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Plusieurs liens peuvent être tissés, et l’ont été d’ailleurs, entre la philosophie pour enfants et l’éducation éthique (Bouchard et Daniel, 2018; Dufourt, 2020; Gagnon, 2009; Gagnon et al., 2013; Gregory, 2014; Gregory et Laverty, 2023; Herriger, 2004; Robert, 2018; Sharp, 1995; Lipman, Sharp et Oscanyan, 1980). Tout d’abord, dans la mesure où l’éthique est considérée comme une sous-discipline de la philosophie (Sasseville et Gagnon, 2020), les sessions de philosophie, qu’elles aient lieu à l’école ou dans la cité, sont des moments propices pour réfléchir à des questions liées à des concepts s’y rapportant, tels que le bien/le mal, le bon/le mauvais, le juste/l’injuste, les vertus, le respect, la liberté, le vivre-ensemble ou la violence/la non-violence. La philosophie pour enfants se distingue cependant par la manière dont ces concepts et les enjeux qui s’y rattachent sont abordés lors des ateliers. Le but de cette pratique n’est pas de transmettre un savoir particulier ou d’entreprendre une moralisation subtile des élèves, mais bien de créer un espace où ils peuvent réfléchir ensemble de manière critique, créative et attentive. Cet espace de réflexion est, entre autres, caractérisé par l’exercice de différentes habiletés intellectuelles et sociales : prendre conscience de ses propres idées, écouter le point de vue des autres, s’ouvrir à la diversité des positions, développer son intérêt à dialoguer, nuancer ses pensées, savoir proposer des raisons pour soutenir son point de vue et évaluer celles que proposent ses pairs, etc.

La dimension éthique rattachée à la pratique du dialogue philosophique dépasse donc le seul fait d’engager les élèves dans des processus de réflexion éthique : même lorsqu’ils n’abordent pas une question éthique, les élèves seront appelés à s’engager dans un processus les conduisant à développer certaines dispositions pour entrer en relation avec les autres ou pour réfléchir à des questions de différents ordres (métaphysique, esthétique, épistémologique, logique). Ainsi, au-delà de la réflexion éthique, il y a l’expérience éthique vécue dans le cadre du dialogue, une expérience fondée notamment sur la pensée attentive (caring thinking), c’est-à-dire sur une pensée qui appelle, entre autres, la mise en place de relations bienveillantes[1] (Gregory et al., 2008; Lipman, 2003; Sasseville et Gagnon, 2020; Sharp, 1995; Topping, Trickey et Cleghorn, 2019).

En somme, la philosophie pour enfants est une éducation à l’éthique : d’une part, elle amène les enfants à réfléchir sur des concepts éthiques et, d’autre part, cette réflexion prend forme à travers le dialogue et la pratique de certaines habiletés sociales). Le dialogue philosophique met la personne en jeu autant dans son rapport à elle-même (le type de personne qu’elle souhaite être, sa vision de la vie bonne ou les valeurs qui devraient diriger son existence) que dans son rapport aux autres, soit dans sa manière d’être et d’agir avec les personnes qu’elle côtoie et dans les différents groupes dont elle fait partie (Bouchard et Daniel, 2018; Gregory, 2014; Hawken, 2019; Sharp, 1995; Simpson et Sacken, 2021).

Le présent dossier thématique aborde les relations entre éthique et philosophie pour enfants à partir de trois prismes, à savoir les fondements, les processus et les objets. Les réflexions autour des fondements sont articulées dans des textes proposés par Denis Pieret et par Anne Herla. Dans son article, Pieret propose d’aborder l’éthique en termes de puissance et non d’essence, et ce, afin d’éviter les écueils du dogmatisme et du relativisme qui guettent trop souvent ce domaine. Cette éthique se fonde sur l’idée marxienne selon laquelle « l’essence humaine […] est l’ensemble des rapports sociaux » et se veut donc résolument ancrée dans des dimensions à la fois sociales et politiques. En effet, l’éthique, et les ateliers philosophiques sur des questions éthiques, s’enracinent dans l’historicité des tensions, tant productives qu’antagonistes, qui nous traversent et à partir desquelles il devient possible d’engager des démarches créatrices. Pieret met en garde les partisans des ateliers philosophiques qui ne voient pas la connexion nécessaire entre l’acte de philosopher et la réalité concrète dans laquelle les personnes participantes se trouvent : la pensée doit se déployer dans un contexte réel.

Herla, quant à elle, développe sa réflexion à partir de la figure du clown. S’appuyant sur une expérience proposée à des étudiants et étudiantes en didactique de la philosophie à l’Université de Liège, l’autrice expose, d’une part, ce qui représente selon elle des points de rencontre entre le clown et le praticien en philosophie (le goût pour la surprise, l’accueil du déséquilibre comme source de mouvement, les émotions comme moteur de la pensée, l’aveu des difficultés comme ressort pédagogique), et d’autre part, en quoi il est possible, à partir de ces caractéristiques, de dessiner une éthique fondée sur l’ouverture à la vulnérabilité. Herla propose d’examiner dans quelle mesure une pratique clownesque régulière peut aider les personnes animatrices de dialogues philosophiques à développer une sensibilité à cette éthique et, par là même, enrichir leurs animations. En somme, elle nous invite à adopter une nouvelle perspective quant à la posture de la personne animatrice des dialogues philosophiques.

