Abstracts
Résumé
Dans Le monde et le pantalon, publié pendant l’hiver 1945-1946 dans les Cahiers d’art dirigés par Christian Zervos, Samuel Beckett propose une présentation largement paradoxale des oeuvres de Gerardus et Abraham van Velde à l’occasion de deux expositions parisiennes parallèles. À partir d’une réflexion directement issue de la courte histoire drôle qu’il place en exergue, Beckett dispose en effet un discours savant constamment contredit par les sautes de langue, les effets de dialogue fictif et une dialectique serrée méthodiquement paradoxale. Notre étude voudrait montrer comment s’articulent dans ce texte — tenu trop souvent pour métapoétique ou programmatique, entre la rédaction de Watt et celle de Mercier et Camier — une énigmatique et une rhétorique qui ont bel et bien affaire au discours sur la peinture, et à la nature complexe de ce type de discours. Cela ne peut se faire sans situer le cadre de la publication, éclairer certaines de ses références et certains présupposés, sans décrire enfin la structure surprenante de cet article foisonnant, en apparence disparate mais fondé sur des dispositions curieusement précises et précisément agencées. En un mot, on voudrait en souligner la dimension délibérément rhétorique, établie sur les ruines de la rhétorique.
Abstract
In Le monde et le pantalon, a text published in Christian Zervos’ Cahiers d’art during the winter of 1945-1946, Samuel Beckett offers what is largely a paradoxical presentation of artists Gerardus and Abraham Van Velde’s works on the occasion of two parallel Paris exhibitions. As he ponders the short joke used as an epigraph to his text, Beckett elaborates a scholarly discourse incessantly contradicted by sudden changes in language, fictional effects of dialogue, and a rigorous but methodically paradoxical dialectic. This article attemps to show how Le monde et le pantalon—too often considered as a metapoetical and therefore programmatic text between the writing of Watt and that of Mercier et Camier—articulates an enigmatic character and a rhetoric that both undoubtedly have to do with the complex nature of any discourse on painting. This demonstration can not be done without first situating the text in the context of its publication, shedding light on some of its references and its assumptions, and finally describing its surprising structure. Such lavishness may indeed appear heterogeneous and yet it is founded on curiously precise dispositions. In short, this article would like to underline the deliberately rhetorical dimension of Beckett’s text, which rests on the very ruins of rhetoric.
Article body
Samuel BeckettVoilà ce à quoi il faut s’attendre
quand on se laisse couillonner
à écrire sur la peinture.
À moins d’être un critique d’art.
La peinture des Van Velde ou Le monde et le pantalon, publié dans le numéro d’hiver 1945-1946 des Cahiers d’art, est un texte des plus difficiles. Difficile à lire, certes, pour le lecteur perdu parmi ces allusions, ces esquives, ces paradoxes et ces lambeaux d’analyse, partagé entre l’adhésion aux enthousiasmes péremptoires de telle ou telle formulation et la dépression calculée qui perce sous la surface et se dispose en déception critique ; difficile aussi parce qu’il met en oeuvre, avec une crudité d’exhibition rarement assumée par les écrivains qui s’adonnent à la critique d’art, sa propre difficulté sinon son empêchement. Aussi a-t-on souvent lu ce texte en creux, ou en miroir, comme une des rares désignations de la poétique (à venir) de Beckett par lui-même, une sorte de programme anamorphique d’écriture — et non de peinture ou de discours sur la peinture — à situer entre la rédaction de Watt et celle de Mercier et Camier.
La blague placée par Beckett en exergue, et qui donne à son article son titre, véritable noyau narratif premier en forme de kôan zen, dont la trace se trouve par ailleurs dispersée dans l’ensemble de l’oeuvre et notamment dans Fin de partie, invite sans aucun doute à une lecture de ce type : il y est question de la création en général, des rapports entre l’artiste et l’artisan, d’une théodicée au ras des pantalons, de ce qui distingue (ou non) le monde de l’artefact :
le client : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.
le tailleur : Mais, monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon[1].
On y traite d’éthique surtout. C’est même ce qui vaut à ce texte, pour compliquer encore un peu les choses, une récusation pro domo en bonne et due forme dès 1948, dans l’article « Peintres de l’empêchement » publié par la revue de la galerie Maeght. Beckett s’y interroge sur le mauvais service qu’il a pu rendre aux deux peintres, ses amis, à cette occasion : « C’était peu, c’était trop, et je n’ai rien à y ajouter »[2].
Cependant « Le monde et le pantalon », ce long article ou bref essai republié tardivement en 1989 (à l’occasion, on peut le supposer, de la grande rétrospective Bram van Velde organisée au Centre Pompidou[3]), six mois avant la mort de Beckett, présente le double intérêt de proposer une énigmatique et d’en désigner, le plus clairement du monde, la fonction rhétorique première. C’est à cette énigmatique et à cette rhétorique que nous voudrions consacrer ici quelques éléments d’analyse, pour situer le texte de Beckett parmi ceux de ses contemporains qui eurent également à écrire sur la peinture de leur temps, depuis Paulhan jusqu’à Duthuit, aux côtés par exemple de Limbour, Leiris, Michaux, Char, Éluard ou Ponge. En remarquant au passage que pour ce qui concerne les trois derniers noms cités, ils ont fait l’objet d’une traduction par Beckett, traduction en particulier de textes sur la peinture[4].
Avant d’en venir à la composition même de cet article (son montage désigné chez les tailleurs par l’usage du fil blanc), il convient sans aucun doute d’en situer le contexte de parution, à défaut d’en savoir plus sur les conditions exactes de sa rédaction, puisque celle-ci varie au gré des biographies entre avril 1945 et août 1945. James Knowlson lui-même est bien en peine d’en situer exactement la composition[5]. C’est même un petit mystère sur lequel les critiques ne se sont guère attardés : où et quand Beckett a-t-il trouvé le temps, entre janvier 1945 et l’automne, de rédiger « Le monde et le pantalon » ?
