandis que, de l’autre, les dirigeants politiques actualisent le mot d’ordre « diviser pour mieux régner » en insistant pour traiter séparément les revendications étudiantes et ouvrières. Comme le note judicieusement Kristin Ross dans son ouvrage Mai 68 et ses vies ultérieures, c’est une attitude somme toute paradoxale qui émerge : le désir d’union entre le travail intellectuel et manuel informe indéniablement l’attitude des grévistes ; néanmoins, les modes de résistance privilégiés, barricades étudiantes et occupation d’usines, favorisent, chez chacun des groupes, une ghettoïsation tant symbolique que physique[6].

Ainsi, à l’image de la contestation sociale de mai et juin 1968, le montage romanesque construit paradoxalement l’unité des Guérillères. De plus, il permet la dialectisation d’une deuxième problématique, qui se superpose à celle de la division sociale : la question de l’autorité. La crise de 1968 se fonde en effet sur une contestation de l’autorité symbolique des patrons des entreprises, des délégués syndicaux, des dirigeants universitaires et des chefs des partis politiques. Chez les artistes et les écrivains, on constate le même phénomène. Boris Gobille remarque qu’au sein des avant-gardes, « les hiérarchies sont bousculées […] et les réflexions se multiplient tant sur les relations entre écriture et révolution […] que sur le statut social de l’auteur[7] […] ». Ce sont finalement les intellectuels qui voient leur rôle dévalué : plusieurs d’entre eux seront sévèrement rabroués par les étudiants, et le structuralisme triomphant est accusé d’être cette « forme de pensée abstraite et spéculative » inconciliable avec une théorie critique « au service de la praxis historique[8] ». Cette tendance antiautoritaire se double de la diffusion de modes organisationnels plus fluides, dont témoigne la popularité du thème de l’autogestion. Cette dernière s’inscrit dans la recherche d’une structuration égalitaire de la vie sociale désormais non fragmentée, d’un point de vue horizontal (réconciliation du travail intellectuel et du travail manuel) comme vertical (abolition des différentes hiérarchies organisationnelles).

En considérant que la spécificité de la littérature provient de sa médiation formelle plutôt que thématique des réalités historiques, nous tenterons de montrer que Les guérillères peut se lire comme une réécriture de Mai 68, bien que les événements n’y figurent pas explicitement. Cette représentation tacite de Mai 68 se divise en deux temps : c’est d’abord grâce à la violence déployée au sein du langage que se manifeste la contestation de l’ordre symbolique et de la fragmentation sociale caractéristique du printemps 1968. Ensuite, le montage romanesque, qui constitue la charpente de l’oeuvre, agit comme un contrepoint dialectique à la négation radicale et met l’accent sur la nécessité d’un certain ordre, voire d’une forme renouvelée d’autorité, dans le cheminement vers la liberté. La synchronisation de ces deux temps par une forme délibérément lacunaire permet ainsi une réconciliation des différentes facettes de la vie commune, tout en s’attaquant à l’envers dialectique de cette dernière : la société « unidimensionnelle », dont l’accablante homogénéité rend désormais essentielle la fragmentation révolutionnaire de « l’univers du discours clos[9] ».

Critique de la représentation et violence du langage

Les guérillères n’est pas une tentative de représenter après coup une révolte – celle de Mai 68 – située dans un passé servant de modèle à la représentation. Elle est plutôt l’actualisation de cette révolte au sein du langage, à travers le renversement de l’autorité du dispositif représentationnel. Si Les guérillères exprime quelque chose de la remise en question radicale de l’autorité caractéristique des événements de Mai 68 en France, c’est précisément par son attaque contre la conception de la littérature comme représentation du réel. Depuis Platon, dont la conception de la mimesis a marqué toute la tradition critique occidentale, la représentation est comme l’ombre de la réalité. Selon La république, l’autorité du modèle sur la copie ne peut être contestée, sans quoi le dérèglement de la Cité est à prévoir. C’est cette hiérarchie que Les guérillères sabote, en accord avec la critique et la philosophie de l’époque, de Roland Barthes à Gilles Deleuze, qui rend inopérante la distinction entre la représentation et le modèle représenté. L’enjeu est clairement exposé dans un passage où il est question des liens entre langage et révolte :

