Abstracts
Résumé
Le haut-lieu est aujourd’hui un concept-clé alors que tous nos référentiels sont pris à partie. Non seulement il symbolise et incarne la singularité d’un territoire et du mode d’être de ceux qui y vivent mais, relationnel et heuristique, il nourrit et relance ses mêmes habiter, habitat et habitants pour leur restituer la démesure de leur densité spatio-temporelle et le devenir de leur complexion socioculturelle. Donnant corps et raison d’être aux individus et aux lieux qu’ils occupent, le haut-lieu confère ainsi une substance au désir d’être-ensemble et une cohérence au besoin d’être-au-monde qui nous permettent de trouver place dans la société et équilibre dans notre habitus.
Abstract
The haut-lieu, or landmark, is a key concept today, since we live in time of disputed systems of reference. Not only does it symbolize and incarnate the originality of a territory and of the way of being of those who live in it but, as a relational and heuristic concept, it also nurtures and stimulates those same habitations, habitats and inhabitants so as to be able to restore the disproportion of their spatio-temporal density and the future of their sociocultural complexity. In providing a definition and purpose to people and the places where they live, the haut-lieu (landmark) also gives substance to the desire to belong and coherence to the need for being-of-this-world that allows us to find a place in society and a balance in our habitus.
Article body
Tous les lieux sont comparables mais leurs différences ne sont pas que des résidus de leurs ressemblances. L’« esprit des lieux » — ce qui fait qu’un espace est à la fois semblable et distinct d’un autre espace — n’est ni un fantasme, ni une spiritualité irréductible, il existe. [À nous de nous] exercer à le voir, l’apprivoiser, le penser.
Lévy 1999 : 139
En notre ère où le sens des lieux et le sentiment d’appartenance de ceux qui les habitent sont largement pris à partie par l’implosion des distances et des frontières, puis par l’exacerbation des différences qui s’ensuit, le haut-lieu demeure, pour la très grande majorité, un concept « magique ». En témoignent le nombre croissant de textes, géographiques, ethnologiques et autres, qui, traitant de culture et de patrimoine, d’aménagement, de territoire et d’identité, y réfèrent plus ou moins explicitement. N’est-il pas ainsi de plus en plus question, par exemple, de lieu de mémoire (Nora 1997a, 1997b, 1997c), de lieu exemplaire (Micoud 1991) ou de lieu du coeur (Bonnemaison 1996) ; de lieu parlant ou de lieu dormant (Nora 1997a) ; de haut-lieu ou de bas-lieu (Corajoud 1990 ; La Soudière 1991 ; Poche 1990, 1995) ; d’entre-lieu (Turgeon 1998a, 1998b) et de non-lieu (Augé 1992, 1994) ; voire de lieu attribut, de lieu générique ou de lieu de condensation (Debarbieux 1992, 1993, 1995) ? Si nous nous sommes ailleurs employé à débroussailler cette pléthore d’appellations (Bédard 2002), nous aimerions maintenant poursuivre et préciser davantage le rôle identitaire du haut-lieu. Un rôle identitaire qu’on peut pressentir relationnel et heuristique au regard de la rhétorique dominante. Le haut-lieu, en effet, tenterons-nous ici de démontrer, est identitaire parce que relationnel, et encore relationnel parce que heuristique et vice versa. Serait-ce, pour reprendre Berque, qu’avec le haut-lieu on n’est plus très loin du symbole dont Gurvich a dit « il montre, il réunit et il enjoint » (1997 : 54) ?
