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Dans la Préface des Vies imaginaires, Marcel Schwob oppose la science historique à l’art du biographe. Alors que la première s’intéresse aux idées générales, le second « ne décrit que l’individu, ne désire que l’unique[1] ». Les pensées de Socrate et de Thalès sont peut-être interchangeables ; leur manière de se « frotter la jambe[2] » forcément différente. La singularité occupe le domaine de l’art tandis que la pensée généralise. Mais que reste-t-il des individus, ou aux individus, quand toute pensée est déjà généralité ? Borges décrit dans Funes ou la mémoire un personnage incapable de penser tant son incapacité à oublier l’enferme dans l’extrême de la singularité. Il se perd alors dans les détails de sa mémoire au point de ne pouvoir penser. Car conclut Borges : « Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire[3]. » La confrontation des expériences individuelles aux pensées générales pose, dans le domaine des savoirs, la question de la relation entre le « divers » de l’existence et la généralisation d’une pensée modélisante. Les philosophies de l’histoire ont parfois tendu à ranger toute expérience singulière dans les catégories plus générales des époques historiques, réduisant les premières à de simples déterminations des secondes. Sans prétendre revenir à une conception anhistorique, Schwob s’intéresse aux différences. Pour en faire quoi ? Son influence sur Jorge Luis Borges a permis à ce dernier d’envisager un nouveau rapport de l’événement à l’imaginaire qui se dévoile et se dément simultanément par la fiction. Une manière de démoraliser l’histoire, c’est-à-dire de défaire toute direction qui ne se trouve préalablement déconstruite que pour être réorientée par une invention fictionnelle à valeur heuristique.

Le projet de Schwob de raconter des vies strictement individuelles vise à donner corps à des personnages qui n’étaient précédemment connus que pour leurs idées ou leur action repérables dans le cours de l’histoire ou même, souvent, à des oubliés de l’histoire. Que se produit-il quand les personnages plus ou moins illustres des Vies imaginaires se trouvent arrachés aux idées générales pour plonger dans l’anonymat de leur individualité ? Ce qui faisait événement et les inscrivait dans l’histoire, le cours des choses, se trouve ramené à l’anecdote du récit. Car c’est bien le récit qui singularise et donne vie. Il existe une proximité particulière entre vie et récit. Chaque vie est unique. La répétition des générations n’empêche pas que chaque individu soit situé hic et nunc dans une position absolument singulière. La biographie, si on la considère comme une écriture de la vie, doit pouvoir saisir cette singularité. Cette recherche d’une écriture de la vie apparaît déjà dans la préface de Coeur double. On comprend sans doute mieux à quoi Schwob voulait échapper : une sorte de mise à mort de l’individu quand il n’est plus que le dernier terme du récit. Le roman réaliste est plus particulièrement visé.

Mais le projet porte lui-même sa contradiction. Comment produire une écriture singulière de la vie singulière ? Et, si jamais on y parvient, comment cette approche peut-elle savoir qu’elle est singulière ? Là encore, Schwob ne fait pas preuve de naïveté et ses lectures hégéliennes apparaissent en filigrane : la saisie du singulier se réfère implicitement à un universel sans lequel le singulier ne pourrait se savoir singulier. Cependant, le statut artistique de l’oeuvre d’art ne peut se trouver simplement suspendu aux déterminations de l’esprit. De ce point de vue, Schwob revendique une autonomie de l’oeuvre d’art et en particulier du récit original. En effet, le singulier qui s’ignore peut rencontrer deux écueils : la répétition du même mythe qui se redit indéfiniment, il bascule alors dans le légendaire. Ou, au contraire, le morcellement extrême de ce qui ne se répète jamais, l’hétérotopie, pour reprendre un terme de Foucault, qui ne permet aucune série, aucun classement. Schwob envisage cette tension entre le magique du mythe et l’éclatement du discontinu. Il la formalise comme une double tension qui produit l’événement.

