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Jadis bien encadrées par l’Église, l’État ou la famille, l’intervention rituelle et la gestion des symboles sont aujourd’hui sous tension ; comment expliquer qu’on y voit d’un côté une effervescence, alors que de l’autre, le désenchantement du monde et l’hyperindividualisme conduisent inévitablement à leur déclin ? Évitant intelligemment les écueils d’un tel débat, cet ouvrage s’intéresse aux transformations des rites et des symboles qui sont, elles, certaines.
Ce collectif dirigé par Jacques Cherblanc, professeur à l’Unité d’enseignement en études religieuses, en éthique et en philosophie de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), fait suite au colloque Penser la mise en sens aujourd’hui. L’intervention rituelle et symbolique d’hier à demain, qui s’est tenu à Montréal en mai 2010. Ces deux réalisations sont dues à l’initiative du Laboratoire d’expertise et de recherche en anthropologie rituelle et symbolique de l’UQAC, lequel s’est donné pour objectif de réfléchir à l’état des savoirs et des savoir-faire concernant les rites et les symboles contemporains.
Cherblanc adresse ainsi cet ouvrage aux universitaires et aux intervenants, mais à notre avis, celui-ci reste accessible à un public plus large. Deux études (seulement) abordent le sujet des rites et des symboles sur le plan théorique et dix études de cas présentent des formes contemporaines de ritualisation et de symbolisation au Québec et en France.
La division tripartite de l’ouvrage est un clin d’oeil heureux au théoricien du rite de passage Arnold Van Gennep. D’autant plus heureux que les auteurs des parties préliminaire et « postliminaire » marient, leur style plus littéraire, l’anecdote et la connaissance avec finesse et intelligence. En effet, l’ouvrage débute avec un bref récit de voyage de Thierry Goguel d’Allondans au Congo Brazzaville, comme si on voulait rappeler les fondements ethnologiques à la base des connaissances sur le rituel et le symbolique. Ces pages préliminaires soulignent ainsi discrètement les possibles invariants en matière d’interventions rituelles et de la gestion des symboles dans une collectivité. Sur un fond marqué par la potentialité d’un lieu et d’un peuple, mais aussi par une tradition en ruine, un parallèle entre l’état de la culture au Congo Brazzaville et celle du Québec est subtil, mais saisissant. Au détour d’un projet de développement communautaire dans lequel les enfants deviennent les héros de leur avenir en ressuscitant les contes traditionnels de la région, d’Allondans raconte comment les rites et les symboles sont diffus dans les premiers mots qu’on apprend d’une langue étrangère, dans les moeurs d’hospitalité, etc. Ceux-ci sont poreux et hybrides, comme en témoigne le passage de l’auteur dans un mbongi - espace de ritualité dédié à (l’éducation de) la collectivité -, où des affiches de Walt Disney sont placardées et où le champagne offert par le natif de Brazzaville à l’anthropologue français témoigne d’une sensibilité rituelle et symbolique croisée.
La partie liminaire présente la contribution de professeurs, de maîtres de conférence et d’étudiants de cycles supérieurs qui s’efforcent de rendre compte et d’évaluer la sensibilité des contemporains aux rites et aux symboles.
Cet effort passe premièrement par le biais de la théorie, notamment avec les articles de Denis Jeffrey et de Jacques Cherblanc. Ce dernier présente une brève classification des approches conceptuelles du rite et du symbole, étoffant ainsi la problématique générale du collectif qu’il présentait en introduction. Entre les approches traditionnelles et modernes, descriptives et interprétatives — entre Durkheim, Van Gennep, Bourdieu et Goffman, pour ne nommer qu’eux — Cherblanc souligne « combien le choix d’une définition détermine dans une large mesure le potentiel théorique et pratique des découvertes attendues » (p. 41). L’article de Jeffrey, sur un ton moins descriptif, contribue alors à réitérer la tendance théorique qui caractérise l’ouvrage.
Puis, c’est par le biais d’applications - de qualité inégale, il faut dire - que l’actualité du rite et du symbole ressort de la variété des objets étudiés. Ainsi, projets de recherche et intérêts particuliers conduiront certains à prendre connaissance des articles qui suivent. Celui de David Harvengt porte sur deux rites estudiantins, le bal des finissants et l’initiation, pour soulever les enjeux relatifs à l’individualisation croissante des rites et leur non-obligation. Le relâchement d’une unité collective du rite induit alors des variations sur les motifs, les investissements et les effets perçus par les jeunes interviewés. En définitive, l’enquête confirme le besoin de ritualité que ces derniers ressentent encore aujourd’hui. Toutefois, en s’appuyant sur des exemples et des citations plus ou moins bien agencés au propos, l’argumentation nous laisse sur notre faim.