La revue où ce texte paraît fait figure de lieu de reconnaissance privilégié, et la direction qu’y exerce Christian Zervos ne manque pas de marquer la nature même du discours critique. Depuis 1926, les Cahiers d’art ont ouvert un champ extrêmement large aux écrits sur l’art, selon une perspective chronologique ouverte (des arts préhistoriques au dernier Picasso, des Cyclades à Giacometti, en insistant sur leurs influences rétrospectives auxquelles les Cahiers servent de médiateur privilégié[6]), et la revue favorise la diversification des méthodes théoriques ou des modes d’approche, qui vont de la création la plus libre à l’histoire de l’art la plus académique. Sa publication s’est interrompue pendant l’Occupation, et elle vient de reparaître, en 1944. Elle joue un rôle déterminant dans une période où le marché de l’art redistribue des équilibres complexes entre fonction sociale de l’écrivain et statut des avant-gardes, usage des galeries et nouvelle politique des musées (on songe à Drouin bien sûr, mais aussi à Maeght, à Carré, aux frères Loeb et au projet muséal de Cassou, bientôt de Malraux, plus tard de Gaëtan Picon), dans une période de refondation à bien des titres. Aussi faut-il insister sur cette double étrangeté du texte de Beckett, qui vient en soutien de deux noms inconnus sans être lui-même plus prestigieux (Murphy n’a paru qu’à Londres en 1938, et l’on sait le peu d’écho que recevra l’édition Bordas de 1947 ; les écrits de Beckett sont dispersés dans les revues confidentielles ou des éditions de langue anglaise…) et s’attaque frontalement, crûment, au genre de la critique d’art en plein centre de son domaine, dans la revue même où, par exemple, Picasso et Matisse font figure d’institutions dominantes, et Zervos, Duthuit, Grohmann ou Charpier de signatures assurées aux côtés des écrits de Char, Tzara, Prévert, Kandinsky ; revue qui publia dans ses premières séries aussi bien Cassou que Tériade ou Élie Faure.
Zervos, philosophe plotinien de formation, s’est attelé dès 1932 au catalogue raisonné de Picasso, a publié avant-guerre sur L’art en Grèce ou le Greco, et il fait figure de défenseur d’un art contemporain critique et novateur, ouvert à l’abstraction et politiquement inscrit à gauche, mais autonomisé par rapport aux enjeux politiques et sociaux : dans le même numéro 20-21 (de 430 pages…) où paraît « Le monde et le pantalon », une citation provocatrice de Lénine défendant l’autonomie de l’art lui vaudra d’ailleurs les foudres des communistes, Laurent Casanova et Elsa Triolet en tête, et la sympathie du Politecnico d’Elio Vittorini. Sa femme, Yvonne Zervos, qui joue en contrepoint un rôle décisif aussi bien dans la reconnaissance de l’abstraction que dans le mouvement de culture populaire aux côtés de Jean Vilar (coorganisatrice en 1937 de l’exposition L’art international indépendant avec Georges Salles et André Dézarrois, et en 1947 de la fameuse exposition du Palais des Papes), tient par ailleurs une galerie depuis 1939, la galerie M.a.i., 17, rue Bonaparte, dont la gérance vient d’être confiée au marchand lyonnais Marcel Michaud. Celui-ci par l’intermédiaire d’Édouard Loeb a fait la connaissance de Bram van Velde et il l’expose, en ouverture et à titre de découverte de la galerie, du 21 mars au 4 avril 1946. Ainsi l’article vient-il prêter appui à une exposition de lancement, cependant qu’il s’inscrit sur le terrain du débat critique aux côtés des revuistes-galeristes des Cahiers, dans une lignée ouverte, par exemple, par L’histoire de l’art contemporain (1938) de Christian Zervos, les analyses de Duthuit sur les fauves ou celles de Will Grohmann sur Klee ou Kandinsky.
Pour autant, le moins que l’on puisse dire est que ce texte foisonnant, marqué par des syncopes logiques et des court-circuits référentiels particulièrement spectaculaires ne vise pas à autre chose qu’à une parole singulière, ni modélisable ni modélisée. Sans exemple ni exemplarité donc, il représente, plus sans doute que les textes narratifs contemporains ou les premiers essais d’écriture dramatique, un moment de rupture singulièrement poignant, dont le caractère tourbillonnant et disparate du propos porte la marque. Contrairement à ce qu’une grande partie de la critique postule (son caractère secondaire, réflexif ou métapoétique) et par-delà le déni de Beckett lui-même[7], nous pouvons penser que s’il a joué un rôle décisif dans la constitution de l’écriture, il est de toute première importance de le resituer face à la peinture et dans le cadre d’un discours sur l’art. C’est en effet à l’occasion d’une commande — on ne dira jamais assez l’incidence paradoxalement fructueuse de la contrainte dans ce type de discours — que Beckett opère un certain nombre de partages dont l’article porte le signe irrécusable : adieu à une écriture de l’érudition et de la référence bio-bibliographique au coeur même de cette double référence ; passage d’une langue à une autre et, au premier chef, du silence pictural au verbe haut de la discursivité critique, quitte à transfuser ce silence au coeur de ce verbiage, sans éviter de jongler d’une langue à une autre ; fonction opérante de l’écriture présentative, introduisant au sens anglais comme au sens français du verbe deux noms et deux oeuvres dans le champ de la culture d’avant-garde ; récusation pratique, enfin, de l’institution au coeur même de l’institution, lorsque l’occasion est offerte à l’écrivain impubliable de rendre public le peintre imprésentable. Cela ne saurait avoir lieu, cependant, sans un usage très attentif, et comme toujours chez Beckett, souverainement distancié des modalités rhétoriques du discours critique, selon sa double vocation d’apologétique manifeste (apprenez à connaître ces deux noms inconnus) et d’herméneutique implicite (voyez ce qu’il peut y avoir d’invisible dans ces deux oeuvres).
