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Introduction

La triple accélération caractéristique de l’Anthropocène (de la technique, du changement social et du rythme de la vie) constitue une épreuve centrale dans la vie des individus, entre émancipation et asservissement, entre opportunité et entrave à l’apprentissage (Aubert, 2018; Rosa, 2012; Wallenhorst, 2018). D’un point de vue technique, la numérisation massive des activités et la mise à distance des individus bouleversent les règles classiques du travail, au risque de la disparition des corps, de la dispersion des travailleurs et de l’éclatement de l’espace et du temps (Lederlin, 2020). Ces évolutions mondiales mènent à une révolution, celle de la fracture de l’espace-temps. Les catégories de l’espace et du temps deviennent « friables, problématiques, insaisissables. Or, elles fondaient depuis l’origine notre rapport au réel, au social, au politique, à la culture » (Guillebaud, 2008, p. 173). Par ailleurs, la crise sanitaire de la COVID 19 vient renforcer ces tendances par le recours au télétravail et par le port obligatoire du masque dans certaines zones. Du fait de ces évolutions et de cette actualité, la question de la présence physique des individus mérite d’être posée pour éviter l’omniprésence ou l’absence, pour vaincre la tentation de l’ubiquité et pour permettre à chacun de prendre sa place dans le monde. Notamment, ces changements profonds liés à la présence bouleversent le vécu professionnel des éducateurs et des formateurs (Hétier, 2021; Mayen et Mayeux, 2003; Thievenaz, 2012) et le sens réel de l’activité éprouvé par ces professionnels (Tomás et Clot, 2019).

La présence comprend une réalité physique, objectivable et quantifiable. Elle constitue aussi une qualité éthique (Prairat, 2015) ou relationnelle (Tisseron, 2010). Si la présence peut s’appréhender de manière objective en termes de quantité et peut être interrogée sur ce qu’elle nécessite pour être déployée en termes de qualité, elle est aussi à envisager en termes d’effets : être présent physiquement n’assure pas la capacité à avoir de la présence et à exercer les métiers dédiés à autrui, notamment pour les acteurs de l’éducation et de la formation. En référence à Prairat (2015), la présence professionnelle consiste à être présent à soi et aux autres (l’art d’être présent), à être pleinement présent (un art d’être au présent) et à donner du sens à sa présence (l’art du présent) Elle analyse le présent au-delà de l’instant, ce qui est présent, ce qui se présente à nous et ce que nous présentons aux autres et au monde. D’une présence « sur » des lieux et des temps définis, il s’agit davantage dans cette acception d’être capable d’une présence « à », en lien avec l’intériorité.

Si la notion de présence apparait alors importante à analyser, un travail de recension dans la littérature scientifique montre qu’elle est rarement définie dans les dictionnaires de sciences de l’éducation et de la formation. En effet, si les travaux sur la présence en formation à distance (e-learning) sont relativement abondants (voir notamment Ardouin, 2007; Garrison et Anderson, 2003; Jacquinot-Delaunay, 2010; Jézégou, 2010, 2012; Marshall et Kostka, 2020; Peraya, 2014; Ponce et Alcorta, 2011; Zilka et al., 2018), ceux sur la présence professionnelle en présentiel le sont beaucoup moins : on les trouve, dans une moindre mesure, à travers les concepts d’attention ou de disponibilité (Citton, 2014; Hétier, 2017; Jacquinot-Delaunay, 2010). Pour autant, il existe une carence de caractérisation à propos de la présence des professionnels impliqués dans les processus d’éducation et de formation en présence. Par contre, la présence peut être examinée du point de vue de sa matérialité, de son effectivité ou de sa composante éthique (Réto et Mallard, 2021).

Les sciences de l’éducation et de la formation permettent d’analyser l’expérience professionnelle d’adultes. Cette proposition de numéro vise donc à comprendre l’expérience de la présence et à examiner le rapport à la présence dans les situations professionnelles en éducation et en formation. La question de la présence nécessite plus que jamais un éclairage pour analyser et comprendre l’expérience des êtres humains impliqués dans des processus d’apprentissage, d’enseignement, de formation, d’intervention ou d’accompagnement. En effet, peu d’éléments permettent actuellement d’appréhender les différents régimes de la présence (Jeune, 2016), les modalités de la présence (Poché, 2021) et les enjeux éthiques de la présence dans les contextes éducatifs et formatifs. Une définition de la présence sous l’angle de l’éthique permettrait de fonder la notion pour répondre aux enjeux d’éducation et de formation, notamment du point de vue de l’émancipation des sujets (Cornu-Bernot, 2015; Eneau, 2016). À titre d’exemple, on remarque que l’hyperresponsabilisation des professionnels peut obliger certains d’entre eux à une présence physique intense, au-delà des attendus habituels, les exposant ainsi à des formes de détresse psychologique (i.e. épuisement).

En quoi une conceptualisation de la présence professionnelle susciterait-elle un accueil (dé)favorable chez les professionnels de l’éducation et de la formation? Quels sont les défis que pose la présence professionnelle et pour lesquels il importe d’apporter un éclairage éthique? Quelles sont les opportunités qui s’offrent à nous, dans le contexte particulier que nous rencontrons en éducation et en formation? Comment la présence remet-elle en question notre rapport à l’altérité et notre capacité à vivre ensemble? Comment assurer une présence réelle, une présence attentive (mindfulness) et une disponibilité à soi, aux autres (à chacun et à tous) et à l’institution? Quelles sont les limites de la capacité de présence dans ce monde que nous tentons d’habiter? Quelle conscience et quelle réflexivité existent chez les professionnels de l’éducation et de la formation quand il s’agit de mesurer l’effectivité de leur présence et d’en éprouver l’expérience? Comment contribuer à la professionnalisation des individus pour permettre aux êtres humains d’assurer une présence éthique? Les questions que suscite la présence sont donc nombreuses.