Le projet des Vies imaginaires n’est pas de défaire les personnages de l’événement historique qui les a fait remarquer dans le cours de la vie des hommes. Cet événement continue de relier l’individu à l’universel et à l’histoire. Le récit a pour tâche de nous livrer une vie parfaitement singulière. De quel récit s’agit-il ? Un récit peut être légendaire et répétitif, mais il peut aussi dénoter l’unicité de l’événement. C’est le récit d’une vie. Mais là encore, on peut poser la question : de quelle vie s’agit-il ? Car la vie n’est pas seulement une valeur singulière, elle se transmet. Elle court à travers un processus dynamique. Les biographies sont aussi des généalogies. Comment concevoir une vie détachée de toute tradition, de toute transmission ? Quel est l’espace produit par cette dé-historicisation, par cet arrachement à la généalogie ? Ne fait-il pas, à son tour, événement ?

Nous nous proposons ici d’étudier ce paradoxe des Vies imaginaires et ensuite de le mettre en perspective avec quelques textes de Borges.

Commençons par la préface des Vies imaginaires. Il est peu ordinaire qu’un projet aussi singulier soit exposé de manière aussi précise. Ceci d’autant plus que Schwob y revendique le refus des idées générales. La préface définit un véritable projet esthétique qui partage bien des traits communs avec la préface de Coeur double mais de manière différente. Alors que la préface de Coeur double définit un projet esthétique plus général, Schwob définit précisément l’espace des Vies imaginaires.

Le partage entre la tâche de la science historique et celle de l’art semble au départ extrêmement tranché. La science s’occupe du général ; l’histoire s’intéresse aux événements en tant qu’ils prennent place dans un ensemble signifiant. L’art se donne pour tâche la saisie du singulier, la production de singularités. L’insistance de Schwob sur la saisie de l’unique est remarquable. Il relativise l’utilisation des singularités par les historiens ou les philosophes : « Tous ces faits individuels n’ont de valeur que parce qu’ils ont modifié les événements ou qu’ils auraient pu en dévier la série[4]. » Et ajoute : « Ce sont des causes réelles ou possibles. Il faut les laisser aux savants[5]. » L’unique revendiqué par Schwob n’est pas relié à une série, historique ou autre – si l’ordre des Vies imaginaires demeure malgré tout chronologique, c’est là l’ordre le plus arbitraire après l’alphabétique. D’une certaine façon, il n’a ni cause ni conséquence. Il flotte comme un événement pur qui ne pourra jamais se rattacher à l’Histoire. La vie est cet événement singulier : la plupart, pas tous, parmi les récits des Vies imaginaires commencent par la naissance et se terminent avec la mort. Mais la proposition peut être renversée : l’événement singulier, non rapportable à une série, est la définition même de la vie. La vie est émancipation de la série comme le sont les traits dessinés par Hokusaï : vie imaginaire de personnages réels car le récit permet cette émancipation.

Le refus des « idées générales » et le désir de l’individuel et de l’unique aboutissent à une sorte de « nominalisme » esthétique. On assiste en effet à une sorte de « querelle des universaux » en matière esthétique, et on voit bien quels sont les universaux que Schwob récuse : la littérature naturaliste et, plus généralement, celle qui porte une idéologie empreinte de déterminisme historique. Si le refus des idées générales ne laisse effectivement que des singularités, il généralise également le doute. Que signifie en effet cette volonté de « différencier à l’infini l’aspect de deux philosophes qui auraient à peu près la même métaphysique[6] ? » La similitude de leur abstraction se limiterait-elle à une simple coïncidence ? Un nom, une idée générale dénuée de vie, c’est-à-dire d’existence ? La vie serait-elle alors ce pouvoir de différencier infiniment ? Serait-elle, comme l’envisagera Borges dans plusieurs nouvelles, une sorte de prolifération du divers ? Elle se développerait alors dans le commentaire, comme l’envisage Borges dans le Ménard auteur du Quichotte, si proche de l’hypothèse de Schwob. Il faut en rappeler rapidement le motif : un auteur, Pierre Ménard, réécrit le Quichotte à l’identique mais tout différencie les deux textes identiques puisque les auteurs les ont rédigés à partir d’une expérience totalement divergente. La vie peut-elle alors basculer dans l’hétérotopie pure comme l’envisage Foucault au début des Mots et les choses quand il évoque la série d’une suite d’éléments que rien ne rapproche, comme dans la fameuse « encyclopédie chinoise » de Borges ? Faut-il alors concevoir une vie sans pensée comme il l’envisage à la fin de Funes ou la mémoire ?