Bien des éléments de cette rhétorique prendront d’ailleurs une valeur singulière dans le discours fictionnel immédiatement ultérieur ou à peu près contemporain : figures du double incomparable de la fraternité différentielle[8], autocitation et soubassement biographique revendiqués (« Avec des mots on ne fait que se raconter » [MP, 9]), fictions de dialogue, parcours délimités (« Comme deux hommes qui, partis de la porte de Châtillon, s’achemineraient, sans trop bien connaître le chemin, avec de fréquents arrêts pour se donner du courage, l’un vers la rue du Champ-de-l’Alouette, l’autre vers l’île des Cygnes. Il importe ensuite d’en bien saisir les rapports. Qu’ils se ressemblent, deux hommes qui marchent vers le même horizon, au milieu de tant de couchés, d’assis et de transportés en commun » [MP, 23]), alternance de l’obscène et du discours d’autorité (« hystérectomies à la truelle », « copulations contre nature », « on lui foutra un gigot », « qu’il ne vienne plus nous emmerder » ; « contraditio in adjecto », « aperception purement visuelle », « enthymème », « peinture conjecturale », « dyskoloi », « eukoloi » et « memento mori ») ; enfin, et surtout, mise en conflagration et disposition contiguë des séries référentielles, par le name-dropping pragmatique, dirait-on, propre au genre de la chronique d’art, et des séries allusives énigmatiques ou tronquées. De cette seconde série, le segment le plus spectaculaire est cet avorton d’incipit, fiché en plein milieu de l’article, intempestif et non suivi d’effets : « Il y avait une fois un homme qu’on appelait le grand Thomas… » (MP, 29), où le lecteur s’égare entre thomisme de seconde main et biographisme de troisième (Thomas McGreevy, l’ami de jeunesse critique d’art devenu « grand », conservateur de musée et interlocuteur d’autrefois…).
Ainsi le lecteur prend-il (ou perd-il) pied dans un texte où se trouve réinvesti, en 1945, tout le passé critique de l’auteur — Beckett a finalement publié un bon nombre d’articles critiques, ce que sa vocation première d’universitaire polyglotte, puis celle plus fugace de conservateur iconographe, impliquaient presque mécaniquement — dont les traces réapparaissent à titre archéologique, comme autant de balises allusives vouées à le désorienter, condition nécessaire pour ouvrir le regard à deux peintres méconnus et à leurs oeuvres. On sait que beaucoup de voyages beckettiens furent aimantés par des visites aux tableaux, depuis l’Irlande et Londres jusqu’à Florence en 1927-1928, et l’on voit ici réapparaître la lecture fascinée des Vies des peintres célèbres de Vasari, et la référence à la peinture italienne (primitive passion comme le rappelle l’étonnante missive de 1930 à Thomas McGreevy où il lit une « Pietà » du Pérugin, « centimètre carré par centimètre carré ») ; on sait également, et « Le monde et le pantalon » s’en fait l’écho pour un public français bien peu informé de son existence, que c’est dans l’atelier dublinois de Jack B. Yeats, rencontré au début des années 1930, que se forme le (bref) projet de se faire conservateur de musée, et que c’est à lui que Beckett achète en s’endettant un premier tableau en 1936, achat qui marque par un curieux transfert la fin de la psychanalyse. Enfin et surtout — cela apparaît de façon claire quoique peu discernable — sauf par le public très cultivé des Cahiers d’art auquel après tout il s’adresse en connaissance de cause —, les références allemandes de Beckett sont de première main, et le séjour allemand de 1936-1937, qui précède la liaison orageuse mais riche de conséquences avec Peggy Guggenheim[9], marque particulièrement le discours critique : Will Grohmann, connu surtout du public français pour ses écrits sur Kandinsky[10], comme Max Sauerlandt, moins connu encore dudit public, sont à l’instar de McGreevy à la fois critiques et directeur de galerie ou conservateur, ardents défenseurs à Hambourg pour l’un[11], à Dresde pour l’autre, d’un art allemand en grave péril. Un signe de cette imprégnation culturelle et mondaine à la fois, dont les journaux de voyage allemands présentés par James Knowlson donnent la chronique étourdissante, tient dans une allusion pour le coup totalement énigmatique sinon pour un public ultraspécialisé, allusion si serrée qu’elle fera l’objet, lors de la réédition posthume du texte de Beckett en 1990, augmenté de « Peintres de l’empêchement », d’une pseudo-correction d’éditeur dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est scandaleuse. Le peintre allemand d’origine suisse Karl Ballmer (1891-1958) devient ainsi Bellmer (Hans, on suppose…) dans le passage suivant :
Ne parlons pas de la critique proprement dite. La meilleure, celle d’un Fromentin, d’un Grohmann, d’un McGreevy, d’un Sauerlandt, c’est de l’Amiel. Des hystérectomies à la truelle. Et comment en serait-il autrement ? Peuvent-ils seulement citer ? Quand Grohmann démontre chez Kandinsky des réminiscences du graphique mongol, quand McGreevy rapproche si justement Yeats de Watteau, où vont les rayons ? Quand Sauerlandt se prononce, avec finesse et — soyons justes — parcimonie, sur le cas du grand peintre inconnu qu’est Bellmer, où cela retombe-t-il ? Das geht mich nicht an, disait Bellmer, que les écrits de Herr Heidegger faisaient cruellement souffrir. Il le disait fort modestement.
Ou alors, on fait de l’esthétique générale, comme Lessing. C’est un jeu charmant.
Ou alors on fait de l’anecdote, comme Vasari et Harper’s Magazine.
Ou alors on fait des catalogues raisonnés, comme Smith.
Ou alors on se livre franchement à un bavardage désagréable et confus. C’est le cas ici.
PE, 10-11
Ce qui ne manque pas de piquant : outre que Bellmer a quelque chance de n’être pas si inconnu des amateurs de 1945 que l’éditeur paraît le supposer, la citation de citation substitue à l’anthroposophe hambourgeois un surréaliste (on est pourtant « loin également des bambochades du surréel » [MP, 29]) qui n’a que peu à voir avec ce qui occupe le critique, et les « rayons » se perdent effectivement, démonstration par l’absurde d’une curieuse portée. La provocation d’un Laocoon envisagé comme passe-temps de salon, celle d’une comparaison plaisante des Vies au papier glacé des magazines à vedettes (après tout…) ou d’un « Smith » certes justifié par l’érudition[12], mais facilement rapportable au directeur de cette revue même (Zervos établit le catalogue raisonné de Picasso, en trente-trois volumes à sa mort ! depuis 1932), cette provocation calculée laisse passer cependant une citation précise, dont la publication en 1945-1946 n’est pas sans intérêt, si l’on envisage la fortune critique de Heidegger dans la pensée française de la décennie suivante. Karl Ballmer en effet, dont Beckett rapporte comme témoin immédiat une parole directe, un propos d’atelier, en allemand non traduit, il faut le souligner, n’eut pas seulement à souffrir des autorités allemandes, mais rédigea également un pamphlet méconnu intitulé Aber Herr Heidegger !, publié à Bâle en 1933 dont les compagnons de la Hamburgischen Sezession furent peu nombreux à se trouver informés. Le « Herr » est donc ici à la fois ironique à son propre compte, tel le « Monsieur Berenson » qui lui succède et, comme bien souvent chez Beckett, fidèlement rapporté à l’autre. Cet usage de la référence, des mots mêmes du peintre, souligne par effet de traduction et, s’il en était besoin, à quel point la remise en cause du discours sur l’art passe chez Beckett par une refondation en sous-main à partir de ses propres présupposés, et exige une manipulation d’une érudition vertigineuse. Il ne manque pas de s’en faire exemplairement l’écho en 1949, dans les deux versions ironiquement distinctes et ironiquement parallèles de Three dialogues/Trois dialogues avec Duthuit, renouvelant par la fiction critique le genre tout aussi fictionnel de l’entretien avec les peintres… au détriment du critique d’art, dont la conversation est artificiellement reconstituée de toutes pièces.
