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À Montréal[1], dans certains quartiers économiquement défavorisés, mais aussi ailleurs, un jeune homme à la peau noire est souvent « vu » et « perçu » comme un bandit et/ou une victime, actuels ou en devenir (Perreault et Bibeau 2003 ; Tremblay et Parazelli 2001). Cette exclusion sociale fondée sur la couleur de la peau est également partagée par des résidents d’habitations à loyers modiques (HLM) de la métropole (Bernèche et al. 2005 ; Dansereau et al. 2005 ; Dansereau, Séguin et Leblanc 1995 ; Germain et Leloup 2007 ; Leloup 2007 ; Tremblay et Parazelli 2001). Par conséquent, se sortir de cette image stéréotypée par la découverte d’une autre culture était un des objectifs de l’atelier « Mon Afrique à moi » présentée au cours de l’été 2007 par Fako Soulama, originaire du Burkina Faso et animateur au Centre des jeunes Boyce-Viau, un organisme d’intervention familiale opérant au sein d’un des HLM du quartier Hochelaga-Maisonneuve à Montréal.

Si les intentions de cet atelier sont louables et nécessaires, que reste-t-il de « Mon Afrique à moi » ? Quels ont été les apprentissages pour les participants de cet atelier et ses artisans ? Est-ce que des perceptions quant à l’« Africanité »[2] et au vivre-ensemble de personnes aux origines diverses ont changé depuis ? Que voudraient montrer les participants de cet atelier s’ils étaient invités à représenter et à diffuser dans l’espace public ce qu’ils en ont retenu ? Une pratique reliée à un nouveau média peut-elle devenir une méthode de recherche ? Cette note de recherche présente quelques réponses à ces questions en dévoilant de manière réflexive des enjeux reliés à « l’infrastructure de visibilisation » que nous avons mise en place pour comprendre en quoi les définitions, articulations et représentation du vivre-ensemble des personnes concernées s’arriment ou diffèrent des images et des discours projetés dans l’espace public par les observateurs et les décideurs[3]. À l’instar de Voirol (2005) et de Beaud, Confavreux et Lindgaard (2006), nous conceptualisons les mécanismes qui régissent la visibilité dans l’espace public comme une infrastructure mettant en scène non seulement un processus représentationnel mais également des processus de diffusion et de réception. La diffusion et la réception sont aussi nécessaires que la représentation mais sont, néanmoins, fréquemment occultés. Et ce qui relie les trois processus de l’infrastructure de visibilisation[4] est la narrativité, un phénomène social contemporain.

La narrativité, regard sur les autres mais surtout, validation de soi

Nous connaissons depuis deux décennies ce que plusieurs auteurs appellent le « narrative turn », le tournant narratif (Davis 2002 ; Schwabenland 2006 ; Clandinin 2007)[5]. La narrativité est un outil qui permet de réfléchir en collectivité et en collaboration sur des situations spécifiques ainsi que sur leur place dans le « schéma général » de la vie (Ochs et Capps 2001 : 2) ; c’est aussi une stratégie qui incite à transformer le privé en significations publiques tout en ayant la possibilité de devenir également une activité vitale d’agencéité dans des circonstances où plusieurs personnes manquent de pouvoir [disempowering circumstances] (Jackson 2006 : 14-15). La narrativité s’avère donc un des plus puissants outils permettant l’avancement de causes sociales (Schaffer et Smith 2004 : 1) et la production, la diffusion, la réception ainsi que les émotions engendrées par la narrativité font désormais partie des activités de toutes organisations promouvant la citoyenneté sociale.

Néanmoins, si raconter une histoire est une manière de dire « j’existe » (Bissoondath 2007), cette activité ne donne pas de pouvoir en soi ; ce qui en donne, c’est que cette histoire soit reçue par d’autres personnes prêtes à s’engager avec la personne qui la raconte pour conférer une légitimité à cette histoire (Schwabenland 2006 : 183). La parole, son expression, « n’a de sens que parce qu’elle s’adresse à quelqu’un » (Zarifian 2007 : 129). Ses effets deviennent des vecteurs de pouvoir dans une relation où le « je » ne (de)viens qu’après le « tu » (Butler 2007 : 3-40) car implicitement, le discours autobiographique nécessite une demande de reconnaissance (Lejeune 2007 propos recueillis par Delon 2007 : 10 ; Schaffer and Smith 2004 : 5). La reconnaissance comme sujet-citoyen passerait ainsi par notre visibilité (Honneth 2006, 2004 ; Renault 2004) au sein de laquelle « la collectivité autorise à s’assumer soi-même et à revendiquer une identité assistée » (Mehl 1996 citée dans Wieviorka 1998 : 178).

La narrativité sous forme de « digital storytelling » pour représenter et diffuser des traces de l’atelier « Mon Afrique à moi »

Dans un contexte où les résidents des habitations à prix modique (HLM) ne sont pas les personnes les plus sollicitées pour raconter publiquement leurs points de vue, nous avons jugé que l’utilisation de la narrativité comme approche méthodologique auprès des résidents des HLM Boyce-Viau était pertinente. Plus précisément, nous avons travaillé avec la narrativité que nous pourrions considérer comme « numérique », une nouvelle pratique médiatique se voulant plus démocratique et que les anglophones appellent « digital storytelling ».