Elles disent, malheureuse, ils t’ont chassée du monde des signes, et cependant ils t’ont donné des noms, ils t’ont appelée esclave, toi malheureuse esclave. Comme des maîtres ils ont exercé leur droit de maître. Ils écrivent de ce droit de donner des noms qu’il va si loin que l’on peut considérer l’origine du langage comme un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent. Ainsi ils disent qu’ils ont dit, ceci est telle ou telle chose, ils ont attaché à un objet et à un fait tel vocable et par là ils se le sont pour ainsi dire appropriés [sic]. Elles disent, ce faisant ils ont gueulé hurlé de toutes leurs forces pour te réduire au silence. Elles disent, le langage que tu parles t’empoisonne la glotte la langue le palais les lèvres. Elles disent le langage que tu parles est fait de mots qui te tuent.

LG, 162

La représentation du réel par le langage s’accompagne de contraintes qui interdisent de considérer cette représentation comme politiquement neutre. Dans Les guérillères, le langage est présenté comme le support d’un « raisonnement mécaniste » dont il est dit « qu’il met en jeu une série de termes qui sont systématiquement mis en rapport avec des termes opposés » : « [s]es schémas sont si grossiers qu’à ce souvenir elles se mettent à rire avec violence » (LG, 112). Les rapports d’opposition dont il s’agit ici sont bien connus de qui a fréquenté l’oeuvre de Wittig : homme-femme, hétérosexuel-homosexuel, même-autre, sujet-objet sont ses cibles principales. L’origine du langage étant un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent, toute tentative de représenter un tel état de fait par le langage met nécessairement en jeu cet acte d’autorité, abandonnant par là la position extérieure de la copie par rapport au modèle. Autrement dit, on ne peut exprimer le fait que le langage « empoisonne » et qu’il « est fait de mots qui tuent » sans s’exposer soi-même au poison et au meurtre. Le langage qui représente comporte des implications directes et incontournables pour ce qui est représenté :

Elles disent, le langage que tu parles est fait de signes qui à proprement parler désignent ce qu’ils se sont appropriés [sic]. Ce sur quoi ils n’ont pas mis la main, ce sur quoi ils n’ont pas fondu comme des rapaces aux yeux multiples, cela n’apparaît pas dans le langage que tu parles. Cela se manifeste juste dans l’intervalle que les maîtres n’ont pas pu combler avec leurs mots de propriétaires et de possesseurs, cela peut se chercher dans la lacune, dans tout ce qui n’est pas la continuité de leurs discours.

LG, 162

Puisqu’il désigne ce que les hommes se sont approprié, le langage est indissociable de la violence, tout comme la copie, selon la logique représentationnelle, se trouve dépendante de l’original. Il est lié à cette violence en vertu du pacte qui lie l’image à l’Idée, assurant l’autorité indiscutable de la seconde sur la première. En raison de cette fatale liaison, le langage est condamné à reconduire la domination et à passer sous silence ce que « les maîtres n’ont pas pu combler avec leurs mots de propriétaires et de possesseurs ». Refusant de représenter plus ou moins fidèlement une vérité qui est celle de la domination, l’auteure des Guérillères, au risque de tordre et déformer le langage, veut y faire entrer tout ce qui est censuré par cette vérité, c’est-à-dire « tout ce qui n’est pas la continuité de leurs discours ». La continuité, ici, concerne la relation temporelle linéaire entre le modèle et la représentation, entre la domination et le langage qui la manifeste. Oser rompre cette continuité, c’est oser remettre en question l’autorité qui attache le langage au monde tel qu’il est pour l’ouvrir à ce qui n’y est pas encore apparu, et qui, par conséquent, est irréductible à tout modèle situé dans le passé de la représentation. L’autorité de l’Idée, du modèle sur la représentation, ne se laisse toutefois pas renverser sans lutte. Dans son ouvrage de 1969, Logique du sens, Gilles Deleuze affirme que, selon Platon, la faute de la poésie, accentuée par toute la littérature moderne, n’est pas d’être une imitation plus ou moins fidèle de l’Idée. Bien plus grave est la tendance des poètes à déformer le modèle qu’ils sont censés imiter selon la logique du simulacre :

