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Blanche ne vous en veut pas personnellement[,] elle joue[,] elle en garde une petite réserve pour à peu près tout le monde. Souvenez-vous […] d’une chose essentielle : Blanche est, de loin[,] de très loin, sa première victime. Si bien qu’on lui pardonnera tout.

Gardin, 2016, désormais BG[1], p. 8-9

Introduction

Cet article s’inscrit dans la continuité de travaux précédents sur la part de la formation informelle dans le déploiement de l’éthicité du sujet hypermoderne, sur le rôle qu’y jouent de nouvelles formes d’oeuvres de formation débordant de beaucoup le modèle classique du Bildungroman (Roelens, 2022), et sur la fécondité de l’approche herméneutique desdites oeuvres dans le cadre de la dimension compréhensive d’une philosophie politique et morale de l’éducation et de la formation dans et pour les démocraties contemporaines. Plus qu’à l’éthique de l’enseignement à proprement parler, nous nous intéresserons donc dans ce texte aux enseignements que l’on peut tirer, lorsqu’on travaille dans le champ scientifique de l’éthique pratique et appliquée en éducation et formation, du succès contemporain de certaines formes et offres artistiques et donc aux pistes pour l’analyse des expériences informelles de formation de soi que vivent les publics des humoristes. Précisons que nous parlons ici de publics adultes, l’humoriste ayant tenu à interdire ce spectacle aux mineurs et à faire porter à l’ouvrage qui en est issu la mention Interdit aux moins de 16 ans. De plus, ce que nous appelons ici formation informelle désigne des expériences qui ne se situent pas dans le cadre de démarches d’éducation de formation instituées comme telles, ni d’un programme ou de dispositifs d’enseignement explicites, mais qui participent néanmoins au devenir soi-même des sujets humains. Cela est cohérent avec le concept même de Bildung qui « interdit de ramener la formation à un apprentissage technique ou à une adaptation utilitaire dans un cadre institutionnel donné. Se former engage tout l’être dans ses dimensions physiques, affectives, conatives, intellectuelles et même spirituelles, dans une quête existentielle faite à la fois de problèmes et d’épreuves » (Fabre, 2019, p. 199). Nous ne prétendons donc pas que pareil travail de recherche soit de nature à prescrire ni à déduire des pratiques d’éducation et de formation : notre ambition est plutôt heuristique. Elle est aussi, dans le cas présent, ciblée sur une forme artistique et une expérience de spectacle données, celles des spectacles humoristiques dits stand-up, via un exemple topique, celui de l’humoriste française Gardin[2].

Plus précisément, sur le plan méthodologique, nous présenterons ici une approche intertextuelle des textes du premier spectacle de cette artiste appuyée sur un certain nombre d’éléments de nature biographique (Simon, 2020). Nous lirons et étudierons ces pages au prisme d’un certain nombre de concepts heuristiques centraux dans nos travaux de recherche (Roelens, 2023a) – tels l’individualisme ou la passion du bien-être – qui tous s’agrègent autour du projet d’une compression de ce que le devenir individu au XXIe siècle, dans les démocraties occidentales, a de spécifique, et corollairement de ce qui en permet le déploiement, voire l’accompagnement. Les raisons qui président à ce resserrement du corpus sont plurielles et concourantes, et il nous faut ici en dire un mot. Une première justification est affaire d’espace de texte disponible, étant donné qu’une analyse de l’ensemble de l’oeuvre de Gardin exigerait sans doute plutôt un essai qu’un article. La seconde, complémentaire, est qu’une approche plus multimédiatique, intégrant ses activités télévisuelles, cinématographiques, des dimensions corporelles de son jeu de scène ou encore de ses prises de parole publiques exigerait un tout autre appareillage épistémologique que celui sur lequel nous nous concentrons ici[3]. La troisième et dernière justification est que nous nous inscrivons ici mutatis mutandis dans le sillage d’une démarche réflexive mise en oeuvre par Mercier-Leca et Paillet dans leur étude de l’oeuvre de Pierre Desproges (2014), et qui accorde une importance particulière à la dimension littéraire des textes d’humoristes. Selon elles :

on peut affirmer que c’est le travail de la langue qui fait de Desproges un humoriste « à part ». Ce travail de la langue sublime le comique et explique à la fois que l’auteur ait attiré un public plutôt restreint et intellectuel, et qu’il ait pu se permettre des provocations qui, toutes choses égales par ailleurs, ne passeraient pas chez un autre. Les marques de littérarité l’éloignent du vulgaire, de l’éructation, de tout ce qui est assimilable à une expression échappant au contrôle, sous le coup de la haine ou de la bêtise. À qui sait être attentif, le travail de la langue manifeste le second degré.

p. 8

Gardin n’est certes pas Desproges et l’oeuvre de ce dernier mérite bien une analyse en propre (Roelens, 2023b), mais, à plusieurs décennies d’intervalle, il nous semble que certains éléments de ce portrait-robot peuvent lui être utilement réappliqués. Elle nous donne à penser autant qu’elle nous fait rire, et si elle ne reprend pas au pied de la lettre l’adage classique selon lequel la comédie guérit les moeurs par le rire (castigat ridendo mores), nous montrerons qu’elle distille, sketch après sketch, des formes de « chroniques morales sur le monde d’aujourd’hui » – pour reprendre une expression chère à Ogien (2016) – en général et sur l’individualisme démocratique en particulier.

