Article body

« Vous estes capable de donner du lustre à cette nouvelle estoile, qui jusques à present n’en a pas d’avantage que celuij qui le premier la descouvrit[1]. » C’est par ces mots que le jeune astronome Christiaan Huygens fait appel à son protecteur et ami, Jean Chapelain, pour défendre sa découverte d’un nouveau satellite de Saturne dans les salons parisiens. L’astronome s’en remet au poète pour conférer à sa découverte l’éclat qu’elle ne pourrait avoir sans la séduction du langage. S’il faut bien sûr faire ici la part de la politesse et de la déférence dont Huygens fait preuve à l’égard de Chapelain, et la part d’une modestie polie, le jeu sur la caractérisation topique de l’étoile comme astre brillant rappelle que l’un des critères essentiels d’évaluation d’une découverte est sa capacité à susciter l’admiration. De fait, Chapelain rapporte à propos de la lune de Saturne, première découverte de son jeune protégé : « la nouveauté de la chose a surpris et sa beauté a charmé tous ceux qui l’ont entendue[2] ». Huygens et Chapelain partagent le même vocabulaire : les découvertes astronomiques sont des « nouvelles », qui charment ou que l’on goûte et qu’il n’est pas inutile d’orner afin de les monnayer à bon prix dans l’économie courtoise de l’échange savant. Curiosité, surprise, beauté : tels sont les critères d’appréciation par lesquels on évalue une découverte[3].

De mars 1656 à avril 1673, pendant près de 17 ans donc, et pratiquement jusqu’à la mort de Chapelain, les deux hommes échangent plusieurs dizaines de lettres qui servent tour à tour de pièces à conviction et de démonstration publique. Car elles se font l’écho et souvent le relais des nombreux débats, querelles et autres soubresauts qui agitent les salons parisiens, littéraires et savants, de la seconde moitié du siècle. On s’intéressera en particulier à la querelle qui a eu lieu au sujet de l’anneau de Saturne, en tâchant de l’interpréter dans le contexte des autres querelles, littéraires, du siècle. Retracer l’histoire de la révélation et de la défense de la découverte de l’anneau de Saturne, c’est chercher à comprendre l’étroite relation qui existe alors entre valeur scientifique et valeur littéraire, entre mesure du ciel et mesure du monde.

Mais avant d’entrer dans le coeur de la discussion, il nous faut présenter brièvement les personnages. Christiaan Huygens, jeune mathématicien et astronome brillant d’origine hollandaise, est introduit dans les milieux savants parisien et londonien grâce à son père, au début des années 1650. Il devient membre de la Royal Society de Londres à sa création en 1663, puis de l’Académie Royale des Sciences en 1666. Il est alors le seul savant à être à la fois membre des deux institutions. Chapelain, longtemps connu comme le poète ridicule dépeint par Boileau et comme le responsable de la condamnation de Corneille puisqu’il rédigea les Sentiments de l’Académie sur le Cid en 1637, a fait récemment l’objet d’un regain d’intérêt pour son rôle dans la constitution de la théorie littéraire de l’âge classique[4]. Avec d’Aubignac et La Mesnardière, Chapelain contribue en effet à la constitution d’une théorie de la vraisemblance qui est aussi une théorie générale de la représentation. Poète sans oeuvre jusqu’à La Pucelle, ou la France délivrée en 1656, il est cependant l’archétype du courtisan littéraire à l’époque de Colbert et l’un des principaux théoriciens de ce qui est en train de devenir la « littérature[5] ». Quand en 1662 Colbert lui donne pour mission d’organiser le patronage royal, il crée la « Petite Académie », chargée d’évaluer et de susciter les célébrations littéraires à la gloire du Roi-Soleil. C’est à cette occasion qu’il cite Huygens parmi les principaux « hommes de lettres » qui pourraient faire l’objet d’une gratification financière royale, ouvrant ainsi à ce dernier une carrière dans la future Académie Royale des Sciences à sa création en 1666.

