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S’efforçant, au cours d’un entretien « sauvage » avec Jean Tortel, de cerner les composantes de l’univers imaginaire de ce poète, Liliane Giraudon propose de retenir dans son vocabulaire les mots suivants : limites, définition, paysage, jalon, corps, lyrisme, ligne, tombe, terrasse, ouvrir et tracer. Dans le commentaire qu’il fait de ce choix, Tortel souligne, outre la pertinence globale de la sélection, « une espèce de cohérence » : tous les termes de ce corpus « tournent », selon lui, « autour du mot corps — sauf lyrisme qui ne [lui] paraît pas faire corps avec les autres[1] ». De fait, bien des critiques l’ont remarqué, la notion de « corps » est essentielle dans la poésie et la poétique tortéliennes. Le substantif « corps » y prend, d’ordinaire, un sens très large : il désigne tout objet saisi par un regard désirant, ou, pour reprendre la définition qui surgit dans l’un des poèmes du recueil Des corps attaqués [2],

(Objet : ce qui est

Placé devant ce qui

Affecte les sens

Les provoque ce qui se montre

Corps objet du désir)

Qu’il s’agisse du corps végétal — platane, cerisier, tulipe — ou du corps féminin lié au précédent par de multiples correspondances, le corps est donc avant tout corps étranger, offert à la saisie d’un sujet qui le renversera sur la page pour en faire un nouveau corps : le corps verbal.

Toutefois, s’il privilégie le corps-objet, le poème tortélien n’évacue pas pour autant le corps propre, le seul qui ne puisse être là devant, le corps vécu, lieu de la sensation, instrument de la perception, point à partir duquel s’appréhende et s’organise l’espace. Le corps dans son articulation au monde. Celui que Merleau-Ponty définit comme « un entrelacs de vision et de mouvement[3] ». Et dont un vers de Théophile de Viau particulièrement cher à Tortel : « Nous avons des yeux et des mains[4] » pourrait indiquer les composantes privilégiées. Il y a la main, organe du toucher, dans son rapport à la peau de l’autre corps, celui, unique, de l’aimée ; par exemple quand le sujet lyrique affirme, dans l’un des tout premiers recueils, où ne se font pas encore entendre les accents les plus personnels :

Je prendrai […]

[…] dans mes mains tes seins, comme l’argile du potier

Résistante et nourrie d’amandes, d’huile et de lait[5]

Mais ce qui fait l’objet de l’examen le plus insistant, ce sont les rapports qu’elle entretient avec d’une part la terre et les végétaux du jardin, d’autre part la feuille de papier où s’écrit le poème. La main du jardinier apparaît dans de nombreux recueils :

[…] mains raides

D’avoir tordu trop de branches

Et fait des feux[6]

mains à

La peau […] verdi[e]

Par les herbes […]

[…]

Lieu des entailles et de quelques épines[7]

Quant à la main de l’écrivain, « main posée » qui « abandonne en ce moment la plume[8] » ou « main diligente » qui « [t]raverse à rebours le rectangle / Et recommence vers la droite », « main [qui] suait » et dont la « peau moitit le papier[9] », elle est omniprésente dans cette poésie si volontiers métapoétique qui ne cesse de s’interroger sur le renversement de l’image en figure, sur la nature du vers, sur les relations de ce corps noir avec l’espace blanc où il s’inscrit.

Reste que, si présente soit-elle, la main n’est pour Jean Tortel, dont on a souvent dit, et fort justement, qu’il était avant tout le poète du regard, qu’« une espèce d’oeil aveugle, tâtonnant (dans l’herbe ou le linge) » (RJ, 113), un relais ou un substitut de l’organe de la vue. Et c’est bien ce dernier qui requiert de livre en livre l’attention la plus aiguë, la plus alertée.