Une première partie, assez brève, de l’étude que nous proposons ci-après nous permettra de restituer les aspects les plus heuristiques de ces formes de chroniques morales. Un second, plus développé, esquissera trois pistes herméneutiques à explorer pour mieux comprendre en quoi Gardin s’érige in fine en éducatrice/formatrice informelle des passions de son public, et plus globalement de ses contemporains. Nous irons ce faisant du prisme le plus compréhensif et biographique, en lien avec les études de sociologie de Gardin, au plus critique, montrant en quoi elle glisse parfois de la position réflexive du moraliste classique à une posture moralisatrice plus problématique, car tendant davantage vers le fait de faire la leçon.

1. Chroniques de l’individualisme démocratique hypermoderne[4]

Exposons ici d’emblée la clé heuristique centrale que nous mobilisons – et, ce faisant, mettons à l’épreuve – dans ce texte, et qui consiste à corréler le succès public et critique singulier de l’oeuvre de Gardin avec sa capacité que l’on formulera en termes tocquevilliens comme celle de dire l’individu démocratique, et donc à lui parler. Nul ou presque n’ignore désormais ces fameuses descriptions d’un individu mû par les passions siamoises de l’égalité et du bien-être, qui font du droit commun de chacun à « la vie, la liberté et la recherche du bonheur » (Jefferson, 2006, p. 62), y compris dans ses dimensions les plus matérielles et hédonistes, la pierre de touche de l’existence personnelle comme de la coexistence des êtres. Cela signifie notamment la rupture radicale avec les formes très intégrées et hiérarchiques d’organisations collectives traditionnelles propres aux temps aristocratiques, et donc des formes d’incertitude dans la trajectoire subjective et collective qui inquiéteront tant, entre autres, les sociologues holistes, au premier rang desquels Durkheim. On se souvient moins que Tocqueville consacra également de nombreux chapitres de son maître-livre, De la démocratie en Amérique (1835/1981, 1840/1981), à la situation des arts dans les temps démocratiques et à sa probable évolution (voir en particulier 1840/1981 (p. 61-106). Il y note en particulier que dans « les sociétés démocratiques, les spectateurs […] aiment à retrouver sur la scène le mélange confus de conditions, de sentiments et d’idées qu’ils rencontrent sous leurs yeux ; le théâtre devient plus frappant, plus vulgaire et plus vrai » (p. 103)[5]. Or nous soutenons que si l’on entreprend de relire de manière systématique[6] ce dont Blanche nous parle dans l’ouvrage que nous étudions à travers ce prisme, bien des choses s’éclairent et s’offrent à l’étude[7]. Sans prétention d’exhaustivité, nous en évoquerons ici trois, particulièrement significatives, à savoir le rapport à la solitude, à l’hédonisme et à la mort.

Commençons par un thème ayant acquis le statut de classique de l’analyse tocquevillienne des sociétés contemporaines[8], à savoir celui selon lequel il pourrait y avoir un risque que l’individualisme démocratique « sépare [chaque être] de ses contemporains, […] le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur » (Tocqueville, 1840/1981, p. 127). Gardin, dans ses sketches, travaille en particulier à la mise en lumière des effets de ce processus sur ce qui est longtemps apparu comme une forme de capsule de survie dans les flots d’un tel processus, à savoir le couple d’amour succédant au mariage de raison. La solitude conjugale est ainsi pour Gardin un élément quasi identitaire : « Moi, je suis seule. Enfin je vis seule. Enfin, je suis seule et je vis seule, et je suis célibataire » (BG, p. 35). Le couple lui-même ne fait plus sens en termes d’organisation groupale, puisque la famille n’est plus la cellule de base de la société, dans une perspective comtienne par exemple : « Si on y réfléchit, le couple est inutile. À aucun moment, on n’est conscient que le couple, ce ne sont que deux solitudes qui vivent sous le même toit, alors que ce n’est que ça[9] » (BG, p. 39). Pour autant, sur le plan plus subjectif, l’individu paraît souffrir d’un manque de n’être que le membre amputé d’un corps social disloqué, dans lequel il va d’espoir tiède de greffe à une quasi-certitude de rejet : « C’est fini, on ne cherche plus l’âme soeur. On cherche l’âme seule. S’il en reste » (BG, p. 51). De fait, il n’y a, dans son univers, que des solitudes malheureuses ou presque, mais chacun de ces individus éprouve à l’égard de ses semblables ce que craignait Tocqueville : « il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point, il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul » (1840/1981, p. 385).

