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Introduction

Depuis quelques décennies, l’école québécoise fait face à des pressions soutenues d’efficience et de standardisation. La mise en place de pratiques pédagogiques et de modes d’évaluation uniformisés se fait de plus en plus pressante (Normand, 2006). Ces pressions, si elles transforment les pratiques d’enseignement dans les classes (Normand, 2006), transforment également les pratiques scientifiques en éducation : la demande adressée par les États occidentaux au monde de la recherche se réoriente vers des indications sur son fonctionnement (Saussez et Lessard, 2009) et sur son efficacité (Ozga, 2008).

C’est ainsi que se développe tout un champ de recherches s’intéressant à l’efficacité des systèmes éducatifs et des pratiques pédagogiques dans les classes. Ces recherches font la promotion d’une gestion axée sur le rendement et sur l’amélioration de la réussite scolaire (Normand, 2006). Parmi les pratiques pédagogiques expérimentées dans le cadre d’essais contrôlés randomisés et de méta-analyses, l’enseignement explicite est considéré comme l’une des plus efficaces par le paradigme des données probantes pour atteindre les seuils de réussite scolaire, seuils mesurés selon les taux de diplomation et de réussite à des épreuves comparatives internationales (Barallobres et Bergeron, 2020); Gauthier, Bissonnette et Richard (2007b), dont les travaux constituent des références sur la question de l’efficacité des pratiques éducatives et des établissements d’enseignement au Québec, affirment même « qu’à un enseignement efficace correspond une démarche d’enseignement explicite et systématique » (p. 109). Dans ce modèle d’enseignement, inspiré du béhaviorisme et de la pédagogie par objectifs, le savoir est modélisé avant d’être appliqué par l’élève dans le cadre de ce qui est souvent qualifié de « pratique autonome » (Rosenshine et Stevens, 1986). Ce modèle repose sur une structuration de la séquence en quatre phases : la démonstration magistrale, d’abord, l’illustration par des exemples, ensuite, l’application des connaissances par les élèves, subséquemment, et la répétition en vue de l’évaluation, finalement (Talbot, 2012). Cet article part donc de la mise en correspondance, effectuée dans certains discours scientifiques québécois en éducation, du modèle d’enseignement explicite avec ce qui constituerait de bonnes pratiques. Plus largement, cette mise en correspondance signale une tendance à subordonner les pratiques d’enseignement aux données issues de la recherche, l’enseignement explicite faisant l’objet d’une popularité grandissante au Québec. Les écrits scientifiques québécois du courant de l’efficacité en éducation qui ont été analysés dans cet article s’inscrivent ainsi dans « la guerre des enseignements » (Sensevy et al., 2020, p. 59) opposant des formes d’enseignement inspirées du constructivisme, dont le coeur est la production d’une activité propre à l’élève dans la résolution d’un problème auquel il est confronté, et celles fondées sur l’explicitation et la transmission directe des savoirs. Notre article tente d’aborder le problème à partir d’une position différente. À la suite de Sensevy (2015), nous affirmons la solidarité de la politique et de l’éducation. La dépendance de l’apprentissage aux formes sociales de l’éducation et aux institutions didactiques nous amène à clarifier les implications théoriques et idéologiques sous-tendant les conceptions de l’apprentissage dans les modèles scientifiques en éducation.

L’une des grandes activités politiques me paraît consister dans l’examen du potentiel émancipateur des formes d’éducation. En tant qu’institutions, les formes (dispositifs) didactiques peuvent fonctionner pour elles-mêmes, en maintenant les institués (les élèves, les professeurs, ceux qui les encadrent) institués, c’est-à-dire dans une relation d’aliénation, ce qui signifie à la fois que les formes didactiques les font autres que ce qu’ils sont et qu’ils ne peuvent se reconnaître et s’exprimer dans l’activité que leur impose ces formes. Ou bien elles peuvent avoir une fonction démocratique (Dewey, 1939), ce qui signifie qu’elles ont pour finalité de rendre les institués instituants, c’est-à-dire d’organiser la puissance des institués sur le devenir institutionnel.