Une même ironie, quoique moins perceptible encore à la lecture continue, sous-tend la structure même de l’essai. En effet, Beckett prend appui sur la figure fondamentale de la critique d’art — ce qu’il qualifie en 1948 d’« empêchement » —, la prétérition, pour élaborer un discours dont l’architecture d’ensemble est purement et simplement celle d’un oratio sur le modèle rhétorique latin, un contre-essai exactement structuré comme un essai modèle. Entre la proposition ititiale : « Pour commencer, parlons d’autre chose… » et la clausule :
Pour finir parlons d’autre chose […]
Car on ne fait que commencer à déconner sur les frères Van Velde.
J’ouvre la série[13].
MP, 44
se développe un discours pragmatiquement fidèle à toute critique d’art précédente et peut-être même possible, discours de présentation (avec son contenu biographique nécessaire pour l’amateur curieux) et d’autorité (avec ses références solides à la critique depuis la Renaissance), sa mise en perspective historique (devant le réalisme, le surréalisme, les attendus idéologiques contemporains, l’« humain » et l’abstrait), ses interrogations théoriques, avec sa reconstruction fictive du discours opposé à titre préventif, ses interrogations strictement rhétoriques, sa dénégation fondamentale, qui tient à renvoyer le lecteur devant le tableau et protège à toute force ses amis de l’image de « cochons d’intellectuels » qu’en miroir il ne manque pas de déployer devant nous. Un dispositif oratoire, en somme.
Pour ce faire, un seul moyen assurément. La rhétorique selon la formule de Paulhan[14] renaît de ses cendres et c’est parmi ces cendres que les fondations apparaissent, comme dans l’horreur des ruines de Saint-Lô. Tout l’essai en effet s’articule autour de quatre grandes divisions qui correspondent curieusement à l’exorde, la narration, la confirmation et l’épilogue d’un énoncé méthodiquement contradictoire.
Tout commence en effet par le commencement, et, sous l’espèce d’une captatio immédiatement paradoxale (ce sont les meilleures), par une adresse au destinataire indiquant à la fois la nature du locuteur, son ethos, et le mode de composition de ce qui va suivre. Les pages initiales organisent un mouvement du discours qui repose entièrement sur l’ouverture/clôture de la parole (en un tableau simple à double entrée « parlons d’autre chose » — « ne parlons pas de la critique ») en opérant une série de substitutions parallèles (« ou alors »… distribué sur « esthétique générale, catalogue raisonné, bavardage »…). Voici donc posé le trio composé par le sujet du discours, la figure de l’amateur, et l’interlocuteur principal, qui est comme chacun le sait chose muette et non signifiante :
Achevé, tout neuf, le tableau est là, un non-sens. Car ce n’est encore qu’un tableau, il ne vit encore que de la vie des lignes et des couleurs, ne s’est offert qu’à son auteur. Rendez-vous compte de sa situation. Il attend, qu’on le sorte de là. Il attend les yeux, les yeux qui, pendant des siècles, car c’est un tableau d’avenir, vont le charger, le noircir, de la seule vie qui compte, celle des bipèdes sans plumes. Il finira par en crever. Peu importe.
MP, 10
Aussi le « bipède sans plumes » comme dans la chanson de l’alouette (« On le rafistolera. On le rabibochera. On lui cachera le sexe et on lui soutiendra la gorge. On lui foutra un gigot […] On lui tombera dessus […] on l’enfermera dans une serre à tomates […], on le donnera à Hals […], on le donnera à Dosso Dossi » [MP, 10-11]) procède par dévoilements successifs jusqu’au néant final, archétypal, dont la référence est presque évidemment trouvée dans le modèle balzacien de Frenhofer, référence qui se trouve, rappelle Beckett, « à tant de chevets » pour autant de chevalets, Le chef-d’oeuvre inconnu :
L’oeuvre soustraite au jugement des hommes finit par expirer, dans d’effroyables supplices. L’oeuvre considérée comme création pure, et dont la fonction s’arrête avec la genèse, est vouée au néant.
MP, 10-11
Comme souvent sinon toujours, dans les récits comme dans les essais de Beckett, c’est à partir de ce point — la réduction au néant inaugurée par le doute et accélérée par la répétition — que le discours commence et que l’exorde a opéré son mouvement premier. C’est à partir de ce point que Beckett construit au pluriel de modestie (le on de la plus grande confusion d’instances) une collectivité d’intérêts avec cet « amateur » dont il construit la figure si largement caricaturale, qu’il ne peut manquer de lui dédier ironiquement son discours :
C’est lui qui justifie l’existence de la peinture en tant que chose publique.
Je lui dédie les présents propos, si bien faits pour l’obnubiler davantage.
Il ne demande qu’à jouir. L’impossible est fait pour l’en empêcher.
L’impossible est fait notamment pour que des tranches entières de peinture moderne lui soient tabou.
L’impossible est fait pour qu’il choisisse, pour qu’il prenne parti, pour qu’il accepte a priori, pour qu’il rejette a priori, pour qu’il cesse de regarder, pour qu’il cesse d’exister, devant une chose qu’il aurait pu simplement aimer, ou trouver moche, sans savoir pourquoi.
