Abstracts
Résume
« Il faut humaniser le Maître, deux cent cinquante ans après sa mort », écrivaient Hennion et Fauquet en 2000, dans leur étude intitulée La grandeur de Bach. Vingt ans plus tôt, l’auteure des Variations Goldberg s’en préoccupait déjà car le premier roman de Nancy Huston fait ressortir non seulement la place qu’occupe la musique classique dans la culture occidentale, mais aussi la problématique de l’effacement du sujet devant ce qu’on nomme la « grande musique ».
La présente analyse des Variations Goldberg porte sur la présentation de l’artefact musical dans un roman qui, d’une part, emprunte sa structure aux Goldberg-Variationen de Bach et, d’autre part, intègre les réflexions de ses auditeurs lors d’une soirée musicale. Dans un sens tout à fait intermédial, l’adoption de la forme « variations sur thème » permet d’investir l’oeuvre de Bach et justement de l’humaniser. On verra que l’appropriation littéraire des Goldberg-Variationen de Bach constitue une opposition aux approches formalistes qui isolent l’objet musical de ses contextes de production et de réception. Chaque invité a droit à sa variation et au fur et à mesure que ces variations se déroulent, un nouveau point de vue se fait entendre. Cet assemblage associe à l’oeuvre de Bach un ensemble de comportements et d’attitudes, des malaises du corps à l’exaltation, de la lutte des classes à la différence entre les approches féminine et masculine de la performance et de l’audition musicales. Le roman opère ainsi un détournement de l’éthos bourgeois qui maintient les « grands classiques » dans les cimes de la pureté et de la perfection pour faire entendre la voix de leurs « utilisateurs », qu’ils soient amateurs passionnés, interprètes harassés, ou tout simplement auditeurs récalcitrants.
Abstract
Several years ago, Hennion and Fauquet announced, in their study titled La grandeur de Bach, that the time had come, two hundred and fifty years after Bach’s death, to humanize the great Master. Two decades earlier however, the author of Les Variations Goldberg had done just that. Huston’s first novel not only demonstrates the social function of classical music in western culture but also the problem of the radical subordination and self effacement of listeners and performers in the presence of what is considered the great “classics.”
The present analysis of the Goldberg Variations examines the presentation of a musical artifact in a novel that, on the one hand, borrows its structure from J. S. Bach’s Goldberg-Variationen, and on the other hand, integrates within its narrative the thoughts of audience members during a private performance of Bach’s piece. In a way that one may call “intermedial”, the theme and variations form becomes a means to infiltrate Bach’s composition and reinstate its humanity. This literary appropriation of Bach’s Goldberg-Variationen stands in opposition to formalist approaches in which the musical object is isolated from its contexts of production and reception. In the novel, each guest is assigned a variation and as the variations unfold, another point of view is heard. These assembled “interpretations” connect Bach’s composition to an assortment of attitudes and behaviors ranging from physical discomfort to exaltation, from a critique of class structures to masculine and feminine responses to music. This novel thus overrides the bourgeois ethos that has placed the “great” works of classical music in the ethereal summits of perfection and purity and instead amplifies the voices of its consumers, be they passionate fans, harassed performers or simply reticent listeners.
Article body
Prologue : rites de la musique classique et effacement de soi
Depuis le xixe siècle, les pratiques sociales établies autour de la performance et de l’écoute de la musique classique occidentale[1] affirment l’autorité du compositeur, celui dont on célèbre le génie artistique dans la salle de concert. Selon un principe consacré par le romantisme, l’Art devient le sommet de l’expression humaine et la notion d’oeuvre prend des proportions démesurées faisant l’objet d’une vénération quasiment fanatique. Selon Pierre Bourdieu, la musique, telle qu’elle s’inscrit dans l’éthos bourgeois, est « la forme la plus radicale, la plus absolue de la dénégation du monde et spécialement du monde social[2] ».
Dans les cultures bourgeoises occidentales, l’apprentissage de la musique classique inculque une véritable idéologie de subordination. Déjà, à partir d’un jeune âge et souvent par le biais des leçons de piano, l’enfant apprend à nommer les grands compositeurs et à reconnaître les traits stylistiques qui caractérisent leurs oeuvres. Le canon musical est imposé et les oeuvres deviennent des objets à déchiffrer et à exécuter à la lettre, sans dévier de ce qui est écrit. Que ce soit du côté de l’interprétation ou de l’audition, on apprend à écouter une musique « pure », à effacer la présence physique des musiciens ainsi que celle du public, en somme à supprimer tout ce qui a trait à la vie en dehors de l’oeuvre elle-même. La musicologue américaine Suzanne Cusick a souligné que les rituels qui entourent la performance de la musique classique sont méticuleusement organisés et réaffirment l’obéissance à la gouvernance de mains invisibles[3]. Elle souligne que les conventions sociales prescrivent pour l’interprète et l’auditeur un comportement singulier qui devient « a ritual for disappearing Selves[4] », rituel qui implique à la fois l’effacement des êtres mais aussi (selon le sens du gérondif disappearing) un autoeffacement, les auditeurs étant persuadés de leur infériorité par rapport au génie du maître.
C’est dans cette optique critique qu’il semble important de situer Les variations Goldberg de Nancy Huston. Ce roman amorce, au tout début de la carrière de l’auteure, une polémique autour de la sociologie de l’art et de la culture qu’elle développera dans ses essais et romans ultérieurs. Effectivement, par le biais des thèmes humanistes et féministes traités dans ses ouvrages, Huston cherche à dépasser les stéréotypes et les dichotomies réductrices ancrés au coeur des codes sociaux. Elle déconstruit les oppositions hiérarchisantes entre cultures élitistes et populaires, création et procréation, raison et sentiment, esprit et corps, masculin et féminin. Par ailleurs, l’intérêt qu’elle manifeste pour la musique, sa propre formation de claveciniste et les nombreuses occasions où, dans ses écrits, elle intègre un travail sur l’art musical illustrent son engagement à l’égard des questions de sociologie musicale.
Or, c’est dans le domaine de la musique que Huston trouvera une rigidité exemplaire qu’elle dénonce, rigidité qui illustre le problème des dichotomies réductrices. Dans son essai, Professeurs de désespoir, publié en 2004, Huston fait le procès de ces individus qui sont si épris d’absolu, qu’ils en viennent à mépriser l’existence humaine, c’est-à-dire tout ce qui peut rappeler la matérialité physiologique de l’être humain (l’enfantement, le fait d’être redevable à des parents et d’appartenir à une collectivité). Ces « professeurs de désespoir » voudraient s’extraire des vicissitudes humaines et vivre dans les cimes de l’esprit pur, ce qui conduit à un nihilisme, à un rejet de l’humanité. Dans cet essai, Huston soutient que cette attitude est liée à un attrait pour la musique : « Les mélanomanes, c’est frappant, sont souvent mélomanes aussi[5] ». Mais, déjà en 1981, avec la rédaction de son premier roman Les variations Goldberg, Huston se penchait sur la place qu’occupe la musique classique dans la culture occidentale et sur la problématique de l’effacement du sujet devant cette prétendue « grande musique ».
Le roman regroupe leurs discours intérieurs, tels qu’ils sont imaginés par la claveciniste, et les agence selon la forme des Goldberg-Variationen de Bach. L’aria inaugurale (le thème) et sa reprise à la fin livrent les pensées de Liliane et encadrent trente chapitres qui correspondent aux trente variations de l’oeuvre musicale. Dans chacun des chapitres-variations, la claveciniste-narratrice se représente le discours intérieur de l’un de ses trente invités. Un titre coiffe chacune des variations, lui conférant un ton particulier (« Souvenirs », « Perte », etc.). Ainsi, « l’interprétation » des variations s’actualise avec l’adoption, à chaque chapitre, d’un point de vue distinct, ce qui permet de présenter une pluralité d’attitudes et de comportements reliés soit à la musique soit aux préoccupations ponctuelles qui s’infiltrent dans l’esprit des invités.