Tel que conceptualisé au début des années 1990 par le Digital Centre for Digital Storytelling en Californie et ensuite reproduit avec des variantes, par d’autres centres de production ailleurs dans le monde anglophone (Burgess et Klaebe 2009 ; Clarke 2009 ; Hartley and McWilliam 2009, Lundby 2008 ; McWilliam 2008 ; Meadows and Kidd 2009 ; Simondson 2009 ; Tacchi 2009 ; Thumim 2008), le « digital storytelling » permet à des novices des technologies multimédia de construire une courte vidéo (une à deux minutes) qui incorpore de la musique, des textes, de la voix et des images (photos, collage d’images, etc.) pour bâtir un narratif sur un thème qui leur tient à coeur (Lambert 2006),[6] dans le cas présent, ce qu’il reste de l’atelier « Mon Afrique à moi ».[7] Narrés au « je », ces mini-films permettent aussi aux créateurs de présenter leurs oeuvres sur diverses plates-formes et à des publics différents.[8] L’essor de cette pratique s’est surtout fait ressentir depuis le début des années 2000 et le « digital storytelling » est principalement utilisé par des organisations paragouvernementales (pour documenter), des organismes à but non lucratif (pour inciter à une prise de pouvoir) et dans le domaine de l’éducation (pour favoriser des apprentissages) (Benmayor 2008 ; Burgess 2006 ; Coventry 2008 ; Davis 2004 ; Erstad et Silseth 2008 ; Fletcher et Cambre 2009 ; Hayes et Matusov 2005 ; Meadows 2003 ; Nelson et Hull 2008 ; Nyboe et Drotner 2008 ; Oppermann 2008). À notre connaissance, notre projet est un des premiers à utiliser le « digital storytelling » comme méthodologie principale d’une recherche anthropologique.[9]

Le concept de « représentation » est fréquemment utilisé en anthropologie mais contrairement aux praticiens en psychologie cognitive et sociale, psychanalyse, sociologie, géographie et géopolitique, art, droit, politique, commerce, mathématiques, spectacle et cosmologie qui possèdent des balises disciplinaires pour conceptualiser la représentation, sa périphérie et sa portée sont rarement définies par les anthropologues. Nous référons ici à Stuart Hall pour qui la représentation « is the process by which members of a culture use language (broadly defined as any system which deploys signs, any signifying system) to produce meaning » (1997 : 61). Cette définition souligne que le sens attribué aux objets, aux gens et aux événements n’est jamais fixe ou qu’aucune vérité intrinsèque n’y est formellement rattachée ; ce sont les individus qui leur donnent une signification. Le sens, de même que l’acte de donner du sens fluctuent d’une période à une autre, d’une culture à l’autre, et une certaine forme de relativisme culturel de même qu’un besoin de traduction constituent des prémisses importantes au concept de représentation tel qu’élaboré par Hall.

Pour les personnes qui vivent dans des situations de précarité économique comme les résidants des HLM Boyce-Viau, se « libérer du regard » des autres devient une préoccupation supplémentaire dans la recherche de leur mieux être (McAll 2001). Si nous postulons, en nous inspirant des remarques de Boris Cyrulnik (2001), qu’il faut frapper deux fois pour faire un trauma, dans le « réel » et dans la « représentation du réel », comme anthropologue intéressée aux questions de représentation de « l’Africanité » et de ses incidences sur le vivre-ensemble au sein des HLM Boyce-Viau, nous observons certes les réalités empiriques reliées à ce thème mais nous cherchons également à mieux saisir comment les personnes concernées par ces représentations, habituellement générées par autrui, travaillent à insérer leurs propres regards dans l’offre représentationnelle de situations de pluralisme. Quand on leur donne l’occasion de commenter et de montrer une parcelle de leur vie, comment les personnes dites marginalisées, telles les résidants de HLM, se représentent-elles ? Ces personnes sont-elles moins aptes à pouvoir contrôler leurs représentations et reprendront-elles les discours dominants à leur égard (Champagne 1993 : 104, 106)? En cette ère de la victime (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 ; Erner 2006 ; Fassin et Rechtman 2007), se représentent-elles comme des personnes nécessitant une aide extérieure, image fréquemment donnée à voir dans l’espace public ? Pour conférer les sens de la représentation, la théorie de « l’encodage/décodage [encoding/decoding] » est utile à notre analyse. Cette théorie stipule que «[p]roducing meaning depends on the practice of interpretation, and interpretation is sustained by us by actively using the code — encoding, putting things into the code — and by the person at the other end interpreting or decoding the meaning» (Hall 1980, cité dans Hall 1997 : 62). L’encodage est donc la première partie du processus représentationnel, processus qui déclenche la mise en marche de notre infrastructure de visibilisation.

Les participants et le contenu des histoires rassemblées en un DVD

Nous avons demandé à trois enfants qui ont assisté à cet atelier, de même qu’aux deux parents d’une de ces enfants, de créer un court film « digital storytelling » sur ce qu’ils avaient retenus de l’Afrique telle que présentée par Fako Soulama pendant l’atelier « Mon Afrique à moi ». Rapidement, nous avons constaté qu’entre ces histoires se formait une trame narrative qui nous a amené à les présenter non pas comme des histoires individuelles mais plutôt comme une entité formée d’histoires que nous avons gravées sur un DVD.[10] Fako y raconte également une histoire et son film y explique les fondements, les résultats et les prochaines étapes de l’atelier. L’histoire de Fako débute quand sa directrice lui a confirmé sa permanence au Centre des jeunes Boyce-Viau et lui a demandé de créer une activité pour l’été. Dans cette conversation, elle lui a avoué qu’à son arrivée au Centre, plusieurs parents ne voyaient pas d’un bon oeil la présence d’une personne à la peau noire au sein de l’organism[11]. Néanmoins, pendant la première année suivant son embauche et plus spécifiquement lors de l’atelier « Mon Afrique à moi », Fako explique que les enfants et les parents se sont rapprochés de lui et que dorénavant, cette confiance lui permet de mieux guider les enfants lors de l’aide aux devoirs, activité dont il avait alors la charge[12]. Fako considère que sa tâche n’est pas totalement remplie et souhaite présenter au cours de la deuxième série d’ateliers des contes et des chants car « ces activités sont rassembleuses ». Il mentionne aussi la possibilité d’un échange interculturel avec le Burkina Faso à l’été 2009 en montrant des photos des enfants et des intervenants avec qui il travaillait avant d’émigrer au Québec pour ses études. Fako termine son histoire en disant que son Afrique à lui c’est l’entraide et pour illustrer ses dires, nous voyons apparaître à l’écran une main à la peau noire et une main à la peau blanche qui s’unissent. À la suite de l’histoire de Fako suivent les perceptions de deux enfants (Diana et Mickaël) puis les points de vue de Linda et Fernand ainsi que de leur fille Amélie.