La grande dualité manifeste, l’Idée et l’image, n’est là que dans ce but : assurer la distinction latente entre les deux sortes d’images, donner un critère concret. […] [C]’est l’identité supérieure de l’Idée qui fonde la bonne prétention des copies, et la fonde sur une ressemblance interne ou dérivée. Considérons maintenant l’autre espèce d’images, les simulacres : ce à quoi ils prétendent, l’objet, la qualité, etc., ils y prétendent par en dessous, à la faveur d’une agression, d’une insinuation, d’une subversion, « contre le père » et sans passer par l’Idée. Prétention non fondée, qui recouvre une dissemblance comme un déséquilibre interne[10].

Pour Wittig, le monde qu’il s’agit de détruire, organisé selon un principe patriarcal, est platonicien de part en part ; le langage y est toujours l’imitation d’un ordre existant à l’extérieur du langage, celui de la domination, qu’il renforce en le reconduisant. Comme l’écrit Guy Debord : « [l]es images existantes ne prouvent que les mensonges existants[11] ». La société unidimensionnelle et la société du spectacle se recoupent ainsi : pour se maintenir, elles doivent toutes deux entretenir l’apparence lisse d’une parfaite concordance entre les images et la réalité. Ainsi, le seul recours de celles qui veulent renverser l’ordre symbolique est d’utiliser le langage pour produire à bon escient ce que Platon appelle un simulacre : une représentation fausse et déformée de cet ordre, afin que les images existantes se mettent au service d’une liberté qui n’existe pas encore.

Elles regardent leurs images. C’est comme une armée de géantes. Les formes de leurs vêtements sont brisées. Les couleurs vertes et rouges qui les composent font des taches qui ne sont pas immobiles, s’assemblant et se désassemblant. Quand on se retourne, on voit que les images sont reproduites dans la série des dix-huit étangs, identiques, toutes déformées.

LG, 96-97

Comme le suggère ce passage, Les guérillères compte de nombreuses références au thème du reflet. Tantôt le corps féminin devient un miroir (« [e]lles disent qu’elles exposent leurs sexes afin que le soleil s’y réfléchisse comme dans un miroir » ; LG, 24), tantôt « [e]lles sont prisonnières du miroir » (LG, 40), tantôt le miroir est une arme de guerre redoutable : « [q]uand il fonctionne comme une arme, le miroir projette des rayons mortels. Elles se tiennent au bord des routes qui traversent les brousses, l’arme levée, tuant tous ceux qui passent, qu’ils soient des animaux ou des humains » (LG, 173). La figure du miroir, arme mise au service de la guerre révolutionnaire, désigne aussi le champ de bataille où se déroule la guerre que Wittig mène contre le langage. En effet, c’est « à la faveur d’une agression, d’une insinuation, d’une subversion, contre le père et sans passer par l’Idée », que le langage, dans Les guérillères, se révolte contre la fonction que l’ordre lui attribue, créant ainsi une image qui ne reflète rien de préexistant, mais qui, au contraire, reflète ce qui pourrait exister. Dans « La pharmacie de Platon », paru en 1968, Derrida attribue cette coupure avec l’autorité paternelle au principe même de l’écriture :

Le logos est un fils, donc, et qui se détruirait sans la présence, sans l’assistance présente de son père. Sans son père, il n’est plus, précisément, qu’une écriture. […] La spécificité de l’écriture se rapporterait donc à l’absence du père[12].

Et Derrida précise que, pour Platon, qui sert ici à exemplifier un principe moteur de la tradition critique occidentale, cette absence du père est problématique sur le plan rationnel ainsi que répréhensible sur le plan moral :

Cette misère est ambiguë : détresse de l’orphelin certes, qui a besoin non seulement qu’on l’assiste d’une présence mais qu’on lui porte assistance et vienne à son secours ; mais en plaignant l’orphelin, on l’accuse aussi, et l’écriture, de prétendre éloigner le père, de s’en émanciper avec complaisance et suffisance. Depuis la position de qui tient le sceptre, le désir de l’écriture est indiqué, désigné, dénoncé comme le désir de l’orphelinat et la subversion parricide[13].

