Abstracts
Résumé
La perception générale du personnage du père dans le roman des Caraïbes est qu’il est surtout absent, sinon de caractère autoritaire ou irresponsable. S’agit-il d’une image peu fondée, faute d’études d’envergure ou l’imaginaire littéraire du père est-il en voie de transformation ? L’étude porte sur trois romans haïtiens récents où la figure du père prend des contours autres qui semblent signaler un renouveau dans l’imaginaire romanesque du père. En effet, dans Kool-Klub de Kettly Mars, les comportements « classiques » du père sont disqualifiés au profit d’un père moderne, attentif, attentionné et responsable. Chez Évelyne Trouillot, dans Absences sans frontières, un personnage analogue apparaît qui, malgré son absence, se consacre entièrement à veiller au bien-être de sa fille. Personnage plus insolite, l’inspecteur Azémar des polars de Gary Victor s’avère néanmoins être un père animé par des principes profondément humains. Ainsi, nous assistons à ce qui semble être une transformation du paysage social dans l’imaginaire romanesque haïtien : ce sont les mères qui sont absentes et les pères qui font l’objet d’une idéalisation aux accents didactiques.
Abstract
The general perception of the father in the Caribbean novel is that he is mostly absent, and if not, authoritarian or irresponsible. Is this image unfounded due to a lack of substantial studies, or is the literary imagination of this character undergoing a process of transformation? This article examines three recent Haitian novels in which the father figure is presented differently, and which seem to indicate a renewal of fictional representations. Indeed, it appears that in the novel Kool-Klub by Kettly Mars, the “classical” behaviour of the father is discredited in favour of a modern, attentive, sensitive and responsible parent. A similar representation appears in Évelyne Trouillot’s novel Absences sans frontières, where, in spite of his absence, the father dedicates himself entirely to his daughter’s well-being. Inspector Azémar, in Gary Victor’s crime novels, is a rather unusual character but nevertheless a father motivated by profoundly humane values. These novels thus reveal what seems to be a transformation of the social scene of fictional representations: the mothers are the ones who are absent, and the fathers the object of a somewhat didactical idealization.
Article body
Dans la littérature francophone des Caraïbes, le personnage du père n’a généralement pas très bonne presse. Bien qu’il y ait des exceptions, c’est l’absence du père ou la figure du tyran à domicile qui retient le plus souvent l’attention des romanciers et de la critique. L’absence du père peut certainement être présentée comme une situation légitime et même nécessaire, comme dans le cas des nombreux exilés sous le régime des Duvalier, absences involontaires se traduisant, entre autres, par cet imaginaire d’un « pays sans pères[1] » qui caractérise les romans de Dany Laferrière jusqu’à la parution de L’énigme du retour. Mais on rencontre tout aussi souvent des « enfants de père inconnu », c’est-à-dire ce géniteur qui s’évanouit dans la nature dès qu’une grossesse lui est attribuée, figure d’un être irresponsable et jouisseur qui fait le malheur des femmes et des enfants. Le personnage du patriarche autoritaire, qu’incarne un Astrel Morelli chez Émile Ollivier[2], par exemple, n’est pas plus valorisant, parmi ces représentations courantes du père, semant également souffrance et discorde. Et pourtant…
Il sera question ici de quelques romans haïtiens où le « paysage paternel » se transforme de manière significative. Nous retiendrons en particulier Kool-Klub de Kettly Mars, feuilleton paru d’abord dans Ticket (un supplément hebdomadaire du journal Le Nouvelliste) et publié sous forme de volume en 2007, Saison de porcs (2009), polar de Gary Victor, et Absences sans frontières d’Évelyne Trouillot, paru en 2013[3]. Le caractère « populaire » des romans de Kettly Mars et de Gary Victor permettra de poser la question du rôle des conventions du genre dans ces représentations peu communes du personnage du père, alors que le texte de Trouillot, plus proche des usages de la sphère dite « lettrée », illustrera qu’il s’agit néanmoins d’un phénomène de renouveau de l’imaginaire littéraire qui ne se limite pas à ces productions que certaines institutions tendent encore à marginaliser. À cet égard, il convient de souligner cependant que le corpus à l’étude fait partie d’une production croissante, encore relativement récente dans les littératures francophones, d’une littérature d’apparence populaire mais qui s’avère en réalité « hybride » dans la mesure où elle procède à des modifications de bon nombre des paramètres des genres populaires. On aboutit ainsi à des textes qui transgressent à la fois les conventions de ces genres considérés comme fortement codés et celles des canons littéraires « classiques », phénomène encore peu étudié qui, ultimement, remet en question une certaine perception du « littéraire[4] ». Dans ce contexte, que l’imaginaire littéraire (du père) se transforme en même temps que les formes n’a sans doute rien d’étonnant.
Au pays des pères : Kool-Klub
Commençons par le roman de Kettly Mars qui se démarque tout d’abord par l’inversion des rôles et la prédominance d’un personnage du père « amélioré », résolument modernisé. Découpé en vingt-six épisodes, le roman nous présente quatre jeunes filles, âgées de dix-huit à vingt-deux ans, à la recherche d’un peu de bonheur dans le quotidien chaotique de Port-au-Prince à l’époque des enlèvements qui traumatisent la population dans les années 2005-2008. Or le premier constat qui s’impose lorsqu’on s’intéresse au « personnel du roman[5] » est que ce sont les mères et les épouses qui sont absentes, si bien que les personnages masculins de la génération des parents sont veufs, divorcés et (ou) « pères célibataires ». Ainsi, Cristelle et son frère aîné Manuel vivent avec leur père, en attendant le retour de leur mère, partie faire une maîtrise au Canada. Fabiola et son jeune frère Gregory ont été pris en charge par un oncle, à la mort de leur mère, le père ayant déjà déserté le foyer familial depuis la naissance du petit dernier (KK, 165). La troisième amie du groupe, Stéphanie, dont les parents sont divorcés, vit avec son père Edris par choix, puisque la vie avec sa mère émigrée aux États-Unis ne lui convenait pas. Quant à la mère de Darlène, la quatrième des amies, elle travaille à New York, espérant pouvoir y gagner sa vie mieux qu’en Haïti, pour subvenir aux besoins de ses trois filles, confiées à leur grand-mère, le père étant mort du sida. Le lecteur découvre donc une multiplicité de personnages « sans attaches » (pour le meilleur ou pour le pire !) dont les intrigues amoureuses se déroulent sur fond d’un « pays sans mère » mais peuplé d’une multiplicité de pères[6].