Ce qui vient nourrir une telle existence est alors ce que ce même auteur décrivait comme le fait que les êtres humains « tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs » (1840/1981, p. 385). En termes plus contemporains, nous pourrions parler d’un hédonisme triste – « Ça fait un peu comme si on était heureux[10] » (BG, p. 31) –, maladroitement légitimé par une rhétorique de développement personnel – « je suis partie […] seule, pour me requinquer. Tous mes amis me disaient (enfin… ma copine me disait…) : “Blanche, il faut que tu t’occupes de toi, chouchoute-toi, doudoune-toi ! Tu devrais te faire une semaine de spa dans un bel endroit”. J’ai obéi » (BG, p. 39) – et soluble in fine simplement dans l’alcool – « On ne boit pas pour s’amuser ! On va dans un manège pour s’amuser ! On boit pour être torché, on boit pour oublier que le bonheur n’existe pas… sans alcool ![11] » (BG, p. 145) – ou plus largement dans la seule logique consommatoire, en vertu d’un principe que l’artiste énonce lapidairement ainsi : « Déçue par les hommes, jamais par la société de consommation » (BG, p. 87). Dans un tel contexte, les individus sont frappés de plein fouet par une dynamique « d’ambition existentielle dégressive » (voir en particulier Tocqueville, 1835/1981, p. 342), où l’on ne cherche en quelque sorte, et l’on retrouve ici Desproges, qu’à vivre le moins mal possible en attendant la mort (2008, p. 99-256). Cela donne, sous la plume et dans la bouche de Gardin, quelque chose comme ceci : « Des fois, je me dis que si ma situation de vieille fille seule s’installe dans la durée, si je ne trouve personne avec qui fonder une famille, enfin, si je ne trouve personne avec qui attendre la mort, un jour je mourrai toute seule et personne ne s’en rendra compte ! » (BG, p. 81).

Plus globalement, hors des cadres symboliques aristocratiques qui avaient entre autres pour rôle anthropologique de donner un sens à la finitude humaine, les êtres humains paraissent désorientés, car comme l’écrit Gauchet, un des importants néotocquevilliens contemporains, le 

[…] plus grand problème de la société des individus [est] qu’elle repose sur un principe abstrait établissant comme source de toute légitimité l’existence d’êtres libres et égaux, mais qu’il lui faut, d’autre part, gérer les individualités concrètes qui sont, elles, sexuées, primitivement dépendantes et, accessoirement, mortelles. Ce qui n’est pas prévu dans la Déclaration des droits de l’homme.

2002, p. 237

Cela donne lieu, chez Gardin, à une omniprésence du thème de la mort traité sous le double registre de l’absurde et de l’injustice métaphysique, lui permettant à l’occasion quelques références philosophiques plus directes comme lorsqu’elle note et cite : « “Tout le monde sait qu’il va mourir, mais personne ne le croit vraiment pour lui-même”. C’est approximativement ce que Jankélévitch a dit un jour qu’il devait être particulièrement en forme et de bonne humeur » (BG, p. 141). Elle précise :

Ce phénomène étrange lié au caractère périssable de l’individu […] me hante. Je n’arrive pas à faire abstraction du fait que mettre au monde un enfant, c’est donner la vie à un condamné à mort[12]. La naissance nous mutile et pour toujours de la capacité d’être heureux, puisqu’on doit mourir. On est tous des handicapés. On devrait tous avoir droit à la Cotorep[13] existentielle.

BG, p. 124-125

On pourrait à loisir multiplier les illustrations de ce qui est au fond une même thèse : Gardin peint l’individu démocratique contemporain non pas tant tel qu’il est que tel que la condition historique, politique et sociale qui est la sienne le porte à angoisser d’être. Ce faisant, le ressort comique de ses sketches de stand-up repose moins sur une logique de guérison des moeurs, pour reprendre une formule évoquée en introduction, que sur une logique de prévention : Gardin joue sur ce vers quoi tend asymptotiquement le plein déploiement de la logique de l’individualisme démocratique dans ses versants et ses interprétations les plus sombres, et construit sa connivence avec le public sur une commune envie de freiner pour éviter de s’en rapprocher, tout en s’y sentant irrésistiblement portée.