« [Q]ue celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence » (LG, 120). C’est-à-dire que celles qui veulent parler sans reconduire le langage qui fait d’elles des esclaves doivent se préparer à faire violence au langage, l’arrachant de force à ses racines, faisant de lui un orphelin, et le retournant finalement, afin de consommer le parricide, contre l’autorité qui s’attribue sa paternité. On sait qu’en 1968 Roland Barthes pousse cette révolte contre le père de l’écriture jusqu’à proclamer « la mort de l’auteur », affirmant qu’une telle mort « libère une activité que l’on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire[14] ». Ainsi, celles qui veulent faire la révolution doivent non seulement s’attendre à la violence et à la destruction, mais aussi, et surtout, elles doivent être prêtes à prendre le pouvoir, et à fonder un nouvel ordre pour remplacer celui du père détrôné.

Aussi révolutionnaire le contenu représenté soit-il, Wittig veut s’attaquer aux contraintes de la représentation, qu’elle juge insupportables. L’exemple type de ces contraintes est la manière dont fonctionne le rapport entre homosexualité et hétérosexualité, qui empêche de présenter l’homosexualité comme différence sans poser l’hétérosexualité comme principe d’identité par rapport auquel se définit cette différence. Dans Logique du sens, Deleuze résume ce problème décisif :

Considérons les deux formules : « seul ce qui se ressemble diffère », « seules les différences se ressemblent ». Il s’agit de deux lectures du monde dans la mesure où l’une nous convie à penser la différence à partir d’une similitude ou d’une identité préalable, tandis que l’autre au contraire nous invite à penser la similitude et même l’identité comme le produit d’une disparité de fond. La première définit exactement le monde des copies ou des représentations ; elle pose le monde comme icône. La seconde, contre la première, définit le monde des simulacres[15].

« Seul ce qui se ressemble diffère », tel est le mot d’ordre du système épistémologique et politique que Les guérillères appelle à renverser, un système dans lequel la différence n’est pensable que parce qu’elle présuppose l’existence de l’identique, dans lequel la femme érigée en différence présuppose l’Universel masculin, dans lequel l’homosexualité présuppose et confirme la norme de l’hétérosexualité. À ce système épistémologique Deleuze oppose le chaos de la différence perpétuelle, la différence comme unique critère de toute ressemblance ; Les guérillères avance plutôt l’idée – ce qui vaudra d’ailleurs à son auteure d’être rejetée par la théorie féministe d’inspiration poststructuraliste, notamment par Judith Butler – qu’il faut s’élever au-delà de la différence[16]. Ce projet d’auto-abolition de la différence par le renversement violent de l’identité qu’elle présuppose trouvera son aboutissement dans le concept de Corps lesbien, à la fois masculin et féminin, ou plutôt ni l’un ni l’autre, puisqu’au-delà du corps fragmenté dont la différence n’est qu’une des deux faces, impensable sans la face de l’identité. Dans Trouble dans le genre, Butler établit clairement la présence de cette idée dans l’oeuvre de l’écrivaine française :

Par contraste avec une position derridienne qui considérerait toute signification en fonction d’une différance opérationnelle, Wittig soutient la thèse que parler est un acte qui requiert et invoque une identité fonctionnant apparemment sans interruption. Cette fiction fondationnaliste constitue son point de départ pour critiquer les institutions existantes[17].

La « fiction fondationnaliste » dont parle Butler est cette idée d’un corps non fragmenté par les catégories sexuelles, le corps lesbien, que l’hétérosexualité en tant que régime politique soumet de force à ces catégories, qui le mutilent et le pétrifient. Mais tout de suite après, Butler demande pourquoi « valoriser l’usurpation de cette conception autoritaire du sujet ? Pourquoi ne pas continuer à décentrer le sujet et ses stratégies ?[18] » La tenante de la déconstruction répondra elle-même à ses questions : « Universaliser le point de vue des femmes revient à établir la possibilité d’un nouvel humanisme. La destruction est donc toujours une restauration[19]. » La dialectique entre destruction et restauration, ou plutôt, entre la destruction et la fondation simultanément à l’oeuvre dans toute révolution, devient centrale dans la praxis littéraire de Wittig après Mai 68. Les guérillères, par l’articulation du langage et de la révolution qu’il met en scène, joue un rôle crucial dans ce cheminement de la pensée politique de l’écrivaine. Si le langage en tant que reflet de la domination enferme celles qui le parlent dans un rapport d’opposition qui les réduit constamment à l’autre – à la différence, à ce qui n’est pas l’universel –, inversement le langage en tant que violence dirigée contre la domination devrait pouvoir produire l’image d’un monde libéré de ce rapport d’opposition. C’est ce monde qui est dépeint dans Les guérillères, un monde où « elles » sont devenues le nouvel Universel, rendant caduque la distinction binaire entre l’homme et la femme[20]. Il faut lire Les guérillères comme la mise en scène d’un état de choses où le rapport social d’opposition entre les sexes n’aurait plus de prise, comme un monde utopique libéré de la fragmentation sociale instituée au nom, notamment, de la différence sexuelle.