Du bon usage de la lettre comme genre scientifique

En octobre 1658, Huygens reçoit une lettre de Pierre Petit, géographe et conseiller du roi, un statut qui l’autorise à écrire directement à l’astronome sans autre forme de présentation. Outre qu’elle témoigne du succès des stratégies de Chapelain dans l’avancement de la réputation et de la carrière de son jeune ami, cette lettre fournit un portrait révélateur — fût-il quelque peu flatteur — du jeune homme :

Vous devez cultiver ce talent que Dieu vous a donné avec les moyens de le mettre en pratique estant pas permis a tout le monde de bien penser et de bien faire, mais seulement a vos semblables qui ont de lesprit, de la santé, de la jeunesse, du temps et du bien. Continuez donc Monsieur ces agreables exercices et nous en faites Part[6].

Fils d’un aristocrate cosmopolite, savant, cultivé, riche et influent, Huygens répond en effet aux qualités que lui attribue Petit, en une liste qui semble énumérer les conditions d’une carrière à la Cour. Cependant, un tel statut ne suffit pas. Si la fortune de Huygens lui permet de se passer d’un mécène, Chapelain ne cesse d’inviter le jeune homme à chercher des protecteurs[7]. Huygens fait d’abord preuve de quelques maladresses, comme le révèle l’anecdote de son envoi au prince Léopold de Toscane. Ayant dédicacé et envoyé le Systema au prince en Italie, Huygens s’inquiéta de ne pas recevoir de réponse. Il découvrit quelques mois plus tard qu’il n’avait pas respecté l’étiquette en vigueur en Italie, réclamant d’envoyer une lettre manuscrite avec le livre dédicacé : « Voyla comment par ignorance j’ay fait une faute, de la quelle pourtant je n’avais garde de me douter[8]. » Pour la France, Chapelain eut soin que son protégé n’ignore aucun des codes. Dès les premières lettres, il l’invite à exprimer son estime à l’important Montmor :

C’est une Personne vertueuse et de qualité et qui a une parfaite estime pour vous, et vous recevres je m’assure sa priere agreablement. Je le luy ay au moins fait esperer et vous m’obligerés de me mander prontement ce que je luy dois dire sur cet article[9].

Le futur sert ici d’injonction, et sera relayé bien souvent dans les lettres de Chapelain par le verbe modal, plus direct : « vous devez ». Pressantes, amicales ou encourageantes, les lettres de Chapelain à Huygens des années 1656 à 1659 usent de tous les registres afin de souligner avec insistance l’urgence de la publication :

Surtout vous devés songer serieusement a la publication du Systeme de Saturne avec ses preuves et ses justifications[10].

Il est désormais possible de dresser la liste des principales caractéristiques qui font de la lettre non seulement un moyen de communication privilégié, mais l’un des genres scientifiques essentiels au xviie siècle. Relations, protection et publication sont les fonctions du genre de la lettre et, plus largement, les éléments indissociables d’une poétique de la science dans le contexte de la société polie[11] à laquelle appartiennent les deux hommes. Manuel de savoir-vivre — et de savoir-écrire — à l’usage d’un jeune savant, la correspondance s’éclaire sous le jour du rapport particulier, rapport d’amitié et d’admiration, mais aussi rapport de maître à disciple, de protecteur à protégé, qui s’établit entre Chapelain et Huygens. Homme du monde et homme de lettres, Chapelain se fait le « passeur » de ce savoir poli auprès du jeune savant hollandais et le « traducteur » de ses découvertes auprès du public parisien.

La querelle de l’anneau de Saturne

Les querelles sont souvent l’occasion de discuter et de redéfinir les règles du bien-écrire. La querelle de l’anneau ne fait pas exception. Dans ses lettres à Huygens, Chapelain formule un art d’écrire la science à l’usage de son jeune protégé astronome. C’est un art poétique à la manière de celui qu’il distribue volontiers dans ses lettres et préfaces ; il y parle en poéticien, ce qui l’amène, on le verra, à parler en astronome.