Ses vertus relationnelles
Premier élément notable, le haut-lieu symbolise et incarne la singularité d’un territoire et de son mode d’être en ce qu’il re-situe sans cesse le maintenant dans la longue durée comme l’ici, l’individu et la collectivité aux échelles du Je, du Tu et du Nous. De fait, et que ce soit en termes
de présent étendu, et donc d’imbrication des passé, présent, futur et autres conditionnels ou subjonctifs,
d’ici pluriel[1], et donc d’imbrication de toutes ses échelles fondatrices, de la plus grande à la plus petite,
ou de complexe socioculturel où sont simultanément conjugués l’individu et la collectivité au su des allégeances, idéologies, populations-souche et technicités qui ont pu y avoir cours,
c’est dans la dialogique de leurs emboîtements et immixtions que le lieu prend tout son sens. Et c’est parce qu’il évoque et articule la densité spatio-temporelle comme la complexité socioculturelle du lieu que le haut-lieu, fut-ce l’Hôtel-Dieu des Hospices de Beaune, la Penfeld de Brest ou l’arrondi des frises des toitures à Kamouraska, réactive la charge de sens du lieu dans toute sa complétude et, du coup, qu’il réaffirme son originalité. Illustrant que le territoire ne peut faire sens que grâce à l’assomption et à la réalisation de tout ce qui distingue un lieu comme entité plurielle singulière, le haut-lieu est en quelque sorte une forme d’émulation scalaire. Mieux, de sublimation, en ceci que le poids de l’une ou l’autre dimension spatiale ou temporelle, par exemple, est relativisé puis régénéré aussitôt qu’entendu et repositionné à l’aune de celui, sursignifiant, de l’une et de l’autre.
Le territoire étant « le produit de la transformation de l’endosomatique terrestre par l’exosomatique humain » (Raffestin 1986 : 177), le haut-lieu s’entremet comme faire-valoir des faire-être et faire-devenir qui sont spécifiques à un territoire. Marqueur d’identité, il est un identifiant axial dont la nature et la forme révèlent un sens, un ordre et un effet concerté afférents aux interfaces des échelles spatiales et sociales, puis des temporalités possibles ou probables dont il relance continûment l’épaisseur et l’intrication. Mettant en relation, les uns par rapport aux autres, si ce n’est les uns à cause des autres, les lieux et les individus, puis les espoirs, mythes, rêves, valeurs et mémoires du territoire, le haut-lieu « temporalise […] l’espace [et]… spatialise le temps » (Wunenburger 1991 : 60). Citons ici, à titre d’illustration, le cas des tuiles vernissées ou de la Côte viticole en Bourgogne, du monument dédié à Louis Riel sur le parvis de la cathédrale de Saint-Boniface ou du complexe La Fourche/The Forks situé sur l’autre rive de la rivière Rouge à Winnipeg.
Le haut-lieu individualise encore la trame sociale qu’il décline à l’échelle du Je, puis contextualise l’individu qu’il socialise aux échelles du Tu et du Nous. Motif ou artefact géosymbolique qui fait ni plus ni moins vivre les éléments constitutifs d’un lieu, le haut-lieu est somme toute un lieu privilégié. Un paysage d’exception où les habitants d’un territoire se trouvent et se retrouvent, signifiés et signifiants, situé qu’il est à la source et au terme « du sentiment qu’une communauté peut avoir de son identité » (Béguin 1995 : 89).
Sa vocation heuristique
Cette aptitude relationnelle du haut-lieu à saisir et à qualifier — horizontalement et verticalement — l’originalité du lieu dans sa complétude scalaire n’est possible que parce que ce dernier procède également d’une démarche identitaire heuristique. C’est-à-dire d’une démarche identitaire totale qui, pour être opérationnelle, cherche à désengorger nos réalités familières en restituant au sens du lieu sa démesure et son devenir. Les phénomènes dialogiques de spatialisation, de temporalisation, d’individualisation et de contextualisation précédemment amenés — de géographisation, pourrait-on dire, puisqu’il s’agit là, ontologiquement, du lot de la géographie (Bédard 2000) — ne sont en effet possibles que parce que le haut-lieu renvoie à un niveau plus profond et plus authentique du Réel (Claval 1996). Permettant à la raison de s’émanciper des limites du langage et de la raison discursive (Eliade 1963) « pour se représenter le tout inconditionné des choses » (Wunenburger 1991 : 18), le haut-lieu s’emploie ainsi inlassablement à exprimer une dé-mesure de sens intimement liée à l’assomption et à la réalisation du Même et de l’Autre.