L’idéologie sous-jacente du roman ressort dans les diverses modalités d’écoute que présentent ses personnages, dans les goûts qu’ils défendent (engouement pour la musique baroque ou au contraire résistance à ce qui est considéré comme retranchement et refus de vivre avec son époque), ou encore dans les pratiques et attitudes divergentes des hommes et des femmes. Ces monologues constituent des portraits d’individus qui, très souvent, soulignent les fonctions que reçoit l’objet musical au sein des groupes sociaux et des individus. De ce fait, le roman de Huston fait écho aux travaux de musicologues qui, depuis une trentaine d’années, ont su réintégrer à l’étude de la musique classique occidentale les dimensions de sa production et de sa réception.
La problématique qui anime le roman s’inscrit dans un courant naissant, à l’époque de sa parution, dans le domaine de la musicologie, qui cherche à distancier l’analyse musicale d’une esthétique formaliste tyrannique. En effet, l’idée de musique absolue, qui culmine à la fin du xixe siècle mais qui règne encore à l’époque du sérialisme, implique une autonomie du langage musical, capable de signifier sans référence au monde extérieur. Soulignons qu’en 1978, le musicologue allemand Carl Dahlhaus, dans son ouvrage Die Idee der absoluten Musik, examinait les bases sociohistoriques sur lesquelles s’édifiait l’idée de musique absolue[6]. Il en viendra à observer que les pratiques qui caractérisent la vénération de la musique absolue conduisent à un effacement des traces matérielles de sa production et de sa réception au profit d’une évanescence, d’une immatérialité qui sacralise l’oeuvre musicale. Cette sacralisation, tout en consacrant le mérite de l’oeuvre et le génie du compositeur, soumet l’interprète et son public à un asservissement, voire à un effacement.
C’est donc dans le but d’ancrer le premier roman de Huston au sein des préoccupations sociologiques qui animent de nos jours l’étude de la musique que nous présenterons le processus de désacralisation de l’oeuvre musicale qui a lieu dans ce roman. Nous examinerons de ce fait les moyens par lesquels Les variations Goldberg de Nancy Huston réinvestissent l’objet musical de sa portée sociale. Il est certain que, en présentant la variété des configurations que peut prendre le lien à la musique, c’est-à-dire en faisant valoir le travail de l’interprète, les modalités d’écoute des auditeurs ainsi que leurs préoccupations banales du quotidien, Huston ancre l’oeuvre musicale dans un champ qui privilégie l’expérience de la musique plutôt que l’idéalisation de l’oeuvre d’art[7]. Mais le détournement idéologique est également effectué par l’exploitation d’éléments musicaux : la forme des variations sur un thème, la figure mythique de Bach, et enfin celle du clavecin, symboliquement opposé à l’instrument musical bourgeois, le piano. Par le biais de chacun de ces éléments s’enclenche un véritable travail d’interpénétration de la musique et des mots qui va entraîner la transformation de l’oeuvre de Bach. D’une partition rigide et froide, elle devient le lieu d’un retour à soi. Humanisée, elle annonce l’unité organique de la musique et de l’individu.
Restituer le corps
Rien de plus efficace pour « donner corps » à une partition abstraite que d’y faire entrer des considérations sur les conditions matérielles de sa production et de son écoute. Interfaces entre corps et esprit, les discours des personnages dans Les variations Goldberg interviennent pour rappeler que la musique ne peut exister sans sa dimension matérielle. On trouve par exemple tout au long du roman des préoccupations pour le corps. Déjà, la claveciniste amorce le récit en évoquant ses « boudins blancs[8] » soulignant par ces termes peu flatteurs l’aspect physique de la performance musicale. Le fait d’invoquer ces « bouts de chair » (VG, 13) contraste avec l’idée d’une existence spontanée de l’oeuvre musicale, idéalisée et miraculeusement soustraite à ses conditions de production. Ces termes qui évoquent la substance rappellent que l’existence de l’oeuvre esst inéluctablement soumise aux limites physiques de l’interprète (le trac, l’entraînement, la fatigue), qu’elle ne peut être désincarnée, purement spirituelle[9].
Le discours réaliste de la claveciniste est soutenu par celui d’Adrienne dans la première variation, « Ombrage ». La jeune femme a la charge de tourner les pages et souligne elle aussi les exigences physiques de son rôle : elle doit maintenir sa concentration pour suivre la partition, saisir les signes que lui communique la claveciniste afin de tourner les pages au bon moment. Il lui faut également rester silencieuse et invisible afin de ne pas « gâcher la musique » (VG, 21). Contrairement à cette invisibilité exigée d’elle par les règles d’usage du concert classique, dans le cadre du roman, le discours d’Adrienne occupe une place privilégiée. Sa position de premier personnage à « interpréter » une variation établit l’importance de sa participation pour l’exécution du morceau. La contribution d’Adrienne rappelle que l’oeuvre existe grâce à une communauté d’interprètes et d’auditeurs. Comme Huston l’a souligné ailleurs, la musique « ne tombe pas du ciel[10] », son existence dépend nécessairement d’un effort collectif, de la contribution de nombreuses personnes :
Ce que l’on est, ce que l’on sait faire, ce que contiennent vos doigts sur le clavier, votre coeur dans votre poitrine, votre cerveau dans votre crâne, existe en grande partie grâce aux autres, la généreuse attention que vous ont portée vos professeurs, parents, amants et amis… ceux qui ont fabriqué votre clavecin, ceux qui vont l’accorder avant le concert. Tout cela participe, aussi, des Variations Goldberg. Ni ce morceau-là, ni aucun autre morceau de musique ne peut exister dans le vide, sans la collaboration de corps et d’âmes nombreux[11].
Les paroles de Liliane et d’Adrienne font entrer dans le discours sur la musique la réalité des exigences physiques et mentales de la performance. L’oeuvre musicale de ce fait n’est pas isolée des conditions matérielles de sa production. L’inclusion de ces aspects contribue à la valorisation du corps et reconnaît l’apport du travail individuel ainsi que le concours d’une communauté.
Outre les supports matériels qu’exige la production musicale, certains invités, quant à eux, font part de leur difficulté à maintenir leurs réflexions dans les sphères éthérées de l’esprit. Pour ces personnages, les besoins élémentaires du corps se font sentir de manière impérieuse : fringale — « J’ai faim, bon Dieu » (VG, 238) ; menstruation « si je garde les cuisses très serrées, ça ne sortira pas … » (VG, 34) ; envie de tabac « ce que je ne donnerais pas pour une cigarette » (VG, 193) etc. Rappel donc que les corps existent et même qu’ils ne répondent pas nécessairement à l’appel spirituel (enchantement, rêverie) de la musique. Ils s’imposent contre l’attente que le chef-d’oeuvre va automatiquement susciter admiration et transe, et illustrent le fait qu’on doive « considérer la musique comme un résultat incertain, dépendant de ce qu’en fait son auditeur, et non comme un acquis[12] ». Dans le roman de Huston, cet argument est illustré par les écoutes récalcitrantes dont est parsemé le récit. Leur présence affiche une volonté de rendre à l’auditeur une liberté, afin que celui-ci ne soit pas un nain écrasé par la grandeur de l’oeuvre, mais plutôt quelqu’un à qui l’on fait place et accorde l’occasion de défendre ses goûts et ses dispositions du moment[13].
Repoussant la mystique d’une musique pure et immatérielle, les références au corps humain, à sa fragilité, à la disponibilité des oreilles sont un rappel pragmatique des efforts nécessaires à la performance et à l’écoute musicales. Insister sur les bases physiques de ces activités devient une façon de combattre les rigides divisions entre corps et esprit, entre nature et culture soutenues par le mépris du corps, la condamnation de la chair et de l’imperfection de la réalité. Les variations Goldberg donnent voix à des éléments cruciaux ordinairement négligés des études musicologiques et, comme nous le verrons maintenant, font ressortir l’importance d’un nouveau type de rapport à la musique qui s’est développé par le biais de l’amateur de musique à l’ère contemporaine.