La répétition elle-même devient problématique dans la mesure où chaque ajout produit une nouvelle série singulière comme dans le cas du Quichotte de Pierre Ménard. Étrangement, Schwob ne paraît pas envisager que la science puisse elle-même produire des récits. Il appréhende la géométrie comme parfaitement statique, « trois lignes qui se coupent forment un triangle sur tous les points de l’univers[7] » ; voire minérale : sur Mars ont cours les mêmes idées générales que sur terre. « Rien de plus semblable que des points et des lignes : la géométrie se fonde sur ce postulat[8]. »

On est à l’opposé de l’art de Hokusaï pour qui « tous points, toute ligne tracée par son pinceau seraient vivants[9] ». Et Schwob ajoute : « Par vivants entendez individuels[10]. » Ce lien entre individualité et vie interroge. Il est indéniablement lié à l’écoulement du temps et à l’impossibilité « chronique » de répéter une expérience. À l’éternité du triangle s’oppose le caractère factuel de toute expérience humaine. La vie est cela même : la non-répétition. Borges envisage la limite – non temporelle – d’une telle conception. Dans L’immortel, il envisage la perte radicale de singularité des immortels. Une vie qui aurait « perdu » la mort en quelque sorte et par suite tout l’intérêt que procure l’unicité de chaque moment de la vie :

Personne n’est quelqu’un, un seul homme immortel est tous les hommes. Comme Corneille Agrippa, je suis dieu, je suis héros, je suis philosophe, je suis démon, et je suis monde, ce qui n’est pas une manière fatigante de dire que je ne suis pas. […] La mort (ou son allusion) rend les hommes précieux et pathétiques. Ils émeuvent par leur condition de fantômes ; chaque acte qu’ils accomplissent peut être le dernier ; aucun visage qui ne soit à l’instant de se dissiper comme un visage de songe. Tout, chez les mortels, a la valeur de l’irrécupérable et de l’aléatoire. Chez les Immortels, en revanche, chaque acte (et chaque pensée) est l’écho de ceux qui l’anticipèrent dans le passé ou le fidèle présage de ceux qui, dans l’avenir, le répéteront jusqu’au vertige. Rien qui n’apparaisse pas perdu dans d’infatigables miroirs. Rien ne peut arriver une seule fois, rien n’est précieusement précaire[11].

On se trouve ici, paradoxalement, à l’inverse exact de l’hypothèse de Schwob énoncée précédemment. Pour Schwob, le lien entre vie et individualité est également lié à l’autonomie de l’oeuvre. L’oeuvre aboutie devient vivante elle-même. Cela tient au lien étroit entre singularité et création : « Le biographe trie de quoi composer une forme qui ne ressemble à aucune autre. Il n’est pas utile qu’elle soit pareille à celle qui fut créée jadis par un dieu supérieur, pourvu qu’elle soit unique, comme toute autre création[12]. »

Pour Schwob, unicité et création sont indissociables. La création ne peut produire que de l’unique. Et, d’une certaine façon, la vie est le critère de toute création. Henri Meschonnic dans son commentaire de la Genèse précise : « Jour un » et non pas « premier jour »[13],

ehad, un – le cardinal, pas l’ordinal comme pour les autres jours. Usage régulier pour dire le premier (du mois). Il n’y a pas encore de deuxième jour, il n’y a donc pas de premier mais un seul[14].

Il ne peut y avoir d’ordinal antérieur à la série. Créer, c’est entrer dans le temps et non pas seulement se soumettre à son écoulement. Comme chez Augustin, la Création divine, la création artistique ne s’inscrit pas dans le temps, elle produit le temps dans un acte singulier. Le biographe trie, dans l’amas des données, de quoi composer une forme unique. La création est un geste de partage, de séparation, de coupure, comme l’indique l’étymologie du terme biblique[15].