L’on note par ailleurs que, dans cette gamme des personnages paternels de différents types, les figures plus traditionnelles apparaissent aussi mais leur représentation contribue à ce qui apparaît, au fil des épisodes, comme un discours fortement didactique du roman. En effet, le comportement des géniteurs volages et irresponsables laisse des séquelles qui constituent autant de leçons de vie pour les personnages et le lectorat. À la manière des contes, le récit distingue clairement le chemin à suivre, qui peut mener au bonheur, du chemin à éviter, celui où l’individu s’égare dans le vice et la souffrance. C’est du moins en ce sens que peut se lire l’apparition soudaine, dans l’épisode 18, d’un frère inconnu de Fabiola, frère né des aventures extraconjugales du père et tombé dans la drogue et la délinquance au point où il sera recruté par un groupe de kidnappeurs qui enlèvent sa propre soeur. Et alors que Fabiola parvient à s’échapper, Rickie tombera sous les balles de la police. Ce n’est manifestement pas la voie qui mène vers le bonheur. Par contre, la belle et courageuse « demoiselle en détresse » sera récompensée d’un prince charmant qui tient à la fois du père et du frère protecteurs et de l’amoureux transi, William Mérisier, le fils du patron de la compagnie d’assurances où Fabiola travaille comme réceptionniste.
William lui-même vit une relation conflictuelle avec son père, Charles Mérisier, père autoritaire « classique » et qui abuse allègrement de son pouvoir de patron. Figure sans doute la plus conventionnelle (dans le cadre caribéen) parmi les pères de ce roman, il sera aussi clairement discrédité que le père et le frère de Fabiola. Nous apprenons par ailleurs que, comme dans le cas des quatre jeunes amies, la mère de William est « évacuée » de cette famille. De surcroît, depuis la mort de sa mère, les relations entre William et son père n’ont fait qu’empirer au point où le fils avoue candidement à son ami Edris qu’il en est venu à détester son père.
Tu sais que j’ai toujours eu avec mon père une relation très… conflictuelle. Surtout depuis la mort de notre mère. Je sortais de l’adolescence, un moment difficile. Mon frère cadet est son préféré et moi son souffre-douleur… […] Charles Mérisier a toujours voulu tout contrôler, tout décider dans ma vie. Je le rends en partie responsable de mon divorce… […]
– Des fois, je le hais, Edris ! Je le hais tellement…
KK, 64
Cette haine sera attisée, bien entendu, par les relations du patron avec la jeune employée, car William ne tardera pas à découvrir que son père, âgé de plus de soixante ans, lui a « ravi » Fabiola qu’il avait lui-même fait entrer dans leur compagnie pour pouvoir la courtiser. Il ne manque d’ailleurs pas d’avertir la jeune femme que le père Mérisier est un « veritab gran moun kannay » (KK, 65), qu’elle n’est pas la première à se laisser « embobiner de promesses » (KK, 65) par le patron : « ne vous faites point d’illusions, Fabiola… vous n’êtes rien d’autre qu’un passe-temps… un jouet dont il se lassera bien vite… » (KK, 29).
Or le roman mettra fin à ce « jeu canaille » du vieux père de manière assez radicale puisque le patriarche abusif sera également enlevé et subira alors un tel choc nerveux que, même lorsqu’il sera relâché, il ne retrouvera pas suffisamment ses esprits pour reprendre ses fonctions. William héritera donc à la fois de la direction de la compagnie et de la belle Fabiola. La figure du père autoritaire friand de jeunes femmes est ainsi littéralement enlevée de la société du texte. Son comportement est sinon « puni », du moins « mis au rancart » ; le kidnapping le met hors d’état de nuire et la fonction symbolique en est d’autant plus évidente que le lecteur ne saura jamais rien de précis sur son enlèvement, ni qui en est responsable, ni comment et pourquoi Charles Mérisier sera relâché.
Cependant, ayant lui-même presque atteint la quarantaine, c’est-à-dire l’âge des pères, la question se pose alors de savoir si William est véritablement différent de son père ou s’il n’hérite pas aussi de son penchant « canaille ». Ce doute est formulé explicitement par Edris qui se trouve dans une situation analogue puisqu’il est lui-même engagé dans une relation amoureuse avec Darlène, une des amies de sa fille Stéphanie. Et même s’il se garde bien de partager cette critique avec son ami, elle n’en est pas moins inscrite dans le texte : « Et puis au fond, William et lui n’étaient pas meilleurs que le père Mérisier. Ils se laissaient happer par le besoin conscient ou inconscient de retenir leur jeunesse en pénétrant l’univers de ces êtres que le temps n’avait pas encore froissés » (KK, 65). L’on note néanmoins que le roman introduit suffisamment de distinctions entre ces personnages paternels pour « disculper » Edris et William.
D’une part, dans le cas de William, il n’est pas père, au sens propre, ni « collectionneur » de jeunes femmes. Son intérêt et son amour pour Fabiola sont présentés comme entièrement sincères. D’autre part, le texte inverse les rôles dans cette relation, si bien qu’elle aussi prend des accents didactiques. En effet, William n’est pas dupe ; il sait que Fabiola s’intéresse à lui d’abord et avant tout pour se mettre à l’abri du besoin et quitter la précarité du quartier populaire où elle vit avec son oncle et son jeune frère.
Quelle est sa place dans la vie de Fabiola ? Il ne se fait pas d’illusions, Fabiola n’est pas amoureuse de lui. Est-ce que le temps sera son ami ou son ennemi ? S’il sait la rendre heureuse, elle finira par l’aimer. Il réalise qu’elle n’a pas eu le courage de partager avec lui ses inquiétudes et sa détresse face au drame qu’elle vit [la découverte du frère délinquant]. William regarde Fabiola souffrir en silence. Pourtant, il ressent plus que jamais le besoin de la protéger et de l’aimer.
KK, 209
Le roman crée donc, de part et d’autre, des motivations « légitimes », tout en suggérant que, dans les relations entre une jeune femme et un homme qui « pourrait être son père », il ne s’agit pas forcément d’abus de la part des hommes. Le texte fait clairement comprendre au lecteur que Fabiola profite de l’intérêt que lui témoignent les patrons (père et fils !) et qu’elle « manoeuvre » d’abord dans le but d’assurer sa sécurité matérielle… sans exclure que la prévenance de William puisse éventuellement l’amener à « de meilleurs sentiments ».