L’une des questions largement débattues en cette fin des années 1650 est celle des étranges apparences de Saturne[12]. Le jeune astronome Huygens, alors âgé de 29 ans, propose de les expliquer par la fameuse hypothèse de l’anneau. L’hypothèse surprend, séduit, intrigue, mais plus souvent encore elle suscite quelque suspicion, voire des réactions franchement hostiles. Il faut dire qu’elle fait suite à quarante ans d’observations et d’hypothèses diverses formulées par les plus grands astronomes du siècle, de Galilée à Wren, en passant par Gassendi, Riccioli et Hevelius ; c’est en 1658 que ce dernier publie son De Nativa Saturni Facie, dans lequel il imagine que les « appendages » de Saturne, comme on les appelle alors, sont deux croissants attachés à un corps ellipsoïdal. La même année, Wren propose dans De Corpore Saturni l’hypothèse d’une vaste couronne attachée au corps de la planète. Mais ces deux hypothèses laissaient inexpliquées certaines des apparences de Saturne. De fait, l’accumulation des observations pendant un demi-siècle compose un ensemble surprenant dont personne n’a encore réussi à rendre compte. C’est Galilée qui, dès le Sidereus Nuncius, avait pour la première fois noté dans une anagramme l’étrange apparence de Saturne[13]. L’anagramme permettait de garantir la priorité de la découverte sans pour autant dévoiler une découverte encore inexpliquée. C’est à la même technique de l’anagramme qu’a recours Huygens un demi-siècle plus tard lorsqu’il inscrit l’hypothèse de l’anneau de Saturne dans un opuscule sur un satellite de Saturne publié en 1656. L’annonce de la découverte est ensuite soigneusement orchestrée en un dévoilement progressif et concerté, par Chapelain notamment.

Entre 1655, date à laquelle Huygens formule pour la première fois l’hypothèse de l’anneau, et 1659, date de la publication du Systema Saturnium, se déroulent quatre années pendant lesquelles s’échelonnent les étapes successives d’une diffusion contrôlée. Le jeune astronome avait originellement prévu de réserver l’annonce de sa découverte à quelques amis, avant la publication du système dans son entier[14]. C’est Chapelain qui le pousse à adopter une tout autre stratégie. Il l’invite d’abord à publier un opuscule sur la lune de Saturne qu’il vient de découvrir. C’est dans ce texte daté du 25 mars 1656 que Huygens signale son autre découverte saturnienne sous forme d’une anagramme :

Aaaaaaacccccdeeeeeghiiiiiiillllmmnnnnnnnnnooooppqrrstttttuuuuu

Une fois les lettres réorganisées, on découvre la phrase suivante : Annulo cingitur, tenui, plano, nusquam cohaerente, ad eclipticam inclinato (elle est entourée par un anneau, mince, plat, nulle part attaché, incliné sur l’écliptique). L’étape suivante, dont Chapelain est encore l’initiateur, est une révélation de l’hypothèse auprès d’un public choisi, et savant, par l’intermédiaire d’une lettre de Huygens lue par Chapelain chez Montmor en 1658. Enfin, c’est Chapelain encore qui pousse Huygens à publier au plus vite son traité l’année suivante, traité qui inclut les réponses aux objections formulées pendant la querelle de 1658.

Je propose de nommer « querelle de l’anneau de Saturne » le débat qui fait suite à la publication du Systema Saturnium en 1659, parce que les formes et les modalités de la polémique sont proches de celles qui ont été bien étudiées au sujet des grandes querelles littéraires, telle la querelle du Cid. Les questions débattues sont elles-mêmes étonnamment similaires, car au coeur de la querelle de l’anneau on trouve la question du vraisemblable. Comment expliquer le recours, en astronomie, à cette notion aristotélicienne, reprise à l’âge classique, afin de penser la spécificité de l’oeuvre d’art par rapport à la nature ? Pourquoi, autrement dit, une notion qui paraît avant tout esthétique occupe-t-elle une fonction épistémologique, voire heuristique ? La réponse réside en partie dans le statut particulier, et fragile, de l’observation astronomique ; autrement dit, dans l’incommensurabilité entre les moyens techniques alors disponibles en astronomie, et les critères d’accréditation en vigueur dans le monde savant. Comme l’explique Albert van Helden,

the problem was that although the observatory could be made into a public space, the actual telescopic observation remained, with some exceptions, a private act. Seventeenth-century practitioners employed a mix of strategies for convincing their public of the truth, or at least trustworthiness of their observations. These included demonstration when possible ; witnessing ; virtual witnessing by means of pictorial representations ; and, most important, appeals to the superiority of one’s telescopes. Although they were on the whole successful in this endeavor, no completely satisfactory method for assuring the reliability of an observation was found until the twentieth century, with the advent of space astronomy[15].