Or vient un temps où l’oeil gauche « ne voit / Rien de ce qu’il regarde » (CA, 45) ou, plus exactement, voit mal le là-devant. La tache qui le marque, « soleil noir / Mais dérisoire » (CA, 49), éclaire de sa lumière paradoxale une singulière expérience visuelle : alors que l’oeil ne peut se voir lui-même sans le secours du miroir, la tache est « vue elle-même par l’oeil qui la contient » (RJ, 234) ; elle n’est visible pour soi que si l’oeil droit — l’oeil valide — est fermé. Ainsi offre-t-elle au sujet percevant l’étrange sensation de voir quelque chose de soi en deçà de la surface corporelle — ici oculaire. Comme si elle faisait trou, invitant le regard à se renverser, c’est-à-dire à délaisser le là-devant, vers lequel il est contraint de se tourner par la configuration anatomique de l’oeil, pour plonger là-dedans et aller voir ce qui s’y trame. D’autant qu’à la tache de l’oeil s’ajoute la « spirale interne » de l’ulcère gastrique, sorte de vortex de douleur qui, de spire en spire, attire irrésistiblement vers des profondeurs organiques sans cesse reculées. Comment ne pas être tenté de saisir ce qui se passe dans cette intimité corporelle où se prépare l’inévitable dénouement, toujours de l’ordre « du relâchement, de la défaite, de la crevaison ? » (RJ, 125)

Certains poèmes vont alors s’attacher à d’autres lieux du corps que ceux qu’avaient élus les recueils antérieurs. Délaissant la main et les yeux qui maintenaient l’observateur à sa propre surface, ils vont chercher à explorer le corps profond, à saisir les « échanges / De viscère à viscère », la circulation des « sucs / Dans l’arbre relié » (CA, 28). Deux textes majeurs témoignent de cet effort : « Spirale interne », publié pour la première fois en 1977 aux éditions Orange Export Ltd., puis repris et augmenté pour être inséré dans le recueil de 1979, Des corps attaqués, et « La boîte noire », paru en 1983 dans Les solutions aléatoires. Dans ces deux suites[10], « l’intérieur est le lieu » (SA, 25). Jean Tortel s’y propose de voir à l’intérieur de son propre corps, là donc où l’oeil est physiologiquement incapable d’exercer sa fonction sinon à l’aide d’un appareillage technique d’une grande complexité : la poésie se veut, à proprement parler, endoscopie. Le travail d’écriture ne peut donc plus se penser comme pur renversement de l’image optique dans la figure. Puisqu’il s’agit de faire accéder à l’ordre du visible ce qui de soi est invisible, la figuration se fait élaboration de virtualités d’images à partir de matériaux divers qui peuvent être de l’ordre de la sensation non visuelle — notamment tactile et gustative — ou de l’ordre d’un savoir objectif croisant lui-même les apports de la vue — celle par exemple de planches d’anatomies ou de schémas scientifiques — et les souvenirs de lectures. Images qui n’ont d’existence que dans l’endoscope du poème, où elles se forment volontiers à « la lumière réfléchie de la métaphore[11] ».

Enfoncement imaginaire à l’intérieur de la cavité abdominale, « Spirale interne » part de l’éprouvé immédiat, du senti. Alors que le corps de surface, enclos dans ses « [i]nsolentes limites » de peau, se définit en termes de « précis[ion], étroit[esse] et pur[eté] » (É, 25), le corps profond, qui, dans l’oubli de son enveloppe cutanée, échappe à toute limitation, se conçoit comme une liquidité obscure, parcourue d’une sorte de houle :

 […] montent

Les viscères […]

CA, 37

Toute secousse annonce

L’autre qui dérive […]

CA, 38

Remue

De bas en haut.

CA, 39

Cette eau noire s’étend autour d’un foyer de douleur rayonnant : l’ulcère dont l’attaque se traduit par les métaphores conjuguées de la blessure — ou de l’entaille — et de la brûlure. Il est « pareil / à la brûlante plaque au sol » ; il « [é]chancr[e] le sommeil » (CA, 35) ; il est « brûlure de l’entaille / Interne étincelante » (CA, 42).