C’est l’amour qui mène le monde, mais l’argent peut quand même faire le bonheur parfois : nous sommes bien dans un feuilleton ! Tout au long de l’intrigue, les personnages sont tiraillés entre leurs besoins matériels et affectifs, ce qui n’a rien de nouveau certainement, en ce qui concerne les conventions du genre[7]. Il s’avère toutefois que l’insertion de ces divers personnages paternels dans un univers imaginaire où domine toute la gamme des sentiments (amour, haine, jalousie, convoitise, chagrin, désir de vengeance, etc.) aboutit à ce modèle de père beaucoup moins conventionnel dans la littérature des Caraïbes : le père sensible qui agit par amour et souci du bien-être des autres plutôt que par désir ou quête de pouvoir et d’autorité. L’évacuation des mères et épouses dans ce roman apparaît alors avant tout comme une stratégie permettant au texte de tester ou d’explorer les capacités affectives des pères ou encore d’en favoriser le développement, soit de « remédier » à cette carence de sensibilité et de communication dans la vie intime qui caractérise la figure traditionnelle du père (et souvent du personnage masculin plus généralement). Autrement dit, l’absence des mères oblige en quelque sorte les pères à cumuler les deux rôles que jouent l’homme et la femme dans l’organisation « traditionnelle » de la société (occidentale) et à se montrer désormais responsables, affectueux et attentifs à tous les besoins de leur progéniture[8].
C’est le cas du père de Cristelle, notamment, personnage secondaire qui articule clairement ce principe sans être tout à fait à la hauteur de ce qu’il professe. Ainsi, tout en employant toujours un langage affectueux et mesuré pour communiquer avec sa fille, il veille quand même à ses « intérêts » en lui imposant des décisions unilatérales :
Comme tu sais, ma chérie, depuis que ta mère est partie faire sa maîtrise au Canada, ma responsabilité envers Manuel et toi est plus… lourde. Et avec la situation comme elle est à Port-au-Prince, je m’inquiète vraiment pour vous deux. […] Je voudrais donc que tu limites tes sorties pour te concentrer sur tes études et aussi pour ne pas t’exposer inutilement à cette insécurité rampante. […] Ma décision est prise pour ton plus grand bien. Il faut te concentrer sur tes études.
KK, 38-39
Or comme Cristelle le fait remarquer à ses amies, son frère Manuel ne fait pas l’objet de telles exigences et interdictions et il est évident (pour les personnages et le lecteur) qu’il s’agit avant tout d’empêcher Cristelle de fréquenter Cédric, l’élu de son coeur. Et à méthodes traditionnelles, réaction traditionnelle : les amoureux trouveront le moyen de se voir en cachette.
Le père de Cristelle illustre donc avant tout la difficulté pour les pères de relever le défi « lourd » de jouer un double rôle parental, tout en servant de « repoussoir » au personnage d’Edris, le père de Stéphanie, qui y réussit si bien qu’il apparaît comme la figure du père « moderne » pratiquement idéalisé. Depuis son divorce, la vie familiale d’Edris Raymond, propriétaire d’un petit club de nuit au centre-ville où se réunit la jeunesse, est consacrée entièrement à sa fille. Une complicité presque amicale caractérise cette relation entre père et fille, qui expriment ouvertement leur tendresse l’un envers l’autre et se font entièrement confiance… jusqu’à ce que le père commence à manifester un intérêt pour Darlène. Cette situation assez particulière servira cependant de leçon à la fois à Stéphanie et au lecteur. S’étant toujours montré tolérant envers les fréquentations de sa fille, son père lui demandera d’en faire autant et de se comporter en adulte compréhensive. En effet, le seul moment dans le roman où il intervient dans les relations amoureuses de sa fille est à la suite de son chagrin suivant la rupture avec un prétendant peu sincère, moment où son souci pour elle, loin de s’exprimer par une interdiction de sorties, l’amène à l’encourager à rejoindre ses amis plutôt que de se morfondre à la maison.
Cette liberté de fréquentations, il la réclame donc également pour lui-même, lorsque sa fille se comporte en « maîtresse jalouse » (KK, 217) en apprenant qu’il entretient une liaison avec Darlène, une amie de son âge. Et alors que celle-ci s’apprête à y renoncer pour ne pas contrarier Stéphanie, le père décide qu’il est temps de veiller aussi à ses propres intérêts.
Stéphanie [dit Darlène] refuse absolument d’accepter qu’il y ait une… relation entre nous. […] Le plus sage est d’arrêter de nous voir […].
– Écoute-moi, l’interrompt Edris. Stéphanie aurait réagi de la même façon quelle que soit la femme à laquelle je me serais intéressé. Nous avons déjà… connu ce genre de situation. C’est pourquoi j’ai toujours été très discret avec mes fréquentations féminines. […] Elle a recherché en moi l’affection de sa mère qui lui manquait, en même temps que la mienne. […] Mais à présent, Stéphanie a grandi, elle est une jeune femme. Elle doit comprendre que je suis un homme avant tout, que j’ai moi aussi besoin d’affection, d’amour, de compagnie…
KK, 177-178
Le personnage d’Edris se présente ainsi comme un père qui sait mener judicieusement sa vie affective tout en veillant constamment sur le bien-être de sa fille. En même temps, les relations entre Stéphanie, son père et Darlène servent manifestement à remettre en question les conventions sociales, la « normalité » non seulement en ce qui concerne le rôle des pères, mais aussi les préjugés de classe et de couleur.
L’on note, par exemple, que la différence non seulement d’âge mais aussi de classe et de couleur entre Edris et Darlène suscite d’abord la méfiance des jeunes filles par rapport aux motivations de ces amoureux « mal assortis », Edris étant un bel homme mulâtre relativement prospère et Darlène une jeune fille noire de la classe populaire. Alors qu’elle-même soupçonne Edris d’être à la recherche d’une distraction temporaire (KK, 53), Stéphanie croit que Darlène, comme Fabiola, ne cherche que la sécurité matérielle (KK, 179). Face à ces réticences, Edris incarne un discours de sagesse prônant une évolution sociale qui permettrait de faire tomber toutes ces barrières et frontières factices afin que les relations entre individus puissent se fonder simplement sur l’humain : « je ne crois pas que ce soient les choses matérielles qui font la valeur d’un homme ou d’une femme », précise-t-il (KK, 101). À travers ces relations complexes entre un père divorcé, sa fille et l’amie de son coeur, le texte construit donc peu à peu la figure d’un père exemplaire qui le devient simplement en se montrant humain, homme de coeur, avant tout, à qui les choses matérielles, le statut social et le pouvoir importent peu.