Comme un individu ou un lieu ne prend sens que dans la relation, l’identité de l’un comme de l’autre ne peut s’apprécier qu’à la limite de soi et de l’autre (Augé 1994). Toute identité est en effet relative, animée par une problématique du Même et de l’Autre spéculative où le lieu — et celui qui l’habite — n’est et n’advient qu’en fonction d’une altérité intérieure et d’une altérité extérieure. Soit en vertu d’une ouverture tridimensionnelle
au Même, c’est-à-dire à l’ici, au maintenant et au Je sujet ;
à l’Autre intérieur, soit l’ici, conjugué au passé, au futur ou au conditionnel en un registre davantage mnémonique qu’historique, puis le Je objet, le Tu proche ou semblable, et le Nous singulier ;
et à l’Autre extérieur, c’est-à-dire à un ailleurs situé par delà l’horizon des sens ou par delà les frontières culturelles ou politiques du territoire, voire au-delà de l’entendement de sa population, ou un Autre plus franchement distinct et différent, tels que le Tu distant et le Nous pluriel
avec lesquels nous sommes inexorablement en phase de signification réciproque. D’une ouverture donc aux tenants et aboutissants culturels, géographiques, historiques, sociaux ou psychologiques, et non plus seulement scalaires, des Je, Tu et Nous. Et il en est ainsi car, comme l’a précisé Buber, « Il n’y a pas de Je en soi. […] Quand l’homme dit Je, […] il s’offre à une relation » (1969 : 20-21) avec le Tu, le Nous et même le Je — pour intime qu’il nous soit, ne nous est-il pas toujours étranger ? — au contact desquels il s’accomplit pleinement, si ce n’est plus sciemment, comme Je, Je-Tu et Je-Nous. Une relation « ouverte » au Tu, au Nous et au Je par laquelle émerge le monde qui est le nôtre.
Heuristique parce qu’il en appelle de la démesure de sens d’un territoire comme de sa population, le haut-lieu l’est encore parce qu’il illustre que si l’« identité territoriale […] est inséparable d’un rapport à l’altérité » (Lipiansky 1995 : 35) par lequel peut être assumé l’Autre dans le Même — un Même qui se prolonge et s’achève dans la découverte du Même chez l’Autre —, elle émane aussi « des échanges, des emprunts » (36) qui génèrent une constante transformation. En effet, si tous les éléments constitutifs au lieu doivent être entendus et activés dans leurs complétude, ils doivent l’être encore dans leurs mouvements. En devenir, ils « sont en permanence re-lus, ré-inventés, re-présentés, quelle que soit la stabilité des supports matériels par lesquels » (Poche 1995 : 202-3) ils se manifestent. Ne sont-ils pas tout aussi dynamiques et mouvants que les complexe socioculturel, présent étendu et ici pluriel dont ils sont parties prenantes ?
Comme ils interpellent à la fois l’univers du visible et de l’invisible, de l’innéité la plus profonde à l’étrangeté la plus dissemblable, les hauts-lieux sont des entités relationnelles et heuristiques qui assurent la rencontre féconde des diversités qui particularisent un lieu. Ils mobilisent de fait une imagination créatrice par laquelle le territoire se révèle structuré autant par le concret que par l’idéel ou le symbolique. Inséparable de la problématique du Même et de l’Autre, on doit distinguer, selon Wunenburger (1991, 1996), cette imagination poïétique
d’une imagination reproductive qui, sur un mode mineur, image et pour cela supplée au réel en vertu de représentations univoques et bidimensionnelles
et d’une imagination radicale qui imagine à proprement parler le réel autrement qu’il n’est en le reconstruisant systématiquement, créé de toutes pièces,
en ce qu’elle imaginalise une autre réalité, méta-empirique et supra-conceptuelle, logée à l’enseigne du coeur. Imaginalisante, cette imagination en appelle d’un réel caché ou d’un surcroît de sens qui excède le seul champ des réalités accessibles ou recevables et les bonifie. Participant à sa re-présentation, elle « découvre un horizon de sens à la fois proche et lointain, présent et absent, immanent et transcendant » (Wunenburger 1991 : 69) qui restitue davantage le Réel au sein duquel s’inscrivent le lieu comme sa population. En effet, et alors qu’il réinvestit sans cesse la problématique du Même et de l’Autre en vertu de relations au lieu par lesquelles s’amenuisent l’écart entre la réalité et Réel, si le haut-lieu n’a de cesse de perpétuer et d’actualiser la densité spatiotemporelle et la complexité socioculturelle, c’est parce qu’il est nourri et modulé par une imagination au diapason de ses vertus et vocation.