Le film de Diana, 7 ans, comporte trois sections : la première section présente Fako « qui vient d’Afrique » ; la deuxième section porte sur ce dont elle se souvient de l’atelier « Mon Afrique à moi » — « Fako nous a montré à manger avec les mains » et « on a aidé Fako à préparer la viande » — et la dernière section résume sa perception de l’Afrique qui, comme elle s’avère minime, permet à Diana d’interroger Fako pour en savoir plus à ce sujet. Dans ce court entretien, Diana demande à Fako quelle langue est parlée en Afrique et si « vous êtes pauvres en Afrique ». Fako explique brièvement qu’en Afrique il y a plusieurs dialectes et que la richesse est mal répartie, comme dans plusieurs endroits dans le monde. Diana conclut son film en spécifiant : « Je vous ai présenté mon animateur aux devoirs et son continent ». Mickaël, 11 ans, ne voulait pas discuter de l’atelier comme tel mais plutôt « parler des photos du voyage de Fako » sur un fond musical composé de « tambours africains ». Mickaël a sélectionné onze photos sur une possibilité de plus de trois cents parmi celles rapportées par Fako à la suite de son séjour de trois semaines au Burkina Faso en décembre 2007. Mickaël discute des « maisons [africaines] où il aimerait habiter car elles sont différentes de la [s]ienne ». Il montre des enfants souriants qui jouent au soccer et qu’il aimerait « rejoindre car ils ont l’air de s’amuser ». Outre des marques dans le sable qui ont l’air « d’un fossile », il montre également Fako sur sa moto « et en arrière de Fako, le paysage est beau ». Mickaël termine son histoire en remerciant les gens de l’avoir écouté.

L’autre moitié du DVD intercale des positions différentes sur « les Noirs », Fako, « les Africains » et l’Afrique de trois membres d’une famille. Linda, 35 ans, raconte comment sa rencontre avec Fako a transformé sa perception « des Noirs » quand elle a « vu » que « Fako n’était pas comme cela ». L’implication de Fako auprès de sa fille serait le moteur de son changement de perception de même que sa première conversation avec lui lors d’une sortie aux glissades d’eau où ce dernier lui a dit, « avec son accent, “C’est super le fun” ». Linda pose deux questions à Fako, chez elle, en compagnie de son mari, Fernand, et de sa fille, Amélie. Elle demande à Fako s’il s’ennuie de son pays — « Oui, le Burkina c’est loin. Ce n’est pas comme aller à Sherbrooke » — et s’il « aime notre pays ». Réponse encore affirmative de Fako qui spécifie qu’ici, il a plusieurs possibilités et que le Canada respecte les droits de l’homme, aspect primordial pour lui. En conclusion de son film, Linda remercie Fako de s’occuper de sa fille et lui dit : « Quand j’irai au CJBV [Centre des jeunes Boyce-Viau], fais du bon bouilli (en référence à une des activités de l’atelier « Mon Afrique à moi »). Sa fille Amélie, 7 ans, se présente plus longuement que Mickaël — elle nous dit qu’elle aime les chats, que sa meilleure amie « C’est Diana », qu’elle « vient du Guatemala », qu’elle est « belle » et que la maman de Diana « est gentille ». Amélie enchaîne sur ses envies de « jouer à la demoiselle africaine » et de « marier un Africain », « peut-être un petit Fako junior ». Elle termine en spécifiant que « si Fako venait qu’à partir, il n’y aurait pas personne de mieux que lui pour nous aider ». Fernand, 46 ans, entouré de sa femme Linda et de sa fille Amélie, s’entretient plus longuement avec Fako dans la cuisine de l’appartement familial un vendredi soir du printemps 2008. Il lui demande de décrire son « petit village », s’il a « rencontré des animaux sauvages comme des tigres » et il le félicite de son engagement envers les enfants du CJBV car « il réussit là ou les parents, comme nous, qui travaillent, ne peuvent faire faire les devoirs » à leurs enfants. Fako remercie à son tour Fernand de faire confiance « à un étranger qui arrive ici ». Finalement, la caméra se tourne vers Amélie qui regarde avec affection Fako et l’image se fige. Le générique de crédits défile et des images vidéo reviennent. On revoit Fako qui souligne être ému et, avec Linda comme chef de file, Fernand, Amélie et d’autres voix extérieures à ce qui apparaît dans l’image, crient « bravo Fako ». Des applaudissements nourris se font finalement entendre.

La description des mini-films réalisés par les six participants montre quelques moments de tension reliées à l’Africanité de Fako au sein des HLM Boyce-Viau (quand Fako mentionne que les parents ne l’acceptaient pas à cause de la couleur de sa peau et quand Linda souligne qu’elle a « déjà eu des mauvaises pensées sur les Noirs »), mais les sujets principalement abordés par les réalisateurs des films sont le rôle de Fako dans leur vie ainsi que des questions qui, bien qu’elles puissent sembler légères pour un public académique, montrent la curiosité qu’ont les réalisateurs envers « l’Afrique » et le « Québec » de Fako. L’encodage effectué par les réalisateurs, c’est-à-dire le sens donné à l’atelier « Mon Afrique à moi » par leur interprétation subjective, illustre la fluctuation des significations où, comme le souligne Hall (1997), il n’existe aucune « vérité » intrinsèque parmi eux. L’encodage montre également que les réalisateurs représentent leurs points de vue autrement que d’une façon victimaire, même quand ils abordent, à mots couverts, le thème latent du racisme. Nous verrons dans la prochaine section que même si ces histoires sont fabriquées conjointement avec nous et d’autres personnes de l’entourage des participants, ces derniers ont manifesté pendant la création de leur histoire le comportement que Frédéric Sabouraud, critique de cinéma, enseignant et scénariste, considère comme primordial dans toute relation représentationnel : « que le sujet soit capable de riposter, de dire non à des suggestions venant de la personne qui mène le projet, perçue comme la personne en autorité, ou encore, que le sujet se sente libre de refuser de participer à un projet de représentation » (2006 : communication personnelle).