En 1983, « La boîte noire » propose du corps organique une approche plus intellectuelle. Peut-être parce qu’il n’y est plus question du « ventre », cruellement foré par l’ulcère, mais du cerveau — ou de l’encéphale — enfermé dans la boîte crânienne. Le corps profond n’y est plus un donné sensible, c’est-à-dire une confuse sensation de fluidité ignée ; il n’est pas éprouvé — comment le cerveau pourrait-il l’être, lui que nul ne sent comme un organe sien ? — mais pensé. Pensé par le sujet comme ce qui de soi est à soi-même inconnu, le « noir » mentionné dans le titre désignant le mystère de la « boîte » osseuse « qu’aucun regard ne pénétra jamais » (FTD, 40). « Je ne sais pas » (SA, 133, 136) répète d’ailleurs, dans le corps du poème, un sujet qui, dépourvu de toute formation solide dans le domaine des neurosciences — et même, plus largement, de toute vraie formation scientifique —, ne dispose que de bribes de savoir pour appréhender le fonctionnement de ce qu’il conçoit comme une machinerie complexe. La notion de machinerie cérébrale s’impose dès le titre : « La boîte noire ». On connaît, d’ordinaire, l’emploi de cette expression dans le domaine de l’aéronautique où elle désigne l’appareil qui enregistre tous les paramètres de commande de l’avion et toutes les communications entre le pilote et les stations au sol. Peut-être faut-il plutôt penser ici que la « boîte noire » est un concept scientifique : paradigme explicatif opposé à celui de la « boîte transparente », la « boîte noire » suppose que n’est connu d’un système que ce qui y entre et ce qui en sort ; ce qui se passe à l’intérieur est inconnu, donc invisible, comme si les parois de la boîte étaient opaques[12]. Le concept de « boîte noire » est utilisé notamment dans le domaine de l’électronique. Or, les différents poèmes de la suite identifient la machinerie cérébrale à un ensemble de circuits électriques ou électroniques quand ils mentionnent les « fils » qui « informent en chaîne », le « réseau » qui « enregistre », les « filaments », les « noeuds », le « code », les « lignes », la « masse », les « étincelants signaux » et le « faux contact » ; autant de termes qui appartiennent au lexique de l’électricité (entendue dans son acception la plus large, incluant en elle les sciences connexes, électronique et électrotechnique). Quant au substantif « programme », il nous renvoie d’une part au domaine de l’informatique, d’autre part à la génétique, et, par son intermédiaire, aux sciences du vivant. D’autres éléments lexicaux orientent plutôt vers le savoir de l’anatomie et de la biologie : les « méandres / Involutés », les « canaux », les « valves », les « ligaments », les « plaquettes » manifestent l’existence de connaissances anatomiques élémentaires, tandis que l’évocation des « cellules » et du « phosphore » suppose quelque teinture de biologie et biochimie. Mosaïque d’emprunts donc. Tous relevant du savoir scientifique et tous insuffisants pour assurer au sujet une posture de maîtrise face à l’objet qu’il s’est choisi. Rendant plus incertaine donc toute représentation.

Lacunaires et superficielles, les diverses connaissances scientifiques sont aussi — surtout — difficiles à raccorder avec l’expérience intime de l’activité cérébrale. Comment ajointer le savoir objectif — celui de l’anatomie, de la biologie, de l’électronique etc. — et l’éprouvé subjectif ? Comment faire coïncider ces phénomènes de circulation sanguine ou électrique, d’échanges « cellulaires » avec ma pensée, ma remémoration, ma jouissance ? Entre les deux domaines — celui du savoir et celui du vécu immédiat — la discontinuité paraît radicale.

Aussi les hypothétiques images endoscopiques que construit le sujet n’ont-elles pas dans « La boîte noire » la fonction qui est la leur dans « Spirale interne ». Dans l’ensemble de 1979, il s’agit de trouver un équivalent plastique et pictural de la sensation éprouvée, c’est-à-dire de donner forme à l’informe du pur sentir. Quand l’ulcère gastrique devient le « trou aux lèvres rouges / (Probablement) » (CA, 36) ou la « spirale / Peut-être […] rouge » (CA, 37), la métaphore constitue bien une transposition visuelle de la sensation. Quoique le substantif « lèvres », qui s’utilise pour désigner les bords d’une plaie, convienne parfaitement, s’agissant de l’ulcère dont la médecine nous apprend qu’il est une sorte de blessure spontanée, son emploi n’est pas en effet dicté par un simple souci de précision lexicale. En imposant l’image d’une bouche, il manifeste le désir de projeter en imagination dans l’espace du visible la sensation qu’a le sujet d’être rongé par une « dent » ou râpé par une « rugueuse langue » (CA, 36). Quant à la « spirale », dans l’incertitude de son orientation, évolution à partir du centre ou involution vers lui, elle peut apparaître comme la figuration graphique d’un sentir contradictoire et confus : la douleur, étrangère à la logique et ignorant le principe de non-contradiction, s’éprouve à la fois dans sa diffusion centrifuge — les ondes de souffrance vont s’élargissant à partir du point central de l’ulcère — et dans son resserrement centripète — l’ulcère-vortex ouvre dans les entrailles un abîme vers lequel paraît glisser tout l’univers intérieur.