La thèse du besoin de rites des contemporains emprunte un chemin analogue dans l’article d’Antoine Mandret-Degeilh. En prenant pour objet les différentes possibilités de publiciser l’union entre deux personnes en France - le mariage civil, les pactes civils de solidarité (PACS) et le baptême républicain - l’auteur s’intéresse aux écarts cérémoniels qui existent entre elles. Dans cet article où le sujet est bien documenté sur le plan historique, de meilleures assises théoriques sur le rite et les symboles auraient possiblement permis de mieux ficeler l’enjeu présent dans l’articulation de l’union homosexuelle, de l’hétéronormativité et des rituels « institués ».
Brice Courty, Jocelyn Lachance et Philippe St-Germain défendent difficilement l’hypothèse selon laquelle les films cultes (notamment les slashers, un sous-genre du film d’horreur) constituent pour les adolescents un « rituel d’initiation dégradé » (p. 79). À leur avis, les films cultes encadreraient symboliquement trois bouleversements types de l’adolescence : la relation au corps, à la sexualité et à la violence. Les auteurs ne se sont pas rendu la tâche facile en signant à trois un article d’à peine dix pages. En effet, quelques paragraphes supplémentaires auraient été bienvenus, notamment pour définir la notion de rite ainsi que pour expliquer en quoi les discussions suivant ces visionnements constituent un rituel créé par et pour le jeune.
Dans une autre application, le profil d’un homme d’une cinquantaine d’années, célibataire et professionnel, qui redoute les situations conflictuelles et vit dans la crainte de l’abandon, constitue un cas de figure typique pour aborder le sujet de la psychanalyse. Pas plus original n’est le rapprochement entre psychothérapie et rituel. L’article de Louis-Charles Lavoie nous conduit ainsi dans des lieux communs où les trois temps du rite de passage de Van Gennep sont associés respectivement à l’instant décisionnel, aux séances psychanalytiques et à la fin de la thérapie, et où les « rêves éveillés » (p. 96) donnent quant à eux accès à des archétypes dont la fonction est curative.
Considérant un contexte où la personnalisation du rite funéraire est valorisée, Bérangère Véron a mené une recherche sociologique auprès d’une quarantaine de retraités ayant souscrit un « contrat de prévoyance funéraire » (arrangement funéraire préalable) afin de définir le rapport actuel au rite funéraire. Les résultats qu’elle présente atteignent toutefois partiellement cet objectif. L’auteure remarque plutôt que le degré de personnalisation du rite funéraire est tributaire du capital culturel de la personne et que cette personnification est en accord avec l’imaginaire de la « bonne mort ». En outre, la tension entre une valorisation de la personnalisation du rite funéraire et une offre rituelle plutôt standardisée ainsi que l’appropriation de la fonction de ce rite par et pour les personnes souscrivant un contrat de prévoyance funéraire restent des enjeux non problématisés par l’auteure.
En fin de parcours, nous nous étonnons de retrouver un article où l’auteure brode sur la difficulté de définir la notion de rite. En effet, l’hésitation de Ghislaine Gallenga apparaît quelque peu discordante dans un ouvrage où les notions clés sont, somme toute, bien campées théoriquement. D’un autre côté, en s’interrogeant sur l’accroissement de l’usage de la notion de rituel dans les recherches récentes sur les entreprises, cette dernière présentation rappelle que des réserves persistent en dépit des études fécondes et novatrices sur les rites et les symboles.
Heureux hasard ou astuce du directeur, ces textes dont la clarté et la valeur nous paraissent discutables sont soigneusement insérés entre des articles bien structurés autour d’un contexte original. De façon convaincante, ces articles soulèvent des enjeux contemporains et relancent l’actualité des rites et des symboles.
Nous lirons ainsi avec intérêt l’article de Sivane Hirsch, qui présente les résultats de sa recherche portant sur le sens qu’une trentaine d’étudiants universitaires attribuent à la spiritualité. Accordant au récit la double fonction de mettre les individus en relation et d’opérer la (re)construction d’un sens à la vie, l’auteure avance que le récit de spiritualité agit à titre de rite d’intégration. En dépit du caractère intime et personnel de la croyance et de la pratique spirituelles, la mise en scène du récit de spiritualité, en révélant des ensembles symboliques, des états d’esprit et des rapports au monde communs, devient le rituel par excellence réunissant une communauté de solitude en une communauté de solidarité.
Toujours sur les campus, nous lirons avec autant d’intérêt l’étude de Céline Bryon-Portet. S’appuyant sur un riche cadre théorique, l’auteure explique comment des interventions rituelles et symboliques se révèlent (même) dans les environnements hautement technologiques - notamment l’École nationale supérieure des ingénieurs en arts chimiques et technologiques -, non seulement comme des réalités pouvant coexister avec la vocation scientifique de l’institution, mais également comme des outils essentiels à la fondation d’un sens historique et d’un sentiment d’appartenance à celle-ci.