La synthèse du génie et du sujet individuel aboutit inévitablement à l’unicité de l’oeuvre. Si l’engendrement est transmission d’un héritage et donc transmission d’un propre relié à tout un réseau d’appartenance, c’est bien le propre qui définit et situe. Jusqu’à Guillaume d’Occam, la propriété n’était pas rapportée à l’individu en tant que tel mais à sa situation dans la société selon le schéma hérité d’Aristote. Le sujet qui s’affranchit de tout héritage crée un propre détaché de toute autre appartenance. Ainsi, l’art pensé comme création se trouve-t-il amené à refuser ou récuser la tradition. Il ne peut en effet y avoir de tradition de l’unique et du propre s’il ne se réfère plus à un engendrement. C’est aussi le rejet du propre qui paradoxalement isole dans la singularité. Dolcino, franciscain radical, refuse la propriété et Occam théorise un nouveau concept du propre. Il faut s’interroger sur le modèle de cette autoproduction.

Schwob situe d’emblée le débat esthétique sur la relation entre les oeuvres d’art et leur environnement historique. L’oeuvre d’art est en effet définie par sa singularité et ne vaut que si elle est reconnue comme telle. Mais la singularité est en elle-même liée à l’universel à travers la figure du génie. La singularité est alors rapportée aux forces qui la produisent. C’est le point de départ de la préface à Coeur double. Ce débat court jusqu’à Francastel qui dénonce l’instrumentalisation des oeuvres d’art par un certain déterminisme historique[16]. L’art n’est pas un métalangage mais un système de signes autonome. On arrive même à ce paradoxe : l’oeuvre d’art la plus singulière est celle qui dit le mieux l’universel quand les épigones le ratent parce qu’ils ne produisent que des répétitions. La singularité de l’artiste est la preuve même de son lien avec l’universel. Schwob l’écrit explicitement : « Nous avons pressenti que dans une seconde de vie intense nous revivons virtuellement et actuellement l’univers[17]. »

On retrouve l’aporie de l’artiste à la fois maudit et génial dont la reconnaissance passe nécessairement par la méconnaissance radicale. C’est le thème de Gambara et du Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac. Mais toute singularité n’est pas géniale et c’est là que les Vies imaginaires se démarquent d’une conception romantique de l’art. Le génie côtoie aussi le singulier « pauvre » enfermé dans sa singularité. Il faut différencier le « génie » du « bizarre ». La singularité du génie tient à sa perception exclusive ou anticipée d’un ordre encore invisible alors que le bizarre se trouve coupé de cet accès à l’universel. Le génie ombrageux justifie sa singularité par cette relation à l’universel. La singularité du bizarre est simplement résiduelle, accidentelle. Elle aurait aussi bien pu n’être que conformisme ou répétition. Il se trouve qu’elle demeure singulière, paradoxalement sous son aspect le plus anonyme, et c’est le bizarre qui semble intéresser Schwob dans les Vies imaginaires.

On note que les exemples que cite Schwob dans sa préface des Vies imaginaires sont plutôt des génies reconnus comme tels : Napoléon, Alexandre, Newton, Cromwell, alors que les Vies imaginaires touchent au contraire des figures bien plus diverses et souvent obscures. C’est parce que, selon Schwob, la singularité du génie est une fausse singularité. Elle entre d’une manière ou d’une autre dans la « grande Histoire » alors qu’il ne peut y avoir de réelle Histoire du bizarre, seulement son récit. Tout le monde ne peut pas être Napoléon.

Dans la préface aux Vies imaginaires, il semble que le projet de Schwob se soit quelque peu radicalisé. Il écrivait en effet dans la préface au Coeur double : « La vie n’est pas dans le général, mais dans le particulier ; l’art consiste à donner au particulier l’illusion du général[18]. » Dans la préface aux Vies imaginaires, la capacité de l’art à dire le général est niée plus nettement : « L’art est à l’opposé des idées générales, ne décrit que l’individuel, ne désigne que l’unique. Il ne classe pas, il déclasse[19]. »

Non seulement l’art ne prétend pas dire l’universel mais il le « déclasse ». L’oeuvre d’art n’est pas seulement unique, elle désigne l’unique. Ce qui peut sembler parfaitement contradictoire car c’est avec le langage le plus commun qu’on désigne le plus singulier. Mais on peut dire inversement que l’oeuvre singulière sait reconnaître le singulier dans le plus commun puisqu’elle ne fait plus de hiérarchies.