La co-construction narrative comme moyen de décoloniser le savoir

Nous avons proposé dans la section précédente que la « représentation » de réalités sous forme de « digital storytelling » n’existe pas en vase clos ; elle s’effectue dans le cadre d’un processus qui bien que normé et normatif permet à plusieurs personnes aux horizons multiples de participer, à divers degrés, à sa fabrication à condition de connaître les règles régissant l’infrastructure représentationnelle. Plusieurs discours publics de personnes longtemps considérées comme « subalternes » stipulent qu’elles seules ne peuvent se sortir de cette subalternité par des actions et des représentations de leur crû. Gayatri Spivak (1988), dans son article séminal « Can the Subaltern Speak? », doute même de cette possibilité en évoquant que la voix du subalterne s’avère peut-être reléguée à jamais dans un essentialisme structurel. Nous adoptons, entre ces deux extrêmes, une position mitoyenne : nous favorisons une production conjointe de la représentation dans l’espace public.

Dans cette production conjointe, qui n’est pas exempte de relations et de luttes de pouvoir[13], plusieurs voix et regards s’entrecroisent. Nous tentons toutefois, en nous inspirant de l’argumentation de Spivak, de ne pas « construire » les gens marginalisés de cette étude comme si leurs relations à la représentation n’étaient pas problématisées, ce qui aurait pour effet de les re-confiner aux marges du processus représentationnel. Car si l’image est co-produite (Gervereau 2000 : 399, emphase originale), nous postulons que la représentation l’est aussi par ce rapport ni neutre et ni unidimensionnel entre représentateurs, représentés et récepteurs des représentations. Les images résultent de leur production et leur difficulté résiderait, non pas dans leur nature, mais dans la non-explicitation de leur processus de réalisation (Gervereau 2000). Notre réflexion nous amène à considérer les stratégies de coproduction de représentations des traces de l’atelier « Mon Afrique à moi » avec les participants et les personnes travaillant avec eux, incluant le milieu de la recherche académique.

Les mécanismes de fabrication des histoires et du DVD

Faire émerger des histoires sur ce que les enfants et les parents ont retenu de l’Afrique huit mois après la tenue de l’atelier de Fako Soulama s’est avéré un défi. Nous avons travaillé différemment avec chaque participant dans le but de mettre en valeur ce que chacun avait retenu ou pensait au moment des rencontres tout en respectant le rythme des participants dans un échéancier de production serré. Si le processus avec Diana fut simple et rapide, avec Mickaël il en fut autrement. Diana était centrée sur les différentes tâches à accomplir hebdomadairement (répondre à des questions sur un questionnaire préparé par Karoline, dessiner un lit africain, taper sur ordinateur ses réponses, prendre des photos de Fako pendant qu’il travaille à l’aide aux devoirs, interviewer Fako à la suggestion de Karoline quand Diana posait des questions sur l’Afrique, enregistrer son texte) tandis que Mickaël semblait préférer l’aspect créatif et relationnel du travail à faire sans nécessairement entrer dans le sujet (par exemple, écouter de la musique de Grand Corps malade, discuter des chansons qu’il avait préféré de ce slammeur, peindre une maison africaine en s’inspirant de photos sur Internet, jouer au pool, se faire prendre en photos). C’est lors de la dernière rencontre de pré-production avec Mickaël que Karoline lui proposa de regarder les photos rapportées par Fako du Burkina Faso quelques mois plus tôt que Mickaël a décidé que « parler des photos du voyage de Fako » serait son projet.