Les contributions de ce numéro

Ce numéro thématique d’Éthique en éducation et en formation vise à contribuer à la clarification des enjeux éthiques de la présence professionnelle. Les cinq articles qui le composent permettent d’enrichir la caractérisation de la présence d’un point de vue théorique, dans les domaines de l’éducation, de l’enseignement et de la formation, mais aussi d’un point de vue pratique, en prenant appui sur des recherches menées en contexte canadien comme français.

Camille Roelens propose ainsi de remettre en question la définition de l’éthique enseignante comme art d’être au présent en inscrivant sa réflexion dans le champ de la philosophie politique, nourrie par l’éthique interdisciplinaire en éducation et en formation. Prenant premièrement appui sur la définition de la présence donnée par Prairat (2015), il explicite les positionnements éthiques sous-jacents. S’inscrivant dans une perspective minimaliste, il s’interroge sur la prise en charge, aujourd'hui et demain, en tant qu'enseignant et sur le plan éthique, de l'enjeu du rapport électif des individus au temps, dans l'optique de l'accompagnement des individus vers une autonomie singulière. Il débouche alors sur la proposition de deux règles d’orientation éthique visant à soutenir l’exercice professionnel en enseignement.

Geneviève Bernatchez contribue aussi à nourrir la clarification conceptuelle des enjeux éthiques de la présence mais en suivant une approche plus sensible. Son article s’intéresse en effet à la manière dont la présence attentive (ou mindfulness) peut contribuer à la formation à l’éthique professionnelle du personnel enseignant. Après avoir défini la sensibilité éthique en tant que construit cognitif et affectif et présenté l’importance de la perception comme source d’enrichissement de la connaissance morale, dans la nature même de l’éthique, elle s’attache à caractériser l’attention dans la conception philosophique contemporaine, en prenant appui sur l’éthique du care. Elle met en évidence l’importance de cultiver la présence attentive pour contribuer à la sensibilité éthique et met en perspective cette réflexion au bénéfice de l’enrichissement de la formation à l’éthique professionnelle en milieu universitaire, invitant à passer d’une perspective déontologique à une approche donnant place à la sensibilité et à l’attention, pour faciliter la perception morale dans les questions éthiques.

Emmanuelle Betton interroge de son côté l’évidente coprésence en formation d’adultes. Partant d’une expérience pédagogique (la nécessité de penser la coprésence virtuelle dans le cadre de la crise sanitaire de 2020), elle nous invite à analyser les situations de formation, à la suite de Citton (2014) et de Rosa (2018), comme des écosystèmes attentionnels et à examiner la présence en présentiel. Elle dévoile les fondements anthropologiques de la formation en inscrivant la présence dans un rapport au monde nécessitant du physique, du sensible et de l’affectif. En effet, en inscrivant la formation comme sphère de résonance, elle met en évidence la nécessité d’appréhender les phénomènes propres à l’attention conjointe. Elle montre que l’absence de coprésence entrave les possibles effets de résonance en jeu dans les situations de formation alors qu’ils contribuent à la qualité de l’expérience pédagogique. L’auteure milite donc en faveur de la conservation de cette zone à protéger pour bien vivre ensemble en formation.

Les deux derniers articles présentent des résultats de recherche qui ouvrent aux interrogations inhérentes à la concrétisation de la présence dans les pratiques professionnelles en éducation et en enseignement. Joannie St-Pierre nous invite à approfondir l’analyse des tensions éthiques liées à la présence enseignante, particulièrement lors des situations charnières que représentent les incidents critiques. Elle prend appui sur une recherche auprès d’enseignants d’une école secondaire au Québec. Après avoir fait le lien entre les incidents critiques, qui mettent l’accent sur la subjectivité des acteurs et exacerbent le doute des professionnels, et la relation éthicisée empreinte de l’expérience de chacun, elle dévoile les tensions relevées en considérant les composantes sous-jacentes à l’expérience énactée. Elle montre de quelle manière le personnel enseignant peut se trouver pris dans une idéalisation de certaines possibilités d'action, de jeux concomitants entre intériorité et extériorité et dynamiques entre mise à distance et disponibilité. Elle met en évidence les tensions émergentes entre valeurs promouvant la justice et la bienveillance, dans le cadre de la relation pédagogique ethicisée.

Magalie Boutrais, enfin, analyse la présence en contexte de crise pour maintenir ou actualiser l’éthique professionnelle de professionnels en charge de l’éducatif dans les établissements scolaires en France, les Conseillers Principaux d’Education (CPE). S’intéressant au contexte de confinement vécu en 2020 à l’occasion de la crise sanitaire, elle met en évidence la manière dont les CPE, passée la première phase de sidération, ont cherché à assurer une continuité éducative alors même que le coeur de leur métier – la relation directe avec les élèves – était remis en question. Après avoir précisé l’importance de l’éthique relationnelle et la présence relationnelle, elle présente les résultats de la recherche qu’elle a menée auprès de 46 CPE, en France. Elle montre de quelle manière les CPE ont maintenu une présence professionnelle à distance, auprès des élèves et de leurs familles, en acceptant de modifier leurs pratiques afin de maintenir une présence professionnelle sous-tendue par une éthique de l'attention à l'autre centrée sur le bien-être des élèves et des parents et la préoccupation de maintenir le lien et de recréer du collectif entre les élèves.

Ces cinq articles permettront, nous l’espérons, de renforcer la compréhension de l’expérience de la présence en éducation et en formation et de contribuer à élaborer un cadre de réflexion pour penser une présence ajustée aux personnes et aux situations, une présence à même de contribuer aux processus de développement, de formation, d’autonomisation et d’émancipation des sujets.