On arrive à cette aporie que peut-être Schwob envisageait à la fin de la préface à Coeur double quand il citait le titre de Whitman « Soi-même et en masse » dans un appel à un nouvel art. Si le singulier est déclassé, il peut se fondre dans le commun. Si on est tous les hommes, on n’est plus personne. Car l’unicité est aussi radicale dépossession. Quand tout est unique, tout est également unique.

Agamben, dans Profanations, propose quelques pistes pour dépasser cette aporie. Dans L’unique et sa propriété, Stirner présentait l’unique comme l’horizon indépassable du moi, son extension. Sa propriété. Le propre du moi est d’être unique et tout ce qui procède de cette unicité lui appartient[20]. Mais Schwob, dans sa préface, souligne déjà le caractère anonyme de cette unicité. Le propre n’a pas besoin de nom et même il se révèle aussi fortement dans le portrait de l’anonyme que dans celui de la célébrité : « aux yeux du peintre le portrait d’un homme inconnu par Cranach a autant de valeur que le portrait d’Érasme[21] ». L’énigme du sourire de Mona Lisa est plus personnelle, malgré l’incertitude sur la personne, que des traits saillants de personnes célèbres. Le distinctif n’est toutefois pas obligatoirement personnel, et le personnel pas obligatoirement distinctif. Socrate se gratte la jambe comme chacun.

Dans deux courts chapitres de Profanations, « Genius » et « L’être spécial », Giorgio Agamben examine la relation du personnel à l’impersonnel et propose quelques pistes pour réduire l’aporie. Il explique comment « Genius » est lié à l’engendrement : « Genius était en quelque sorte la divinisation de la personne, le principe qui gouverne et qui exprime la totalité de son existence[22]. » Et un peu plus loin : « Mais ce dieu si intime et si personnel est aussi ce qui en nous est le plus impersonnel, la personnification de ce qui en nous nous dépasse et nous excède[23]. »

Agamben met l’accent sur le paradoxe de la tension qui marque l’oeuvre de Schwob, comme s’il en constituait un commentaire :

Comprendre la conception de l’homme renfermée par Genius signifie comprendre que l’homme n’est pas seulement Moi et conscience individuelle, mais que, de sa naissance jusqu’à sa mort, il cohabite avec un élément impersonnel et pré-individuel. C’est donc dire que l’homme est un seul être à deux phases qui résulte de la dialectique compliquée entre une partie qui n’est pas (encore) individuée et vécue et une partie déjà marquée par le destin et l’expérience individuelle[24].

Le coeur de l’homme est double.

La juxtaposition des textes montre leur proximité. Agamben d’abord :

Il faut alors considérer le sujet comme champ de tension dont les pôles antithétiques sont Genius et Moi. Le champ est traversé par deux forces conjuguées mais opposées, l’une va de l’individuel vers le personnel, l’autre du personnel vers l’individuel[25].

Et ensuite la fin de la Préface de Coeur double :

Or les émotions ne sont pas continues ; elles ont un point extrême et un point mort. Le coeur éprouve, au moral, une systole et une diastole, une période de contraction, une période de relâchement. On peut appeler crise ou aventure le point extrême de l’émotion. Chaque fois que la double oscillation du monde extérieur et du monde intérieur amène une rencontre. Il y a une « aventure » ou une « crise ». Puis les deux vies reprennent leur indépendance, chacune fécondée par l’autre[26].

La confrontation des deux passages permet d’appréhender le point de « crise » ou « l’extrême de l’émotion » selon Schwob, qu’Agamben désigne plus volontiers comme la tension entre deux pôles d’un champ de force. En un sens, la métaphore d’Agamben est technique alors que celle de Schwob relève des domaines vital et organique. Agamben développe quelques pages plus loin la même thématique en insistant sur la tension que nous entretenons avec notre image.