« L’homme a besoin d’imaginer » car « il a le devoir d’augmenter le réel » (Bachelard 1961 : 12) à sa hauteur et à celle, contiguë, du Réel. C’est-à-dire de se percevoir, tel qu’il est et là où il est, en décloisonnant ce qui est et en le magnifiant aux échelles, voisines[2], du Je et du Réel puisque nous vivons inéluctablement à leur mesure. Imaginalisant, le haut-lieu « donne à l’homme le privilège de s’émanciper » des contingences de nos sens et de notre raison raisonnable pour s’ouvrir à « un autre monde qui lui permet […] de mieux comprendre celui-ci » (Wunenburger 1991 : 122-3) et, de facto, sa propre existence. Relationnel et heuristique, le haut-lieu s’avère somme toute spirituel puisque, capteur d’absolu, il est image et milieu en lequel il y a bien plus à croire qu’à voir (Larrère 1995). Révélateur d’un sens immanent, il permet aux habitants d’un lieu de se découvrir, de se mettre en question et de se régénérer grâce à une transcendance d’être (Wunenburger 1997). C’est dire que le haut-lieu participe d’une ouverture du regard, d’un épanouissement de l’esprit et d’une responsabilisation de l’intelligence qui (ré)affirment l’importance du géosymbolique, voire du géographique — pensons aux paysages qu’ils façonnent et ponctuent — comme condition et manière d’être du rapport à soi. Serait-ce que le haut-lieu est enracinement et sublimation de l’incommensurable sans lequel nul ni rien ne ferait sens ?
Un rôle identitaire fédérateur essentiel, ou l’essai d’une définition
Incarnation de l’harmonie coextensive du sensible, du discursif et du culturel, les hauts-lieux concourent au réenchantement du lieu en lui redonnant sa profondeur de champ et en renouvelant son hétérogénéité. En effet, ils procèdent d’une consubstantialité et d’une dialogique existentielles qui permettent, notamment, de rassembler ce que l’étalement de l’urbain sépare ; de replacer la mutation de l’habiter dans la longue durée ; de réactiver un contexte socioculturel englobant. Expression d’une constante réactualisation d’un sens structurant essentiel modulé par l’histoire, la géographie, le patrimoine et par l’imaginaire du lieu, les hauts-lieux reconduisent des solidarités sans cesse recomposées. Ce faisant, ils refondent sa territorialité et sa convivialité. Aussi appartiennent-ils, pour reprendre Piveteau (1992), au groupe des langages fondateurs, lesquels se distinguent des langages qui énoncent. Microcosmes d’une collectivité qui se donne à voir à travers eux et qui les utilise pour se parler d’elle-même, se raconter son histoire, se rappeler ses valeurs, puis se réaliser, si les hauts-lieux peuvent ainsi exprimer ce qui unit et distingue un lieu, c’est qu’ils interpellent les vocations et typicités foncières du lieu qui lui assurent, sur le plus long terme, sa pérennité.
Alors qu’ils condensent la signification conjuguée des lieux en mettant en scène et la nature et la culture, et la partie et le tout, ajoutant à la rationalité du sol celle, symbolique,
d’une mémoire vive, restructurée et constitutive d’un présent étendu,
d’une territorialité aigüe, restructurée et constitutive d’un ici pluriel,
puis d’une convivialité prégnante, restructurée et constitutive d’un complexe socioculturel,
les hauts-lieux transcendent l’éphémère du présent, de l’ici et du Je. Ils appellent le regard à chercher la vérité et la plénitude de l’être aussi bien dans l’exceptionnel que dans l’ordinaire. Qu’ils renvoient à l’un ou l’autre donné naturel ou construit, à l’un ou l’autre élément esthétique, organisationnel ou vocationnel, à l’un ou l’autre trait mythifié, consacré ou vulgaire, visible ou invisible, dicible ou indicible, les hauts-lieux proposent une prise de possession intime du lieu. « Focalisation de l’être dans l’étant » (Berque 1997 : 82), ne sont-ils pas, puisqu’ils y incitent, le lieu de l’être-au-monde et, par effet d’entraînement, de l’être-ensemble ? Ensemble de valeurs et d’images émergentes spatialement exprimées, les hauts-lieux ne convoquent-ils pas
une image du monde et de soi,
un rapport au monde, à soi et à l’Autre,
puis une manière d’être, de penser, dire et faire l’espace (Bourdin 1984)
qui donnent consistance aux êtres et aux lieux qu’ils occupent, aux choses et aux entreprises terrestres (Bureau 1997) qui y ont cours ?