Figures d’amateurs
Tout comme les discours qui rappellent la matérialité de l’oeuvre musicale et qui constituent par la même occasion une émancipation des discours traditionnels sur la musique, les portraits d’amateurs de musique classique dans le roman de Huston font ressortir non seulement un autre type de lien à l’objet musical mais aussi l’acquisition d’une nouvelle autonomie. Pour cet amateur, les enregistrements offrent un accès aux oeuvres musicales qui est pratiquement sans limites et, selon Antoine Hennion qui en relève les conséquences, cet accès a institué un nouveau format du goût musical, plus axé sur l’appréciation individuelle que sur une adhésion aux conventions sociales.
L’amateur de musique classique, en cherchant à se rapprocher des oeuvres qu’il admire, procède à une accumulation de savoirs qui, en l’occurrence, lui confère une certaine expertise. Ceci est particulièrement nécessaire pour l’appréciation des musiques anciennes beaucoup moins connues du grand public. Remarquons déjà que, dans les réflexions de Jean, un vieil ami de Liliane qui songe au compte rendu du concert qu’il a offert de rédiger pour le journal Le Temps, se manifeste une connaissance approfondie de la musique baroque, qui lui permet de prêter attention aux défis que pose cette oeuvre pour l’interprète. Jean souligne que celle-ci a respecté un principe fondamental de la musique polyphonique : celui de faire entendre « toutes les voix dans leur indépendance » (VG, 27). Il atteste ainsi des compétences de Liliane et de plus approuve sa décision de jouer les Variations au clavecin plutôt qu’au piano. Il sait par exemple que certaines variations ont été écrites pour un instrument à deux claviers et aussi que l’accordement moderne du piano produirait des harmonies qui sonnent faux. En tant que deuxième variation, « l’exécution » de Jean a certainement ce rôle de mettre en place, pour les lecteurs, des repères historiques et esthétiques. Si les lecteurs bénéficient de l’expertise de Jean, ses commentaires, axés sur la musique qu’il entend, vont transformer l’oeuvre et son exécution en musique à écouter et à déguster. Il ne s’agit pas seulement d’admirer aveuglément le génie de Bach mais d’être capable d’apprécier le travail de l’interprète et de discerner entre une bonne et une mauvaise interprétation.
Soulignons que c’est à l’ère du disque que l’écoute musicale gagne une phénoménale flexibilité. Les développements technologiques des dernières décennies ont facilité l’accès aux oeuvres, permettant à l’amateur d’accumuler un savoir encyclopédique et de constituer sa collection personnelle. Bien entendu, le cliché des gestes compulsifs de l’amateur prête facilement au ridicule. La femme de Jean souligne les réflexes obsessionnels de son mari : « Jean se précipitera immédiatement sur la pochette du disque : « chouette, l’ut mineur — ou n’importe quoi —, qui l’a enregistré ? Quel chef d’orchestre ? Quel jour de quelle année ? » (VG, 36). Néanmoins, le comportement de Jean, s’il peut paraître excessif aux yeux de certains, fait partie des moyens par lesquels l’expertise de l’amateur se constitue.
Le portrait de l’amateur dans le roman de Huston témoigne de deux phénomènes qu’a favorisés l’enregistrement des oeuvres musicales. Premièrement, le disque a facilité l’accès aux musiques anciennes, permettant la résurgence des oeuvres baroques. Deuxièmement, par la possibilité d’accumuler différentes versions d’une même oeuvre et l’occasion d’en faire des auditions répétées, l’amateur devient critique, son écoute accède à une autonomie. Compte tenu surtout des développements technologiques qui garantissent un accès aux oeuvres, les habitudes d’écoute et conséquemment la relation à l’oeuvre musicale ont subi des transformations importantes. Pour Hennion, qui a fait ressortir l’histoire négligée de l’écoute musicale, ces transformations rendent plus évident le fait que la musique est aussi
[…] l’invention de l’auditeur — ce spécialiste doté d’une compétence qu’on n’a jamais eue avant le vingtième siècle, constituée à partir de la mise à disposition technique d’un répertoire musical historicisé allant du Moyen Âge à nos jours, avec interprétations contradictoires, livrets explicatifs et filiations bien assurées. C’est pourtant ce développement qui est derrière l’écoute : pour écouter la musique comme musique, il a fallu l’apprendre, au sens presque professionnel du mot, même pour les amateurs (qu’on pense aux conceptions pédagogiques des conservatoires, ou aux émissions d’écoutes comparées de France Musique), qu’il s’agisse de distinguer les sons ou de comparer des « versions » (à l’ère du disque, le terme tend significativement à remplacer celui d’oeuvres)[14].
Il faut se rendre à l’évidence que l’amateur de musique ne conçoit plus l’oeuvre musicale comme un objet fixe. Pour l’amateur qui a acquis une connaissance intime de l’oeuvre, l’écoute devient une comparaison de versions, allant d’une évaluation des décisions de l’interprète jusqu’à la qualité de l’enregistrement. Cette importante transformation des pratiques d’écoute établit dans la conscience de l’auditeur l’existence de multiples versions de l’oeuvre musicale et ainsi met en relief ses conditions de production.
Si l’acquisition d’un savoir sert à améliorer la compréhension et l’appréciation de l’oeuvre, il est rare que ce soient uniquement les joies d’une écoute informée qui nourrissent la passion de l’amateur. Très souvent, celui-ci mise sur sa propre sensibilité et la possibilité qu’elle lui procure un transport émotif. Franz Blau, dans la variation XIII, a une expertise reconnue, il donne même un séminaire sur « la psychanalyse de l’opéra » (VG, 154). Par contre, ses connaissances historiques et esthétiques l’amènent aussi à tenir compte des sensations qu’une oeuvre musicale est capable de produire chez l’auditeur. Comme le comte Keyserling qui aurait commandé les Goldberg-Variationen, Franz souffre d’insomnie. Le fait que Bach les ait composées « pour apporter de la tranquillité aux âmes en quête de sommeil » (VG, 111) amène Franz à formuler la théorie selon laquelle une oeuvre est réussie lorsqu’à l’écoute, elle parvient à déclencher « l’étincelle qui permettra de court-circuiter le courant de la pensée pour le brancher sur les ondes de l’inconscient » (VG, 112). Chaque variation, explique-t-il, possède son propre univers cohérent dans lequel l’auditeur peut se réfugier. La qualité de l’oeuvre pourra donc être mesurée par sa capacité de produire chez l’auditeur le ravissement par lequel il peut échapper à ses hantises, à la tyrannie des émotions pénibles, à l’ennui, à la solitude, aux souvenirs douloureux associés, dans le cas de Franz, à la mort d’une mère adorée pour enfin trouver le sommeil.
On voit bien combien accéder à un tel état peut devenir vital pour un individu. De là, l’importance de créer un environnement privé et contrôlé. Pour accéder au sublime, Franz procède à la mise en place scrupuleuse de certaines conditions : une salle de musique insonorisée, des partitions, une vaste collection d’enregistrements et même, inscrits sur chaque disque, le volume optimal et la prédominance des graves et des aigus (VG, 116). Par ailleurs, selon ses dispositions mentales du moment, le choix du disque devient primordial : dans ses premières secondes d’écoute, Franz sait immédiatement s’il doit changer de compositeur afin d’accéder à cette condition qui lui permettra d’apaiser ses douleurs intérieures et peut-être même d’accéder à un état d’abandon suprême. Cet état d’abandon, on le voit ici, suppose un effacement de l’être où l’oeuvre va supplanter l’individu. À la fin d’une nuit d’écoute, Franz se sent « comme pulvérisé par la musique » (VG, 117)[15]. Il aura réussi à ne plus être soi et à s’être imprégné « de tout le génie du maître » (VG, 117).