2. Trois pistes herméneutiques

[…] les parents devraient être beaucoup plus sévères avec les enfants […]. Pour les protéger. Il faut dire aux enfants de dessiner des gens seuls, tristes, en train de prendre des antidépresseurs et de faire des abdos dans de tout petits appartements insalubres et très chers. Ça, ça pourrait les aider à accepter… ce qu’ils n’auront peut-être même pas.

BG, p. 109-110

[…] c’est logique que, de leur côté, les vieux deviennent pessimistes et aigris. Ils n’ont pas envie de penser que le monde de demain sera super alors qu’ils n’en seront pas, c’est humain. Quand t’es pas invité à une fête, t’espères qu’elle sera pourrie, c’est comme ça, c’est nul, mais c’est humain. C’est nhulmain.

BG, p. 125

En prenant l’individu démocratique comme personnage conceptuel central de son oeuvre tel que ses peurs prospectives et réflexives l’amènent à se concevoir, Gardin ne se contente pas de livrer une succession de chroniques morales détachées les unes des autres sur le monde d’aujourd’hui ; elle assume aussi, en un sens, une posture d’éducatrice/formatrice informelle des passions et peurs contemporaines. On remarquera d’ailleurs, comme les deux exergues que nous avons choisi de donner à cette seconde partie le suggèrent, qu’elle ne s’éloigne jamais longtemps des questions de parentalité ou d’âges de la vie. Il nous semble possible sur ces bases d’envisager un certain nombre de pistes herméneutiques. Cette démarche herméneutique vise donc à rendre explicites quelques significations et intentions portées par l’oeuvre. Nous en esquisserons trois : un regard sociologique de l’artiste, en lien avec sa formation universitaire et certaines inférences identifiables dans ses textes ; un possible aggiornamento d’une tradition littéraire et philosophique importante de la pensée occidentale, à savoir celle des moralistes ; une tendance, dans l’hyperbolisation des vices et tares de l’individualisme démocratique par Gardin, à glisser vers ce qu’Ogien appelle la « panique morale » (2004), prélude habituel à un moralisme plus contestable dans une société pluraliste dans la mesure où il s’agit de chercher à faire prévaloir un Bien particulier.

2.1 Le regard sociologique et l’attention aux moeurs

Gardin ne s’en cache jamais au fil de ses différentes interviews : son rapport à l’école fut des plus compliqués. Venant pourtant d’une famille au capital culturel élevé et où les parcours d’excellences scolaires étaient légion, elle ne se prit de passion dans ce registre que lors de ses études de sociologie à l’Université Paris X Nanterre au tournant des années 1990-2000. Elle y trouva sa voie non pas en vue d’une carrière de chercheuse, qui ne se concrétisera finalement pas[14], mais pour sa compréhension du social.

Dans un livret pédagogique […] de l’Université de Nanterre […], un paragraphe […] intitulé « Système et action : paradigmes et controverses » (J. Saliba), destiné à préparer les élèves à la recherche en maîtrise et à la réalisation d’un mémoire,[15] [permet de comprendre] pourquoi l’enseignant a enthousiasmé Blanche Gardin : « La sociologie se définit à la fois comme analyse des sociétés et comme celle, plus microsociologique, des logiques sociales des actions et de leurs acteurs. Pour introduire à la pensée sociologique, ce cours s’appuie sur une distinction entre les approches qui construisent le social, sa théorie et ses concepts, autour de problématiques en termes de système et celles qui le font en termes d’action. [Sont présentées l]es approches et les théories de la sociologie contemporaine, ainsi que les débats actuels qui sont au coeur de l’analyse de la modernité et de ses enjeux ». Le texte a dû nourrir les futures réflexions de l’humoriste sur la société (nous soulignons) ».

Simon, 2020, p. 114-115

L’ampleur des résurgences de ce qu’on peut se risquer à appeler les « étapes de la pensée sociologique » (Aron, 1967) dans les textes de Gardin[16] décourage d’emblée toute énumération minutieuse, aussi nous contentons-nous ici d’indiquer certaines des plus significatives.

Une des plus notables, qui renvoie plutôt à l’histoire lointaine de la discipline sociologique, est sa propension à positionner le fonctionnement des sociétés humaines relativement à celle des sociétés animales – selon les principes de la biologique sociale ou du naturalisme sociologique – et à saisir les comportements humains à la manière d’une éthologue. Ses développements sur les « pingouins [vivant ensemble] pour se protéger du froid[17] » (BG, p. 61) en faisant fi de l’égoïsme ou sur la tristesse de la condition humaine par rapport à des hérissons sans conscience de la mort (BG, p. 142-143) sont ici signifiants.