Artifices élus ou érigés dont les manifestations les plus « parlantes » peuplent l’iconographie et l’imaginaire populaires, les hauts-lieux donnent corps et raison d’être au territoire parce qu’ils confèrent une substance au désir d’être-ensemble et une cohérence au besoin d’être-au-monde. Porteurs d’une légitimité, les hauts-lieux sont en effet mise en chair de l’au spéculatif et de l’et fédérateur. Re-présentations-en-acte, ils participent de l’impulsion identitaire de l’être-au-monde et de la cohésion référentielle de l’être-ensemble par laquelle nous sommes, Même et Autre, signifiés. Attendu qu’ils « font que nous sommes au monde comme le monde est en nous » (Berque 1990 : 115), les hauts-lieux nous aident à retrouver dans les connivences sensibles entre les formes du cadre géographique et les motifs culturels qui traversent encore les espaces contemporains — plus spécialement lorsque agglomérés et spécialisés — la charge émotionnelle propre au sentiment d’appartenance et le pouvoir d’évocation caractéristique à l’éternel du sens du lieu. Ils nous permettent donc, en quelque sorte, d’habiter le lieu pour qu’il nous habite.
Habiter le lieu pour qu’il nous habite ; faire nôtre son sens pour que nous puissions être ; être-au-monde pour être-ensemble ; être-ensemble pour être-au-monde.
Objet, toponyme, image ou sensation, le haut-lieu inscrit dans l’espace le territoire, la conscience d’appartenir à une même entité, d’avoir des valeurs et des objectifs communs. En conséquence de quoi faire sien un haut-lieu, c’est permettre à l’individu de trouver place dans la société qu’il fait sienne et équilibre dans l’habitus qu’il décline. C’est lui permettre d’éprouver « un sentiment intense d’appartenance qui crée une fusion entre le lieu et le groupe, ou entre le lieu et le soi » (Berdoulay et Entrikin 1995 : 116). C’est enfin lui permettre d’avoir accès au « lieu vrai, un lieu qui soit déjà une vie », sujet et objet d’une « relation de ses habitants à son site qui serait […] si accomplie que ces êtres feraient corps avec cette terre, ce réel » (Bonnefoy 1990 : 17). C’est ainsi grâce à cette organicité d’une unité de sens (Dupront 1990), plus et autrement qu’ailleurs, que peuvent être sauvegardés et nourris la complexité et la densité comme la démesure et le devenir de ce même lieu. Cristallisant dans un cadre géographique donné et collectivement reconnu (Debarbieux 1995) l’essentiel du lieu, le haut-lieu impose aux préjugés, aux volontés et aux données de fait la discipline supérieure engendrée par la familiarité à la logique de ce lieu. C’est pourquoi le haut-lieu en appelle, finalement, d’un renouvellement ontologique.
« Formes spontanées de l’être-dans-le-monde […], non pas théorie ou doctrine, mais saisie des choses, des êtres et de soi » (Gusdorf 1984 : 63), les hauts-lieux renouvellent la charge de signifiance du territoire et ravivent sa dynamique comme milieu. À l’intérieur de leurs moyens, ils donnent à voir, à comprendre et à vivre le lieu. Conditions d’être du territoire car leur désignation et leur usage sont « des modalités majeures du processus de territorialisation » (Debarbieux 1995 : 107), les hauts-lieux ont pour fonction principale de rendre la vie possible. Mieux, digne d’intérêt parce que signifiante. Aussi prônent-ils la formation d’une sensibilité, d’un sens du beau et d’une authenticité (Bélanger 1995) qui donnent consistance à la réalité du lieu puisque le Réel ne filtre plus qu’à travers elle. Constitutionnels en quelque sorte à ce qui, inexpugnable (Bureau 1997), assure l’assise identitaire, c’est par leur entremise que le sujet et le lieu deviennent inextricablement liés, au point qu’ils se fondent mutuellement.