Le père nourricier chez Évelyne Trouillot
Ce personnage du père « redevenu humain », nous le retrouvons dans le roman d’Évelyne Trouillot, roman aux accents plus dramatiques construit autour de la figure peu commune d’un père que sa sensibilité rend vulnérable à l’exploitation des femmes sans scrupules. Organisé en chapitres de longueur variable consacrés tour à tour aux trois personnages principaux, Gigi (Gisèle Marie-Lourde, la grand-mère), Didine (Géraldine, sa petite-fille) et Gérard (le père), le roman semble tout d’abord reconduire le personnage du père absent et, par conséquent, la configuration familiale des enfants élevés uniquement par des femmes. L’on constate toutefois rapidement que la dynamique de ce drame familial est tout autre. D’une part, comme chez Kettly Mars, c’est d’abord la mère qui est totalement absente du roman en tant qu’actant. Cette absence est d’autant plus significative que sa fille n’a aucun souvenir d’elle et que la grand-mère et la grand-tante, Cynthia, qui vit avec elles, cultivent un silence obstiné autour de la mort de Moline, fille de Gigi, l’enveloppant d’un mystère curieux alors qu’elle serait morte prématurément d’une méningite lorsque Didine n’avait que trois ans. D’autre part, le père absent demeure en fait très présent dans la vie de Géraldine où il joue un rôle essentiel jusqu’à ses dix-huit ans, âge du personnage dans le présent du récit situé quelques semaines après le séisme de 2010.
Parti à New York peu après son mariage et avant la naissance de sa fille, Gérard n’a, en effet, rien du père irresponsable ou inaccessible puisque son seul souci était alors d’assurer une meilleure qualité de vie à sa toute nouvelle famille. Cette absence se démarque donc nettement à la fois de celle des géniteurs évanescents qui s’éclipsent dès qu’on leur annonce une grossesse et de celle des exilés politiques qui ne peuvent ni rentrer au pays ni communiquer librement avec leurs proches sans les exposer à des représailles. À l’origine, ce départ était d’ailleurs un choix sur lequel les deux époux (et Gigi, la grand-mère) étaient d’accord, puisqu’il ne devait les séparer que brièvement, le but étant de faire quelques économies pour soit rentrer au pays, soit faire venir l’épouse aux États-Unis pour le rejoindre. L’on reconnaît évidemment dans ce projet du couple fictif le rêve d’une vie meilleure qui pousse tant « d’émigrés économiques » du Sud à tenter leur chance dans le Nord, sans se douter des obstacles qui les y attendent, comme ce sera le cas pour le personnage de Gérard.
Par ailleurs, si Gigi approuve l’union de sa fille Moline avec ce jeune comptable, c’est précisément parce qu’elle se méfie de ces hommes de passage, comme l’était le père de sa propre fille. En effet, Moline est déclarée fille « de père inconnu » et Gigi renonce par la suite à fréquenter ce type d’individus :
elle n’avait pas voulu courir le risque d’introduire dans son foyer des hommes assez friands de sexe pour le chercher où il ne fallait pas et peu soucieux de se transformer en père de famille consciencieux et assidu. Ce type d’hommes qu’elle avait toujours fréquentés, le genre à ne pas s’attacher, […] prêts à décamper devant tout ventre rond.
ASF, 223
Elle élèvera donc seule sa fille, secondée par sa jeune soeur, Cynthia, qu’elle avait amenée avec elle en quittant le village natal, mais elle souhaite une autre vie pour Moline. Comme Cynthia tentera de l’expliquer à sa petite-nièce à la fin du roman, après la mort de Gigi, Gérard représentait alors pour cette mère soucieuse de l’avenir de sa fille, la perle rare qu’il ne fallait pas laisser s’échapper :
Je savais que ma soeur avait mis tant d’espoir dans l’arrivée de Gérard dans la vie de ta mère. Ému et si heureux à l’idée de ce bébé [la grossesse de Moline lui est annoncée après son départ], il semblait prêt à tous les sacrifices. Moline se fichait des avantages matériels, mais Gigi avait déjà construit votre avenir sur le sens des responsabilités de ce jeune homme sérieux et travailleur ; elle échafaudait les profits à en tirer, […] développait des stratégies pour maximiser ses atouts.
ASF, 244 ; en italique dans le texte
Et, en effet, Gérard consentira à tous les sacrifices, même lorsqu’il se trouve dans l’impossibilité de rentrer au pays à cause de son statut d’immigrant illégal aux États-Unis et encore davantage après la mort de sa femme. Cette absence deviendra alors plutôt une qualité du personnage puisque sa seule préoccupation sera de garantir une vie meilleure à sa fille et aux deux femmes qui s’en chargent en Haïti.
Jusqu’aux dix-huit ans de Didine, Gérard suit donc à distance mais de près la vie de sa fille, se privant de tout lui-même pour qu’elle ne manque de rien. Sa vie se réduit à occuper deux emplois (il est plongeur dans un restaurant le jour et membre d’une équipe d’entretien, la nuit, dans le World Trade Center, échappant par miracle à l’effondrement des tours le 11 septembre 2001), en plus de se servir de ses compétences de comptable pour se créer une petite clientèle de compatriotes pour qui il remplit les déclarations de revenus. Jamais il ne songe à se remarier et le seul « luxe » qu’il se permet est d’acheter un téléviseur grand écran, alors que Géraldine, Gigi et Cynthia se construisent une vie de privilégiées grâce à lui (ASF, 93, 110, 207, etc.). Géraldine ira dans une des meilleures écoles de la capitale et disposera de toute la technologie moderne (télévision, ordinateur, cellulaire, appareil photo, etc.), les femmes pourront s’acheter une maison à Delmas (quartier de la petite-bourgeoisie) et Didine aura même sa propre voiture… alors que son père se déplace toujours à pied. Père et fille resteront en contact constant d’abord par téléphone et par les photos envoyées par la poste, puis par courriel et par Skype. Le seul passe-temps du père sera de fréquenter la bibliothèque et de naviguer sur internet afin de se cultiver lui-même et de partager ses trouvailles et coups de coeur culturels avec sa fille. Il ira même jusqu’à suivre des cours de natation pour encourager Didine à le faire et pouvoir « partager » cette expérience avec elle. Finalement, toute sa vie d’exilé ne prend son sens que par sa chère Dee, son seul souci, son seul bonheur, au point où ses amis se moquent quelque peu de son comportement de « père poule » :
Depuis [les cours de natation], il respirait beaucoup mieux quand il apprenait, toujours après coup, qu’elle avait été à la plage avec des amis ou avec Tanza [Cynthia]. Cela n’arrivait pas souvent, mais il n’osait imaginer la peur qu’il aurait eue à la savoir incapable de nager en pleine mer avec une bande d’adolescents. Sans compter tous les autres accidents qui pouvaient arriver et sur lesquels il n’avait aucun contrôle. Bony lui disait qu’il se conduisait comme une mère poule, que seules les femmes avaient la capacité de se faire du souci continuellement, à partir de la plus petite éventualité.