Un montage autoritaire : dialectique et temporalité

Si la proposition de Walter Benjamin peut sembler excessive lorsqu’il affirme en 1935 que « l’oeuvre d’art proprement dite ne s’élabore qu’au montage[21] », quelque trente ans plus tard Les guérillères applique à la lettre et sans aucune hésitation le mot d’ordre du philosophe marxiste. Reprenant à son compte le montage et le collage popularisés par les avant-gardes historiques[22], Wittig non seulement applique ces procédés à son écriture romanesque, mais les érige en fondement même de sa vision du monde. En effet, non seulement la technique littéraire du montage (qui mise, rappelons-le, sur la discontinuité narrative) constitue-t-elle l’échine des Guérillères (sa division tripartite), mais on en retrouve de plus les marques à deux niveaux structurels inférieurs, celui des paragraphes et celui des phrases, donnant encore plus de force à son principe. Ainsi, chaque partie du roman est elle-même constituée d’un montage de paragraphes indépendants du point de vue chronologique, reliés les uns aux autres par une thématique commune, et une constante grammaticale, le pronom personnel « elles ». Ce montage rappelle celui du grand registre remplaçant les féminaires : « il est inutile de l’ouvrir à la première page et d’y chercher un ordre de succession. On peut le prendre au hasard et trouver quelque chose par quoi on est concerné. Cela peut être peu de chose. » Cependant, « si diverses qu’elles soient », les écritures du grand registre « ont toutes un caractère commun » (LG, 74-75), dont la teneur exacte reste non spécifiée[23].

Lorsqu’elle revient en 1994 sur le texte de 1969, Wittig éclaire sa genèse. Au fondement du roman se retrouve « l’élément constitutif » des Guérillères : la forme féminine de la troisième personne du pluriel, « elles ». Ce « elles », littéralement « utilisé comme personnage[24] », est d’une importance capitale, puisqu’il assure la continuité d’une forme autrement fragmentaire, volontairement lacunaire. C’est donc ce pronom qui « tient tout le récit[25] ». On constate cette importance par sa répétition ad nauseam, mais également dans son positionnement syntaxique. Dans les deux dernières parties, le pronom « elles » est en effet en première position chaque fois qu’il est le sujet de la proposition principale : aucun déplacement de complément ou de marqueur de relation ne vient lui dérober la place de choix qu’il occupe, quitte à ce que la lecture en souffre à l’occasion[26]. Ce qui prime visiblement, et ce, tout au long des Guérillères, c’est le sujet collectif du schéma actanciel. On pourrait affirmer que le pronom « elles » devient un connecteur, ni logique ni temporel, son fonctionnement rappelant plutôt celui des transits au cinéma, ces « passage[s] narrativement réglé[s] d’un fragment de récit à un autre[27] » qui remplacent les liens causaux afin d’assurer la cohérence de configurations narratives disloquées.