Agent et témoin privilégié de l’habiter qui institue l’habitat et qualifie l’habitant, le haut-lieu s’avère somme toute être
un précipité territorialisant qui nous enveloppe, nous pénètre, nous possède, nous saisit ;
une forme doublement concrète et symbolique d’identification — c’est-à-dire d’être là, de là, d’y appartenir et de s’y appartenir pour faire sens, pour y faire sens — qui met subjectivement en cause notre propre identité ;
une figure d’appropriation et un mode d’émanation par lesquels advient davantage l’âme du lieu, se révèle plus librement sa géo-graphie.
Conclusion
Les hauts-lieux sont hors de tout doute des géosymboles paradigmatiques. Marqueurs de la sémiosphère culturelle d’un lieu et de sa population, ils incarnent et articulent des temps forts de l’histoire, d’une histoire, de leur histoire ; des espaces intenses, plus spécialement investis ; voire les silences habités de projets avortés ou d’espoirs toujours vivants. Fenêtres sur l’âme, propulsés au devant de la scène régionale par le débat identitaire que provoque l’actuelle reconfiguration de l’espace social, les hauts-lieux, au su de leurs vertus relationnelles et vocation heuristique, participent de manière ultime d’une spatialité symbolique. D’une sur-spatialité qui, proche parente de la symbolisation sociale virtuelle chère à Eco (1988), perpétue l’unité immanente et le principe d’individualité d’un lieu. Une sur-spatialité qui donc s’emploie à dire et à régénérer la condition éternelle de ce lieu. Aussi les hauts-lieux sont-ils, en définitive, des éléments rassembleurs du référentiel habitant qui, garants d’une certaine continuité virtuelle, si ce n’est d’une structure symbolique certaine, ancrent profondément et fondamentalement le sens du lieu et l’identité de ses habitants en les particularisant. Le haut-lieu n’est-il pas un « milieu de vie, de pensée et d’action dans lequel et grâce auquel un individu ou un groupe se reconnaît, dote ce qui l’entoure de sens et se dote lui-même de sens, met en route un processus identificatoire et identitaire » (Barel 1990 dans Tizon 1996 : 21) ?
Signalons enfin que le rôle du haut-lieu ici proposé, pour rigoureux et étoffé qu’il soit, se distingue par une polysémie et une nature cognitive comme morale qui interdisent d’y voir un concept scientifique. Et c’est tant mieux. La géographie, comme toutes les sciences sociales et humaines intéressées par les relations qui existent entre l’espace et la culture, voire tout individu désireux d’entreprendre une franche réflexion identitaire, a besoin d’outils « territorialisants » qui échappent aux canons conceptuels reçus et aux logiques argumentaires usuelles. Et le haut-lieu a ceci de formidable qu’il suscite une farandole inachevée de questions et de réponses qui recréent à chaque fois l’idée comme la fonctionnalité de ce topoï.
Appendices
Note biographique
Mario Bédard
Mario Bédard est chercheur associé au Centre d’études interdisciplinaires sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT) de l’Université Laval. Après des séjours de recherche postdoctorale au Centre Gaston Bachelard de l’Université de Bourgogne et à l’Institut de Géoarchitecture de Bretagne occidentale, il enseigne la géographie à l’Université Laval, à l’UQTR et à l’UQAM. Spécialiste de géographie culturelle fondamentale et d’histoire de la géographie, il travaille aussi dans le domaine des études urbaines et de la géographie sociale.
Mario Bédard is a research associate at CELAT at Université Laval. After completing postdoctoral research at the Centre Gaston Bachelard of the Université de Bourgogne and the Institut de Géoarchitecture de Bretagne occidentale, he taught geography at Université Laval, UQTR, and UQAM. He specializes in the cultural foundations of geography and the history of geography, but also works in urban studies and social geography.
Notes
-
[1]
Et non pas plural puisque si cet ici renvoie à une multitude de couches gigognes, nombre d’entre elles ne sont pas immédiatement perceptibles.
-
[2]
Voisines, soutenons-nous, puisque l’étoffement du Je nous a dévoilé sa démesure, une démesure apparentée en nature, et non en proportions, à celle du Réel.
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