Le retranchement que permet la musique dans un petit univers détaché de soi et des réalités extérieures provoque l’heureuse impression chez deux autres personnages d’une suspension du temps. Plus spécifiquement, c’est l’expérience sensible de l’exaltation, telle qu’elle se produit dans l’amour et dans l’écoute musicale, qui est capable de leur accorder un soulagement momentané de la tyrannique fuite du temps. Pour le narrateur de la dixième variation, sommairement nommé l’écrivain, les événements de la vie, organisés et dénotés par le langage, rappellent constamment le temps qui s’écoule et par conséquent sa mortalité. Selon lui, seuls l’amour et la musique parviennent à enrayer cette angoisse parce que l’un et l’autre sont « des domaines hors langage » (VG, 94). Au lieu d’emprisonner l’esprit dans des référents précis, ce sont les sensations qui le guident. Ainsi, l’amour et la musique octroient ce privilège exceptionnel « de vivre dans le présent » (VG, 94). Cet avis est partagé par Myrna qui se trouve constamment happée par le quotidien : « […] ça me donne envie de pleurer parce que ce sont les seuls moments, pendant la musique et pendant l’amour, où le temps est justement suspendu, où il n’est plus compté, où il s’écoule et je suis prise tout entière par ce qui m’arrive pendant son écoulement […] » (VG, 37). Pour ces personnages, la jouissance musicale et la jouissance amoureuse sont capables de freiner la marche du temps[16]. Dans la vie quotidienne, les tracas obligent à relativiser les instants présents par rapport à des événements passés et à des conséquences futures. Au contraire, l’extase en amour et en musique sature le présent de sensations et ainsi donne l’impression d’immobiliser le temps.
Si, comme on l’a vu dans la section précédente, le roman met à contribution certains des aspects physiques dont dépendent nécessairement la performance et l’écoute d’un morceau de musique, il fait intervenir également, par le biais d’autres personnages, des récits d’instances privilégiées où les soucis du quotidien sont étouffés et les limites du corps repoussées. Les amateurs de musique classique rendent compte d’une jouissance musicale qui permet de contrer le passage du temps et de soulager du poids des souvenirs et de la solitude. Ces témoignages constituent des portraits d’amateurs de musique classique en posture d’écoute mais ils révèlent aussi la plus grande autonomie dont bénéficie l’écoute à l’ère de la reproduction technologique des performances musicales. Les variations Goldberg de Huston offrent certainement un hommage au génie de Bach, dont les personnages mélomanes rendent compte en partageant leurs connaissances et leur enthousiasme. Toutefois, leurs portraits soulignent aussi l’importante transformation de la relation à l’oeuvre musicale, faisant éclater la notion d’oeuvre éternelle et immuable pour l’inscrire dans le continuum des goûts et des usages.
Une musique antisociale
Si la passion des amateurs de musique rend compte de leurs habitudes d’écoute et de leur savoir, cette passion est cependant tempérée par d’autres opinions, plus polémiques, qui critiquent la portée sociale et politique de la musique classique. Ainsi, en contrepoint aux discours élogieux s’élabore, dans certaines variations, la critique de cette passion qui semble couper la musique de son contexte social et de la réalité quotidienne de ses utilisateurs. C’est effectivement ce qu’exprime Anna, dans la variation XX, lorsqu’elle s’insurge contre ce pouvoir qu’a la musique « de nous distraire de l’horreur » du monde (VG, 168). L’évasion que procure la musique peut aussi produire un individu qui se referme sur lui-même et se coupe des réalités sociales. Pour Dominique, l’invité québécois : « la musique c’est la fuite chic » (VG, 51). Selon lui, son attrait provient du fait qu’elle soit, dans les cercles bourgeois, totalement dénudée de son apport politique. Il explique que « la musique ça pue pas, ça a pas de relents idéologiques, donc c’est le fun sans la culpabilité » (VG, 52). Cette dénonciation est présentée de manière plus tranchante dans un ouvrage récent où Huston allie nihilisme et mélomanie. Le nihilisme et le mépris de la vie terrestre pour l’auteure sont inextricablement liés à l’attrait que présente la musique pour ceux qui cherchent à fuir les exigences de la vie matérielle. L’attitude de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard en fournit un parfait exemple :
La musique telle que la conçoit Bernhard est une chose immatérielle, sublime dans sa pureté désincarnée — préférée par Schopenhauer, aussi, aux autres formes d’expression artistique, car, plus proche du pur vouloir. Vitalité invisible, impalpable, sans odeur, mouvement désincarné, impression insaisissable, frôlement vertigineux du silence, celui du cosmos et de la mort[17].
Huston relève ici un des puissants attraits qu’exerce la musique sur l’esprit humain. Cet art rend possible l’évasion par des moyens non physiques (contrairement aux sports, aux drogues). Il semble donner accès à une pure spiritualité, conçue comme l’atteinte d’une perfection existentielle qui, en l’occurrence, permet d’échapper à son corps et, en général, à la vie matérielle. Elle en conclut qu’une telle conception de la musique s’apparente à un anéantissement de soi, donc à la mort.
L’effacement de l’individu devant ce qui est perçu comme la grande musique est également évoqué dans le contexte de l’abnégation de la musicienne Liliane Kulainn et illustre le mythe de l’artiste qui sacrifie son bonheur et sa santé pour atteindre les cimes d’un art suprême. Le comportement et l’aspect physique de la claveciniste suscitent chez certains personnages des remarques sur sa froideur et sa distance, qualités qui la rangent du côté de la mort : son père raconte son « attirance morbide » (VG, 171) pour le clavecin lorsqu’elle l’a découvert à l’âge de 13 ans, ce clavecin qui va la transformer de « fée en forcenée » (VG, 172). Liliane est l’incarnation d’une femme qui nie le corps pour se maintenir dans l’étau de l’esprit — elle est l’illustration que cette scission ne mène pas au bonheur. D’après le menuisier, vieil ami de l’époux de Liliane, l’apparence blafarde de Liliane lui donne un air de fantôme. « Elle paraît pas humaine » (VG, 77), affirme-t-il, s’imaginant la violenter (et la violer) pour lui insuffler la vie.
Les carences de vitalité que certains invités perçoivent chez Liliane trouvent écho dans les souvenirs d’enfance de Mme Fournier qui évoque, dans la variation IX, les tourments des auditions et des concerts. Cette expérience décrit ce qu’endurent les enfants qui se voient imposer les rêves de parents qui cherchent, par le biais de leur progéniture, à accéder aux hautes sphères de la culture. L’art étant une valeur sûre, une carrière musicale peut assurer le prestige à la famille de l’interprète. Marque de distinction dans la hiérarchie sociale, la musique classique dans un tel contexte est appréciée non pas pour le plaisir qu’elle procure mais comme moyen de se hisser au-dessus des autres [18]. Selon Mme Fournier : « La musique classique a été complètement pervertie, elle est désormais à l’image de notre société névrosée » (VG, 86). Sa propre expérience d’enfant à qui la mère a voulu imposer ses désirs (« toi, chérie, tu seras pianiste. Tu porteras une longue robe blanche et quand tu entreras en scène, tout le monde applaudira » [VG, 81]) atteste du fait que se lancer dans une carrière musicale implique « sacrifier [s]on amour de la musique pour réussir » (VG, 87). Comme le constate tristement Mme Fournier, la mélomanie n’est plus une question d’amour de la musique mais plutôt d’épreuve : « Personne n’entend rien. Ni les parents bourreaux, ni les enfants martyrs, ni la tribune des critiques, ni les gens dans cette salle. Tous se distraient à jouer — non pas la musique mais le jeu monstrueux de la mélomanie — alors que leur véritable manie c’est la souffrance des musiciens » (VG, 86). Plutôt que de devenir une femme « atrophiée », telle qu’elle-même l’est devenue en apprenant la musique classique, Mme Fournier souhaite à sa fille d’être « épanouie » justement en renonçant à son rêve de devenir chanteuse d’opéra et en continuant à chanter « comme un oiseau sur la branche » (VG, 87).