ASF, 123
En dépit de la distance, il s’agit donc bien d’un père attentionné qui cumule avec dévouement le rôle des deux parents, faisant de son mieux pour suppléer aussi à l’absence permanente, « sans limites » (ASF, 185) de la mère de Didine.
Ainsi, le seul véritable contentieux entre père et fille sera ce retour au pays toujours annoncé puis reporté à plus tard pour de multiples raisons. Le lecteur apprendra également au fil des pages que Gigi elle-même souhaite plutôt que l’absence du père se prolonge indéfiniment puisqu’elle tient à « sa poule aux oeufs d’or » et que sa « stratégie » était plutôt d’envoyer Didine rejoindre son père à New York. Et surtout, elle redoute qu’il découvre en rentrant qu’il a été entraîné dans un « labyrinthe de mensonges tissés par Gigi » (ASF, 236), car Gérard n’est pas, en réalité, le véritable père de Géraldine. En effet, à la suite d’une fausse couche de Moline à moins de deux mois de grossesse, sa mère « règle le problème » (ASF, 240) en dénichant un « géniteur » de passage dont elle se sert à la manière d’un « donneur de sperme » (alors que la jeune femme n’est qu’à demi consciente de ce qui se trame) pour que Moline tombe à nouveau enceinte, à l’insu de son époux (et du géniteur). Scénario invraisemblable ? « [H]istoire sordide digne d’un feuilleton télévisé embrouillé et grotesque » (ASF, 240), ainsi que Didine qualifie elle-même son histoire en apprenant la vérité ? Disons plutôt qu’au bout du compte, tout cet imbroglio se lit avant tout comme un prétexte pour illustrer que la paternité ne réside pas dans la simple conception d’un enfant, mais dans le lien affectif indestructible qui se tisse au fil des ans, comme le souligne le dénouement du roman.
En effet, à la suite du séisme où tant de familles sont décimées, père et fille ressentent un tel besoin d’être en présence l’un de l’autre et une telle peur que l’un ou l’autre puisse mourir sans qu’ils aient jamais été réunis, que Gérard décide de rentrer au pays – sachant que ce retour sera sans doute définitif et qu’il devra faire face à cette vérité sur la naissance de sa fille dont il avait tenté jusque-là d’ignorer les indices. Ainsi le roman se termine sur le grand élan du coeur de ce père désormais présent qui décide qu’ils n’avaient pas « fait tout ce chemin ensemble pour se laisser détourner par des banalités biologiques » (ASF, 252). Le roman d’Évelyne Trouillot construit donc indéniablement l’imaginaire d’une paternité redessinée par-delà les frontières, des intérêts matériels des uns et des autres et des conventions sociales et littéraires.
Le marronnage du père chez Gary Victor
L’on ne peut, bien sûr, à partir de deux romans, conclure à une tendance générale, mais les romans de Kettly Mars et d’Évelyne Trouillot illustrent tout au moins que la figure classique du père autoritaire et (ou) irresponsable peut être évacuée au profit d’une idéalisation du père comparable à celle de la mère ou de la grand-mère souvent idéalisées dans l’imaginaire social et littéraire de l’Afrique et des Caraïbes. À première vue, le personnage du père chez Gary Victor se démarque donc nettement des Gérard et Edris des romans précédents. Dieuswalwe Azémar est certainement la plus insolite des figures paternelles des trois romans à l’étude, mais la facture encore plus invraisemblable du personnage permet sans doute au lecteur de comprendre d’emblée que sa fonction est avant tout symbolique. Azémar rejoint donc malgré tout les deux autres figures de pères exemplaires comme signe d’une transformation multiforme de l’imaginaire du père dans la littérature haïtienne.
Il est à noter qu’Azémar, en tant que personnage récurrent de l’enquêteur, s’inscrit d’abord dans le canon du roman noir où le détective, même s’il doit épingler des criminels, est rarement lui-même irréprochable[9]. Inspecteur dans la Police nationale d’Haïti, Azémar demeure néanmoins un personnage atypique, même dans l’optique des conventions du polar, tant par son alcoolisme chronique, sa gâchette facile… que par son attachement à sa fille Mireya. Or Mireya est en réalité une petite mulâtresse qui apparaît pour la première fois dans Les cloches de La Brésilienne, polar qui se termine sur la décision d’Azémar d’adopter la petite fille devenue orpheline à la suite du décès de sa mère, de sa grand-mère (avec qui elle vivait depuis la mort de sa mère) et de son père[10]. Nous retrouvons donc chez Victor cette configuration du père célibataire qui, en l’absence de la mère, cumule les deux rôles, devant se montrer à la fois fort, protecteur et « père nourricier » sensible et attentionné[11]. Faisant de lui un père adoptif, le roman souligne en même temps l’importance de cette « fibre paternelle » qui, dans les romans subséquents où apparaît l’inspecteur, constituera le principal ancrage qui empêchera Azémar de sombrer complètement dans le désespoir et la débauche.
Cette relation de salut réciproque sera exploitée particulièrement dans Saison de porcs où Mireya fera partie des enfants victimes des machinations d’une secte évangéliste américaine oeuvrant en Haïti. Rappelons également que l’inspecteur Azémar est présenté, de roman en roman, comme le plus compétent et le plus intègre des policiers avec qui il travaille, malgré son penchant pour la boisson, ce qui lui vaut le mépris de ses collègues. Il ne manquera pas d’ailleurs de douter lui-même parfois du bien-fondé de ses propres principes intransigeants :
« Dieuswalwe, se dit-il en soupirant. Tu aurais perdu quoi à faire comme les autres, à te vautrer dans la boue ? Ton âme ? Mais à quoi sert d’avoir une âme dans ce satané pays ? La preuve, ils ont tous vendu leur âme. […] Passe la frontière. Pareil à eux, la souffrance te sera inconnue. » Mais il n’en était pas capable. […] Parfois il se réveillait la nuit, prenant à partie sa mère et son père, depuis longtemps disparus. C’étaient eux les responsables de sa situation misérable. C’était eux qui avaient inscrit quelque part dans sa conscience ces valeurs désuètes […].