C’est bien l’argument de la supériorité des instruments utilisés auquel Huygens a constamment recours contre ses principaux adversaires, Hévélius notamment[16]. Mais une telle argumentation ne conduit pas à la certitude. En l’absence de démonstration expérimentale dans le domaine de l’astronomie, la notion de vraisemblable intervient comme moyen d’accréditer un discours qui ne peut que tendre asymptotiquement vers le vrai :

Que si quelqu’un dira donc que nous nous donnons une peine vaine et inutile en proposant des conjectures sur des choses desquelles nous avouons nous-mêmes ne rien pouvoir comprendre avec certitude, je répondrai que l’étude entière de la Physique, pour autant qu’elle s’occupe de chercher les causes des phénomènes devrait être désapprouvée pour la même raison, la plus haute gloire étant d’y avoir trouvé des théories vraisemblables[17].

C’est dans un tel contexte d’accréditation problématique qu’intervient, on le voit, la notion de vraisemblable, et que s’éclaire le rôle de Chapelain. Rompu aux duretés des querelles, le poète met en garde Huygens par des phrases qui sonnent comme les sentences d’un moraliste :

J’apprends avec une extreme joye par vous et par Monsieur Heinsius que vostre Saturne est sous la presse. Quelque contradiction qu’il puisse rencontrer il ne faut point vous rebuter pour cela. Les grandes choses sont sujettes à l’ennuie et a l’injustice. C’est leur destinée et une marque de leur veritable grandeur[18].

Il faut se souvenir que 1659 est aussi l’année de la terrible « guerre académique » pendant laquelle Chapelain subit de violents revers. En janvier 1659, l’élection de Gilles Boileau à l’Académie française suscita de vives critiques, Paul Pellisson allant jusqu’à organiser une campagne contre cette élection ; Chapelain s’engagea dans la dispute aux côtés de Pellisson, non sans essuyer quelques coups. Ayant décidé de se retirer de la bataille, le poète en tira une morale amère qu’il transmet à son jeune protégé : « tout est disputable et […] il y a peu de gens partout qui philosophent de bonne foy et qui ne cherchent point a s’elever sur les ruines d’autruy, tant l’homme ayme peu la verité et tant il s’ayme soymesme preferablement a toutes choses[19] ».

Lorsque le très attendu Systema Saturnium est finalement achevé, publié et envoyé aux correspondants français de Huygens en 1659, Chapelain est l’un des premiers destinataires. Il fait du texte une critique détaillée, formulant à la fois éloges et réserves. Les encouragements et commentaires qu’il prodigue à Huygens sont ceux d’un homme qui se sait autorisé à juger un texte scientifique au même titre que les textes dramatiques ou poétiques dont il est l’un des critiques les plus reconnus. Rien de surprenant à cela. Étendue aux textes scientifiques, son expertise reflète en réalité celle de l’Académie française dont il a contribué à définir les prérogatives et dont le rôle est d’évaluer tout texte produit en langue française.

Ses premières réactions sont d’enthousiasme tant il est vrai que le travail de Huygens lui semble en totale conformité avec ses attentes poétiques, notamment dans les domaines de l’inventio et de la dispositio :

Je le receus avanthier a la nuit et je le leus hier avidement et attentivement, toutes autres affaires cessantes, non pas seulement avec satisfaction mais encore avec admiration, tant j’y ai trouvé ce que je desire dans les Ouvrages d’esprit pour les estimer bons, je veux dire tant j’y ay trouvé d’invention exquise, d’ordre judicieux et de solide doctrine[20].

« Invention », « organisation » et « doctrine » : tels sont les critères adoptés par le poète pour juger du texte de l’astronome. Il loue la nouveauté des idées autant que la méthode et la structure du texte. Mais ces critères d’évaluation valent pour tout les « Ouvrages d’esprit ». À la même époque, il commente la publication d’un traité sur les genres poétiques, le De optima genero interpretandi de Huet, par ces mots :

Je n’oserais vous dire combien ce present est exquis ni avec quelle solidité de doctrine et avec quelle delicatesse de stile cet Ouvrage est escrit, de peur de vous donner une trop grande impatience de le voir[21].

La similarité de ces deux commentaires ne signifie pas pour autant qu’aucune distinction n’est faite entre le traité astronomique et le traité poétique. Mais l’évaluation des deux textes est fondée sur un langage et des critères communs d’évaluation intellectuelle qui créent un terrain d’entente, une trading zone entre les deux disciplines, pour reprendre l’expression de Peter Galison[22].