Sensevy, 2015, p. 118

À cet égard, les enjeux politiques soulevés dans l’article concernant le contrôle de l’institution didactique et mathématique de la classe, l’activité de création des élèves ainsi que la responsabilité des sujets de l’institution dans la production de connaissances sont intrinsèquement reliés à la perspective didactique adoptée.

Ceci nous amène à faire une dernière remarque. Il ne s’agit pas de faire la critique, par cet article, de l’ostension ou de la démonstration explicative (Sarrazy, 2007) en tant que pratique d’enseignement effective. Les raisons qui poussent « à dire et à montrer » l’enjeu de l’enseignement ou celles qui poussent au contraire « à le taire et à le cacher » (Sensevy et al., 2020) ne sont pas l’objet de cet article. Il ne s’agit pas plus d’opposer l’activité de création des élèves, associée traditionnellement aux théories constructivistes de l’apprentissage, à la transmission de savoirs constitués, associée la plupart du temps à des approches directives (Sensevy et al., 2020). Comme nous le verrons plus loin, la perspective didactique adoptée offre des outils théoriques pour dépasser cette opposition.

L’article vise plutôt à s’interroger sur les implications théoriques et idéologiques des modèles scientifiques en éducation. L’analyse critique concerne donc des modèles théoriques et non des pratiques d’enseignement. Plus précisément, nous examinons les conceptions sur la nature des apprentissages dans le modèle d’enseignement explicite tel que décrit dans les écrits scientifiques québécois associés aux recherches sur les pratiques efficaces. Ces conceptions sur la nature des apprentissages, implicites aux discours de promotion des bonnes pratiques, contribuent à construire, d’une part, un certain rapport aux savoirs et, d’autre part, un certain rapport à soi pour les élèves, sujets des institutions didactiques.

Dans un premier temps, nous présentons notre perspective théorique en proposant une articulation de la théorie des situations didactiques en didactique des mathématiques et de la théorie de l’autonomie de Cornelius Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société (1975). Dans un deuxième temps, nous analysons quelques travaux qui constituent des références concernant les pratiques efficaces dans le contexte du Québec, afin de cerner les conceptions de l’apprentissage dans le modèle d’enseignement explicite.

1. Autonomie dans la théorie des situations didactiques

S’intéresser à la nature des apprentissages que sous-tendent les modèles d’enseignement et les théories didactiques, c’est tout à la fois s’interroger sur les possibilités d’action des élèves dans la classe et les rapports de pouvoir que ces modèles théoriques contribuent à construire. Dans cette première section, nous présentons notre positionnement théorique sur le rôle dévolu à l’élève dans la classe en tant que sujet didactique, positionnement issu de la théorie des situations didactiques et de la théorie de l’autonomie de Cornelius Castoriadis. Ce positionnement servira de cadre à l’analyse du type de sujet que participe à construire le modèle d’enseignement explicite.

La théorie des situations didactiques est un projet scientifique dans le champ de la didactique des mathématiques. En 1994, Guy Brousseau souligne le contenu politique de ce projet, qu’il considère comme inséparable d’une gestion démocratique de la production et de l’usage des savoirs.

[Si] on considère les savoirs, les connaissances et leur emploi, jamais l’écart entre les hommes ou les sociétés n’a été plus grand qu’aujourd’hui dans le monde. Jamais autant de problèmes graves pour l’avenir de l’humanité n’ont autant dépendu de la transmission rapide d’informations complexes à des populations aussi nombreuses et aussi variées et jamais les obstacles non techniques à cette diffusion n’ont apparu [sic] plus clairement.

Il est plus important que jamais de partager le contrôle des affaires des hommes entre tous les hommes. Ce contrôle exige un minimum de modes de pensées qui doivent être communs; leur élaboration, leur diffusion, leur acceptation et leur usage dépendent d’inter-assujettissements qui sont l’objet de la didactique au sens le plus large. Le partage de la responsabilité dans la diffusion de cette culture commune apparaît aussi comme une condition primordiale d’une société qui veut respecter la dignité humaine.