Le miroir est le lieu dans lequel nous découvrons à la fois que nous avons une image et qu’elle peut être séparée de nous, que notre « espèce » ou imago ne nous appartient pas. Entre la perception de l’image et le fait de se reconnaître en elle se trouve un espace que les poètes médiévaux ont appelé amour[27].

Il explique comment l’espèce sans substance, le reflet spéculatif des miroirs en sont venus à désigner le particulier personnel :

Le cas d’espèce est celui qui ne rentre pas dans la règle ; cependant l’espèce est ce qui réunit les individus dans une classe homogène. Rien n’est plus instructif que cette double signification du terme « espèce ». L’espèce est ce qui se communique et s’offre aux regards, à la fois ce qui rend visible et ce qui peut, et doit, à tout prix être fixé dans une substance et en une différence spécifique pour pouvoir constituer une identité […]. La transformation de l’espèce en principe d’identité et de classification est le péché originel de notre culture et son dispositif le plus implacable. On ne peut personnaliser quelque chose (le référer à son identité) qu’à condition d’en sacrifier la spécialité. Spécial est en effet l’être (le visage, le geste, l’événement) qui, sans ressembler à aucun autre, ressemble à tous les autres[28].

On retrouve ici la contradiction du singulier qui ne peut jamais être saisi comme tel. Agamben souligne le lien problématique de la manifestation du visible au spécifique. Sur le même fond, Schwob écrit à propos de Harvey : « Mais ce n’est pas un aussi grand artiste que Holbein. Il ne sait pas fixer pour l’éternité, un individu par ses traits spéciaux sur fond de ressemblance avec l’idéal[29]. » Le spécial est ce dont la singularité se donne à voir pour l’éternité dans une sorte d’évidence.

La singularité déclasse dans la mesure où elle efface les hiérarchies et jusqu’au pouvoir des noms. L’unique se livre dans le mystère de l’anonymat, mais sa spécificité saute aux yeux. Le sourire étrange de Mona Lisa est plus intéressant que la mèche de Napoléon[30]. Derrière cette conception se dissimule une sorte d’utopie du récit comme un art purement qualitatif, échappant à la mesure pour ne révéler que des singularités. Comme les traits d’Hokusaï, qui ne se réfèrent qu’à eux-mêmes, il y a ici une belle proclamation de l’autonomie de l’oeuvre d’art. Des signes qui ne renvoient qu’à eux-mêmes mais dont la communicabilité semble s’imposer pratiquement sans médiation. Car quand, comme Hokusaï, on « parvient à rendre individuel ce qu’il y a de plus général[31] », on atteint, comme Holbein, l’éternité du spécial. Le singulier se donne ici une forme de l’évidence comme ce qui se livre de par soi sans aucune médiation. On pourrait ajouter : sans pour autant produire une réelle présence. Ainsi Uccello bute-t-il sur la plaie saignante du Christ. Il épuise les lignes mais s’avère incapable de saisir la véritable présence. Les traits d’Hokusaï sont arrachés à la géométrie par leur discontinuité. Ils deviennent vivants en s’arrachant à la continuité de la géométrie. La vie se tient plutôt à la limite de la disparition.

Le secret de la création ne peut être explicité parce que la création est dépourvue de modèle. L’unique n’a pas de modèle mais il est néanmoins fini. Il agit par exclusion du divers pour faire apparaître une forme. Cette forme exclut les autres. L’unique se révèle dans sa limitation. Les personnages de Schwob sont marqués par cette limitation : absence de père, absence de transmission, discontinuité. Le paradoxe de cette unicité de la vie réside alors dans son détachement de la génération. Sans cesse créée, elle ne génère pas. Les personnages souvent n’ont pas de père, ou ils ignorent son nom. Quand ils ne sont pas comme Empédocle, fils d’eux-mêmes, ou comme Érostratos, fils du feu. Ils ne génèrent pas. Comment en effet raconter une généalogie de l’unicité ? À quoi l’unique est-il relié ? Les Vies imaginaires sont-elles une série ? Ou, comme création, ne génèrent-elles pas leur propre temporalité ?