Si Chapelain sait évaluer le texte de Huygens en termes de poétique, il n’en admet pas moins son déficit de savoir spécialisé. Incapable d’évaluer lui-même les éléments les plus techniques de la discussion, il réclame, afin d’affiner son jugement, ce qu’il nomme les « pièces du procès », c’est-à-dire les objections émises par les spécialistes :

Vous ne me laisseres pas ignorer s’il vous plaist ce qu’on vous en aura escrit pour l’approuver ou pour l’improuver, parce que m’ayant fait l’honneur de me mettre en cause je dois en bonne justice avoir communication des Pieces du Proces[23].

La métaphore juridique vaut qu’on s’y attarde. Chapelain convoque les experts non pour qu’ils occupent la place du juge, mais bien pour qu’ils fournissent au juge — rôle qu’il s’est octroyé provisoirement — les éléments de compréhension d’un cas. On le voit, dans le processus d’évaluation d’un texte, fût-il astronomique, le poète ne renonce aucunement à ses prérogatives. Il réclame seulement des preuves supplémentaires afin d’évaluer plus justement la vraisemblance de l’hypothèse de l’anneau. Mais outre ce critère tout aristotélicien de la conjonction des opinions informées, Chapelain propose une autre manière d’éprouver la vraisemblance de l’hypothèse :

Je pensois que la Lune de cette Planette serait davantage meslee dans les preuves du Systeme conceu avec l’anneau. Elle s’y rencontre neantmoins assés pour y servir utilement et pour contribuer à sa vraysemblance[24].

En quoi la lune de Saturne pourrait-elle servir la vraisemblance de l’hypothèse de l’anneau ? Il faut, pour le comprendre, rappeler les grandes lignes de la poétique du vraisemblable de Chapelain.

La recomposition du monde : la vraisemblance selon Chapelain

Qu’il s’agisse de l’histoire, du roman ou du discours du savant, c’est, chez Chapelain, la notion de vraisemblance qui régit les divers « genres d’écrire ». S’il formule d’abord sa théorie à l’usage des textes épiques et tragiques, il l’étend progressivement à tous les textes de fiction, puis à tous les textes. Dans sa perspective, tout discours vise à recomposer le monde selon les règles de la vraisemblance afin d’échapper à une réalité trompeuse et imparfaite. Cette définition, à l’évidence, n’est pas nouvelle. C’est la définition aristotélicienne[25] du vraisemblable que Chapelain développe et systématise. Pour prétendre au qualificatif de « vraisemblable », un texte doit suivre les règles du monde rationnel qu’il imite : unité, simplicité, régularité, construction hiérarchique, moralité[26].

La poétique de Chapelain est une théorie de l’invention et de l’imitation par le langage fondée sur une conception philosophique du monde et sur une pragmatique de la réception. L’efficace du texte, nous dit Chapelain, tient à sa capacité à susciter la croyance du lecteur par la représentation. Cette croyance provient de la conformité du monde représenté avec la conception du réel partagée par le lectorat. Cette théorie suppose que le monde créé à travers le langage soit complet et autosuffisant : un monde « vrai » et construit, vrai parce que construit. En bonne orthodoxie aristotélicienne (telle du moins qu’on l’interprète au milieu du xviie siècle), un texte bien conçu fonctionne selon un mécanisme de représentation fermé sur lui-même, susceptible de fabriquer un monde « vrai » et « rationnel » plutôt que « réel » et « fallacieux ». Dans cette perspective, il n’y a pas de différence ontologique entre texte fictionnel et texte non fictionnel, dans la mesure où le domaine de la vérité coïncide avec le monde recomposé à travers le travail de celui qui le décrit, écrivain ou savant.

Dans un monde parfaitement rationnel, tel que Chapelain le conçoit, chaque phénomène, y compris la lune de Saturne, doit contribuer à la démonstration du système dans son ensemble. Outre les observations soigneusement collectées et commentées par Huygens dans son traité, Chapelain attendait un système englobant, qui aurait utilisé la lune de Saturne comme preuve supplémentaire de l’hypothèse de l’anneau, et réciproquement. De fait, Chapelain appliqua lui-même cette technique d’accréditation fondée sur la cohérence interne du système pour proposer un argument supplémentaire en faveur de l’hypothèse de l’anneau. C’est là que le poète se fait astronome.