Avec Amélie, la première rencontre s’est déroulée en présence de sa mère, Linda, et son père, Fernand, au Centre des jeunes Boyce-Viau (CJBV). Karoline remarqua immédiatement que Fernand connaissait bien l’Afrique et qu’il agissait comme professeur auprès de sa fille, mais que Linda, comme lui avait mentionné Isabelle Dauplaise, intervenante enfance-famille au Centre, était plus timide dans le processus. Il fut décidé que les prochaines rencontres se dérouleraient chez la famille et qu’Isabelle se joindrait au processus de scénarisation pour travailler plus particulièrement avec Linda quand Karoline accompagnerait les efforts d’Amélie et de Fernand. Lors de la rencontre suivante, comme Fernand travaillait, Isabelle et Karoline ont rencontré Amélie et Linda, avec un scénario en tête, que Karoline a préparé à la suite d’une anecdote qu’Isabelle lui avait raconté : faire parler la maman d’Amélie sur ses réactions quand elle a vu la semaine précédant la rencontre que Fako et sa fille faisaient la une du journal local, pour amener Linda à discuter de ses perceptions initiales et actuelles de Fako. Au bout de quelques minutes, Linda avait verbalisé qu’elle avait déjà eu de mauvaises expériences avec « des Noirs » qui avaient habité l’étage au dessus de son appartement mais que Fako était différent. Avec Isabelle, nous lui avons demandé en quoi Fako était différent et après une heure d’enregistrement, nous avons arrêté et avons dit à Linda, « tu vois, tu pensais que tu n’avais rien à dire mais ça fait 55 minutes que tu parles ». Linda était impressionnée. Comme nous avons principalement mis l’accent sur la prise de parole de Linda pendant cette rencontre, Amélie a agi comme « aide à l’enregistrement » de sa maman tout en s’insérant ici et là dans la conversation. La présence et la participation d’Isabelle ainsi que la synergie et la complémentarité disciplinaire qui s’est installée entre elle et Karoline ont été cruciales pour faire émerger l’histoire de Linda qui, au final, est composé des éléments discutés lors de cette deuxième rencontre. À la troisième rencontre, toute la famille était présente. Isabelle a travaillé son texte avec Linda pendant que Karoline travaillait avec Amélie et Fernand. Quand Amélie répondait aux questions de Karoline, Fernand écoutait et ponctuait les réponses d’Amélie qui acceptait ou non les propositions de son père. C’est Fernand qui a mentionné le « petit Fako Jr. » quand sa fille mentionnait que ce n’était pas obligé que ce soit Fako qu’elle marie mais qu’elle aimerait marier « un Africain ». Amélie a tout de suite dit « Ouiiiiiiii ! », ce qui ne fut pas le cas pour les autres suggestions de Fernand. Karoline a proposé à Fernand de préparer cinq questions à poser à Fako pour une entrevue dans son salon la semaine suivante. Fernand en a rédigé une dizaine. Finalement, une fois que l’histoire d’Amélie fut écrite, Isabelle a travaillé avec elle pour fabriquer la splendide forêt avec des animaux « africains » avec Amélie comme visiteuse spéciale.

Au plan visuel, Karoline a pris plusieurs photos qui se sont retrouvées dans les histoires des participants : de Diana et Mickaël lors de leurs rencontres, d’Amélie avec son chat et sa mère, de Linda signant sa lettre à Fako, de la famille Tremblay-Samuel avec Fako devant la carte du monde. Les autres photos utilisées figuraient dans les archives du Centre des jeunes Boyce-Viau ou ont été trouvées sur Internet par Alexandrine Boudreault-Fournier, collègue anthropologue que Karoline a embauché pour le montage. Alexandrine a capté sur vidéo les entrevues de Diana avec Fako et celle de Fernand avec Fako.

Habituellement, avec le modèle californien du « digital storytelling », ce sont les participants qui font le montage de leur film (Lambert 2006). Ici, par manque de temps, nous avons monté, avec Alexandrine, les films des participants selon un scénario préalablement entendu avec les participants. Les films sont donc des hybrides entre les idéologies des « digital storytelling » (où l’on souhaite plus entendre le point de vue des participants) et les idéologies des films ethnographiques (où on entend le point de vue des anthropologues sur le point de vue des participants). Notre travail a été de tenter de trouver un équilibre entre une mise en valeur des participants et de leur travail sur leur perception de « l’Africanité », et une rigueur anthropologique critique sur ce que ces perceptions pourraient refléter sur le vivre-ensemble depuis une des marges de la Cité.

Nous résumons ici un processus beaucoup plus complexe que ce dont nous pouvons discuter ici, mais ce que nous tentons de montrer, c’est que ce processus fut organique, collaboratif, intuitif et a demandé une écoute particulière pour « entendre » ce qui se cachait, ou pourrait se cacher, derrière des mots, des phrases, des silences, toujours dans le but de faire émerger des histoires qui ressembleraient aux participants. Nous postulons donc qu’au sein d’une société où la médiatisation de soi et de ses actions et/ou réflexions devient une manière efficace de rejoindre la population et les décideurs, il devient primordial que des actions conjointes, comme celle que nous avons décrite à grands traits, soient menées entre des spécialistes et des populations vivant dans les marges de la société pour contribuer à insérer d’autres représentations dans l’infrastructure de visibilisation qui, nous l’espérons, permettront de refaçonner les règles de diffusion — ce qui mérite d’être vu ou non — et les perceptions reliées à la réception de ces représentations. Ainsi, nous posons qu’en souscrivant à une infrastructure de la visibilisation, même dans les contextes appelés d’« autoreprésentation », une médiation s’effectue entre l’acte représentationnel, sa diffusion et sa réception. Pour nous, il est beaucoup plus honnête de constater que l’union entre des populations marginalisées socialement et économiquement et des spécialistes peut favoriser la sortie des premiers d’un « essentialisme structurel » en les positionnant avantageusement au centre du processus représentationnel, avec la participation des derniers. Au nom de certains cadres disciplinaires, devons-nous nous contenter d’un rôle d’observateur quand nous avons des compétences et que celles-ci sont recherchées par les gens avec qui nous travaillons et laisser ces personnes se démener seules pour faire avancer des perceptions publiques sous l’assertion relativiste, peut-être un peu trop passe-partout, que les changements doivent venir de l’interne, des gens qui les vivent ? Bref, pouvons-nous nous contenter dans des débats aussi pressants que ceux entourant l’avenir du pluralisme au Québec de n’être qu’observateurs quand on connait le poids des médias dans le développement, l’entretien et la (re)création des relations entre les décideurs et les populations dites plus vulnérables ? En ce sens, si la décolonisation des pratiques anthropologiques passe obligatoirement par un accompagnement dans le quotidien des gens avec qui nous travaillons, les nouveaux paramètres de l’espace public et médiatique commandent de jumeler à ces actions quotidiennes d’autres activités complémentaires où tous les types de pouvoirs et toutes les formes de résistances et d’agencéités sont mobilisés dans l’espace public en utilisant de manière stratégique l’infrastructure de visibilisation.

Nous constatons donc que la reconnaissance du statut de citoyen à part entière ayant « droit de cité » se négocie dorénavant dans l’espace public. L’espace public n’est pas un fait établi mais une potentialité réalisable si, et seulement si, les individus peuvent se rassembler et se rendre mutuellement visibles (Arendt dans Voirol 2005). Mais peut-on vraiment affirmer que si nous devenons visibles, nous sommes assurément reconnus?