Dans « La boîte noire », où le corps organique, sous les espèces du cerveau, ne s’impose plus dans une immédiateté et une globalité sensibles mais oppose au sujet l’énigme d’une machinerie dont le fonctionnement conditionne la pensée, la sensation et le mouvement, les images endoscopiques ne sauraient s’identifier aux équivalents visuels d’un éprouvé premier. Plus nombreuses que ne l’étaient celles du ventre troué par l’ulcère, et dotées par la prolifération des tournures modalisantes d’un caractère hypothétique encore plus marqué, elles ne donnent que rarement à voir la boîte crânienne mise à nu par une sorte de dissection scripturale : « [v]oûtée lisse » (SA, 119), « [a]rrondi[e] en voûte » (SA, 125), avec ses « os incurvés / (Finement engrenés entre eux) » (SA, 123). Les visions sont avant tout celles du cerveau, « masse palpitante et rose / Médullaire emboîtée » (SA, 126) :

[…] Un peu mou

 (Sans doute)

Un peu gluant de tant d’images

De partout venues.

 Se concentrent

Là dedans à l’étroit

Rosâtres dans les canaux.

SA, 121

Une espèce de gisement

En apparence un tas

Qui palpite et qui suinte […]

SA, 123

[Ça] doit remuer un peu

S’agglomérer c’est mou

Humide la boîte

N’est peut-être pas pleine

Tout à fait […]

SA, 125

Comme les mouvements internes — remuements des « circulantes cellules » (SA, 133), « battements » (SA, 122), palpitation, gonflement, suintement — sont imperceptibles, il n’est plus question de chercher à figurer plastiquement l’infigurable de la sensation. Ce qui se donne à lire est plutôt une tentative du sujet pour s’incorporer — au sens propre du terme — des images élaborées à partir de ses souvenirs de descriptions scientifiques et de planches d’anatomie. La reformulation poétique, si elle n’est qu’approximation au regard du discours scientifique, permet au sujet (qui, même lorsqu’il est absent en tant que personne grammaticale, est présent par le jeu des modalisateurs) de rapprocher de soi l’image impersonnelle donnée par les sciences : souligner l’aspect gluant, l’humidité du cerveau, parler d’« étoupe » ou de « soies […] poisseuses », c’est tenter de décaper verbalement l’image de son glacis photographique, tenter de lui conférer un certain degré de présence sensible. Et faire de l’amas cellulaire « [u]ne espèce de gisement / […] un tas / Qui palpite » (SA, 123), évoquer « quelque rhizome / Iris secret […] » (SA, 126), comparer la « sphère » cérébrale à un « rougeoyant foyer » (SA, 132) n’est-ce pas emprunter à l’univers familier du jardin de quoi construire du cerveau une image moins neutre, davantage sienne ? Une image qui ne soit plus celle du cerveau humain mais celle de ce cerveau en moi.

Cet effort pour se représenter le cerveau non point tel qu’il est sur une planche d’anatomie ou sur une table de dissection, c’est-à-dire comme un objet distinct de soi, mais à l’intérieur de la boîte dure dont la main peut, en expérimentant ses contours, permettre l’appropriation, cette entreprise endoscopique, qui est désir de voir les altérations provoquées en soi par l’exercice de la pensée — et tout spécialement par l’acte d’écriture — ou par la jouissance sexuelle, conduit irrésistiblement le sujet à poser (se poser) la question de son identité.