Remarquons aussi qu’elle pense le suicide, thème important s’il en est dans ses one-woman-shows, dans le célèbre cadre compréhensif et catégoriel posé par Durkheim (1897/2009). Elle reprend par exemple le thème selon lequel il « y a moins de suicides pendant les guerres [car les] gens […] se sentent unis » (BG, p. 30), ou encore propose une variation sur le thème du suicide altruiste (p. 105-106) : selon elle, c’est « l’altruiste qui se suicide vraiment » (p. 106), tandis que l’individu qui échafaude son scénario suicidaire par « volonté consciente de nuire aux autres et de les rendre malheureux » (BG, p. 105-106) incarne en fait une forme paroxystique et hyperbolisée de suicide égoïste, où l’appesantissement sur soi le dispute à une forme de haine abstraite (et, finalement, inconséquente) du monde et des autres.

Mais le point le plus significativement comtien ou durkheimien dans sa vision du social consiste en un très fort holisme tant ontologique (l’idée que le social préexiste à l’individu) que normatif (l’idée qu’il est légitime de contraindre les individus à l’insertion conforme dans un ordre social qui les domine). Elle l’assène comme une forme de profession de foi, dans une tournure anaphorique, allant progressivement en se radicalisant, comme pour poser des bases, un axiome réflexif :

Soi-même tout seul à un instant T, ça n’existe pas. On se définit tous par rapport aux gens avec qui on interagit, ou par rapport au lieu, au contexte dans lequel on vit. Soi-même tout seul, ça n’existe pas ! Même un ermite se définit par rapport aux autres. Un ermite, c’est quelqu’un qui ne veut pas voir la gueule des autres[18] ! Notre caractère, notre singularité, n’existe qu’en fonction des autres. […] Soi-même, ça n’existe pas ! On remet même en cause le fait que notre identité sexuelle serait déterminée par notre sexe biologique. […] Soi-même, ça n’existe pas[19] !

BG, p. 92-93

En contrepoint, renoncer à cet holisme normatif et en venir à une perspective individualiste sur ce plan semblent toujours, dans ses sketches, condamnés à l’absurde d’abord – « Oui, le vivre-ensemble, c’est devenir compliqué. […] Mais que voulez-vous ? L’autre est bourré de défauts, comparé à nous » (BG, p. 33) –, à une complaisance morbide dans le narcissisme ensuite – « Ça renarcissise un peu. J’en avais besoin » (BG, p. 45), s’exclame-t-elle parfois – pour une perspective qui n’est pas sans rappeler celle d’un auteur comme Lasch (1979/2018, 1984/2008). Cela est très net dans un extrait comme celui-ci :

Je lis beaucoup en ce moment. C’est un des rares avantages de la solitude forcée. On se cultive un peu. Pas des romans. Je n’ai jamais su comment me positionner par rapport à une histoire qui ne parle pas de moi. C’est aussi pour ça que je n’ai pas beaucoup d’amis. Je souffre de la solitude, mais je ne veux pas solliciter mes relations parce que j’ai peur d’être prise au piège et de m’ennuyer. C’est sans issue pour moi. Je n’ose pas risquer de faire perdre la face de mon interlocuteur en manifestant mon désintérêt, mais je suis rongée par l’ennui et le sentiment de perdre mon temps. C’est le paradoxe de l’égocentrique polie (nous soulignons). C’est la même chose avec les romans : les histoires des autres ne m’intéressent pas.

BG, p. 52

Le portrait que Gardin dresse de ces individus pour lesquels l’ouverture aux autres se trouve remplacée par la quête de soi n’est pas sans consonance avec ce que l’on trouve par exemple sous la plume des sociologues Cabanas et Illouz (2018) dans leur critique de l’inductrice du développement personnel. Gardin narre ainsi : « j’errais […] dans le rayon “Développement personnel et spiritualité”, avec les autres poubelles de la vie, à la recherche d’un moi-même plus serein » (BG, p. 89), et précise ensuite :

Qu’est-ce qu’on trouve dans tous ces bouquins de développement personnel ? […] Une injonction : « Sois toi-même ! Trouve-toi, accepte-toi ! » Et des phrases à la con, genre : « C’est le travail de toute une vie d’arriver à se connaître soi-même ». […] Mais j’ai un scoop pour vous. On est déjà nous-mêmes ! S’il y a des gens qui pensent être quelqu’un d’autre, c’est une maladie.