La visibilité comme stratégie de reconnaissance ?

Dans son épistémologie de la reconnaissance, Axel Honneth (2006, 2004) explore l’interaction et les impacts de cette interaction entre la connaissance et la reconnaissance d’une personne par une autre. Une personne peut être physiquement présente dans un espace spatial mais une autre peut vouloir affirmer une supériorité sociale en faisant semblant de ne pas l’apercevoir, en « regardant à travers elle » comme si elle n’existait pas et ceci, de façon intentionnelle (2006 : 226-227). Pour « regarder à travers » une personne, il faut avoir préalablement remarqué la corporalité de l’autre et « de ce point de vue, l’invisibilité au sens figuré a pour condition la visibilité au sens littéral » (229). La preuve de l’invisibilité se manifeste dans le manque de réactions de la personne qui « regarde à travers l’autre ». L’invisibilité sociale est alors considérée comme une forme de mépris moral (240) et ces « manières de voir » soulignent qu’une attention sélective fait « apparaître » certaines personnes au détriment d’autres (Voirol 2005 : 7). Une « hiérarchie du voir » s’établit et articule ce qui vaut la peine d’être vu en suscitant des dénis d’attention envers certaines personnes et groupes d’individus. Dans les mots d’Olivier Voirol :

Une des attentes les plus fondamentales que tout individu formule implicitement lorsqu’il entre en relation avec autrui est d’être vu, regarder, de rencontrer le regard de l’autre, de manifester par des gestes visibles ses sentiments, de percevoir sa propre existence dans les yeux d’autrui. Le déni de ces attentes est ressenti comme une inexistence, une invisibilité sociale qui mène à la déstabilisation du sens de soi pour les acteurs qui en sont victimes. Mais elle fait également naître un sentiment de révolte et d’injustice … (7). 

Le regard de l’autre sur soi influence par conséquent celui que l’on a sur soi. L’absence de représentations de certains acteurs dans l’espace public n’est pas que tributaire de la présence ou non de canaux de communication pouvant les faire exister non seulement dans le contexte du quotidien de leur existence mais aussi au plan social. L’exclusion doit « davantage être mise en relation avec les transformations de l’infrastructure » et « cela renvoie en outre à un arrière-plan normatif implicite, qui a un fondement politique, définissant à un moment historique donné ce qui peut-être aperçu et ce qui passe inaperçu » (2005 : 15, 7). Les invisibles seraient-ils le nouveau miroir collectif (Beaud, Confavreux et Lindgaard 2006) ? Est-ce que la production de la visibilité ainsi que sa réception par le regard supposent, tel que formulé par Alain Caillé que « [d]onner de la reconnaissance, ce n’est pas seulement identifier ou valoriser, c’est aussi et peut-être d’abord éprouver et témoigner de la gratitude » (2007 : 199) ? Reconnaître alors serait « admettre que don il y a eu, qu’on est débiteur de celui qui l’a fait et qu’on est en reste vis-à vis de lui, convoqué à donner en retour[14].… Reconnaître une personne, c’est admettre sa valeur sociale et lui être redevable de quelque chose en retour » (199).

Dans une fabrique sociale de l’invisibilité, notons que certains individus généralement privés d’attention se retrouvent dans des situations de visibilité excessive lorsqu’ils se retrouvent dans des situations inattendues (Voirol)[15]. Ce renversement de l’invisibilité à la visibilité excessive n’est pas l’expression d’une attention mais bien celle d’une réprobation sociale (6) et confirme « une inversion de l’axe de visibilité du pouvoir » où nous n’aurions plus strictement toujours affaire à « un pouvoir qui se donne à voir et à des individus anonymes, mais à un pouvoir qui se retire dans l’opacité … et qui cherche à mettre en lumière l’individu, et obtenir de lui un maximum de données (Beaud, Confavreux, Lindgaard 2006 : 14).

L’exigence de visibilisation « invite à penser à la place du citoyen non plus comme simple objet de politiques, de stratégies et de discours, mais aussi comme usager critique et responsable des institutions, des médias, des statistiques, des syndicats » (15). Cette exigence, « comprise à la fois comme un mode de connaissance et de reconnaissance, comme un savoir et un pouvoir, suppose donc une forme de participation mutuelle, qui n’est ni la simple concertation destinée à valider de manière “citoyenne” des décisions prises en amont, ni le seul intérêt pour ce qui nous concerne de manière directe » (15-16, emphases originales).

Nous travaillons l’espace public en combinant des aspects évoqués par Hannah Arendt (1961) et Oskar Negt (2007) plutôt que ceux conceptualisés par Jürgen Habermas[16] car cette combinaison s’avère plus riche dans une perspective de reconnaissance de « l’Africanité » et du vivre-ensemble par des représentations croisées. Arendt envisage l’espace public comme un lieu mettant en présence un monde commun partagé et la capacité des différentes personnes y intervenant « d’apparaître », de se rendre visible les unes aux autres. La polis devient le lieu de l’apparence, « un espace non localisable qui advient lorsque les personnes s’assemblent par la parole et l’action » (Arendt paraphrasée par Voirol 2005 : 12).

Être exclus de la participation à cet espace prive tout acteur de son sens même de la réalité et l’empêche de ressentir sa propre consistance en se fiant au regard d’autrui, bref en lui refusant la possibilité d’éprouver le sens de sa propre personne (13).

La conception d’Arendt propose des pistes pour comprendre les répercussions de l’invisibilité sociale autant au plan des individus que des collectivités : « sans scène de visibilité publique, pas d’action politique et donc pas de communauté de citoyens destinataires de l’action » (13).