Il n’est pas étonnant de trouver que le régime sévère et rigide auquel certains personnages associent la musique classique s’oppose à la liberté, la spontanéité et le naturel des musiques populaires[19]. Plusieurs personnages réagissent contre le goût de l’ancien qui, pour eux, équivaut à un retranchement dans le passé et une déconnexion de son époque. Frédéric Dumont, saxophoniste jazz de notoriété, venu accompagner ses amis à cette soirée, pense que « pour les personnes qui vivent au vingtième siècle, tout retour en arrière ne peut qu’être teint d’une nostalgie aristocratique » (VG, 225). Conçue pour endormir les bourgeois, cette musique est, d’après lui, « une fuite devant l’histoire » (VG, 225). Le menuisier, ami de Bernald Thorer, se rebelle contre cette musique « merdique […] cette espèce de pipi dans un pot de chambre » (VG, 78) et évoque l’époque où Thorer écoutait « des choses très bien, des vieux disques de jazz des années trente » (VG, 75). Mme Fournier, en réaction aux tourments qu’elle associe à la musique classique, évoque le pouvoir libérateur du jazz. Le jazz, selon elle, est « de la musique vivante, la liberté d’expression totale, la musique hors la loi » (VG, 86). Quant à Dumont, pour lui : « la musique classique est foncièrement antisexuelle, en d’autres termes antisociale » (VG, 223). Celle-ci priverait l’individu d’une vitalité essentielle qui empêche d’aller vers les autres, d’assouvir des besoins essentiels de contact physique et spirituel avec son prochain.
Les rôles sexués du domaine musical
Tel que nous pouvons le constater, Les variations Goldberg de Huston parviennent à rassembler une pluralité de discours qui permet de mettre en évidence les pratiques et les goûts des usagers. Notons également qu’il y a, dans les monologues, une part significative dédiée à l’examen des rôles sexués en matière d’écoute et de production musicale. En effet, la dimension féministe du roman contribue au projet de désacralisation de l’oeuvre musicale dans la mesure où elle intègre le vécu et l’expérience des femmes. Celles-ci soulignent la distanciation de la conscience féminine par rapport à l’oeuvre musicale et l’écart important qui existe entre les pratiques professionnelles des musiciens et des musiciennes.
Nous avons souligné ci-dessus quelques exemples de personnages qui affirment leur goût des musiques populaires. Cela n’empêche pas cependant qu’apparaisse, parmi les réflexions de certaines auditrices, un discours féministe mettant en évidence la part de domination (sexuelle entre autres) qui peut s’infiltrer dans l’organisation des sons et le comportement des musiciens. Bien que la musique populaire soit plus « libre » que celle de Bach « si stricte, si ordonnée » (VG, 172), elle réfléchit aussi plus crûment les pulsions humaines. Selon certaines invitées, cette liberté n’est pas accessible à tous et semble plutôt incarner des pulsions masculines de domination et de violence. Au chapitre XXV, Viviane, ex-amante de Liliane, exaspérée par la misogynie qui continue à régner dans le monde, déverse une mélopée accablante dans laquelle elle établit des liens entre l’instrument de musique, l’organe sexuel masculin et les armes meurtrières de la guerre[20]. Non seulement elle dit ne plus pouvoir supporter les marches militaires et la musique punk qui, de manière si évidente, allient domination virile et musique, mais en plus elle se questionne sur les rapports que peuvent entretenir certains hommes avec leur instrument de musique. Elle raconte qu’un ami guitariste lui a une fois avoué que, lors de ses concerts, « sa guitare devenait un sexe éblouissant et quand il se cabrait pour envoyer des sons, c’est comme s’il arrosait toute la salle de son sperme » (VG, 203). Plus tôt, dans la variation intitulée « souci », Irène réfléchissait à propos du comportement du jazzman, Frédéric Dumont, qu’elle avait récemment vu en concert : « On aurait dit que Dumont était en train d’avoir des rapports sexuels avec son saxophone » (VG, 144), s’étonne-t-elle. Plus ouvertement liée à la séduction, la performance de la musique populaire exhibe souvent une dimension sexuelle. Toutefois, la relation homme/instrument représente une sexualité confiante et extrovertie que la femme par pudeur normalement s’interdit. Irène remarque qu’elle-même ne pourrait « jamais se laisser aller à ce point » (VG, 144) et qu’elle « sen[t] toujours une certaine distance par rapport à l’instrument » (VG, 144). Pour l’homme, exhiber sa sexualité sur scène a traditionnellement été perçu comme une marque de virilité et de puissance tandis que pour la femme, une telle démonstration la classe dans la catégorie des femmes déchues.
Si ces remarques illustrent une différence sexuée dans les relations avec l’instrument musical, l’écart est également confirmé par l’évocation des obstacles qui se dressent devant l’épanouissement professionnel des musiciennes. Dans Journal de la création, Huston explorait la dynamique à l’oeuvre dans les couples d’artistes. Cette problématique apparaît également dans les réflexions d’Irène Serino, violoniste dans un quatuor, mère de famille et dont le mari, Jules Serino, est compositeur. Elle dit avoir souvent voulu comprendre pourquoi il y avait si peu de compositrices dans l’histoire de la musique. Son mari fait l’hypothèse que, auparavant, les femmes n’avaient pas accès à une formation musicale sérieuse (VG, 144). Malgré la logique apparente de cette explication, Irène n’est pas convaincue. Examinant leurs carrières respectives, elle observe que les femmes n’ont pas ce rapport intime et exclusif avec la musique qui leur permet d’oublier leur entourage pour se consacrer entièrement à leur art. À propos de Jules, elle remarque que « quand il se met à écrire quelque chose, c’est comme si la musique remplaçait son corps tout entier » (VG, 144). Cette disponibilité est peut-être attribuable au fait que les hommes n’ont pas la possibilité d’enfanter tandis que la physiologie des femmes les rappelle constamment au concret, à la substance. Le problème de la disponibilité est justement illustré par Irène à la fin de sa variation puisque son questionnement est interrompu par ses soucis de mère de famille qui doit préparer le voyage de ses trois enfants : « Il faut encore que d’ici là je trouve le temps de coudre toutes ces petites étiquettes avec leur nom dessus. Une pour chaque slip, une pour chaque chaussette, une pour chaque T-shirt… ça doit faire au moins soixante en tout » (VG, 145). Il est évident qu’entre ses tâches domestiques et les leçons données pour faire vivre sa famille, il lui reste peu de temps pour faire avancer sa carrière de violoniste. Le cas d’Irène montre que dans le domaine artistique (entre autres), les obligations familiales des femmes et le déséquilibre dans le partage des tâches domestiques font qu’il est bien plus difficile pour celles-ci que pour les hommes de conserver leur passion artistique et de consacrer l’énergie nécessaire à leur vie professionnelle.
Le mythe de l’activité artistique exigerait une communion totale avec l’oeuvre d’art aux dépens des rapports humains et des responsabilités domestiques. L’apparente capacité des hommes de se mettre entièrement au service de l’Art tandis que l’esprit des femmes les maintient attelées aux fonctions domestiques traduit l’énorme fossé qui les sépare. Illustrées dans les réflexions d’Irène, la division et l’exclusion mutuelle des rôles masculin et féminin donnent lieu à des êtres incomplets dans la mesure où l’être féminin est exclu du domaine de la création artistique tandis que l’être masculin est coupé de la réalité quotidienne. L’approche féministe de Huston comprend une volonté de rétablir un être équilibré dans ses rapports à l’art et à la vie :
Les institutions patriarcales ont privé non seulement les femmes de leur âme, mais les hommes de leur chair, et il faudra bien du temps encore avant que les artistes ne deviennent des êtres pleins, non mutilés et non envieux. Avant que les femmes ne cessent de s’amputer de leur maternité pour prouver qu’elles ont de l’esprit ; avant que les hommes ne cessent de déprécier la maternité tout en la mimant parce qu’ils en sont incapables[21].