BG, p. 91-92

Un des ressorts comiques récurrents de son premier spectacle consiste plus globalement à mettre en lumière ce qu’elle perçoit comme l’échec programmé de ce genre de démarche existentielle, lequel a des conséquences en cascade sur la vie commune. En effet : « si s’accepter et s’aimer soi-même, c’est le travail de toute une vie et que c’est seulement après qu’on peut aimer les autres, alors peut-être qu’il vaudrait mieux qu’on s’éparpille tous dès la naissance, non[20] ? Parce que ça devient irrespirable, là[21] » (BG, p. 97). Ce qui ressurgit, en fait, dans la vision du social de Gardin est ici une idée clé de toutes les théories selon lesquelles, comme chez Durkheim exemplairement, les sciences sociales peuvent légitimement avoir une visée normative : il leur revient de nous dire comment des sociétés ont fonctionné harmonieusement pour nous prescrire ce que la morale et les moeurs de leurs membres doivent être pour maintenir un tel état ou espérer y revenir.

2.2 Des moralistes comme figures littéraires

« Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs », écrivait en son temps La Rochefoucauld (1678/1977, p. 62), le plus célèbre sans doute des moralistes. La formule s’applique à merveille à l’univers moral que Gardin met en scène, et bien au-delà de ce premier point, il nous semble possible de soutenir qu’elle inscrit elle-même ses pas, en plusieurs occasions, dans les pas de ces derniers.

Commençons par préciser pour ce faire que l’analyse de l’oeuvre et des legs heuristiques des « moralistes » a fait l’objet dans les dernières décennies d’essais importants, par exemple par Parmentier ou Van Delft[22], qui nous permettent d’asseoir notre théorie. La première note ainsi, ce qui nous permet de préciser la définition de l’auteur moraliste, que :

[r]ien n’est plus différent qu’un « moraliste » d’un moralisateur. Un moralisateur dit ce qu’il faut faire, il partage le bien et le mal, en se fondant sur des principes dont il suppose que tous les reconnaissent, ou doivent les reconnaître. Il repère et conforte une morale admise pour corriger la conduite des autres, en leur prescrivant des règles. Mais les « moralistes » du XVIIème siècle ne cessent de mettre en cause la possibilité d’affirmer des règles. [Aussi le terme de moraliste renvoie-t-il plutôt] à la description ou la réflexion critique sur les « moeurs », la variété des genres de vie et des manières d’être.

Parmentier, 2002, p. 7-8

La mise en lumière des contradictions de la vertu – entre les intentions et les conséquences, ou encore les paroles et les actes – est ainsi au coeur du discours des moralistes de jadis, et de Gardin aujourd’hui, on le verra.

À travers le détail des conduites observables et des doctrines attestées, ajoute ainsi Parmentier, les “moralistes” pourchassent […] les failles par lesquelles se révèlent l’illusion, l’erreur et l’abus. […] En prêtant attention […] aux “effets” pratiques qui transforment les intentions et les principes ils mènent une réflexion sur les limites du discours moral.

p. 15

Les moralistes, autrement dit, nous aident également à penser les tensions dialectiques entre « individualisation et contrôle » (p. 178).

Le second, Van Delft, insiste lui sur le fait que ces moralistes français classiques ont somme toute eu bien peu d’héritiers dans la recherche contemporaine en philosophie morale (2008, voir en particulier p. 376-380). Où donc aller chercher ceux qui prolongeraient leurs inspirations ? Il nous semble, on l’aura compris, que c’est notamment alors dans le vaste champ contemporain de l’humour que l’on peut étudier[23].

Sur ces premières bases, il nous semble possible d’esquisser un convaincant portrait de Gardin en moraliste de notre temps. Détaillons.

En premier lieu, la qualité qu’elle revendique sans doute le plus pour elle-même dans son spectacle est un trait cardinal de la posture moraliste, à savoir la lucidité. Morceaux choisis : « en approchant la quarantaine, on est beaucoup plus lucide sur la comédie humaine » (BG, p. 52) ; « je suis lucide, je sais où j’en suis » (BG, p. 63) ; ou encore ceci, qui n’est pas sans consonance avec la critique des logiques de développement personnel décrite supra :

[…] je crois que l’Homme est fondamentalement mauvais, alors à quoi bon se faire chier pour se connaître à fond si c’est pour constater qu’on est un gros con ? Ça serait peut-être plus utile de vendre des bouquins qui nous donneraient des techniques pour cacher ce qu’on est plutôt que pour se trouver, non ?

BG, p. 102-103

Deuxième point, sans doute le plus décisif dans la qualification de Gardin de moraliste au sens littéraire, elle s’attache dans chacun ou presque des chapitres de l’ouvrage issu de son premier spectacle seule en scène à mettre en lumière des postures axiologiques contradictoires et incohérentes chez ses personnages. Cela commence par sa famille et le :

[…] contexte atypique dans lequel [elle a] été élevée. J’ai grandi dans un confort bourgeois total, banlieue parisienne riche, pavillon-jardin, mais j’ai été élevée par des parents communistes[24] adorateurs de Lénine qui comptaient les jours qui nous séparent du grand soir. Vous voyez à peu près le problème, c’est comme si on te plantait une hache pile au milieu du crâne à la naissance. Ça s’appelle l’éducation paradoxale et ça débouche sur la schizophrénie, en général. T’es habitué au confort matériel, mais aussi dressé pour culpabiliser de vivre dans ce confort[25].