Brousseau, 1994, p. 2

Dans ce qui suit, et partant du partage du contrôle des institutions humaines souligné par Guy Brousseau comme exigence de notre époque, nous analysons plus spécifiquement la forme que peut prendre ce partage dans la situation didactique en classe de mathématiques.

Dans la théorie des situations didactiques, la situation adidactique est le milieu artificiel dans lequel est plongé l’élève et où celui-ci est appelé à faire des choix (Bessot, 2004), non en fonction de la volonté de la personne enseignante, mais en réponse aux exigences du milieu. La notion de dévolution rend compte du transfert de responsabilité de la personne enseignante à l’élève en ce qui concerne la production de connaissances. Ainsi, « le maître cherche à faire dévolution à l’élève d’une situation adidactique qui provoque chez lui l’interaction la plus indépendante et la plus féconde possible. » (Brousseau, 1986, p. 50). Dans cette interaction d’un sujet avec un milieu, le milieu, source de déséquilibre et producteur de connaissances, doit comporter les contraintes nécessaires pour offrir au sujet une rétroaction sur la justesse et la pertinence des connaissances qu’il met en oeuvre dans la situation (Giroux, 2008) afin qu’émergent des objets mathématiques en tant qu’outils nécessaires à la résolution des problèmes posés (Barallobres, 2009). « L’élève acquiert ces connaissances par diverses formes d’adaptation aux contraintes de son environnement » (Brousseau, 1990, p. 324). Les situations adidactiques sont construites de telle façon que l’élève puisse faire des choix à l’intérieur des contraintes de la situation. La relation de l’élève à la situation adidactique dans laquelle il est plongé est d’abord celle d’une dépendance aux exigences de la situation. Or, cette relation, pour que l’élève apprenne, doit se transformer dans le sens d’une prise de contrôle progressive vis-à-vis de la situation proposée. L’enjeu de la dévolution est l’instauration d’un rapport de savoir à la situation adidactique, auquel moment l’élève est rendu capable d’utiliser les connaissances acquises pour transformer la situation (Conne, 1992). L’élève acquiert alors du contrôle sur la situation (alors que le contrôle se trouvait auparavant du côté de la situation, par l’imposition de ses contraintes) en reconnaissant les connaissances comme légitimes, en tant qu’outils pour agir sur la situation. « L’enseignement a pour objectif principal le fonctionnement de la connaissance comme production libre de l’élève dans ses rapports avec un milieu adidactique » (Brousseau, 1990, p. 324), production libre c’est-à-dire comme réponse aux contraintes gérée par le sens.

Au sein de la situation didactique, la position attendue de l’élève en tant que sujet didactique est donc celle d’un certain niveau d’émancipation par rapport au discours et à l’action de la personne enseignante. Cette émancipation relative est nécessaire pour qu’advienne, dans la situation adidactique, une rencontre directe entre l’élève et un savoir qui le dépasse, mais qu’il devra s’approprier. Cette émancipation concerne tout à la fois le rapport de domination où le sujet est privé de la création de sens en même temps que le contenu du discours lui-même : ce contenu et les savoirs qu’il intègre, bien qu’ils préexistent à la situation didactique, sont transformés par l’appropriation des élèves. Le pouvoir de création et d’appropriation apparaît comme fondamental dans la théorie des situations didactiques et rappelle en cela la théorie de l’autonomie de Cornelius Castoriadis.

La vérité propre du sujet est toujours participation à une vérité qui le dépasse, qui s’enracine et l’enracine finalement dans la société et dans l’histoire, lors même que le sujet réalise son autonomie. […] Si le problème de l’autonomie est que le sujet rencontre en lui-même un sens qui n’est pas sien et qu’il a à le transformer en l’utilisant, si l’autonomie est ce rapport dans lequel les autres sont toujours présents comme altérité et comme ipséité du sujet – alors l’autonomie n’est concevable, déjà philosophiquement, que comme un problème et un rapport social.