Un exemple important de micro-montage sur le plan de la phrase, cette fois, est celui des nombreuses énumérations dont Les guérillères est parsemé. Ces énumérations sont frappantes par leur nombre, mais surtout par l’absence des virgules qui séparent traditionnellement leurs différents éléments. Par exemple, le paragraphe suivant, qu’on trouve quelques pages après le début de la deuxième partie :

Par grand vent les feuilles tombent des arbres. On va les ramasser dans des corbeilles à pain. Certaines à peine touchées pourrissent. Elles s’éparpillent dans les prés dans les bois. Il y a dans les paniers des feuilles de châtaignier de charme d’érable de giroflier de gaïac de copayer de chêne de mandarinier de saule de hêtre rouge d’orme de platane de térébinthe de latanier de myrte. Tébaïre Jade les disperse dans la salle en criant mes amies, ne vous laissez pas abuser par votre imagination. Vous vous comparez entre vous aux fruits du châtaignier aux clous de girofle aux mandarines aux oranges vertes, mais vous n’êtes que les fruits de l’apparence. Comme les feuilles au moindre souffle vous vous envolez, si belles que vous soyez, si fortes, si légères, d’un entendement si subtil si prompt. Redoutez la dispersion. Restez jointes comme les caractères d’un livre. Ne quittez pas le recueil. Sur les tas de feuilles elles sont assises en se donnant la main, en regardant au dehors les nuages qui passent.

LG, 81-82 ; nous soulignons

Certes, l’absence des virgules crée une accélération dans le rythme de la lecture, principalement dans la troisième partie, qui met en scène un état de « guerre[28] ». Cependant, dans cet extrait, une comparaison explicite est faite par le personnage de Tébaïre Jade entre les listes de fruits et de feuilles d’arbre et les membres de la communauté : « Redoutez la dispersion. Restez jointes comme les caractères d’un livre. » C’est bien en restant jointes que les guérillères ont fait de la révolution un succès, puisque leur contiguïté provoque la division de l’ennemi :

elles les mettent en demeure elles les admonestent elles leur mettent les couteaux sous la gorge elles les intimident elles leur montrent le poing elles les fustigent elles leur font violence elles leur font part de tous leurs griefs dans le plus grand désordre elles jettent çà et là le brandon de la discorde elles provoquent des dissensions entre eux elles les divisent elles fomentent des troubles des émeutes des guerres civiles elles les traitent en ennemi.

LG, 168

Les conseils de Tébaïre Jade laissent entendre que le montage rapproché des éléments des énumérations (syntagmes dans le premier exemple, propositions dans le deuxième) ne souffre pas les virgules à cause du même principe politique que celui qui fait de la troisième personne du pluriel le sujet unique de l’épopée des guérillères. On est autorisé à croire que ce collage d’éléments juxtaposés reproduit au niveau formel les impératifs formulés par Tébaïre Jade, surtout si, comme des commentatrices l’ont fait, on accepte l’idée que le sujet fondamental du livre est en réalité le combat contre la fragmentation[29]. Dans Trouble dans le genre, Judith Butler souligne d’ailleurs que, dans l’ensemble de ses écrits, Wittig « montre que l’“intégrité” et l’“unité” du corps, souvent vues comme des idéaux positifs, servent des fins de fragmentation, de réduction et de domination[30] ». Seule peut-être une forme fragmentée se reconnaissant comme telle possède alors les moyens de s’opposer à l’unité réifiée des catégories sexuelles. Point la dialectique du roman : le combat contre la fragmentation des corps, et plus généralement de la vie sociale, est mené par une forme littéraire qui fait de la fragmentation son modus operandi.

Il serait hasardeux d’accorder de l’importance à ces caractéristiques formelles s’il n’en allait de l’organisation temporelle des Guérillères. La construction narrative serrée du roman évoque en effet l’organisation politique dans son rapport à la tradition et au nouveau : la tradition dont on s’inspire, celle dont on fait table rase, et celle que toute forme de révolution se voit obligée d’instituer. Bien que Les guérillères soit, nous l’avons montré, une attaque en règle contre l’autorité du contrat social hétérosexuel dans le langage, l’intérêt de l’ouvrage de 1969 réside dans le fait que cette attaque contre l’autorité ne constitue qu’un moment de la praxis, qui s’inscrit dans une dialectique de la destruction et de la fondation. Ainsi que l’exprime l’une des commentatrices américaines de Wittig, Linda Zerilli, même si l’ordre patriarcal et hétéronormatif y est bel et bien critiqué, la réflexion que Les guérillères propose ne se confine pas à la promotion antiautoritaire de la destruction des catégories (sociales et langagières) à travers lesquelles l’oppression sociale prend corps. Même si la catégorie « sexe » en tant que vérité et nécessité fonde un déterminisme social que Wittig refuse,

to counter the totalitarian category of sex with a counter-truth like “there is no sex” does not touch the framework within which the truth of sex is rooted, the figure/phantasm that gives every proof within that framework its life. This recognition of the limits of doubt shapes the parameters of Wittig’s revolutionary poetics: the free act that eschews truth in search of meaning and a new grammar of difference[31].