BG, p. 42

Cela est repris ensuite avec ses longs développements sur les paradoxes moraux des bobos (bourgeois bohèmes, voir Watrin et Legrand, 2014) en général (BG, p. 115-117) et de leur parentalité en particulier (BG, p. 118-121).

Troisième et dernier point, que nous ne pouvons ici que signaler et non approfondir autant qu’il pourrait l’être, les textes de Gardin ne se départissent pas d’un certain rapport à la transcendance, qui signe en contrepoint la vanité de l’existence humaine. L’artiste note ainsi par exemple : « Je ne crois pas en Dieu, mais je ne suis pas complètement athée non plus. Enfin je n’ai pas de personnalité, quoi » (BG, p. 129) ; ou encore ceci : « dans l’hypothèse de l’existence d’un créateur, quelle preuve de perversité majeure ! Créer des êtres qui ont conscience de leur finitude » (BG, p. 141).

Gardin pose ainsi mutatis mutandis sur l’individu démocratique contemporain le type de regard dont les moralistes du XVIIe siècle perçaient les courtisans. S’exposant elle-même en pleine lumière, elle les met à nu en riant des vices des autres et de leurs contradictions et les engage dans une forme de démarche pédagogique qui les amène à en découvrir en eux-mêmes le pendant cruel et ancré. La question est alors de savoir si elle parvient à tenir la posture strictement compréhensive et heuristique qui prévaut chez les moralistes, ou si elle glisse subjectivement çà et là vers une posture plus normative, à savoir le moralisme.

2.3 Le moralisme comme position éthique

Prairat définit de manière synthétique le moralisme en tant que posture éthique comme « une morale épaisse [car] coextensive aux moeurs et aux usages de la société dans laquelle il vit[, avec] l’insistante idée de convertir l’autre à ses choix » (2014, p. 82). L’auteur contemporain à avoir livré la critique la plus récurrente et aiguisée de la posture moraliste en éthique est sans conteste Ogien (2007), dont l’éthique minimale vise entre autres à dénoncer les prétentions des philosophes moraux qu’il appelle maximalistes à chercher à imposer à tous leur conception du Bien, et non simplement à prescrire des règles de non-nuisance et de coopération pacifique et juste.

Commençons par remarquer qu’il y a indéniablement des éléments de minimalisme dans le texte de Gardin, en particulier dans (un volet au moins de) son rapport à la sexualité[26] et dans certaines de ses critiques de l’éducation intentionnelle dans ses versants paternalistes. Cela pointe bien dans sa critique sous-jacente de l’éducation à la sexualité lorsqu’elle écrit : « Notre génération, quand on se met avec quelqu’un, on est carrés ! on est au courant, on met des capotes, on a été bien édu-traumatisés (nous soulignons), c’est bon » (BG, p. 152). Commentant ailleurs le conte pour enfants La chèvre de monsieur Seguin, elle pointe que « le sous-texte de cette histoire est parfaitement réactionnaire » (BG, p. 113) et que la maxime centrale en est que « la liberté tue » (BG, p. 114), deux jugements qu’Ogien ne renierait pas.

Cependant, dans d’autres versants de son propos, ceux plus précisément où le jugement d’ensemble selon lequel « On se déteste tous ! » (BG, p. 31) lui paraît le plus lourd à supporter, elle paraît se replier sur des positions relevant davantage du moralisme[27], avec une certaine conception du Bien défini identifiable a contrario dans ses critiques récurrentes. Cela concerne en particulier deux domaines qui ne sont pas sans intérêt pour qui fait profession de penser l’éducation et la formation, à savoir le couple – plus exactement « la recherche d’une relation durable » (BG, p. 78) – et la parentalité.

Pour le premier de ces deux points, Gardin se livre parfois à de paradoxaux éloges de conceptions antérieures et plus traditionnelles du couple hétéronormé et du rapport qu’y avaient les individus en quelque sorte prédémocratiques ou préhypermodernes.