Castoriadis, 1975, p. 158-159

Dans la situation adidactique, les contraintes incitent le sujet à reconnaître la présence de pratiques et d’institutions mathématiques en tant qu’altérité, mais la nécessité de faire des choix et l’utilisation de savoirs produits par d’autres pour faire avancer la situation permettent en même temps de s’approprier les savoirs, de les faire siens dans ce que Castoriadis nomme un « mouvement de reprise » (Castoriadis, 1975, p. 154). Cette utilisation de savoirs institués en transforme le sens; par cette utilisation, l’élève fait l’expérience singulière et vivante de ce que ces savoirs contiennent (Sarrazy, 2015).

L’élève se constitue alors, toujours de manière relative, comme sujet autonome, au sens de Castoriadis, où l’autonomie vise à se défaire de la domination par le discours d’un autre.

Un discours qui est mien est un discours qui a nié le discours de l’Autre; qui l’a nié, non pas nécessairement dans son contenu, mais en tant qu’il est discours de l’Autre; autrement dit, qui, en explicitant à la fois l’origine et le sens de ce discours, l’a nié ou affirmé en connaissance de cause, en rapportant son sens à ce qui se constitue comme la vérité propre du sujet – comme ma vérité propre.

Castoriadis, 1975, p. 151

Encore une fois, le potentiel de création et de production de sens, nourri par les interactions avec les contraintes de la situation, apparaît comme fondamental dans la conception de l’apprentissage que propose la théorie des situations didactiques. L’imposition du discours de l’Autre est rejetée en tant que le sens du discours est affirmé par le sujet et rapporté à sa vérité propre.

L’importance de la création et le concept de dévolution dans la théorie des situations didactiques obligent à rejeter une « programmabilité » de la transmission des savoirs (Chopin, 2006) pour laisser une place à l’imprévisible et à l’inattendu dans l’institution de la classe. La rencontre de l’élève avec le savoir dans la situation adidactique, parce qu’elle transforme les significations et les rapports personnels passés à ce savoir et aux autres savoirs, ne peut pas être fixée à l’avance. La transmission de connaissances, loin d’être une activité aveugle, ne peut être non plus entièrement définie par avance. D’ailleurs, l’acceptation par l’élève du rôle qui est déterminé pour lui dans la situation adidactique n’est jamais assurée (Esmenjaud-Genestoux, 2008).

Élever un enfant (que ce soit comme parent ou comme pédagogue) peut être fait dans une conscience et une lucidité plus ou moins grandes, mais il est par définition exclu que cela puisse se faire à partir d’une élucidation totale de l’être de l’enfant et du rapport pédagogique.

Castoriadis, 1975, p. 108

Pour Castoriadis, l’éducation, comme les autres activités humaines les plus élevées et les plus lourdes de conséquences, appartient à ces activités qui, bien qu’elles soient conscientes, ne peuvent garantir rationnellement ni leurs fondements ni leurs résultats. Ces activités appartiennent au domaine du faire, ne reposant sur aucune certitude ultime, et se distinguant par là d’activités purement rationnelles qui reposeraient sur un savoir exhaustif ou pratiquement exhaustif pour répondre aux questions qui pourraient émerger de la pratique. Ce dernier type d’activité purement rationnelle s’approche, pour Castoriadis, de la technique où « l’action se bornerait à poser dans la réalité les moyens des fins qu’elle vise, à établir les causes qui amèneraient les résultats voulus » (Castoriadis, 1975, p. 107). Bien peu d’activités humaines y correspondent pourtant.