Tout en étant fragile, l’espace public tel que conçu par Arendt permet de faire « apparaître » des individus ainsi que des relations entre individus pour les reconnaître comme sujets, peu importe leur statut social réel ou perçu. Oskar Negt amplifie cette puissance d’agir en suggérant que dans l’espace public traditionnel, celui occupé généralement par les membres de l’élite à travers les médias, se forme de multiples espaces publics oppositionnels permettant la rencontre de « subjectivités rebelles » souhaitant résister aux pressions d’intégration de l’espace public traditionnel qui se perçoit comme l’ultime vérité. Ces espaces publics d’opposition veulent rendre justice aux expériences hétérogènes plutôt que de « se construire autour d’un sujet unificateur » (2007).

Dans la section « La narrativité sous forme de digital storytelling pour représenter des traces de l’atelier “Mon Afrique à moi”, nous avons montré que pour conférer les sens des représentations, comprendre leur encodage [encoding] s’avérait nécessaire à leur interprétation. Une attention particulière est maintenant accordée au décodage [decoding], soit la réception des représentations jugées d’intérêt à être diffuser. Le décodage est l’étape la plus importante de l’infrastructure de visibilisation mais elle est souvent, à tort, occultée par l’encodage (Hall 1980 dans Procter 2004)[17].

Quelques mécanismes de codiffusion et de coréception des histoires et du DVD produit

Le DVD montrant ce que six participants et artisans de l’atelier « Mon Afrique à moi » ont retenu de cet atelier, a été présenté publiquement et à six reprises : aux participants et à leurs parents et amis (en avril 2008), dans deux conférences académiques (en avril et mai 2008), lors de l’assemblée générale du Centre des jeunes Boyce-Viau (en juin 2008), au Festival des films de Boyce-Viau (en août 2008) et lors d’un visionnement spécialement organisé pour la députée péquiste de l’époque, Louise Harel (en septembre 2008). Le DVD a également permis de raffermir des liens entre des intervenants externes et ceux du Centre des jeunes Boyce et, lorsque la méthodologie de recherche est devenue également une activité offerte en parallèle aux activités régulières du Centre, il a été utilisé pour montrer aux enfants et adultes quels genres de films ils pouvaient réaliser pendant les étés 2008 et 2009[18].

Toutefois, les premières personnes à recevoir les histoires racontées au sujet de « Mon Afrique à moi » ont été celles qui ont monté les films, soit Karoline et sa collègue Alexandrine. Même si les scénarios avaient été préalablement entendus entre les participants et Karoline, tout cinéaste et/ou documentariste sait qu’un film se joue sur l’écran de montage. Les histoires présentées ici ne font pas exception car même si Karoline et Alexandrine ont respecté les scénarios de base, les questions et les débats qui ont émergé entre l’anthropologue-réalisatrice du DVD et l’anthropologue-monteuse sont revenus ensuite lors des présentations publiques des histoires. Par exemple, Karoline et Alexandrine avaient débattu lors du montage du DVD quelques aspects du segment d’un des participants et des commentaires relatifs à leurs propres interrogations ont été soulevés lors d’une des présentations académiques. Un de nos interlocuteurs était excédé de voir l’Afrique montrée de manière qu’il jugeait « infantilisante » et affirmait qu’il y aurait dû y avoir un médiateur dans la conversation menée par Fernand avec Fako car ce dernier « semblait vouloir aller plus loin mais la conversation ne l’a pas amené là. [Fako] semblait vouloir y aller [toutefois] » (Anonyme 2008 : communication personnelle). Sur le moment, Karoline a acquiescé, mais ensuite, elle s’est rappelée comment la soirée s’était déroulée et elle s’est souvenue que cette entrevue filmée était un prétexte, orchestrée par une anthropologue et sa complice intervenante au CJBV, à une rencontre entre Fako et une famille, dans la résidence de cette famille, où la maman avait évoqué avoir eu des pensées racistes envers les « Noirs » et qu’elle semblait vouloir modifier sa perception en acceptant de recevoir un « Noir » chez elle, un « Noir » qui est resté deux heures de plus avec la famille, en compagnie d’Isabelle Dauplaise, l’intervenante du Centre, après que l’anthropologue soit partie en apportant avec elles les éléments permettant de réaliser les films de Linda, Amélie et Fernand.

Le résultat réel de la démarche avec cette famille réside probablement plus dans ce rassemblement impromptu à l’extérieur du cadre de recherche où l’anthropologue a médié une rencontre de l’altérité, où une partie de son projet de recherche est devenu un prétexte à cette rencontre. Ce fait, absent du DVD, est peut-être plus probant qu’une entrevue au contenu conforme aux attentes d’un public d’anthropologues qui, avec raison, sont intéressés à changer des images jugées, en vertu de critères académiques, stéréotypées. Nous ne savions pas comment les anthropologues recevraient ce genre de méthode de coproduction encore inhabituelle dans une discipline qui clame pourtant la décolonisation du regard et souhaite plus de collaboration entre le milieu académique et la communauté, mais de tels commentaires nous ont amenés à concevoir la possibilité que sous une critique de gens éduqués se cache un mépris face à la parole de gens non habitués à s’exprimer publiquement et ce, plus particulièrement avec les adultes. Il s’agit ici de nommer cette situation, que nous reconnaissons éprouver nous aussi dans certains contextes, pour mieux la regarder et envisager des pistes de réflexion et des solutions face à cette posture. Il s’agit également de souligner que les anthropologues à qui nous avons montré ces histoires, sont les seuls à avoir demandé ou à avoir mentionné avoir besoin de « traduction » pour comprendre la valeur du document et de la démarche qui a mené à sa production et sa présentation publique[19].