L’articulation entre rites et symboles trouve sa meilleure expression dans le troisième article signé par Jacques Cherblanc. Posant son regard aiguisé sur l’évolution de la pratique thanatologique au Québec depuis l’émergence des premières réflexions critiques distinguant mourir et mort, l’auteur constate l’efficacité des stratégies mises en place par les thanatologues pour offrir un cadre ritualisé entourant les obsèques. Toutefois, « c’est sans doute l’univers symbolique qui continue de représenter la principale difficulté du travail funéraire […]. On ne perçoit pas l’efficacité de certains symboles trop modernes qui paraissent anodins, mais qui sont pourtant parfaitement ancrés dans la culture contemporaine » (p. 145). Les photographies, les témoignages individuels ainsi que la restauration du cadavre dans le dispositif rituel constituent alors autant d’exemples pour insister sur l’importance du dialogue entre les chercheurs et les intervenants, pour souligner l’intérêt d’une perspective praxéologique lorsqu’il est question des enjeux relatifs aux rites et aux symboles.
L’ouvrage ne compte (malheureusement) qu’une seule réflexion visant concrètement à enrichir le domaine de l’action humaine dans un champ particulier de la vie. Les recherches menées par Francine Gaudreault sur le processus de guérison du traumatisme d’inceste chez huit femmes adultes constituent, en effet, un exemple probant d’approche praxéologique des interventions rituelles et symboliques. En plaçant au coeur de sa recherche l’efficacité du rite et la fonction expressive et transformatrice du symbole, l’auteure élabore un modèle de guérison. L’incidence positive du symbolique dans le processus d’affranchissement de traumatismes destructeurs comme l’inceste n’est pas ce qui étonne ; ce qui est renversant et prometteur dans cette recherche, c’est que trois rencontres seulement aient « suffi » pour aider ces femmes à s’épanouir enfin.
Enfin, malgré la valeur inégale des textes colligés par Cherblanc, ce qui traduit le mieux l’actualité des rites et des symboles ainsi que leurs différents enjeux, c’est peut-être bien la somme de ces articles. L’emploi possiblement abusif des notions de rite dans les recherches sur les entreprises constitue, finalement, un exemple éloquent pour illustrer comment, dans le paysage contemporain, une réhabilitation de la ritualité et du symbolique s’opère discrètement. La réflexion « postliminaire » de Guy Ménard traduit habilement cette idée. En effet, quelque chose a assurément changé pour qu’à la « génération du baby-boom [qui,] ayant été privée par celle de Nietzsche de la grisante satisfaction d’avoir tué Dieu, s’est au moins passablement reprise en pourfendant à qui mieux mieux le rituel », succède une génération pour qui « l’imaginaire du recyclage » embrasse même les objets rituels et symboliques (p. 194). « Mais que s’est-il donc passé ? » (p. 196) À cette question rhétorique, agréablement amenée par le style singulier de Ménard, trois facteurs sont proposés. Le « désenchantement du désenchantement du monde » (p. 196), « le plaisir du rituel, sans la contrainte du dogme » (p. 198) et la « sensibilité accrue à l’importance du symbolique » (p. 199) donnent ainsi lieu à une créativité qu’il revient à tous, conclut l’auteur, de redécouvrir.
Cet ouvrage ne révolutionne pas le débat sur les rites et les symboles contemporains. Ceci dit, comme en témoigne le texte de fermeture, ce collectif ouvre sur une réflexion honnête et créative quant à la culture rituelle et symbolique présente aujourd’hui au Québec et en France et il convie les lecteurs - universitaires et intervenants, comme néophytes - à y prendre part. Dans l’ensemble, l’ouvrage présente une valeur pédagogique certaine. La variété des objets analysés offre un regard intéressant sur différentes réalités socioculturelles tout en faisant ressortir les incontournables références théoriques dans l’étude du rite et du symbole : Arnold Van Gennep, Victor Turner, Erving Goffman, Pierre Bourdieu, Claude Rivière, Albert Piette, Denis Jeffrey figurent parmi les plus cités. Les concepts d’efficacité symbolique et de performativité se révèlent par ailleurs sous-investis dans cette contribution au savoir sur les rites et les symboles contemporains. De même que le rôle de l’image, comme en témoigne, bien qu’à un autre niveau, la couverture de l’ouvrage dont l’iconographie, réunissant des références stéréotypées aux rites et aux symboles, ne parvient pas à traduire l’actualité de ceux-ci.