Bernard Sarrazy (2015) soutient que l’activité d’apprentissage implique des manifestations de débordement et l’expérience de la transgression dans la classe. Encore plus radicalement, les élèves peuvent décider de ne pas apprendre, ou en tout cas de ne pas apprendre selon le projet prévu. La personne enseignante, dans la théorie des situations didactiques, contrôle l’aménagement du milieu pour inciter à certaines interactions entre l’élève et le savoir et non ces interactions elles-mêmes ou les connaissances qu’elles permettent de produire (Giroux, 2008). L’entreprise d’éducation comporte toujours une large part d’inattendu et de contingence. Cette part d’inattendu et de contingence ne relève pas d’une ignorance qui pourrait éventuellement être levée par l’élaboration de nouveaux savoirs : le travail sur les significations dans le processus d’enseignement-apprentissage, puisqu’il continue et qu’il modifie les significations passées, empêche de clore le rapport pédagogique. La contribution majeure de Castoriadis, à laquelle renvoie cette part d’inattendu, c’est d’avoir montré qu’aucune théorie ne pourra jamais être exhaustive parce que l’activité humaine peut toujours faire surgir du nouveau (Martuccelli, 2002).

Ainsi, la théorie des situations didactiques tend à montrer qu’on ne peut accomplir le travail d’élucidation à la place des élèves : c’est à eux de le faire. Ce qui est visé par la transmission et par l’enseignement, ce n’est pas la pure reproduction du même, c’est plutôt la « re-production de l’expérience » (Sarrazy, 2015), un usage, une appropriation, une manière de faire. Cette appropriation, ce sens du savoir rapporté à soi, il n’est pas possible de la transmettre directement par le discours : c’est à l’élève de faire cet usage dans le processus de dévolution. Pour autant, ceci ne disqualifie pas à tous égards l’ostension en tant qu’explication démonstrative d’un contenu du savoir par le discours : il s’agit seulement de reconnaître que cette monstration est largement insuffisante à l’appropriation par les élèves. « Le caractère indicible de ce qui doit être appris me paraît assez souvent sous-estimé (alors que j’aurais tendance à le placer à l’origine des didactiques) » (Sarrazy, 2007, p. 34). La relation d’enseignement exige alors de communiquer le savoir sans le dévoiler (Brousseau, 1990, p. 325).

Dans l’interprétation de l’apprentissage développée jusqu’ici, ce n’est pas l’origine du discours sur le savoir (que celui-ci vienne de l’élève ou de la personne enseignante) qui est fondamental. Ce qui importe, c’est ce que l’élève peut faire de ce discours, les conditions didactiques et sociales permettant sa transformation et son appropriation en un discours propre au sujet, toujours à l’intérieur de certaines contraintes. L’apprentissage « exige de l’élève une création singulière correspondant à un usage nouveau, mais conforme aux règles mathématiques acceptées » (Sarrazy, 2015, p. 7). Au sein de la classe, l’élève qui accepte d’être « créateur » et « auteur » dans l’activité mathématique se pose comme sujet autonome dont la liberté n’est envisageable que dans le cadre d’une culture et d’une histoire collectives, c’est-à-dire envisageable seulement par l’interaction avec certaines contraintes (Sarrazy, 2015). La règle agit comme une norme permettant aux élèves d’évaluer et de juger leur action : elle autorise certaines décisions et en interdit d’autres. La signification de la règle apparaît alors dans l’usage qui en est fait dans une situation donnée (Sarrazy, 2015).

C’est donc non seulement par l’interaction avec une culture et une histoire mathématiques que se constitue l’élève en tant que sujet mathématique, mais c’est également par les interactions avec d’autres sujets, dans l’institution sociale qu’est la classe.

Il existe ainsi une dépendance nécessaire de l’apprentissage à l’enseignement, d’abord parce que la forme symbolique à transmettre condense une expérience et une conceptualisation transcendantes au seul individu (pourrait-on apprendre l’heure, c’est-à-dire lire l’heure et rapporter sa propre activité à la norme de l’horloge, sans quelqu’un pour nous faire apprendre, et sans des jeux sociaux dans lesquels la connaissance et l’usage de l’heure sont nécessaires?), ensuite parce que ce que l’élève va pouvoir réussir et comprendre de et avec cette forme symbolique dépend étroitement de la manière dont le milieu-problème aura été construit par l’élève et le professeur (processus de mésogénèse), dans sa relation au contrat didactique.