MP, 12-13
Véritable prooimion donc, que cette entrée en matière, opérant en bonne rhétorique ses partitions et divisions fondatrices (annonçant ce qu’on laissera en plan et ce qu’on planifie de faire, puisque « c’est le cas ici »), afin de laisser place très naturellement à l’exposé des faits, des lieux et des portraits, à la narration proprement dite. Prosopographie et topographie viennent donc appuyer le mouvement qui mène le lecteur au tableau, et la page 12 contient un portrait-charge à la Daumier, digne des physiologies balzaciennes, où la figure animale vient renforcer le contrepoint ironique, en miroir de la peinture :
Un seul de ces messieurs au visage creusé par les enthousiasmes sans garantie, aux pieds aplatis par des stations innombrables, aux doigts usés par des catalogues à cinquante francs, qui regardent d’abord de loin, ensuite de près, et qui consultent du pouce, dans les cas particulièrement épineux, le relief de l’impasto. Car il n’est pas question ici de l’animal grotesque et méprisable dont le spectre hante les ateliers, comme celui du tapir les turnes normaliennes, mais bien de l’inoffensif loufoque qui court, comme d’autres au cinéma, dans les galeries, au musée et jusque dans les églises.
MP, 12
L’exposé des faits ne va pas, notons-le, sans une habile reconstitution du discours a contrario, en forme de conversation ou d’entretien, par une séquence comparable aux dispositifs de question-réponse (néo-thomiste ou post-catéchumène) dont Watt, Mercier et Camier, Molloy, à proximité, rapportent l’immense intérêt spéculatif. À chaque question sa réponse dans l’exposé des motifs, pro et contra :
MP, 15-16On lui dit :
« Ne vous approchez pas de l’art abstrait […] »
[…] Qu’est-ce que ça peut lui faire […]
On lui dit :
« Ne perdez pas votre temps avec les réalistes, avec les surréalistes […] »
Il s’en faut de peu qu’on ne lui dise […]
On lui dit :
« Tout ce qui est bon en peinture […] »
On ne précise pas si c’est une ligne préétablie ou si c’est un tracé […]
On lui dit :
« N’a le droit d’abandonner l’expression directe que celui qui […] »
Depuis quand l’artiste, comme tel, n’a-t-il pas tous les droits […]
On lui dit :
« Picasso, c’est du bon. […] »
Et il n’entendra plus les ronflements homériques.
On lui dit, avec une grande bonté :
« Tout est objet pour la peinture […] »
Serait-ce par hasard l’emploi ou le non-emploi de ces engins qui déciderait de la présence ou de l’absence, sur la ligne précitée, d’un tableau donné ?
La série s’achève par une réflexion serrée sur le sens exact, à propos de Dali (« On lui dit : « Dali, c’est du pompier. Il ne saurait faire autre chose » [MP, 17]), du terme d’évaluation esthétique pompier, entendu comme prototype du jugement de goût non fondé en logique[15], « parce que pompier admirable est une contradictio in adjecto ? Le fut » (MP, 19).
La narration proprement dite s’achève alors, en une dizaine de pages, par une diégèse et un portrait des oeuvres accouplées quoique distinctes de Gerardus et Abraham van Velde, dont le nom n’apparaît qu’en ce point. L’énoncé principal : « La peinture (puisqu’il n’y en a pas) d’Abraham et Gerardus van Velde est peu connue à Paris, c’est-à-dire peu connue. Ils y travaillent pourtant depuis vingt ans, depuis seize ans » (MP, 21) ne peut être suivi d’effet — d’une contradiction logique — que s’il prend la suite immédiate de cette première séquence pro et contra (« on lui dit »/« on ne lui dit jamais ») et entraîne le lecteur à reconnaître son propre paradoxe. Paradoxe à plusieurs facettes qui permet, par l’exposé le plus simple des éléments à connaître (vies parallèles des deux frères, dates principales, rapide description de leurs principaux motifs, différentiellement[16]), d’aboutir à l’essentiel, soit une peinture qui conduit au silence, qui cloue le bec à l’invention critique, au « Que dire ?… » du commentateur. Une peinture à connaître sans les mots. C’est donc sur un silence que s’achève l’exposé dans sa première partie, par une critique serrée de l’inadéquation terminologique ; de la même façon que la séquence logique aboutissait à la récusation du qualificatif « pompier », la séquence narrative d’exposition aboutit à la remise en cause du « réalisme » ou non :
Le « réaliste », suant devant sa cascade et pestant contre les nuages, n’a pas cessé de nous enchanter. Mais qu’il ne vienne plus nous emmerder avec ses histoires d’objectivité et de choses vues. De toutes les choses que personne n’a jamais vues, ses cascades sont assurément les plus énormes. Et, s’il existe un milieu où l’on ferait mieux de ne pas parler d’objectivité, c’est bien celui qu’il sillonne, sous son chapeau parasol.
MP, 27-28
Voici donc maintenant la peinture de Gerardus et Abraham van Velde mieux connue. La confirmation peut alors s’ouvrir et prendre le relais de la narration, ce qui entraîne Beckett — lecteur attentif comme on sait des séquences propositionnelles successives de Berkeley, autant que des règles de la conduite cartésienne — à l’exposé probatoire de ses propres arguments. Si la première partie s’inaugurait par un doute (« doutes d’amateur, bien entendu… », à la première page), la seconde se fortifie d’un donc et d’un premièrement dont les modalités discrètement kantiennes sinon husserliennes — on en est aux choses connaissables ou pas — soulignent la valeur inchoative :
La peinture d’A. Van Velde serait donc premièrement une peinture de la chose en suspens, je dirais volontiers de la chose morte, idéalement morte, si ce terme n’avait de si fâcheuses associations. C’est-à-dire que la chose qu’on y voit n’est plus seulement représentée comme suspendue, mais strictement telle qu’elle est, figée réellement. C’est la chose seule isolée par le besoin de la voir, par le besoin de voir. La chose immobile dans le vide, voilà enfin la chose visible, l’objet pur. Je n’en vois pas d’autre.