C’est donc dire que la perspective antiautoritaire du roman de 1969 reconnaîtrait simultanément la nécessité d’un paradigme d’intellection du sexe et plus généralement d’une forme d’organisation des relations humaines selon des principes qui ne feraient pas obstacle à la liberté.

Dans Les guérillères, c’est le montage qui porte à bout de bras cette révolution poétique reconnaissant toutefois les limites du doute radical. Son organisation narrative est en effet conforme à ce que propose Zerilli. Parce que le roman débute alors que la révolution est passée, et que cette révolution passée est en réalité la dernière partie du livre, le montage littéraire institue un paradoxe : la révolution est terminée (du point de vue diégétique) tout en n’étant pas encore advenue (selon l’ordre de la lecture). Ainsi, puisque la révolution s’est déjà produite, mais que la lectrice n’en a pas encore pris connaissance, une configuration circulaire s’impose, idée que renforcent les cercles qui séparent les trois sections, ainsi que le puissant appareillage symbolique associé aux formes circulaires (le cercle, mais également la spirale, qui reviennent sans arrêt). Dans une perspective non hiérarchique tributaire d’une contestation littéraire de l’autorité, chacune des parties se comprend dès lors comme un moment essentiel du cheminement vers la liberté, comme si la libération n’était pas un état, mais un mouvement au sein d’une dialectique destinée à se reproduire à l’infini.

Au vu de cette configuration cyclique, et si, comme nous le croyons, l’ensemble des caractéristiques formelles de l’ouvrage de 1969 évoquent bel et bien la recherche d’une écriture de la dialectique, on comprend aisément que les tenants féministes de la déconstruction s’y soient opposés. Bien que partageant un certain air de famille (toutes deux prennent après tout comme cible l’idéologie), la dialectique et la déconstruction, rappelle Fredric Jameson, diffèrent dans leur fonctionnement :

it is as though the dialectic moves jerkily from moment to moment like a slide show, where deconstruction dizzily fast-forwards like a film by Dziga Vertov. […] where the dialectic pauses, waiting for the new “dialectical” solution to freeze over in its turn and become an idea or an ideology to which the dialectic can again be “applied” […], deconstruction races forward, undoing the very incoherence it has just been denouncing and showing that seeming analytic result to be itself a new incoherence and a “new contradiction” to be unraveled in its turn[32].

On le sait, Judith Butler, dans son ouvrage phare de 1990, critique vertement les penchants humanistes de l’écrivaine française. La philosophe reproche en effet à Wittig de soutenir que la prise de parole du sujet relève d’une identité issue d’un « champ ontologique antérieur d’unité et de totale plénitude[33] ». Cette « fiction fondationnaliste[34] » constituant un point de départ empoisonné à partir duquel jauger les différentes formes de réification, les prétentions antiautoritaires de l’écrivaine s’en trouveraient disqualifiées, et les « conséquences totalitaires[35] » de sa pensée enfin dévoilées.

Bien qu’elle reconnaisse que Wittig accorde un statut particulier au langage littéraire, à aucun moment Butler ne prend elle-même en considération cette distinction pourtant cruciale entre écrits théoriques et littéraires, faisant plutôt des seconds la simple illustration des premiers. Notre intention était de montrer qu’en réalité, les écrits littéraires de Wittig mettent en forme une dialectique qui, si elle s’arrête bel et bien un moment à un nouvel ordre caractérisé par une ontologie humaniste, empêche simultanément que cet ordre soit une finalité, une résolution dernière. Cette « pause » que s’accorde, selon Jameson, la pensée dialectique est à notre sens l’élément au fondement du projet des Guérillères. Dans son roman de 1969, si la féministe radicale s’attaque au langage et aux catégories sociales en tant qu’ils sont de purs « construits », elle n’en nie pas pour autant leur absolue nécessité afin que la liberté humaine puisse prendre forme à travers une authentique pratique de la vie collective. Ce que Butler ne note nulle part dans Trouble dans le genre, c’est que le « retour au sujet » qu’opère Wittig dans Les guérillères fait de la subjectivation un acte éminemment collectif (ce qu’incarne le pronom personnel pluriel « elles »), et fonde sa réalisation dans une praxis politique indissociable de la vie quotidienne. Une vie quotidienne réunifiée dont Mai 68, bien qu’éphémère, fut très certainement l’un des avatars historiques.