Les oeuvres de Huston ne cessent de plaider pour une résolution du conflit entre l’art et la vie, entre l’esprit et la matière. Il est évident que son adaptation des Variations Goldberg travaille non seulement dans le sens d’une humanisation de l’oeuvre musicale, mais qu’elle veut aussi démanteler l’opposition des cultures masculine et féminine.
Réappropriation du moi
Les variations Goldberg suivent une évolution qui va finalement réconcilier le moi avec une musique que la tradition classique a coupée de ses usagers. Dans son aria initiale, Liliane Kulainn remarquait que le morceau qu’elle s’apprêtait à jouer ne la touchait plus. La claveciniste avoue qu’apprendre un morceau fait de celui-ci un « objet autre » (VG, 15) et confie que dans son cas, « le sentir a été extirpé par le savoir » (VG, 16). Malheureusement, la discipline qu’elle a dû s’imposer afin de maîtriser le morceau aura installé une distance et une relation antagoniste : « la fin, ce n’est plus du tout un objet d’écoute : mes oreilles ne servent plus qu’à critiquer la danse des boudins blancs » (VG, 16). Ce sentiment d’altérité ou d’étrangeté a fait fuir le plaisir qu’aurait dû procurer l’exécution réussie de cette admirable oeuvre[22]. Toutefois, à la fin du roman, les variations qu’elle a « interprétées » ont entre-temps modifié son rapport à l’oeuvre.
Le déroulement des variations produit l’effet d’une accumulation et conséquemment d’une intensification des voix qui font part de leur sensibilité, de leurs pratiques d’écoute et de leurs goûts particuliers. L’oeuvre de Bach s’affranchit ainsi d’une sacralisation qui l’avait retranchée dans sa pureté immatérielle. Au fur et à mesure que les variations se poursuivent, la musique s’investit de corps et d’esprits qui la ramènent à eux, se la réapproprient. Contrairement à ce qui se passe dans l’oeuvre de Bach, où l’aria finale reprend sans modifications celle qui a lancé les variations, dans le roman de Huston, l’aria de clôture, lors duquel Liliane reprend la parole, subit un changement radical par rapport au thème initial. Devenue une expérience enrichissante, l’exécution des Goldberg-Variationen est présentée comme un moment magique. De manière symbolique, le concert a eu lieu un 24 juin, dans la nuit de la Saint-Jean, « la nuit des sorts » (VG, 126). Par ailleurs, l’idée de transformation fortuite qu’occasionnent les variations ressort dans la comparaison que propose la narratrice avec la pièce shakespearienne Le songe d’une nuit d’été (VG, 126 et 249).
La narratrice, à la fin du roman, a compris que ce récital, plutôt que de l’isoler, la relie au public qui l’entoure. Liliane explique que le « déroulement de ce rituel » lui a fait « comprendre des choses. Non pas des gens, mais des choses à propos des gens » (VG, 246). Elle conçoit que « la musique est un entre-deux » (VG, 250) et, dans le cadre de ce roman, telles que les variations en témoignent, elle a pu faciliter la communication entre l’individu et le monde extérieur. Mais rappelons que l’histoire qui se déroule ici met en scène la transformation de la musique en un objet ouvert au monde grâce à un alliage de littérature et de musique. Il importe donc, à partir de la transformation réalisée par les Variations Goldberg, de se pencher dans nos dernières réflexions sur la façon dont musique et littérature se sont fécondées et sur les révélations que ce mariage a pu engendrer. Cette mutation s’est faite en fonction de trois éléments fondamentaux intégrés dans la texture narrative : la figure mythique de J. S. Bach ; le principe formel des Goldberg-Variationen ; et enfin l’apport symbolique du clavecin.
Bach est un géant qui imprègne et surplombe notre héritage musical européen. Il est également le parangon de la musique baroque, qui connaît un revival à partir des années 1960. Le retour à Bach et à la musique baroque dans la deuxième moitié du vingtième siècle signifie pour les intellectuels français un changement de goût, un privilège accordé à la complexité polyphonique, contre la domination de la mélodie et de l’épanchement émotif. L’attrait de la musique baroque s’apparente aussi à un besoin d’intimité qui va servir la rigueur et l’ascétisme de l’amateur de musique. Liliane Kulainn offre à ses amis un concert de musique de chambre typique de la période baroque. La claveciniste les accueille dans sa chambre à coucher ce qui leur permet une rencontre intime avec la musique du vieux maître. Plutôt que d’être « bombardés par les musiques bêtifiantes de la radio et des haut-parleurs, inondés par les disques de toutes sortes, alléchés par les grands spectacles des orchestres étrangers et de l’Opéra, étourdis par les rythmes assourdissants du punk et du disco » (VG, 32), ses invités auront droit à la connivence et à l’intimité. Enfin, pour revenir à la personne même de Johann Sebastian Bach, sa vie exemplifie la conciliation de la vie et de l’art. Le nom de Bach est associé à la notion de paternité. Il est le « père de la musique classique », mais il a aussi engendré vingt enfants et s’est impliqué dans leur éducation musicale. Il incarne non pas le mythe du génie romantique (solitaire et méconnu) mais plutôt un forcené du travail qui ne néglige toutefois pas ses devoirs envers sa communauté et sa famille[23].
Tout comme la figure mythique de Bach, la forme « variations sur thème », sur laquelle est calqué le roman, contribue à la transformation de l’oeuvre et de son interprète. C’est ainsi que nous voyons que l’adaptation de la structure musicale engendre un véritable travail d’interpénétration de deux domaines artistiques hétérogènes. Tel que l’a souligné Werner Wolf à propos de l’exploitation d’une oeuvre musicale classique dans certains romans contemporains, celle-ci peut « constituer un défi qui va inciter l’écrivain postmoderne à créer quelque chose de nouveau à partir d’un engagement intermédial conscient avec cet art traditionnel[24] ». Effectivement, le mouvement d’expansion que permet le processus variationnel reflète certains principes de décentrement et d’ouverture inhérents à l’esthétique postmoderne. Selon l’étudiante de Liliane, son professeur a choisi les variations « parce qu’elle-même est comme ça. En fragments » (VG, 45). La forme « thème et variations » se voit assimilée à la pratique barthésienne du fragment, mode d’écriture qui permet de faire éclater l’unicité thématique du récit et de réunir des éléments hétérogènes[25].
Quant au mari de Liliane, qui prend la parole dans la variation XV (privilégiée par la place centrale qu’elle occupe dans le roman), il voit dans les principes d’élaboration infinie que permet la pratique variationnelle le même fonctionnement qui régit la notion derridienne de centre vide. Bernald Thorer explique que les variations « reprennent non pas la mélodie du thème, mais seulement l’agencement de ses harmonies [26] » (VG, 125). Baser la composition sur un tel principe, celui de basse chiffrée, assure une structure organisatrice tout en garantissant la possibilité de développements infinis. Ainsi, selon Thorer : « On ne progresse pas vers un apogée, une révélation du sens profond : il pourrait y avoir mille variations, n’est-ce pas ? — et le centre vide resterait le même » (VG, 125). On voit que dans l’esprit de Thorer, le déploiement infini que permet la pratique variationnelle s’assimile à l’horizon toujours fuyant d’une vérité, d’une origine. Pour Thorer, la musique en général a cette capacité de ne rien dire, de ne pas enseigner : « si le sens est roc, la musique est roche » (VG, 128). Perméable, la roche volcanique qui est « en même temps du solide et du vide » (VG, 128) est la métaphore de choix pour signifier une forme ouverte, qui sert de matrice aux transformations et à la métamorphose[27]. Les possibilités illimitées de développement du thème par une série de variations sont donc idéales pour la mission de médiation et de révélation que la romancière a assigné à ses Variations Goldberg.