MP, 28
Ce passage véritablement principiel dans la construction de l’essai (« c’est là qu’on commence »), qui s’accompagne d’une distinction de structure (« nous touchons ici à quelque chose de fondamental ») et d’une affirmation de sa propre complexité (l’expression « c’est un passage difficile » [MP, 32] est éminemment polysémique) entraîne le lecteur au coeur d’un dialogue fort complexe, non seulement entre les deux oeuvres cette fois fermement distinguées, mais entre ces deux oeuvres (« je compare des rapports » [MP, 32]) et leurs antécédents picturaux. Ici encore, c’est sur le modèle, certes ironisé (« Mettons la chose plus grossièrement. Achevons d’être ridicule » [MP, 33]), d’une réduction principielle que le parallèle s’établit en des termes philosophiques tellement radicaux qu’ils en viennent à reconstituer des catégories a priori, selon un mouvement double. D’une part, la distinction s’établit en termes apodictiques[17] (et c’est cela, la confirmation, une apodeixis) : « A. Van Velde peint l’étendue. G. Van Velde peint la succession », selon une formule heureuse assez typique des grandes trouvailles figées de la critique d’art la plus traditionnelle. Et d’autre part, ce parallèle n’a de sens que dans la délimitation d’un espace de signification différentiel, d’une contradiction fondamentale entraînant à sa suite le débat, l’altercation, la confrontation. À ce moment du texte, le parallèle rhétorique entre les deux frères et les deux oeuvres devient une sorte d’hyperfigure logique de type baudelairien dont la fin de cette seconde section dispose les modalités singulières :
Ce sont là deux attitudes profondément différentes, et dont les principes hâtivement érigés en antithèse font les délices de la psychologie depuis toujours, depuis les dyskoloi et les eukoloi. Elles ont leurs racines dans la même expérience. Voilà ce qui est charmant. N’est-ce pas ?
L’analyse de cette divergence, si elle n’explique rien, aidera peut-être à situer les deux oeuvres, l’un vis-à-vis de l’autre. Elle pourra éclairer notamment l’écart qu’ils accusent au point de vue style, écart dont il importe de pénétrer le sens profond si l’on veut éviter d’y fonder une confrontation toute en surface. On ne saurait trop y insister. Cette espèce de négligence catégorique, de hautaine incurie, cet usage méprisant de moyens souverains, qui traduisent si bien, chez l’aîné, l’urgence et la primauté de la vision intérieure, deviendraient, chez l’autre, des fautes irréparables. Car celui-ci n’a pas affaire à la chose seule, coupée de ses amarres avec tout ce qui en faisait un simple échantillon de perdition, on dirait coupée de ses amarres avec elle-même, et dont le renflouement exige précisément ce mélange de maîtrise et d’ennui, mais à un objet infiniment plus complexe. À vrai dire, moins à un objet qu’à un processus, un processus senti avec une telle acuité qu’il en a acquis une solidité d’hallucination, ou d’extase. Il a affaire toujours au composé. Ce n’est plus le composé naturel, blotti dans ses mornes chatoiements quotidiens, mais les mêmes éléments restent en présence. Confronté par ce bloc impénétrable, A. Van Velde l’a fait sauter pour en libérer ce dont il avait besoin. Pour l’autre, cette solution était d’avance exclue.
MP, 37-38
Figure « d’une complexité diabolique » lorsqu’elle apparaît sur la toile, c’est-à-dire peu conforme « aux images des images », divergeant de toute approche critique de type analytique (« à grand renfort de restrictions et de nuances, ne serait pas impossible sans doute » [MP, 40]) ou psychanalytique (« Il n’a d’ailleurs été question à aucun moment de ce que font ces peintres, ou croient faire, ou veulent faire, mais uniquement de ce que je les vois faire » [MP, 40]), figure que Beckett désigne effectivement et assez brutalement par le masque acéphale — celui que dessinait Masson en 1936 ? — d’un peintre sans intellect :
les peintres n’ont pas de tête, lisez donc canevas à la place, ou estomac, aux endroits où je les en affuble […] Je tiens à le répéter, de crainte qu’on ne les prenne pour des cochons d’intellectuels. Or on ne peut concevoir une peinture moins intellectuelle que celle-ci.
MP, 39-40
Ceci posé, afin d’asseoir et de confirmer le paradoxe disposé dès le départ, qui fait de la prétérition une contrainte à parler et de l’intellectualité diabolique, séparatrice, du discours critique une garantie de protection offerte et comme sacrifiée au silence de la peinture, à son incompatibilité. Et certes le masque du peintre est acéphale, puisque la tête de « cochon d’intellectuel » qui apparaît alors à sa place, comme dans les voyages de Peer Gynt, pourrait bien être celle de l’auteur lui-même…
>Aussi doit-on accorder une place particulière, au seuil de l’épilogue, au choix d’un exemplum final en forme de nouveau kôan ou d’histoire modèle. Abandonnant toute analyse, renonçant aux altercations logiques au terme de ces deux mouvements, Beckett propose une ultime comparaison qui associe les deux oeuvres et les deux peintres, après les avoir soigneusement distingués : « Ils me font penser à ce peintre de Cervantès qui, à la demande “Que peignez-vous ?”, répondait : “Ce qui sortira de mon pinceau” » (MP, 41). Cette comparaison mérite qu’on s’y arrête. Tout d’abord, on notera que c’est « un peintre de Cervantès », et non du Quichotte, de Don Quichotte, qui se trouve mis en scène. Ce qui signifie au moins deux niveaux d’identification. D’une part, l’identification des peintres frères à un peintre de fiction, à un peintre d’auteur ; d’autre part, l’identification de l’auteur de cette comparaison lui-même à l’autocritique cervantine, immédiatement identifiable pour peu que l’on connaisse ce dont il s’agit. C’est en effet au chapitre III de la deuxième partie du livre de Cervantès (« où l’on discute de la première partie ») que Don Quichotte, apprenant que la première partie de ses propres aventures a paru, critique sévèrement le mauvais auteur — en abîme, Don Miguel en personne — de ces pages, et compare cet ignare bavard (« algún ignorante hablador ») à Orbaneja, peintre d’Ubeda, lequel répondait à qui lui demandait ce qu’il était en train de peindre : « ce qui viendra sous mon pinceau », « lo que saliere… ». À quoi Don Quichotte ajoute qu’il faisait les coqs si peu ressemblants qu’il lui fallait écrire à côté, et en lettres gothiques, « ceci est un coq » — quelque temps avant Magritte. Parabole donc dans la parabole, puisqu’il s’agit du commentaire dans le Quichotte du Quichotte par le Quichotte. L’ingénieux hidalgo ajoute que son histoire a bien besoin d’un commentaire (« necesidad de comento [18] ») pour être compréhensible. Parabole qui invite le commentateur à critiquer son propre commentaire, le narrateur à reconsidérer sa narration, par l’injonction d’un peintre de fiction aussi légendaire que le tailleur de la blague. On sait par ailleurs que l’exemple revient une seconde fois dans cette deuxième partie de Don Quichotte, au chapitre LXXI, où l’« art imite la nature ». Il y est précisé cette fois qu’Orbaneja inscrivait « ceci est un coq » pour éviter qu’on ne le confonde avec un renard. Ainsi procède, selon Don Quichotte, « el pintor o escritor, que todo es uno [19] », le peintre ou l’écrivain, puisque c’est la même chose, selon les principes d’Horace.