Le prisme de l’expérience éthique est porté par le texte de Nadia Bélanger, Mathieu Gagnon et Jonathan Smith ainsi que par celui de Johanna Hawken. Le premier s’appuie sur un principe selon lequel le respect devrait être au coeur de la relation pédagogique, en tant que condition essentielle à l’établissement d’un climat de classe sain. En ce sens, Bélanger et al. explorent les leviers à partir desquels il est possible de penser que la pratique du dialogue philosophique peut contribuer à l’établissement d’un tel climat. Le respect figure d’ailleurs parmi l’une des règles d’or de la pratique du dialogue philosophique (Chirouter, 2022; Gagnon et Mailhot-Paquette, 2021). Cependant, ici, ils examinent le respect selon ses différentes formes, notamment celle qu’ils considèrent comme étant la plus aboutie : le respect inconditionnel. Bélanger et al. défendent l’idée que, pour que cette expérience du respect advienne dans le dialogue philosophique, le rôle de la personne animatrice est central, car elle doit à la fois manifester une posture de respect et avoir recours à des interventions efficaces pour que les élèves se sentent respectés.

Parmi les actions relevant de l’animation et du dialogue philosophique susceptibles de contribuer à faire vivre une expérience de respect aux jeunes, il y a la reformulation, avec ses enjeux tant intellectuels qu’éthiques. Il s’agit d’une habileté souvent jugée centrale dans les dialogues philosophiques, tant pour la personne qui les anime que pour celles qui y participent. C’est précisément sur la reformulation que porte le texte de Hawken, qui montre toute la complexité, la finesse et la sensibilité avec laquelle elle doit être exécutée. Touchant les questions éthiques, Hawken fournit des pistes, notamment à travers la vertu pédagogique du tact, qui permet de veiller à ce que la reformulation ne soit pas une trahison, mais bien un outil permettant de construire une relation pédagogique saine avec l’enfant, et de ne pas brimer son individualité.

Ce dossier thématique se termine par deux articles portant sur l’éthique comme objet de réflexion en philosophie pour enfants. Le premier, rédigé par Sivane Hirsch et Annie-Claude Piché, propose une analyse des propos recueillis auprès de personnes animatrices qui ont suivi la formation de PhiloJeunes et qui évoquent les difficultés rencontrées lorsqu’elles traitent, avec les élèves, de thèmes sensibles, principalement à caractère éthique. Si les personnes interviewées reconnaissent certains avantages à l’approche PhiloJeunes (2020) dans leur pratique, elles soulignent du même souffle ne pas avoir été suffisamment formées pour aborder les thèmes sensibles. Selon cette recherche, une initiation à la pratique du dialogue philosophique pour les personnes animatrices devrait absolument inclure une formation sur la façon d’aborder des thèmes sensibles.

Finalement, le texte de Terra Léger-Goodes, Catherine Malboeuf-Hurtubise, David Lefrançois, Mathieu Gagnon, Catherine Herba, Pier-Olivier Paradis et Marc-André Éthier vise à défendre l’idée que la pratique de la philosophie avec les enfants peut représenter un outil intéressant afin de contrer l’écoanxiété et de susciter davantage d’espoir face aux enjeux climatiques. À partir d’une approche combinant philosophie pour enfants et art-thérapie, Léger-Goodes et al. ont élaboré une stratégie visant à favoriser le développement émotif et cognitif des enfants autour de la problématique des changements climatiques, tout en leur évitant d’éprouver une forme d’écoanxiété paralysante. Leur thèse s’appuie sur l’idée que les personnes qui adoptent des stratégies axées sur le sens vivent avec moins d’anxiété les changements climatiques. Or, la philosophie pour enfants est justement reconnue pour son approche orientée sur la coélaboration de sens (Daniel et Gagnon, 2016).

En somme, à partir de ces trois prismes (les fondements, les processus et les objets), ce dossier thématique traite des liens entre éthique et philosophie pour enfants en articulant des passages entre les fondements et les pratiques, de manière non seulement à fournir des repères théoriques pour guider l’action, mais également à imaginer des pistes d’action possibles pour contribuer à la formation des personnes animatrices et des jeunes. Nous croyons que ce dossier ouvre de nouvelles voies pour penser les liens entre l’éducation éthique et la philosophie pour enfants.

À la suite des articles du dossier thématique, le présent numéro propose également un article original particulièrement intéressant. L’article rédigé par Alfred Romuald Gambou, fondé sur son expérience en tant qu’accompagnateur de stage dans une école supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) en France, propose de repenser la formation éthique enseignante pour qu’elle puisse prendre en compte la formation de l’imagination morale des jeunes enseignants et enseignantes et accroître leur capacité à ressentir les problèmes moraux qui surgissent au cours de leur pratique. Une analyse de cas de délibération (ou de non-délibération) éthique cherche à montrer que la formation éthique de ces jeunes, souvent orientée par une approche instrumentale visant à développer des compétences, gagnerait à mettre l’accent sur l’indispensable formation du sujet lui-même en tant qu’agent moral.