Centrale dans « La boîte noire », cette question n’y surgit pourtant pas comme une absolue nouveauté dans la poésie de Tortel. Si, depuis Paroles du poème (1946), la question du « je » est essentiellement celle du sujet lyrique, celle du « qui parle dans le poème ? », il arrive que telle suite (« La figure », É, 33-53), organisée autour d’un mallarméen miroir, rende l’interrogation sur soi plus ambiguë et interdise de la limiter au seul domaine scriptural ; ou qu’un ensemble consacré à l’orage, figure redoutable de l’inhumain, confronte le sujet à sa provisoire dissolution quand, aveuglé et condamné au bégaiement, voire à la mutité, il ne peut que se demander :

Pendant ce temps

Où suis-je ? […][13]

et se « tât[er] en vain »,

Chose qui se dérobe

Dans le délire martelé

Par l’eau[14]

Une telle dérobade de soi n’est pas absente de la suite « Spirale interne ». Dans cette série, comme souvent dans l’oeuvre de Jean Tortel, l’instance d’énonciation est anonyme. On est dans le registre du « il y a », du « c’est » ; disons dans le registre de la constatation, voire du constat. Effaçant non seulement le « je » qui identifierait le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé mais même tout pronom, fût-ce un « tu » ou un « il », qui assurerait l’existence d’une personne — humaine autant que grammaticale —, les poèmes défont l’unité du souffrant dont la présence ne transparaît plus qu’à travers une gamme de symptômes : « secousse annon[çant] / L’autre qui dérive en attendant / Que l’eau trouve la bouche », « hoquet », « dégorgement », « vomi[ssement] », ou au travers d’interrogations et de souhaits significativement formulés à l’infinitif, donc au moyen d’une forme qui échappe aux catégories de la personne :

Savoir si

Les muqueuses rougissent

Cependant que

Mauve et vomi.

CA, 40

Crever cela

Dissoudre quelque chose

Qui dedans arrêter

Le creusement.

CA, 41

De ce fait, quelque connus que soient la méfiance de Tortel envers l’épanchement romantique et son désir de lutter contre le vibrato et le pathos favorisés par le lyrisme personnel — au moins depuis le recueil de 1965, Les villes ouvertes —, l’évacuation de la première personne du singulier ne peut être ramenée au seul refus de l’imposture lyrique. « Spirale interne » porte la trace d’une expérience intime qui est celle d’une dépersonnalisation par la douleur physique : quand celle-ci s’impose au point que le sujet est contraint de faire corps avec elle, quand elle réduit tout le corps à s’éprouver du dedans comme un mouvement spiralé aimanté par l’ulcère, quand, à la limite, elle l’oblige à se sentir tout entier l’ulcère, comment le sujet pourrait-il dire « je », lui qui ne se distingue plus de la béance ouverte en lui par la blessure ? Comment pourrait-il même parler ?

Soleil et silence à qui

A mal […]

CA, 35

Tel est l’incipit du tout premier poème. Non seulement ces vers affirment — sans toutefois l’expliciter logiquement — la relation entre la brûlure gastrique et l’aphasie du sujet qui en est attaqué, puisqu’ils coordonnent les substantifs « soleil » et « silence », deux dissyllabes que leur identique texture consonantique apparente conjointement au substantif « spirale », mais encore ils instaurent une équivoque sémantique révélatrice d’un trouble de l’identité. Sans doute le « qui » sur lequel s’achève le premier vers doit-il s’analyser comme un pronom relatif, sujet du verbe avoir (le démonstratif antécédent étant sous-entendu) ; mais n’est-il pas possible, en accordant à ces vers une attention plus flottante, d’y entendre un pronom interrogatif ? Le blanc de fin de vers qui disjoint brutalement le pronom sujet de la suite de l’énoncé, c’est-à-dire du syntagme verbal « a mal », favorise ce brouillage sémantique. Le tremblement du sens s’accroît encore du fait de la parenté structurale des deux syntagmes constitutifs de la proposition relative « à qui / A mal », chacun formé de deux dissyllabes dont le premier est « à ». Et comme le deuxième « a » est majuscule puisque placé à l’initiale du deuxième vers et qu’étant majuscule il ne peut qu’être, dans l’édition dont nous disposons, dépourvu d’accent, il n’est plus identifiable avec certitude à une forme du verbe avoir et se laisse tout aussi bien lire comme préposition. Ainsi se crée une sorte de faux parallélisme syntaxique qui invite à instaurer une équivalence entre le pronom « qui », entendu comme interrogatif posant la question de l’identité, et le substantif « mal », désormais perçu comme réponse à celle-ci. Dans la « solution » arbitraire du vers[15], l’identité de l’être qui, attaqué par l’ulcère gastrique, a en partage soleil et silence, vacille. « Qui » est-il, lui dont le moi se dissout dans son « mal » ? Dans cette perspective, l’effort pour donner par la métaphore — bouche ou spirale — un certain degré de visualité à la sensation, l’effort pour passer du senti au vu, apparaît comme une tentative de distanciation recréatrice de soi. « [P]uisqu’on ne peut regarder que dans la distance » (FTD, 92), cette distance qu’ignore la peau ouvrant « l’espace illusoire du non limitable » (FTD, 93), l’acte de voir implique toujours la séparation de l’objet et du sujet. Mettre en images la profondeur organique attaquée par la douleur, figurer l’ulcère invisible, c’est donc chercher à les tenir dans ou sous son regard, à les objectiver au lieu de consentir à se dissoudre dans le trou béant au fond du corps.