Nous pensons qu’avec cette étape de l’infrastructure de visibilisation où, à la suite de l’atelier « Mon Afrique à moi », la diffusion des « digital storytelling » a été effectuée, l’exigence de visibilisation proposée par Beaud, Confavreux et Lindgaard (2006), a été partiellement remplie. Partiellement car il nous est impossible de certifier que toutes les modalités de l’exigence de visibilisation ont été accomplies. En diffusant ces histoires, nous avons favorisé la connaissance et le savoir, mais avons-nous vraiment réussi à faire reconnaître et à donner du pouvoir aux participants ? Avons-nous permis de changer des « manières de voir » envers les résidants de HLM ? Avons-nous déstabilisé la « hiérarchie du voir » (Voirol 2005) présentement en place à Montréal face à ces personnes dans les sphères académique, médiatique et populaire ? Existe-t-il encore des personnes qui, à la suite de la réception des ces histoires, « regardent à travers l’autre » (Honneth 2006), regard qui provoque donc une invisibilité sociale considérée comme du mépris social où l’exclusion par le regard que l’autre a sur soi influence celui que l’on porte soi-même sur soi ? Ou encore, y a-t-il des personnes qui cherchent à rendre visible ces histoires pour les désapprouver ? La reconnaissance, comme le souligne Alain Caillé, c’est « non seulement identifier ou valoriser » (en donnant une voix) mais « c’est aussi éprouver et témoigner de la gratitude » (en diffusant et en recevant ce que la voix propose) » (2007 : 199) et en cela, nous n’avons pas, avec ce petit projet, en un si court laps de temps, réussi. Cette première utilisation du « digital storytelling » comme méthode de recherche pour chercher à savoir ce dont les gens se souvenaient de l’atelier « Mon Afrique à moi » a toutefois été utile pour la suite de nos activités car nous avons compris que l’expression et la diffusion, les deux premières étapes de notre infrastructure de visibilisation sont des mécanismes relativement simples à implanter mais que la reconnaissance de cette expression, la troisième étape de notre infrastructure de visibilisation, ne peut se faire qu’à long terme, en persistant à signer et à diffuser ces films mais aussi la quarantaine d’autres réalisés depuis et ce, auprès de divers publics avec qui nous cherchons à entrer en conversation pour échanger sur leur compréhension des films autobiographiques. Ainsi, depuis mars 2008, nous continuons de travailler dans cette perspective et notre thèse en préparation discutera en profondeur des impacts, des défis et des écueils de la mise en place et du fonctionnement de cette infrastructure de visibilisation s’articulant autour de notre utilisation du « digital storytelling ».

Conclusion

Pour illustrer cette infrastructure de visibilisation entourant la mise en public (White 2006) des histoires reliées aux traces mémorielles de l’atelier « Mon Afrique à moi », nous avons croisé les regards : 1) de participants de l’atelier, regards présentés sous forme de « digital storytelling » ; 2) des facilitateurs de l’atelier et qui ont aidé à la fabrication des histoires numériques, ainsi que 3) de personnes extérieures qui ont visionné ces histoires devenues de courts films autobiographiques.

Nous pouvons nous demander ce que les mini-films montrent, ou ne montrent pas, de « l’Africanité » et du défi du vivre-ensemble au Québec. Ou encore des perceptions de « l’Africanité » et des défis du vivre-ensemble pour les participants du projet. On peut également se demander comment l’approche méthodologique utilisée ici favorise ou non l’expression de « l’Africanité » et du vivre-ensemble mais aussi, et peut-être surtout, la réception et la reconnaissance de cette « Africanité » et du vivre-ensemble. Or, il en ressort que ce qu’il reste à la suite de cet atelier ce n’est pas tant une « Afrique » mieux connue mais Fako, « l’Africain », qui vit maintenant au Québec et que tous les participants de ce projet apprécient.

Ainsi, bien que nous sachions que toute décision entourant la production, la sélection, la diffusion et la réception d’une représentation est un « commerce des regards »[20] (Mondzain 2003a), nous souscrivons à une démarche qui pourrait s’apparenter au « voir ensemble » de Jean-Toussaint Desanti qui expose les liens qui se tissent entre des individus par leurs corps, leurs regard, leurs paroles et leurs activités chaque fois « que surgissent, dans le monde, des signes qui s’adressent à eux et auxquels ils répondent » (Mondzain 2003b). Dans cet esprit, il nous semble que : « storytelling does not necessarily help us understand the world conceptually or cognitively ; rather, it seems to work at a “protolinguistic” level, changing our experience of events that have befallen us by symbolically restructuring them » (Jackson 2006 : 16). Sous cet angle, les histoires où Diana et Mickaël de même qu’Amélie et ses parents, Linda et Fernand, présentant leurs remerciements à Fako d’être présent dans leurs vies ne symbolisent pas tant une réalité empirique mais cristallisent leurs expériences médiées issues de la relation publique entretenue avec Fako, la représentation qu’ils s’en font, la diffusion de ces représentations ainsi que la réception qui en est faite. Dans ce contexte, si nous voyons des histoires touchantes, drôles et personnelles mais que vous y voyez, chère lectrice ou cher lecteur, autre chose que nous, nous avons tous raison. Ce qui diffère, c’est le pouvoir que nous avons mutuellement d’influencer ou non d’autres à voir, percevoir ce que nous voulons et croyons être la réalité. C’est donc dans les sphères de diffusion et de réception que la reconnaissance citoyenne se joue. Ainsi, contrairement aux croyances qui stipulent qu’il faut donner une « voix » aux personnes dites marginalisées, ce qu’il faut, ce sont les équiper et les assister, au besoin, pour affronter l’infrastructure complète de visibilisation. C’est ce que nous avons modestement tenté de réaliser avec ces petites histoires qui pour les participants composent leurs réalités et qu’ils souhaitent non seulement exprimer, mais voir diffusées et reconnues, à leur juste valeur.