Enfin, le clavecin, instrument d’époque éclipsé par la popularité du pianoforte, joue ici un rôle décisif dans la transformation de l’oeuvre et de la musicienne. La décision d’interpréter la pièce au clavecin plutôt qu’au piano relève d’une recherche d’authenticité, non seulement pour l’interprétation de pièces baroques mais aussi pour ce qui est de sa propre identité. Selon Liliane, « le clavecin ne fait pas dire des choses à la musique, il laisse dire la musique » (VG, 16). Il est l’inverse du pianoforte dont les marteaux sont perçus comme outils de violence et de manipulation, employés pour « mener [les auditeurs] par le bout du nez à travers la gamme d’intensités » (VG, 16). Le piano est cet instrument « ignoble » (VG, 16) qui lui rappelle les scènes de ménage de ses parents dont les pleurs et hurlements la réveillaient au milieu de la nuit (VG, 16-17). Dans son esprit, puisque les cordes du clavecin sont pincées plutôt que martelées, celui-ci offre la possibilité de « contrôler l’accouplement » (VG, 16) tandis que les cordes martelées du piano sont assimilées aux parents meurtris par les violences conjugales. Huston associe le clavecin à une quête identitaire personnelle qui doit la libérer de cet univers parental dévastateur. L’adoption du clavecin pour jouer la musique de Bach devient un retour aux sources symbolique, garant d’une authenticité autant pour la musique de Bach que pour soi. Par sa subtilité et ses nuances, le clavecin réduit « les possibilités dynamiques de la musique » (VG, 246). Liliane a choisi le clavecin, parce que, dit-elle : « [je voulais que] l’horizon mélodique se rétrécisse aussi, qu’il se referme autour de moi. Le mi. Un instrument où il n’y aurait que des me. “Moi”, et personne d’autre » (VG, 246-247)[28]. Ces qualités en font l’instrument qui va permettre la réinsertion d’un moi authentique dans les pratiques d’écoute et d’exécution des oeuvres musicales.
On voit que le processus de désacralisation de l’oeuvre musicale classique se fait par le biais de trois éléments clés associés aux Goldberg-Variationen. Bach, le principe des « variations sur un thème » et le clavecin sont les médiateurs baroques d’une esthétique non hiérarchisante. Bach est le représentant d’une musique qui concilie l’art et la vie ; la structure « variations sur thème » est une matrice qui favorise l’exploration et la métamorphose ; et le clavecin est l’instrument délicat dont la sonorité, toute en nuances, garantit l’expression authentique de l’individu. Si les Goldberg-Variationen de Bach ont subi au cours des siècles un processus de sacralisation, ici, sous la plume de Huston, l’ouvrage musical sert à la fois de cadre formel et de canal pour désamorcer l’anéantissement du moi qui a lieu lors de ce même processus de sacralisation.
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Dans le cadre de ce roman, la performance des Variations Goldberg est une initiative qui permet de réinvestir, dans la substance même d’une musique dite classique, l’expérience vécue de la musique. Les voix muettes de l’interprète et de son public sont donc enfin rendues audibles. Soulignons toutefois que l’humanisation de l’oeuvre musicale est redevable à l’entreprise de création littéraire car cette musique est enfin réinvestie du « moi » par le fruit d’un travail d’écriture. « Chaque variation, c’est moi qui l’ai composée. Avec les notes de Bach. Avec les gens dans cette salle. Toute seule dans ma tête » (VG, 247), affirme Liliane. Pour livrer les pensées des trente invités, il lui a fallu « osciller entre le souvenir et la spéculation » (VG, 247). Cet investissement par le biais de l’imagination et de l’écriture donne comme résultat Les variations Goldberg, romance, qui va faciliter la transformation de sa relation à la musique puisqu’elle avoue que « jusqu’ici, [elle] n’avai[t] jamais entendu de la musique » (VG, 248).
La transformation dont bénéficie la musicienne confirme l’idéologie qui sous-tend cette « romance ». Si l’histoire de la musique est majoritairement centrée sur les compositeurs et sur des musiques élevées au statut de grands classiques, c’est parce que les rôles d’interprète et d’auditeur ont été jugés secondaires. Se focaliser sur l’exécution et sur l’écoute permet d’illustrer l’importante part de créativité qui accompagne ces activités et de rétablir le lien entre l’oeuvre musicale et les emplois qu’en font ses utilisateurs.
Récusant une conception de la musique comme art sublime et désincarné, Les variations Goldberg de Huston réintègrent dans la célèbre composition de Bach, le sujet, ses comportements, ses goûts, son histoire. Cette « romance » devient écriture de l’écoute et caisse de résonance textuelle qui amplifie les fréquences de voix étouffées ou refoulées, et replace l’oeuvre musicale dans le réel de la vie quotidienne.
Appendices
Collaboratrice
Frédérique Arroyas
Frédérique Arroyas est professeure agrégée d’études françaises à l’Université de Guelph (Ontario). Elle est l’auteure d’un livre intitulé La lecture musico-littéraire (Presses de l’Université de Montréal, 2001) et d’articles traitant des relations entre texte et musique. Arroyas est également codirectrice de la revue électronique Études critiques en improvisation / Critical Studies in Improvisation.
Notes
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[1]
Le terme « musique classique » désigne, pour les fins de cet article, non pas l’étiquette qui sert à démarquer un mouvement esthétique (et qui différencie la musique médiévale, baroque, classique, romantique, etc.) mais plutôt un genre musical placé au sommet d’une hiérarchie culturelle et artistique par la classe sociale dominante. Ce n’est pas une question de date mais plutôt de répertoire consacré (le canon) et des rituels qui accompagnent sa production et réception.
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[2]
Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 18.
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[3]
Ma traduction de « […] classical performance is also a meticulously organized ritual for reaffirming obedience to the guidance of “invisible hands” », Suzanne Cusick, « Gender and the Cultural Work of a Classical Music Performance », Repercussions, vol. 3, 1994, p. 85.
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[4]
Idem.
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[5]
Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 2004, p. 208.
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[6]
Carl Dahlhaus, Die Idee der absoluten Musik, Kassel, Bärenreiter, 1978.
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[7]
De cette manière, Huston rend hommage à Roland Barthes (dédicataire du roman), à sa conception et ses analyses de la culture comme construction sociale et non comme institution édifiée et gérée par une élite.
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[8]
Nancy Huston, Les variations Goldberg, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 1998 [1981], p. 13. Dorénavant désigné à l’aide des lettres VG, suivies du numéro de la page.
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[9]
À cet égard, Peter Szendy, dans son ouvrage Membres Fantômes. Des corps musiciens souligne la tendance à occulter le corps de l’interprète puisque généralement l’exécution de musiques classiques exige de l’interprète qu’il demeure fidèle à l’oeuvre, se plie à ses exigences et se fasse médium pour réaliser les intentions d’un compositeur absent. À titre d’exemple, il cite le personnage de Glenn Gould dans le roman de Thomas Bernhard, Le Naufragé, qui exprime le fantasme d’escamoter sa propre identité, jugée superflue, et même inopportune à l’exécution de l’oeuvre : « L’idéal serait que je sois Steinway, je pourrais ainsi me passer de Glenn Gould […] en étant Steinway, je pourrais rendre Glenn Gould superflu. Mais il n’y a pas à ce jour un seul interprète au piano qui soit parvenu à se rendre superflu en étant Steinway, et c’est Glenn qui parle. Me réveiller un jour et être Steinway et Glenn en un seul, […] Glenn Steinway, Steinway Glenn… » (Thomas Bernhard, Le naufragé [traduit de l’allemand par Bernard Kreiss], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 82. Cité par Peter Szendy dans Membres fantômes. Des corps musiciens, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 15.) Bien que l’illustration de Szendy provienne du domaine de la fiction, la transformation de l’homme en instrument de musique, malgré son caractère métaphorique et hyperbolique, permet de rendre d’autant plus concrète la notion d’effacement du corps musicien. Huston se serait peut-être inspirée de la démarche de Szendy lorsqu’elle écrit dans Professeurs de désespoir que Glenn Gould est « peut-être le pianiste le plus immatériel de tous les temps, aussi solitaire, misanthrope, avare, asexué et insomniaque qu’un vrai professeur de désespoir » (Nancy Huston, Professeurs de désespoir, op. cit., p. 207).