Sensevy, 2015, p. 115

Le développement de connaissances, puisqu’il a toujours cours, à l’école et ailleurs, dans des situations partagées, n’appartient pas à un sujet pris isolément. Ce qui est en jeu, selon Conne (1992), c’est la communauté de notre connaissance qui transite par des situations de référence commune, par un partage de savoirs. Une « situation est toujours sociale, mettant en co-présence (effective autant qu’évoquée) plusieurs individus, plusieurs connaissances » (Conne, 1992, p. 250). Sont présents dans la situation les autres élèves de la classe et la personne enseignante ainsi que la communauté des mathématiques. Penser l’apprentissage et l’enseignement, c’est donc, dans une perspective didactique, « construire une conception institutionnelle de la cognition » (Sensevy, 1998, p. 32), c’est étudier l’institution de la classe.

Ainsi, le remplacement du discours de l’autre par celui propre au sujet ne signifie pas pour autant que ce discours propre à soi soit un discours individuel. L’apprentissage est envisagé « comme un réseau de liens cognitifs entre élèves » (Sensevy, 1998, p. 235), où l’institution de la classe agit sur ses sujets non seulement en désignant les objets d’apprentissage, mais aussi en instaurant certains rapports avec les objets de savoirs. L’élève n’est pas « un pur sujet épistémique qui résoudrait des problèmes à la manière d’un ordinateur, en effectuant des choix rationnels : l’élève apparaît plutôt comme un agent dont les comportements s’expliquent en référence aux sédimentations laissées par son histoire vécue dans l’institution de la classe » (Sensevy, 1998, p. 31). La notion de contrat didactique, constitué des comportements de la personne enseignante attendus par les élèves et des comportements des élèves attendus par la personne enseignante, permet alors de comprendre la pratique des élèves dans la classe. C’est cette même notion qui peut permettre de penser les changements potentiels à cette pratique. « Le cognitif ne sera pas considéré comme propriété de l’élève – du sujet – mais comme constitué par les habitus de la pratique scolaire telle qu’elle s’inscrit dans le travail d’institution qui s’opère dans la classe, et qui va forger, au sein d’une phénoménologie spécifique, les dispositions scolaires » (Sensevy, 1998, p. 34).

Le contrat didactique instaure donc certains types de pratiques et de dispositions scolaires et certains rapports des élèves aux savoirs. En transgressant le contrat classique que Sarrazy (2015) désigne par ces mots : « je t’enseigne, c’est-à-dire je te montre ou je te dis ce que tu dois apprendre et comment tu dois le faire. Et toi, tu apprends, c’est-à-dire que tu reproduis ce que je t’ai dit ou montré » (p. 6), l’apprentissage interroge nécessairement les règles, les contraintes et les savoirs qui régissent l’action. La classe est le monde commun où les élèves et la personne enseignante se rencontrent en tant que sujets didactiques pour communiquer autour de normes et de principes mathématiques : les échanges et les interactions construisent une interprétation commune de la situation. L’abandon de méthodes bien maîtrisées, mais reconnues comme moins efficaces et « l’adoption de formes convenues, choisies pour leurs performances particulièrement ajustées aux besoins du fonctionnement d’une institution, perm[et] un contrôle collectif et différé des actions entreprises en son nom » (Esmenjaud-Genestoux, 2008, p. 26). Contre « l’autonomisation et la dominance des institutions » (Castoriadis, 1975, p. 198) relativement au groupe, fondements de l’aliénation, l’apprentissage des élèves dans la théorie des situations didactiques implique un contrôle par les sujets formant le collectif des productions de l’institution mathématique de la classe.

L’engagement délibéré dans un processus d’appropriation du sens et des usages de savoirs fondés dans une culture et dans des institutions, l’imprévisibilité de la rencontre avec le savoir et l’espace de création dévolu à l’élève dans la situation adidactique apparaissent alors comme des conditions de l’apprentissage en tant que « création normative » (Sarrazy, 2015, p. 8) dans la théorie des situations didactiques. Le sujet didactique peut alors se constituer comme un sujet autonome dans ses relations à une histoire et à une culture collectives qui le dépassent, mais qu’il devra s’approprier (cette constitution comme sujet n’est toutefois jamais assurée). L’appropriation d’une histoire et d’une culture mathématiques, c’est, pour le collectif de la classe, l’adoption de savoirs reconnus comme utiles pour agir sur et dans l’institution didactique. L’autonomie des sujets se réalise donc par leur contrôle partagé de l’institution, transformant les institués en instituants (Sensevy, 2015).