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L’idée que nous défendons, selon laquelle Les guérillères n’est pas une représentation de Mai 68, mais plutôt une mise en scène de la dialectique de la fragmentation que l’événement cristallise, est justifiée par la situation précaire dans laquelle le contexte de l’époque place la notion de représentation littéraire. À ce sujet, Dominique Viart écrit que :

s’il n’y a, apparemment du moins, pas d’appropriation plus immédiate et plus évidente des évènements de Mai par la littérature, c’est que les conditions n’y sont pas favorables, ni du point de vue de l’esthétique, ni même sur le plan de l’idéologie […]. Car à narrer de tels évènements aurait convenu un registre épique. Or c’est peu de dire que l’épopée n’est plus de saison : deux guerres mondiales en ont considérablement ruiné le modèle. Et les sévères mises en question des formes culturelles dominantes par le mouvement de Mai n’autorisent guère le recours à ces mêmes formes pour faire l’histoire du Mouvement[36].

Wittig ne songe ni à faire l’histoire du Mouvement ni à utiliser les formes culturelles qu’il remet en question. Avec Les guérillères, elle tente plutôt d’intégrer des éléments du genre épique à une praxis littéraire qui mine d’emblée la possibilité de narrer au sens où Viart l’entend, en sabotant le rapport autoritaire de subordination du langage au monde tel qu’il est :

Si on me demandait comment décrire les Guérillères, je dirais que c’est un poème épique, que c’est un collage, qu’on ne peut pas lui attribuer de genre, en dehors du mouvement épique donné par le rythme, l’action et les caractères. Et à ce propos je voudrais rappeler que Brecht, en guerre contre la dramaturgie classique « aristotélicienne » comme il disait, a introduit au théâtre une dimension épique, « révolutionnaire » […] qui a cet avantage de présenter au spectateur une forme ouverte, non achevée, sur laquelle il peut immédiatement exercer sa critique, agir[37].

S’inspirant du théâtre épique de Brecht (d’où la pertinence du terme « mise en scène » pour parler des Guérillères) afin d’arracher la littérature au domaine de la contemplation passive et de la réintégrer à l’action, Wittig parvient, sans en représenter directement le contenu, à mettre en forme la remise en question des formes culturelles traditionnelles par les événements de Mai 68, évitant par là de trahir les nouvelles possibilités qu’a fait apparaître le mouvement en essayant d’en faire le récit. La poétique des Guérillères, malgré ses résonnances politiques et révolutionnaires, est difficilement conciliable avec l’engagement littéraire existentialiste, qui, en cherchant à conduire le lecteur à prendre position dans la réalité, ici et maintenant, s’attache au monde tel qu’il est au risque de perpétuer l’illusion qu’il est possible de le représenter sans succomber du même coup à son pouvoir. Et pourtant, malgré son refus des formes narratives traditionnelles, Les guérillères ne se laisse pas davantage assimiler au Nouveau roman. Si le roman de 1969 partage avec ce dernier le refus de la conception de la littérature comme représentation (qui est une révolte contre un langage qui produit la différence par la violence afin de consolider une identité oppressive), il s’en distingue par son appel à un nouveau sujet libéré de la fragmentation, et dont l’action collective pourrait créer un monde au-delà de l’identité et de la différence. Trop radicale dans sa conception du langage pour frayer avec l’humanisme de la littérature engagée, Wittig, au regard de la philosophie poststructuraliste et du Nouveau roman, demeure pourtant trop humaniste. Se réclamant à la fois de Simone de Beauvoir et de Nathalie Sarraute, l’auteure des Guérillères ne voit là, en bonne dialecticienne, que de fausses oppositions.