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[10]
Nancy Huston, Professeurs de désespoir, op. cit., p. 212.
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[11]
Idem.
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[12]
Antoine Hennion, « L’écoute à la question », Revue de musicologie, t. LXXXVIII, no 1, 2002, p. 95.
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[13]
Sans que cela prenne la forme d’un manifeste, l’on retrouve l’application musicale des « droits imprescriptibles du lecteur » qui avaient couronné l’essai de Daniel Pennac, Pour un roman en 1992. Voir aussi Peter Szendy, Écoute, une histoire de nos oreilles, Paris, Éditions de Minuit, 2001, particulièrement le chapitre intitulé « Droits d’auteurs, droits d’auditeurs » (p. 29-51).
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[14]
Antoine Hennion, « Les amateurs de musique. Sociologie d’une pratique et d’un goût », Sociologie de l’art, vol. XII, 2000, p. 12-13.
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[15]
Hennion voit dans ses pratiques d’écoute une recherche d’intimité et d’exaltation : « le wagnérien de salon qui, non sans édicter des règles maniaques pour exclure les enfants ou la femme, a développé très tôt une conception hi-fi de la musique en se composant un univers acoustique, avec des chaînes et des baffles très chères, dans un salon lui-même transformé en enceinte, dans lequel il baigne pour retrouver ses moments d’exaltation “bayreutique” » (Antoine Hennion, « Mélodies », L’écoute. Résonances des rencontres, Paris, Autrement, 1998, p. 87).
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[16]
David Powell a souligné que Huston exploite la paradoxale liberté que peut procurer une musique strictement ordonnée. « Dans la tradition de l’histoire de la musique, cette oeuvre représente l’ordre et la précision mêmes. Pourtant Liliane, la claveciniste-narratrice, démontre la liberté qu’a l’interprète de s’exprimer elle-même, ce qui, à son tour, symbolise la fluidité temporelle » (« Dimensions narratives et temporelles du jeu musical dans trois romans de Nancy Huston », Francophonies d’Amérique, vol. XI, 2002, p. 54). C’est cette dimension d’exploration identitaire que nous abordons dans notre dernière section « Réappropriation du moi » et que nous rattachons à la réalisation du projet de désacralisation de l’oeuvre musicale.
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[17]
Nancy Huston, Professeurs de désespoir, op. cit., p. 208.
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[18]
Critique qu’on retrouve dans La pianiste d’Elfriede Jelinek, et Moderato Cantabile de Marguerite Duras, entre autres.
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[19]
L’opposition musique classique/jazz est explicite dans le roman de Huston, L’empreinte de l’ange, dans lequel le mari flûtiste de la protagoniste appartient au monde snob et étriqué de la musique classique tandis que son amant, un Juif hongrois, tient chez lui des concert de jazz et lui offre liberté d’esprit et épanouissement.
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[20]
Peu de correspondances émergent entre les qualités musicales des variations de Bach et le discours romanesque des variations littéraires. Soulignons cependant qu’il existe une remarquable correspondance de ton entre les paroles de Viviane « l’écorchée » au chapitre XXV (VG, 200-207) et la variation XXV de Bach, dont la triste mélodie de soprano en fait « la variation la plus mélancolique de toutes » (VG, 200). Certes, la tonalité mineure, la mélodie émouvante et la lenteur s’apparentent à la teneur du discours de Viviane et résonne en symbiose avec le désespoir de cette femme qui, chaque jour, devient de plus en plus sensible au « martyre millénaire des femmes » (VG, 204).
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[21]
Nancy Huston, Journal de la création, Paris, Seuil, 1990, p. 230.
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[22]
Huston évoque cette question dans Professeurs de désespoir qui comprend un chapitre sur les Variations Goldberg. Les réflexions de la claveciniste Blandine Verlet, puisées dans son livre L’offrande musicale, (Paris, Desclée de Brouwer, 2002), servent d’opposition au sentiment d’écrasement que peut imposer l’oeuvre monumentale de Bach : « L’humble et géniale travailleuse du clavecin n’est pas pétrifiée par la grandeur de Bach ; au contraire, elle se sent honorée, privilégiée de se dire que cette grandeur va se servir d’elle, passer par son corps — avec tout ce qu’il contient d’âme, d’intelligence, d’expérience de la vie, de connaissances musicales, d’entraînement technique, de douleurs et de joies — et sortir par le bout de ses doigts pour enfoncer des touches qui feront jaillir des sautereaux qui pinceront des cordes… » (cité dans Professeurs de désespoir, op. cit., p. 211).
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[23]
C’est dans Professeurs de désespoir que Huston insiste sur l’engagement familial et communautaire de J. S. Bach qui lui permet de contrer la conception romantique du génie musical (voir Professeurs de désespoir, op. cit., p. 209).
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[24]
Ma traduction de « Thus, past, “classic” art turns out not merely to be a frustrating challenge for the contemporary writer […], it also serves as a means of meeting this challenge and empowers the postmodernist authors to create something new out of a conscious intermedial engagement with this “traditional” art. » (Werner Wolf, « Intermedial Iconicity in Fiction : Thema con Variazioni », dans Wolfgang G. Müller et Olga Fisher [dir.], From Sign to Signing : Iconicity in Language and Literature, Amsterdam, Benjamins, 2002, p. 308).
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[25]
En 1994, les considérations de l’auteure sur l’identité et la langue l’amèneront à dire que la structure des Variations Goldberg reflète sa propre hybridité : « Qui suis-je en français ? Je ne sais pas ; tout et rien. (C’est ce que disait, je crois, mon tout premier roman, Les Variations Goldberg, qui consistait à juxtaposer de trente monologues intérieurs différents, trente personnages qui parlaient tous à la première personne). » (« Festins fragiles », dans « La langue des écrivains », Liberté, no 216, décembre 1994, p. 10).
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[26]
Thorer reprend un argument d’Albert Schweitzer qui retrouvait dans les Goldberg-Variationen de Bach la forme de la chaconne. La chaconne, comme la passacaille, est construite sur une mélodie qui la plupart du temps est jouée par la basse.
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[27]
Bernald Thorer explique que la préférence de sa femme pour cette variation vient de son « chromatisme, [d]es phrases qui descendent et qui montent, tranquillement, par demi-tons, la gamme du sol mineur » (VG, 125). Par l’analyse du mot « chroma », qui est aussi la peau, il en arrive à valoriser la surface, le superficiel (encore des éléments attribués à l’esthétique baroque), ce qui n’a « pas de coeur » (VG, 125). À la fin de son discours, Bernald reprend l’analyse de la XVe variation proprement dite pour en commenter la fin : « plutôt que de se résoudre sur un ton comme presque toutes les autres, elle prolonge le questionnement dans la main droite : trois notes qui montent encore vers l’inconnu ? » (VG, 131). On remarquera le glissement qui fait des qualités de cette variation un métacommentaire sur l’ensemble de l’oeuvre.
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Dans Nord perdu, Huston confirme que le clavecin s’apparente à une volonté de contrôle de sa part : « De manière fortuite, il se trouve que l’apprentissage de la langue française a coïncidé dans ma vie avec la découverte du clavecin (1971). Et que, deux ans plus tard (1973), l’abandon de ma langue maternelle a été accompagné d’un abandon analogique du piano. Ce paradigme secret, aberrant peut-être, me forme et me déforme depuis un quart de siècle. L’anglais et le piano : instruments maternels, émotifs, romantiques, manipulatifs, sentimentaux, grossiers, où les nuances sont soulignées, exagérées, imposées, exprimées de façon flagrante et incontournable. Le français et le clavecin : instruments neutres, intellectuels, liés au contrôle, à la retenue, à la maîtrise délicate, une forme d’expression plus subtile, plus monocorde, discrète et raffinée. Jamais d’explosion, jamais de surprise violente en français ni au clavecin. Ce que je fuyais en fuyant l’anglais et le piano me semble clair » (Nord perdu, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 1999, p. 64-65).