SP, 19
Ainsi nous apprenons dès le début du roman que ce sont ces « valeurs désuètes » et sa fibre paternelle qui continuent à le faire marcher dans le droit chemin – tout en le faisant souffrir.
En effet, non seulement s’est-il laissé finalement convaincre de confier Mireya à l’Église du Sang des Apôtres pour la donner en adoption à une famille américaine, pour offrir à l’enfant « cette chance de partir. D’éviter que les chacals de cette terre ne viennent se repaître de son corps » (SP, 31), mais il avait déjà auparavant perdu la trace d’un jeune collègue qu’il avait pris sous son aile, espérant lui transmettre ses principes d’intégrité.
À la souffrance de la séparation imminente avec Mireya, s’ajoutait une autre douleur. Cela faisait maintenant deux ans, jour pour jour, l’agent Colin était venu le voir un samedi matin, comme aujourd’hui, pour lui assener un coup de massue dont l’inspecteur ne se relevait pas encore. […] L’inspecteur appréciait d’autant plus Colin que le fils qu’il aurait voulu avoir, il le voyait sous les traits du policier. Il se demandait cependant, fort souvent, si ce fils, il l’aurait élevé suivant les principes que son père et sa mère lui avaient inculqués. […] C’était sans doute pour cela qu’il ne s’était jamais risqué à faire un enfant. Mireya, c’était autre chose. Le destin s’était chargé de lui donner cette fille.
SP, 20-21
Malgré ces réticences, Azémar n’échappera donc pas à son rôle de père, d’autant plus que le jeune Colin refait subitement surface au moment même où l’inspecteur s’apprête à renoncer à sa fillette, « don du destin ». En effet, après deux ans de silence, Colin appelle l’inspecteur pour lui donner d’urgence un rendez-vous secret en le suppliant de lui venir en aide, sans expliquer les raisons de ce mystérieux appel au secours.
Il [Azémar] était préoccupé uniquement par l’appel de l’Agent Colin. Le jeunot s’était certainement fourré dans un sale guêpier. En dépit de tout son ressentiment contre Colin, il ne pouvait s’empêcher de ressentir toujours de l’affection pour lui. « Dieuswalwe, se morigéna-t-il, tu étais né pour être un père de famille respectable. Pas ce policier raté, débauché, alcoolique que tu es devenu. Voici maintenant que tu as décidé, sans même savoir de quoi il retourne, de venir en aide à quelqu’un qui t’a traité un jour avec dédain. »
SP, 73
C’est ainsi que, au fil des polars de Gary Victor, le lecteur suit un Azémar qui vole au secours « des veuves et des orphelins », c’est-à-dire de tous ceux qui deviennent la proie des « chacals » du pays. Faute d’être un « père de famille respectable », ses principes doublés de sa fibre paternelle concourent à faire d’Azémar la figure du justicier, justicier sans doute singulier, mais justicier tout de même.
Dans Saison de porcs, il s’avère pourtant que l’intervention de l’inspecteur ne pourra se faire à temps pour « sauver » le jeune Colin, mais il parviendra à arracher Mireya des griffes de l’Église du Sang des Apôtres. Le dénouement du roman révèle en effet que les deux sont victimes d’un trafic d’organes et de manipulations génétiques (SP, 133) que cette secte américaine pratique sous couvert d’une école pour enfants démunis et d’un service d’adoption. En dernière analyse, cette intrigue aux accents surnaturels prend donc sens à travers un ensemble de constructions avant tout symboliques. La transformation en loup-garou à moitié porc de l’Agent Colin est manifestement la transposition sur le plan physique et sur le mode de l’humour noir du fait qu’il s’est laissé entraîner dans ce trafic par l’appât du gain. À l’inverse d’Azémar, il incarne tous ceux qui ont perdu tout vestige d’humanité.
L’inspecteur n’en revenait pas. Voici comment une société pouvait réduire un jeune homme au départ plein de vie, plein d’espoir, plein de bonne volonté à cet état de loque humaine. Car c’étaient eux finalement, les loques, les ratés, conclut l’inspecteur. Des gens qui n’avaient d’humain que l’apparence. Des invertébrés. Des vers de terre. Des créatures monstrueuses gardiennes des ténèbres dans ce qu’elles avaient de plus effroyable.
SP, 80
Ce « fils perdu » sert ainsi d’avertissement à tous ceux qui seraient tentés de céder à cette corruption irréversible de l’humain.
Face à cette incarnation du monstrueux, Mireya, enfant innocente convoitée par les puissants, représente, elle, le potentiel humain encore inaltéré qui permettrait à la population de résister à cette « régression » vers la bestialité. Dans sa vulnérabilité d’orpheline, elle apparaît comme la figure de tout un peuple démuni, en proie aux rapaces de tout acabit, venus autant des puissances du Nord que du Sud (l’un des « barons » de ce trafic humain est l’ambassadeur du Venezuela), et du pays même, peuple abandonné de ses protecteurs. Ce symbolisme est d’ailleurs développé de manière évidente dès le premier roman où apparaît Mireya, Les cloches de La Brésilienne, où nous apprenons que sa mère était une séduisante mambo (prêtresse du vaudou), morte très jeune après avoir mis au monde cette petite fille conçue avec le père Lefenec, curé breton installé au village haïtien La Brésilienne. Ce père dépravé incarne donc à la fois le géniteur fuyard (il coupe tout contact avec la belle Shibouna après leur brève et passionnée liaison, reniant la paternité de la fillette jusqu’au moment de sa mort) et le refus de l’Église catholique de reconnaître le vaudou, cette religion des origines qui a « enfanté » le peuple haïtien. Ce symbolisme d’un peuple ayant perdu la « protection » de ces deux religions fondatrices de la culture du pays est poussé encore plus loin dans Saison de porcs où les criminels pourchassés par Azémar sont, d’une part, un bòkò (initié du vaudou qui se sert de ses pouvoirs de manière malfaisante) qui tire profit des croyances voulant qu’on puisse « vendre l’âme » d’une personne et, d’autre part, les évangélistes américains qui se livrent au trafic des enfants. En même temps, cette exploitation multiforme du peuple démuni constitue sans doute une critique acerbe de ces pays de culture « scientifique » se voulant évolués et qui font circuler de vieux stéréotypes pour discréditer les pratiques « primitives » des vaudouisants, alors qu’ils sont manifestement mal placés pour tenir de tels discours, ayant pratiqué eux-mêmes le « sacrifice humain » depuis le temps de l’esclavage jusqu’aux jours sombres de l’actualité où les pays moins nantis font les frais des nouveaux cartels fournisseurs d’organes et de cobayes humains pour des manipulations génétiques et des transplantations dans les pays se disant développés.