Sensation d’affaiblissement, voire de perte de la conscience de soi dans la douleur, volonté de se reconstruire en projetant hors de soi des images de l’attaque invisible subie par le viscère : la question de l’identité propre est bien sous-jacente aux textes de « Spirale interne ». Mais elle ne s’y formule pas explicitement alors que, dans « La boîte noire », l’identité du sujet est l’objet d’un questionnement direct. La suite s’achève en effet sur les vers :

Ce qui est.

Par dessous.

Suinte.

Serait-ce moi.

Ou qui.

SA, 138

Alors que le deuxième poème, ouvert et fermé par la même assertion : « J’y suis » (SA, 120), multiplie les occurrences du pronom de première personne du singulier, sous ses deux formes — tonique et atone —, affirmant ainsi la présence du sujet à lui-même, l’alternative finale « moi / Ou qui » vient problématiser la notion de « moi ». La traversée organique conduit donc à s’interroger sur ce qui se désigne par ce terme. C’est que les images endoscopiques qui superposent des vues fragmentaires du cerveau, en insistant sur les phénomènes de circulation, lumineuse ou liquide, dont il est le lieu, viennent fissurer la certitude initiale : elles dépossèdent le sujet de son autorité au profit de cette chose presque innommable (sinon par le pronom neutre) et le confrontent à sa précarité. Pour que je sois présent à moi-même, il faut, comme le rappelle le deuxième poème, que « [m]es cellules remuent » (SA, 120), que mon sang circule. Or ce mouvement s’effectue « sans moi ». Et il suffit de bien peu pour l’interrompre. Dans ce cas :

Aveugle je tomberais

Sans me connaître ici.

SA, 134

Le large blanc qui vient creuser le dernier vers et déporter sur la droite l’adverbe de lieu fonctionne comme une figuration littérale de la perte de conscience, dont la perpétuelle menace ne peut être ignorée de qui parvient à voir, grâce à l’endoscope du poème, le fragile réseau sanguin irriguant son cerveau. Pas plus que ne peut être occulté, quand le poème a donné à voir le système électronique dissimulé dans « la boîte noire », le risque d’une

[…] catastrophe

(La chute l’incendie des herbes

Le rail tordu…)

Ou simplement un faux contact

[… qui]

Dérange les fils

entraînant à nouveau l’absence à soi-même du sujet quand

Ça crame

Dans l’hallucination.

SA, 137

En contraignant le sujet à identifier « moi » et « ça », c’est-à-dire « [c]e qui est // Par dessous », ce qui suinte sous les os finement engrenés de la boîte crânienne (car si « ça » n’est pas « moi », « qui » pourrait-ce bien être ? il n’y a personne d’autre que moi en moi), en l’obligeant à penser que « je » ne peut être ailleurs que là, dans ce corps profond, dans ces organes en état de fonctionnement, l’endoscopie poétique le dépouille de son identité propre pour le renvoyer à sa seule mortalité. Voir au creux du corps, c’est voir le lieu commun où, en deçà ou au delà de la singularité personnelle, s’éprouve l’appartenance à une condition. Voir dans les profondeurs organiques, viscérales ou cérébrales, c’est voir le fonctionnement de la machinerie corporelle. Or, il « est évident que tout fonctionnement doit, plus ou moins, brusquement ou non, gripper » (RJ, 279). Voir fonctionner la « batterie des organes[16] » équivaut donc à voir l’inéluctabilité de l’usure, du détraquement, c’est-à-dire la mortalité. La voir et non pas la savoir, d’un savoir intellectuel, quasi abstrait.