Borges fut lecteur de Schwob. Les Vies imaginaires furent un des modèles de son Histoire universelle de l’infamie. Les mêmes questions affleurent : Borges écrit dans son histoire de l’éternité : « Le temps propose encore d’autres difficultés. La plus grande peut-être est de synchroniser le temps propre à chaque individu avec le temps général des mathématiques[32]. » Borges s’est beaucoup intéressé à la métaphore et à ses lieux communs (Histoire de l’éternité) jusqu’à envisager la confusion de l’histoire avec la métaphore : « un jour on écrira l’histoire de la métaphore[33] ». De même dans ce fameux passage cité par Derrida : « Peut-être l’histoire universelle n’est-elle que l’histoire de quelques métaphores[34]. »

Concernant la création, la différence avec Schwob est marquée par l’éternel retour du même : « Comment n’ai-je pas senti que l’éternité est un artifice qui nous délivre de l’oppression intolérable des événements successifs[35] ? »

Mais la métaphore est également ce qui unit le dissemblable. Borges remarque que, pour Aristote, dans le livre III de la Rhétorique, toute métaphore vient de l’intuition qu’on a de l’analogie entre des choses dissemblables. L’histoire des métaphores est une histoire de l’éternel retour des choses, ou si on veut de la banalité : comparer les femmes aux fleurs est une autre éternité ou une autre banalité.

Borges installe un paradigme à deux termes opposés : l’événement et l’éternité. Le second niant le caractère unique de l’événement qui se trouve soit suspendu, soit indéfiniment recyclé. La question est exposée dans la nouvelle L’immortel. Borges pose à nouveau le paradoxe schwobien : comment l’unicité peut-elle se connaître sans se trouver vouée au bégaiement ? La réécriture du Quichotte est une réponse à cette unicité clivée. Toutefois, la réponse de Borges est fondamentalement différente de celle de Schwob.

Cela apparaît dans le Thème du traître et du héros. Le thème est un standard puisqu’il peut donner lieu à toutes sortes de variations. Il permet à la fois la singularité – le thème – et la répétition par variation. Le traître et le héros constituent un des paradigmes les plus originels de toute histoire prototypique, qu’elle soit épique ou tragique. Le héros étant par définition le non-traître. L’histoire est découverte par un descendant de Kilpatrick, le héros, lequel se révèle être le traître. Ce descendant, Ryan, qui mène l’enquête à l’occasion d’une biographie de son aïeul qu’il veut rédiger, finit par supposer « une forme secrète du temps, un dessin dont les lignes se répètent[36] ». Mais la forme de cette répétition est, dans le cas de ce récit, bien particulière puisque l’histoire ne copie pas l’histoire mais la littérature[37].

L’histoire ressemble à celle d’Oedipe mais avec une impossibilité qui prend la forme d’une aporie narrative. Kilpatrick, le chef de l’insurrection, demande à Nolan, un de ses compagnons, de trouver le traître. À la suite d’une enquête menée par ce dernier, il s’avère que Kilpatrick est le traître. Ceci produit une impossibilité narrative puisque le héros est le traître. Kilpatrick est alors condamné à être tué mais selon une mise en scène qui le présente comme un héros pour ne pas démoraliser la rébellion. La situation est impossible. Elle théâtralise l’histoire en la rendant effective par une fiction :

Kilpatrick fut abattu dans un théâtre mais c’est aussi la ville entière qui servit de théâtre. Les acteurs furent légion et le drame couronné par sa mort, embrassa un grand nombre de jours et de nuits. […] Nolan proposa une solution qui fit de l’exécution du traître l’instrument de l’émancipation de sa patrie. Il suggéra de faire tuer le traître par un assassin inconnu, dans des circonstances délibérément dramatiques, qui se graveraient dans l’imagination populaire et précipiteraient la rébellion[38].

L’effet est redoutable : l’histoire doit être falsifiée pour devenir vraie. Elle devient alors un simple plagiat : « Nolan, pressé par le temps, ne sut pas inventer entièrement les circonstances de l’exécution multiple ; il dut plagier un autre dramaturge, l’ennemi anglais William Shakespeare[39]. »

L’unicité s’inscrit désormais dans la répétition. La suite générationnelle devient à la fois transmission et annulation de la transmission.