L’une des objections majeures avancées contre l’hypothèse de l’anneau est sa position à distance constante du corps de la planète, en dépit de la gravité. Chapelain propose de répondre à cette objection en imaginant que l’anneau est constitué d’une multitude de satellites :

Pour l’autre [objection] qu’il est besoin de nouvelles experiences pour faire croire qu’un cercle tel que celuy la pust demeurer suspendu in aere libero, je la croy de nulle force, n’y ayant pas plus d’inconvenient pour un cercle en matiere de suspension que pour un globe et ayant tousjours consideré vostre cercle Saturnien comme celuy que descrit la Lune autour de la Terre, et qu’elle descriroit tout de mesme si au lieu d’un globe Lunaire il y a en avoit coste a coste en rond un nombre aussi grand qu’il en faudroit pour remplir le cercle d’un terme à l’autre ; et cela ne me paroist pas sujet a replique[27].

Puisque les satellites, tels que notre Lune, conservent une distance constante à l’égard de leur planète, cela pouvait expliquer, selon lui, la stabilité de l’anneau. Argument ingénieux, et qui anticipe sur ce que nous connaissons aujourd’hui de l’anneau de Saturne depuis la démonstration de Maxwell[28]. Argument que Huygens, de son propre aveu, aurait souhaité concevoir lui-même :

Vous raisonnez admirablement bien a mon avis touchant le systeme de Saturne, et notamment pour ce qui regarde l’anneau que vous concevez comme composé d’une multitude de lunes, et que ainsi il lui est aussi naturel de se soutenir a l’entour du globe de Saturne qu’il est à nostre lune de descrire un cercle a l’entour de la terre. Je suis marry de n’avois pas eu cette pensée lors que j’escrivis de cette matière[29].

La confirmation réciproque des deux hypothèses que suggère le poète compense le caractère par trop inédit de l’anneau. Considérer l’anneau comme composé de plusieurs satellites, c’est permettre l’intégration d’une forme inconnue au sein d’une théorie générale de l’univers. Au-delà du vraisemblable aristotélicien, doxique, la notion joue donc chez Chapelain un rôle véritablement heuristique lorsqu’il propose l’hypothèse d’une « multitude de lunes », hypothèse qui apparaît motivée, chez lui, par l’exigence de la vraisemblance comme ordre et congruence maximale des phénomènes. Ainsi l’astronome et le poète se retrouvent-ils sur un même terrain d’entente entre esthétique et épistémologie, entre vraisemblable et probable : le postulat commun d’une harmonie du monde aboutit, dans l’imitation fictive et dans la redescription du cosmos par l’hypothèse, à la mise en oeuvre d’une même poétique consistant à créer des « machines vraisemblables ».

Conclusion : vraisemblable poétique et vraisemblable épistémologique

La conjonction de vues qui permet le dialogue entre l’astronome et le poète dépasse, à l’évidence, leur accord au sujet de la nécessaire conformité d’un texte à des règles. Les questions poétiques sont ici indissociables d’une certaine représentation du monde. Chez le poète comme chez l’astronome, on trouve une profonde congruence entre une conception poétique partagée, fondée sur le vraisemblable, et une vision philosophique du monde, fondée sur l’harmonie. Huygens s’inscrit en effet dans une tradition astronomique qui conçoit le cosmos comme un ensemble parfait et harmonieux, selon le sens étymologique du terme grec (cosmos signifiant à la fois « univers, harmonie et beauté »). Conception déjà formulée au seuil du premier chapitre du De Revolutionibus de Copernic[30], et que l’on retrouve ensuite au coeur de la cosmologie képlérienne, notamment dans L’Harmonie du Monde[31]. C’est en cela que la notion de vraisemblable a pu constituer un outil essentiel pour l’astronome. Le vraisemblable est la notion indissolublement esthétique et épistémologique qui permet d’affirmer la perfection et l’harmonie du monde par-delà le désordre des apparences. Que Huygens comme Chapelain puissent passer sans heurt de l’usage logique à l’usage esthétique du terme me paraît significatif. Vraisemblable épistémologique et vraisemblable esthétique se conjuguent ici car le cosmos de Huygens, fondé sur la notion d’harmonie, rejoint le soubassement philosophique de la théorie du vraisemblable de Chapelain.