Significativement, Les solutions aléatoires, dont « La boîte noire » forme la cinquième suite, est le recueil où Jean Tortel exprime le plus directement la conscience intime de sa précarité. La première suite, « Cela se passe », s’ouvre sur la formulation la plus nue peut-être qu’il soit possible d’en proposer :

S’il en reste

(Des paroles des jours)

SA, 9

et bien des poèmes qui tissent ce premier ensemble viennent rappeler le travail du temps dans le corps :

De temps à autre

Une fissure.

Une artère

S’enflamme un peu

Cassera peut-être.

Ça coulera

Plus difficilement.

SA, 27

Il y a plus encore : pour la première fois dans l’oeuvre d’un poète qui, jusque-là, a surtout suscité obliquement la pensée de la finitude, en constatant, par exemple, le pourrissement du végétal, une tombe surgit dans sa redoutable simplicité[17] :

Après les saisons de pluies

L’herbe est hors de la tombe

Qu’on nettoie

Lisse et douce au toucher

Assez pour

Faire peur.

SA, 21

Boîte noire aussi que cette tombe, puisque le regard n’en peut saisir que ce qui y entre — les pluies — et ce qui en sort — l’herbe. Mais boîte noire à l’intérieur de laquelle il n’est nul besoin de chercher à voir. Car l’intérieur en est bien trop connu : c’est lui, sans doute, qui « fai[t] peur ».

Toutefois, si la peur se déclare, elle ne suffoque pas la pensée de celui qui l’éprouve et n’altère en rien sa parole. Le poème tortélien reste égal à lui-même, avec son accent si particulier qui tient, pour partie, à la manière abrupte de couper le vers, ainsi qu’au calme persistant même à travers les déchirures. Si j’ai pu, d’ailleurs, être tentée de parler, à propos des suites du corps profond, de poésie/endoscopie, c’est sans doute parce que s’y manifeste un effort pour voir dedans mais aussi à cause de la tension du poème vers une neutralité absolue de l’énoncé qui confère à certaines notations un caractère quasi clinique, jugulant ainsi tout pathos. Dans un texte inachevé, écrit, selon son auteur, vers 1959 ou 1960 et retravaillé en 1962 [18], c’est-à-dire à une époque où le corps n’avait pas encore vraiment subi les attaques du temps, Jean Tortel exprimait à la fois son consentement à l’ordre des choses, donc à la dissolution de soi dans l’humus et dans l’herbe, et son incapacité à donner à la certitude rationnelle de sa mort une évidence concrète. À la suite des épicuriens antiques, dont il a toujours été un familier (il était, en particulier, grand lecteur de Lucrèce), il constatait l’impossibilité de faire coïncider les deux énoncés : « Je suis moi » et « Je suis mort », et expliquait ainsi son absence d’effroi devant l’inéluctable. Il est assez remarquable qu’en un temps où la plongée dans les profondeurs organiques a fait de la certitude logique de la mortalité une évidence sensible, le même consentement soit réitéré, à peine plus frémissant. À propos des poèmes du corps profond, Tortel note dans son journal :

Mes derniers poèmes, on les trouve noirs […]. Je crois qu’ils ne sont ainsi que pour ceux qui écartent désespérément l’image du corps qui s’use peu à peu et se détraque à fonctionner […]. Les muscles, les artères plus raides, le sang chargé de graisse ou de sucre, etc. C’est constatation pure, non pas angoisse ; ni révolte qu’il en soit ainsi d’un corps constitué par les attaques obscures qu’il suscite à l’intérieur de soi, et précisément pour être corps ; […], pour se désigner à lui-même en tant qu’objet non immobile, non éternel.

RJ, 278-279

« [O]bjet non immobile, non éternel », tel est bien le corps. Tel le montrent les images de la machinerie interne découvertes dans l’endoscope du poème. Tel Jean Tortel l’accepte. Avec lucidité. Non sans un léger tremblement, mais sans cet effroi qui viendrait abîmer la pensée et interdire de vivre encore

 Tant que donc

C’est possible ici.

SA, 10