Toutes choses étant relatives, le personnage d’Azémar, dans cette configuration hautement symbolique où il est le seul à résister encore à la dégradation rampante de l’humain, apparaît donc malgré tout comme la figure d’un père pratiquement idéalisé aussi. Le texte justifie d’ailleurs à plusieurs reprises le penchant pour la boisson qui caractérise l’inspecteur :
C’est le kleren [alcool de canne], pas Jésus, qui me permet de nager dans cette merde, pensa l’inspecteur. […] Sans le kleren, cette souffrance qui écartèle mon être m’aurait projeté nu dans les rues, à errer sous le soleil pour clamer partout ma haine de cette terre, de ce pays, de son histoire, de sa culture. Trop d’esprits buveurs de sang[12].
En même temps, la violence souvent excessive de « papi Dieuswalwe » (comme l’appelle affectueusement sa fille) se lit comme l’expression de la rage de tout un peuple qui n’en peut plus de se faire vampiriser ainsi depuis sa naissance « illégitime ». Face à la démission de tous ceux qui devraient avoir à coeur le bien-être du peuple et lui rendre justice, la propension à la violence d’Azémar finit par paraître légitime. Abandonnés de tous, victimes des « buveurs de sang » venus de tous les horizons, les pères des Mireya du pays, que peuvent-ils faire d’autre pour se défendre et défendre leurs proches ?
Cette « hyperactivité » désespérée de l’inspecteur Azémar évoluant dans les sphères marginales de la société le rapproche ainsi, en dernière analyse, de la seule figure véritablement fondatrice du pays dans l’imaginaire d’Haïti (et des Caraïbes, plus largement) : le marron. Ce rapprochement est d’ailleurs également signalé de manière évidente dans une scène du début du roman où l’inspecteur est présenté prenant un verre… au pied de la statue du Marron inconnu :
Madame Baptise lui proposa un autre verre. L’inspecteur refusa. […] [Il] se leva sous les regards outragés de la femme pour se diriger d’un pas mal assuré jusqu’à sa voiture qu’il avait garée près de la statue du Marron inconnu. Sur un tas d’ordures, il vit deux porcs. Depuis combien de temps ne s’étonnait-on plus de la présence de porcs en pleine capitale ? se demanda-t-il. C’était cela maintenant le drame.
SP, 18
Le combat pour une vie décente, pour la reconnaissance de l’humanité de tout un peuple, pour la liberté et la justice est à recommencer[13]. La révolution est à refaire, pour le bien des filles et pas seulement des pères.
*
Malgré leurs divergences et particularités, ces différents personnages de pères ont donc en commun d’être sensibles et attentifs au bien-être de leurs proches. Peu soucieux d’accumuler richesses et pouvoir, ils se montrent responsables et protecteurs, n’hésitant pas à se battre, à sacrifier leur propre bien-être pour celui de la famille. Absents ou présents, ils traduisent sans doute avant tout l’espoir de changements sociopolitiques pouvant aboutir à une société plus humaine, plus égalitaire, régie par un état soucieux des conditions de vie de tous et de justice, non seulement de pouvoir et de profits. Figures idéalisées, ces pères participent à la construction d’un imaginaire quelque peu utopique, manifestement, où c’est l’amour qui mène le monde… même en l’absence des mères ! Malgré le caractère restreint du corpus à l’étude, on peut donc postuler, sans doute, que les conventions du roman sentimental et d’un certain cinéma populaire américain[14] ne sont pas étrangères à cette transformation de l’imaginaire du père qui en fait un être sensible (sentimental même) et responsable. En même temps, le caractère parfois mélodramatique des trois romans véhicule un certain sentiment d’urgence et un discours d’avertissement qui exprime peut-être un souci « d’éducation publique[15] » : si les pères de ce monde n’offrent pas l’exemple de comportements fondés sur les valeurs véritablement humaines, ne sommes-nous pas en voie de glisser, collectivement, dans le sous-développement humain ? Nous sommes donc bien en présence de textes peu conventionnels, à la fois engagés et producteurs de rêveries où le Bien l’emporte sur le Mal.
Appendices
Note biographique
Professeure titulaire au département des littératures de langue française à l’Université de Montréal, Christiane Ndiaye enseigne les littératures francophones des Caraïbes et d’Afrique. Elle a publié de multiples articles et plusieurs volumes collectifs dont Introduction aux littératures francophones (en collaboration avec Nadia Ghalem, Josias Semujanga et Joubert Satyre, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Paramètres », 2004). Parmi ses travaux récents figure l’essai Comprendre l’énigme littéraire de Dany Laferrière (Montréal/Port-au-Prince, Éditions du CIDIHCA/Éditions de l’Université d’État d’Haïti, coll. « Discours & Conférences », 2011). Elle a collaboré à plusieurs projets de recherche collectifs dont deux portant sur les littératures populaires en francophonie et, depuis 2006, elle participe au Master en lettres de l’ENS d’Haïti.
Notes
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[1]
C’est l’image qui domine dans les romans du cycle de « l’autobiographie américaine » situés en Haïti. Par exemple, dans Le cri des oiseaux fous, le narrateur déambule dans la nuit de Port-au-Prince en se disant : « Les pères sont morts, ou en prison, ou en exil, ou planqués sous les lits. Les femmes continuent à prier. L’effroyable défaite des pères » (Dany Laferrière, Le cri des oiseaux fous, Paris, Le Serpent à Plumes, 2000, p. 134). Cette représentation du pays dominé par un seul « père » (Duvalier) change radicalement dans L’énigme du retour où le pays est soudainement peuplé d’une multiplicité de pères divers, dont le narrateur lui-même fait désormais partie.
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[2]
Émile Ollivier, Mère-Solitude, Paris, Albin Michel, 1983.
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[3]
Kettly Mars, Kool-Klub, Port-au-Prince, Le Nouvelliste/Livres en folie, 2007 (désormais abrégé en KK, suivi du numéro de la page) ; Gary Victor, Saison de porcs, Montréal, Mémoire d’encrier, 2009 (désormais abrégé en SP, suivi du numéro de la page) et Évelyne Trouillot, Absences sans frontières, Montpellier, Éditions Chèvre-feuille étoilée, 2013 (désormais abrégé en ASF, suivi du numéro de la page).