On peut désormais élucider ce qui semblait un paradoxe : comment la vraisemblance, élément central d’une théorie de la représentation fictionnelle du monde, peut-elle servir de critère d’évaluation d’une hypothèse astronomique ? C’est bien parce que, dans la logique de Chapelain, c’est la même faculté organisatrice qui préside à la recomposition idéale du monde dans une oeuvre poétique, et à la re-description d’un cosmos harmonieux dans une oeuvre astronomique. Faculté poïétique donc, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire créatrice. Voilà ce que conclut Chapelain au sujet de l’anneau :

Quoy que cet anneau autour de ce Globe soit une chose asses hardiment imaginée et asses peu ordinaire dans les termes de la Nature, estant neantmoins la seule machine par laquelle on peut rendre une parfaitte raison de ces bizarres apparences, je me sens insensiblement porté a le croire aussi vray ou du moins aussi vraysemblable que commode pour leur explication[32].

La « machine » de Huygens est cette construction logique, narrative pourrait-on dire, qui permet de concevoir le lien à la fois logique, chronologique, et spatial entre les différentes phases de Saturne. Autrement dit, la « machine » qu’est le système de Saturne est le récit logique qui lie entre eux les différents épisodes de la révolution de la planète.

Mais c’est là que s’arrête l’analogie avec la construction vraisemblable qu’est la fiction poétique. Dès le Systema, Huygens avait souligné la différence entre ses hypothèses astronomiques et les hypothèses traditionnelles, précoperniciennes, simples modèles mathématiques sans application physique :

Je ne construis pas ici arbitrairement une hypothèse due à mon imagination seule, comme les Astronomes construisent leurs épicycles qui dans le ciel n’apparaissent nulle part, mais […] de mes yeux — et c’est avec les yeux également que nous distinguons les formes de tous les autres objets — je vois cet anneau assez distinctement[33].

Contre les hypothèses fictionnelles des anciens astronomes, dont les épicycles sont l’archétype, la méthode de Huygens consiste à produire une hypothèse vraisemblable (« avec les yeux de l’esprit ») sur la base d’une observation préalable (« de ses yeux ») puis à confronter cette hypothèse à de nouvelles observations (« de ses yeux » à nouveau). C’est, autrement dit, le va-et-vient entre construction logique, vraisemblable, et observation, qui fait la spécificité de la méthode de Huygens. On comprend dès lors pourquoi Huygens affiche son ambition de faire passer son hypothèse du statut d’« opinion […] vraisemblable », qu’elle a désormais acquis, à celui de « nécessité ». Le vraisemblable de Huygens signifie une proximité non seulement avec une vérité abstraite et idéale mais avec la réalité qu’il cherche à connaître. Dans l’optique de Chapelain en revanche, la question de la réalité de l’anneau ne se pose pas en ces termes. Le vraisemblable de Chapelain évite plutôt qu’il ne résout la question de la réalité du phénomène en question. Le concept de vraisemblable qu’il utilise se mesure à l’aune d’un vrai idéal. Par suite, la persuasion qui en découle n’est jamais une certitude. C’est là sans doute que, en dépit de l’usage d’un terme commun, le poète et l’astronome ne s’entendent plus tout à fait. Relisons la phrase par laquelle Chapelain conclut la querelle :

Quoy que cet anneau autour de ce Globe soit une chose asses hardiment imaginée et asses peu ordinaire dans les termes de la Nature, estant neantmoins la seule machine par laquelle on peut rendre une parfaitte raison de ces bizarres apparences, je me sens insensiblement porté a le croire aussi vray ou du moins aussi vraysemblable que commode pour leur explication[34].

À l’issue des différents débats qui ont suivi la lecture publique puis la publication, Chapelain énumère les différentes objections qui ont été combattues. La phrase ressaisit les différents épisodes, victorieux, de la querelle, mais conclut sur une conviction toute relative. « Insensiblement porté à croire », Chapelain ne sort jamais d’une conception poétique du vraisemblable, selon laquelle le vraisemblable est toujours en deçà du vrai (« vrai ou du moins vraisemblable »). Chez Chapelain, la persuasion reste un phénomène intime, personnel, qui n’atteint jamais à la certitude que vise cependant Huygens. La valeur d’une découverte reste toujours relative et, à ce titre, aussi incommensurable que la valeur d’une oeuvre littéraire.