Ils n’étaient pas obsédés par cette idée de bonheur et d’épanouissement individuel […]. Parce que c’est ça dont il s’agit quand le mec te dit un jour : « Ouais, faut qu’on se sépare, j’me sens pas libre dans la relation ». Ben non, connard, c’est la définition du couple, en fait. Les gens accrochent des cadenas sur les ponts pour symboliser leur amour. Et ils jettent la clé dans la Seine. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi ? Mais si tu penses que ça sera mieux avec quelqu’un d’autre, vas-y, va reproduire le schéma avec quelqu’un d’autre.

p. 48

Le couple stable est bien ici présenté comme une forme de Bien que l’auteure suppose désirable pour tous les êtres raisonnables, et donc qui éloignerait le vice de la :

[…] religion de soi. Trop bien, même plus besoin d’aller à la messe, on est à la fois son prophète et son disciple. Mais c’est pour ça qu’on arrive plus à vivre en couple, parce que l’autre est réticent à l’idée de se convertir à ta « religion de toi », vu qu’il est très content avec sa « religion de lui » à lui, déjà. Ça mène surtout à la solitude absolue, le culte de soi. On a l’impression d’être libre parce qu’on a réussi à ramener la contrainte dans les relations sociales à un niveau proche de zéro, mais en fait nous sommes les esclaves de cette liberté. « Savoir se faire du bien », c’est l’enseignement de la modernité. [C]omme si ça pouvait être le but de la vie ? Non. […] Parce que je ne suis pas toute seule à me regarder le nombril. On est tous très motivés pour se lancer dans cette introspection permanente.

BG, p. 95

L’importance du second des deux points mentionnés, la parentalité, se comprend à l’aune de l’affirmation de Gardin selon laquelle « le seul truc un peu extraordinaire de base accessible à tous [est d’]avoir un gamin » (BG, p. 108). Il y a bien, là aussi, un Bien censé pouvoir s’imposer d’une manière ou d’une autre à tous. Cependant, dans l’examen critique de la réalisation effective découlant de la poursuite de ce Bien, Gardin retrouve des accents antipaternalistes qui brouillent, in fine, sa position normative.

On perd beaucoup en second degré quand on devient parent, note-t-elle ainsi. L’enfant, c’est un truc sacré qu’on porte comme un Graal. Beaucoup de parents se comportent avec leurs enfants comme s’ils se disaient « Ça va être un moi parfait, sans mes erreurs ». Et, effectivement, contrairement à toi qui dois vivre et lutter tous les jours contre tes pulsions d’autodestruction, qui foutent en l’air tes bonnes résolutions, avec l’enfant, tu peux tout contrôler pour qu’il ne lui arrive jamais rien de mal.

BG, p. 123

Gardin oscille ainsi entre deux tentations inverses au coeur de l’individualisme démocratique hypermoderne lui-même. D’un côté, son axiologie, explicite comme latente, tend à susciter chez un tel individu une défiance envers toutes les formes d’ordre moral, et plus encore d’imposition autoritaire de ce dernier. D’un autre côté, l’incertitude de moeurs et le souci éthique constant dans lesquels le monde démocratique contemporain impose à ses habitants de vivre génèrent leur lot de rémanence de postures inquiètes à plus fortes velléités cadrantes et maximalistes sur le plan moral. L’artiste n’échappe pas ici à son sujet.

Conclusion

J’étais partie faire une retraite en solo, je fais ça, souvent, maintenant. Je pars, seule, dans un beau coin de nature. J’imagine toujours que je vais rentrer avec […] des réponses à mes questions existentielles. Ça n’arrive jamais, bien sûr. La seule chose que je ramène, c’est une grosse crève. Et pas de réponse, évidemment. De nouvelles questions, par contre !

BG, p. 22-23

Du stand-up comme forme artistique contemporaine à saisir dans le cadre du présent dossier à ce que l’on a lu ci-devant, nous avons procédé en un sens par une série de resserrements d’objets successifs, nous concentrant sur le personnage de Gardin d’abord, sur son premier spectacle, véritable camp de base de son oeuvre ultérieure néanmoins, ensuite. Même ainsi, assurément, nous n’avons pas tout dit de ce qui peut être intéressant dans l’exploration de ce spectacle pour qui fait profession de penser l’éducation et la formation aujourd’hui. Nous nous sommes concentré sur le texte même au détriment d’autres choses, en particulier « le jeu d’acteur, la mise en scène, les mimiques, les adresses au public [qui] contribuent beaucoup à donner le ton, l’univers dans lequel se place le comédien, et ainsi à exclure absolument les interprétations rigoristes » (BG, p. 8). Dans ces deux registres, croiser une approche herméneutique en philosophie de l’éducation et de la formation et le type d’analyses que permettent les études de lettres pourrait être pertinent (voir par exemple Perzo, 2022). Nous concevons donc le présent texte avant tout comme un jalon d’un parcours réflexif plus développé sur l’oeuvre de cette artiste d’abord, sur le stand-up comme forme artistique typique des temps démocratiques hypermodernes ensuite, et sur le rôle de l’humour dans l’enseignement comme dans la recherche en philosophie et sciences de l’éducation et de la formation, enfin.