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[4]
La distinction entre le « populaire » et le « lettré » a évidemment été amplement questionnée par la critique et s’avère de moins en moins fondée, notamment dans les littératures francophones, comme l’ont démontré les projets de recherches menés conjointement, ces dernières années, par Françoise Naudillon, Josias Semujanga et moi-même (avec l’appui du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada) : « Dynamiques transgressives des genres populaires en francophonie » et « Pour le peuple, par le peuple, contre le peuple : l’imaginaire social du peuple dans les littératures francophones ». Concernant les conséquences de la reconnaissance de la « littérarité » de la « paralittérature », voir, notamment, Jacques Dubois, L’institution de la littérature, Bruxelles, Éditions Labor, 1978, p. 24-26.
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[5]
L’expression est empruntée à l’ouvrage de Philippe Hamon, Le personnel du roman, Genève, Droz, 1983.
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[6]
Ce n’est donc pas le registre du réalisme (au sens d’une fiction qui serait fidèle au réel) qui domine dans ces romans puisque, autant dans le cas du « pays sans père » des écrivains comme Laferrière que celui du « pays sans mère » des écrivains à l’étude, ces représentations ne sont manifestement pas conformes à la réalité sociale !
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[7]
Ce n’est pas le lieu ici de revenir sur la théorie du genre. Voir, entre autres, Loïc Artiaga (dir.), Le roman populaire. Des premiers feuilletons aux adaptations télévisuelles, 1836-1960, Paris, Éditions Autrement, 2008 ; Paul Bleton (dir.), Armes, larmes, charmes… sérialité et paralittérature, Québec, Nuit blanche, 1995 et Marie-Françoise Cachin, Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier et Claire Parfait (dir.), Au bonheur du feuilleton. Naissance et mutations d’un genre, Paris, Créaphis, 2007.
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[8]
Certains diraient qu’il s’agit plutôt d’une inversion des rôles, puisque, dans la famille matrifocale des Caraïbes, c’est plus souvent la mère qui cumule les rôles de la mère et du père de la famille nucléaire des traditions occidentales. Voir (entre autres) les remarques de Françoise Simasotchi-Bronès à cet égard dans les sous-chapitres « La figure féminine magnifiée », « L’image stéréotypée de l’homme antillais : l’irresponsable et le semeur distrait » et « La question du Père : désinvesti ou inaccessible ? » de son ouvrage Le roman antillais, personnages, espace et histoire : fils du chaos, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2004, p. 288-315. Notons que son étude ne porte que sur des romans des Petites Antilles, excluant le corpus haïtien. Simasotchi-Bronès mentionne par ailleurs que ces « femmes matadors » peuvent avoir un effet d’infantilisation sur les personnages masculins de leur entourage, imaginaire de l’échec abordé également par Anne Marty, dans son étude portant sur un double corpus haïtien et québécois. Voir la thèse d’Anne Marty publiée sous le titre Le personnage féminin dans les romans haïtiens et québécois de 1938 à 1980, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 1995, p. 467-479 : « Mortifère ou fascinant, le pouvoir de la femme-mère fragilise l’homme et perpétue son échec politique […]. »
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[9]
Yves Reuter résume ainsi les caractéristiques de l’enquêteur du roman noir : « Souvent ambigu, il est aux limites de l’antihéros ; il se constitue davantage autour du conflit et de l’affrontement que de la clarification d’une énigme. […] Ce n’est jamais un postulant au pouvoir social. C’est un solitaire, distant des institutions et souvent en conflit avec elles (même s’il a pu y appartenir et s’il peut y conserver des amis). Il conteste leur inefficacité et parfois leur corruption. De ce point de vue, c’est une sorte d’intermédiaire entre justice et morale » (Le roman policier, Paris, Armand Colin, 2009, p. 63).
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[10]
Gary Victor, Les cloches de La Brésilienne, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2006.
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[11]
Une étude plus élargie serait à faire sur ce personnage du père adoptif. Dans une étude portant sur un corpus de romans de la Guadeloupe et de la Martinique, Steven Urquart note également des personnages de pères adoptifs qui sont plus disposés à s’occuper des enfants de leur conjointe que le père biologique. Voir Steven Urquart, « Les avatars de la figure paternelle : cinq romans franco-antillais récents », LittéRéalité, vol. 16, no 2, 2004, p. 31-48.
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[12]
Gary Victor, Les cloches de La Brésilienne, p. 104-105. Dans un polar plus récent, c’est le supérieur d’Azémar, le Commissaire Solon, qui tient un propos analogue : « Vous êtes la seule personne pour qui j’ai de l’estime dans cette institution pourrie et peut-être même dans ce pays. Parce que je sais que vos vices ne servent qu’à vous aider à surmonter votre douleur d’exister dans ce lieu » (Soro, Montréal, Mémoire d’encrier, 2011, p. 42).
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[13]
Ce souci de l’humain et d’interroger la mémoire (défaillante) du pays est constant dans les romans de Gary Victor, comme en témoignent aussi ses propos dans une entrevue récente : « Je me pose toujours la question, à savoir quelle valeur peut avoir la mémoire dans un lieu où toutes les manipulations ont été permises jusqu’à faire croire à des hommes qu’ils n’étaient pas des êtres humains. Le premier instrument du pouvoir est la mémoire. Le premier instrument de la libération est aussi la mémoire. » Voir « Gary Victor : la société haïtienne entre sa mémoire et ses dieux », dans Nadève Ménard (dir.), Écrits d’Haïti. Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986-2006), Paris, Karthala, 2011, p. 437.
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[14]
Un des scénarios récurrents des films de suspense récents est celui du « dur à cuire » qui cherche à se retirer de la « vie active » mais doit reprendre du service pour protéger sa fille, scénario exploité dans les films Protection (2013, v. f. de Homefront) avec Jason Statham, par exemple, White House Down (2013) avec Channing Tatum, L’enlèvement (2008, v. f. de Taken) avec Liam Neeson, etc.
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[15]
Cette hypothèse a fait l’objet d’un précédent article sur le roman sentimental antillais, lequel semble viser une certaine « éducation sentimentale » du public, voire une « rééducation ». Voir Christiane Ndiaye, « L’imaginaire du poisson amoureux chez les romancières francophones de la Caraïbe », Présence francophone, no 72, 2009, p. 26-27.