L’épilogue achève donc le commentaire oratoire par un retour à la prétérition ou une botte en touche, qui substitue à l’énumération traditionnelle un éclairage nouveau, directement issu des parties précédentes, et directement ciblé. La péroraison s’adresse aux tenants de la peinture « humaine » et des sujets « humains », idéologiquement repérables à la fin 1945, par des procédés d’éclairage que Quintilien ni Cicéron n’auraient pu récuser dans le parachèvement d’une oraison judiciaire. La prosopopée, qui cède à l’autre le discours, reconstitue pour sa honte (ad verecundiam), joue de l’alinéa pour renforcer l’effet cruel de l’ironie, la fausse commisération sur le modèle voltairien, comme le souligne la comparaison initiale :
C’est là un vocable, et sans doute un concept aussi, qu’on réserve pour les temps des grands massacres. Il faut la pestilence, Lisbonne et une boucherie religieuse majeure, pour que les êtres songent à s’aimer, à foutre la paix au jardinier d’à côté, à être simplissimes.
C’est un mot qu’on se renvoie aujourd’hui avec une fureur jamais égalée. On dirait des dum-dum.
Cela pleut sur les milieux artistiques avec une abondance toute particulière. C’est dommage. Car l’art ne semble pas avoir besoin du cataclysme, pour pouvoir s’exercer.
Les dégâts sont considérables déjà. Avec « Ce n’est pas humain », tout est dit. À la poubelle.
Demain on exigera de la charcuterie qu’elle soit humaine.
Cela, ce n’est rien. On a quand même l’habitude.
Ce qui est proprement épouvantable, c’est que l’artiste lui-même s’en est mis.
Le poète qui dit : Je ne suis pas un homme, je ne suis qu’un poète. Vite le moyen de faire rimer amour et congés payés.
Le musicien qui dit : Je donnerai la sirène à la trompette bouchée. Ça fera plus humain.
Le peintre qui dit : Tous les hommes sont frères. Allons, un petit cadavre.
Le philosophe qui dit : Protagoras avait raison.
Ils sont capables de nous démolir la poésie, la musique et la pensée pendant cinquante ans.
MP, 42-43
À cette prosopopée qui s’accompagne de toutes les figures ironiques de l’humiliation, du rabaissement et de la commisération[20], Beckett ne manque pas d’associer, en bonne rhétorique, c’est-à-dire en pragmatique appliquée, puisque c’est quand même pour une bonne raison qu’on écrit pour les Cahiers d’art un hommage aux frères van Velde, l’envoi final qui mène la péroraison à son terme. L’amplification finale inscrit dans le genre démonstratif l’ensemble de l’article, et il n’est pas impossible que l’ensemble du texte précédent, avec ses digressions nombreuses (la parekbasis traditionnellement vouée à réjouir ou apitoyer l’auditoire), ses sautes de langue, son énigmatique d’autorité, bref, la totalité du discours, n’ait d’autre vocation que d’inscrire un tout dernier mot qui le résume et le parachève, le mot d’honneur :
Cette peinture dont la moindre parcelle contient plus d’humanité vraie que toutes leurs processions vers un bonheur de mouton sacré.
Je suppose qu’elle sera lapidée.
Il y a les conditions éternelles de la vie. Et il y a son coût. Malheur à qui les distinguera.
Après tout on se contentera peut-être de huer.
Quoi qu’il en soit, on y reviendra.
Car on ne fait que commencer à déconner sur les frères Van Velde.
J’ouvre la série.
C’est un honneur.
MP, 44
Cette lecture cursive, et qui mériterait à la fois plus de précision et plus de développement, ne visait guère qu’à rendre hommage à la vertu critique d’un texte difficile, arrimé à ses propres ruines, travaillé par ses indéterminations fermement disposées, et qui donne accès, mieux que d’autres formes plus abouties et plus autoritaires, à un abandon de la littérature où les vestiges de la rhétorique sont seuls susceptibles de faire fond. Cet abandon sans doute ouvre mieux et plus que toute maîtrise, comme le remarquait Georges Bataille dans sa lecture attentive de Molloy, à « l’informe figure de l’absence[21] », cela même à quoi tout discours sur la peinture, et plus encore s’il se peut en ce qui concerne les frères van Velde, ne peut se dérober sans sacrifier l’honneur.
Appendices
Note biographique
Pierre Vilar
Il est maître de conférences en littérature française du xxe siècle à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, il a consacré des études à la poésie contemporaine française, aux rapports entre littérature et peinture au xxe siècle et à quelques prosateurs du milieu du siècle. Il prépare l’édition des Écrits complets sur l’art de Michel Leiris auxquels il a consacré sa thèse, et un essai sur la critique picturale des écrivains français entre les années 1930 et les années 1950. Il a publié, en codirection avec Christophe Bident, Maurice Blanchot, récits critiques (Tours, Éditions Farrago, 2003) ; en codirection avec Évelyne Grossman et Anne-Élizabeth Halpern, Henri Michaux, le corps de la pensée (Tours, Éditions Farrago, 2002) ; en codirection avec Jean-Louis Giovannoni, L’expérience Guillevic (Paris, Éditions Deyrolle, 1994). Il a édité aux Éditions Denoël les Oeuvres de Georges Henein, dirigé le numéro de la revue Europe consacré aux Surréalistes belges (no 912, avril 2005) et le cahier Claude Esteban L’espace, l’inachevé (Tours, Éditions Farrago, 2003).
Notes
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[1]
Samuel Beckett, Le monde et le pantalon, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 7. Dorénavant désigné à l’aide des lettres (MP) suivies du numéro de la page.
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[2]
Le monde et le pantalon, suivi de Peintres de l’empêchement, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 49. Dorénavant désigné à l’aide des lettres (PE) suivies du numéro de la page.
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[3]
L’achevé d’imprimer date du mois de mai, et l’exposition s’est tenue du 19 octobre 1989 au 1 er janvier 1990 au M.N.A.M du Centre Pompidou, avant d’être présentée au Bonnefantenmuseum de Maastricht, puis à l’IVAM (Valence) en Espagne et enfin au Centro de Arte Reina Sofia de Madrid. Le catalogue dirigé par Claire Stoulig comportait une réédition de l’article « Peintres de l’empêchement », publié en juin 1948 dans la revue-catalogue Derrière le miroir, nos 11-12, par la galerie Maeght.
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[4]
Le numéro 5 de la revue Transition (nouvelle série, dirigée par Georges Duthuit) présente en 1949 « Braque the peace-maker », de Ponge, « The work of the painter », d’Éluard, « Courbet : The Stone-Breakers », de Char, dans des traductions de Beckett. L’étude de la correspondance Beckett-Duthuit de cette période, présentée par Rémi Labrusse dans le no 519-520 de Critique (août-septembre 1990) laisse entendre que ces traductions ont été fort nombreuses et que Beckett a baigné, entre 1945 et 1950, dans l’histoire de l’art et la critique picturale françaises.
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[5]
James Knowlson, Beckett (trad. Oristelle Bonis), Arles, Éditions Solin/Actes Sud, 1999, p. 459, n. 4. L’enjeu n’est pas négligeable de savoir si cette étude a été composée, comme la première version de Molloy, dans la chambre maternelle de Foxrock en Irlande, ou bien peu auparavant à Roussillon, un peu plus tard parmi les décombres de Saint Lô… On notera que dans cette période de pénurie Suzanne Dumesnil est régulièrement sollicitée pour des travaux de couture au profit de son compagnon et de ses deux amis, les frères Van Velde.
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[6]
Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire sur le modèle et peut-être l’influence des Cahiers d’art en regard, par exemple, de Documents (1929-1930) d’avant-guerre, tandis que leur rôle est mieux connu dans le paysage critique d’après 1950.
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[7]
À l’appui des premières phrases autocritiques de « Peintres de l’empêchement », en 1948, la récusation est venue dans la biographie de Deirdre Bair, en 1979, par l’intermédiaire du témoignage de John Fletcher : Beckett jugeait que Le monde et le pantalon « mérite l’oubli » (Deirdre Bair, Samuel Beckett, Paris, Fayard, 1979, p. 316 et p. 594, n. 1).
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[8]
Bruno Clément a proposé fort justement de relier, « pourquoi pas », les frères van Velde aux séries de couples inaugurées par Mercier et Camier, dans L’oeuvre sans qualités (Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1994, p. 422).
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[9]
Ainsi Le monde et le pantalon présente la carrière anglaise de Geer van Velde en négligeant par pudeur et par méthode de signaler le rôle joué par l’auteur dans l’organisation de l’exposition londonienne de 1938, avec l’aide de P. Guggenheim, et la parution dans le London Bulletin de Mesens d’un premier texte sur le peintre signé de Beckett.
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[10]
Will Grohmann, Kandinsky, Paris, Cahiers d’art, 1931 ou W. Baumeister, Paris, Gallimard, 1931.
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[11]
Sauerlandt directeur du Museum fûr Kunst und Gewerbe de Hambourg et grand animateur de la « sécession hambourgeoise » est mort d’un cancer en 1934, un an après la prise du pouvoir par Hitler. Beckett rend visite à sa famille lors de son passage en 1936.
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[12]
John Smith est l’auteur du Catalogue Raisonné of the Works of the Most Eminent Dutch, Flemish and French Painters (Londres, Smith and Son, 1829-1842), mais le nom de Smith vaut ici aussi pour Malone, Martin ou Dupont, comme souvent.
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[13]
Le lecteur de Watt aura reconnu un leitmotiv familier, celui du duo fraternel entre les jumeaux Art et Con, admirablement illustré dans les annexes du roman par l’ekphrasis du chef-d’oeuvre impérissable de O’Connery, accroché dans la chambre d’Erskine.
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[14]
Maître dans la période d’un discours sur l’art renouvelé de l’ancien ; son ombre portée, avec celle de son complice Ponge, dont les essais sur Fautrier commencent à paraître alors, n’est pas totalement absente de ces lignes de 1945. On pense en particulier à deux textes de Paulhan : « La peinture moderne et le secret mal gardé », paru dans Fontaine en février 1944 puis réédité dans ces mêmes Cahiers d’art, et la fameuse « Lettre à Jean Dubuffet », publiée dans Poésie 44 en juillet ; le ton n’est pas le même certes, ni les enjeux, mais l’ironie et la souveraineté rhétorique, la théorie de l’amateur, la défense du principe de plaisir ont beaucoup en commun.
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[15]
Non sans arrière-pensée terminologique sur le cas du pompier, comme le sait bien tout lecteur de Mercier et Camier.
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[16]
« Deux oeuvres en somme qui semblent se réfuter, mais qui en fait se rejoignent au coeur du dilemme, celui même des arts plastiques : Comment représenter le changement ? Ils se sont refusés, chacun à sa façon, aux biais. Ils ne sont ni musiciens, ni littérateurs, ni coiffeurs. Pour le peintre, la chose est impossible ».
MP, 35-36 -
[17]
« Quant à la forme, elle aura forcément les allures d’une suite de propositions apodictiques. C’est la seule manière de ne pas se mettre en avant ».
MP, 23 -
[18]
Don Quijote, (éd. Francisco Rico), Barcelone, Éd. Instituto Cervantes-Critica, coll. « Biblioteca Clasica », no 50, 1998, p. 652-653 pour tout ce qui précède.
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[19]
Ibid., p. 1202-1203.
-
[20]
Une des formes de la lessness beckettienne si souvent commentée est assurément, dans le cadre d’une poétique de l’exténuation, la si joliment nommée tapinose, « exténuation d’une dénégation » par exemple, selon la définition de Bernard Dupriez (Gradus, les procédés littéraires, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. « 10/18 », 1984, p. 210).
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[21]
« […] il se pourrait que l’abandon de l’écrivain, qui ne réduit plus l’écriture au moyen d’exprimer son intention, qui accepte de répondre à des possibilités données, mais confusément, dans ces courants profonds qui traversent l’agitation océanique des mots, aboutisse de lui-même, sous le poids d’un destin auquel il succombe, à l’informe figure de l’absence ».
Georges Bataille, « Le silence de Molloy » [1951], dans Oeuvres complètes, t. XII, Paris, Gallimard, 1988, p. 87