2. Modèle et reproduction dans l’enseignement explicite

La lecture d’écrits scientifiques québécois emblématiques du courant de l’efficacité en éducation nous a permis de cerner les conceptions de l’apprentissage qu’implique le modèle d’enseignement explicite. Afin de faire apparaître certaines de leurs implications théoriques et idéologiques, ces écrits sont mis en dialogue avec le positionnement théorique développé dans la section précédente. Les travaux de Clermont Gauthier, de Steve Bissonnette et de Mario Richard ont été retenus parce qu’ils constituent des références concernant les pratiques et les écoles efficaces dans le contexte québécois. Il s’agit du groupe d’auteurs principal ayant diffusé et adapté pour le Québec les recherches sur l’efficacité, d’abord issues de pays anglo-saxons.

De manière générale, c’est une conception de l’apprentissage comme application et reproduction de savoirs directement transmissibles qui ressort de la lecture de ces textes.

Rosenshine (1986) indique qu’au départ, en enseignement explicite, l’enseignant modèlera ce qu’il faut faire devant les élèves, pour ensuite les accompagner en pratique dirigée afin qu’ils s’exercent à leur tour. Ils seront alors capables, en bout de course, d’accomplir la tâche, seuls, en pratique autonome.

Bissonnette et al., 2005, p. 109

Le contrôle des actions des élèves vise à assurer une application conforme au modèle présenté à l’étape du modelage. La séquence décrite dans l’extrait ci-dessus présume de faibles transformations entre le moment de la présentation du modèle par la personne enseignante et le moment du travail individuel par les élèves.

[L]’enseignant peut s’assurer que les élèves ne mettront pas en application des apprentissages mal compris, pouvant les conduire à développer des connaissances erronées.

Bissonnette et al., 2005, p. 111

L’espace d’interprétation par les élèves semble alors réduit à une compréhension juste ou erronée de ce que dicte la personne enseignante. Dans le modèle d’enseignement explicite, les élèves sont mis individuellement en contact avec le savoir, sans interventions directes de la personne enseignante, seulement après que cette dernière a observé un haut niveau de maîtrise de la tâche à réaliser. Le temps de travail individuel sert donc de perfectionnement, par la réalisation d’un nombre élevé d’exercices.

Plus encore, les auteurs présument du pouvoir effectif de contrôler les apprentissages des élèves et le développement de connaissances, et non pas seulement les conditions favorables aux apprentissages. La situation didactique semble alors entièrement transparente et le modèle théorique ne prévoit pas de place pour ce qui reste imprévisible dans la rencontre avec le savoir. Aucune « marge de contingence », aucun « degré de liberté » (Giroux, 2008, p. 8) pour l’action des élèves n’est alors prévu. Dans ce cadre, il semble que l’enseignement soit considéré comme une activité purement rationnelle au sens de Castoriadis (1975), c’est-à-dire une activité technique en ce qu’elle repose sur un savoir exhaustif où l’action se borne à poser dans la réalité les moyens des fins qu’elle vise.

Après la présentation de la matière, l’enseignant propose aux élèves des exercices à réaliser sous sa supervision. Cette forme de pratique guidée aide les élèves à vérifier, à ajuster, à consolider et à approfondir leur compréhension de l’apprentissage en cours. […] L’enseignant délaisse la pratique guidée pour la pratique autonome (exercices individuels) lorsqu’il est assuré que les élèves ont atteint un niveau de maîtrise élevé de la matière à apprendre. La pratique autonome permet à l’élève de parfaire, seul, sa compréhension dans l’action, jusqu’à l’obtention d’un niveau de maîtrise de l’apprentissage le plus élevé possible.

Bissonnette, 2008, p. 88

Dans l’extrait ci-dessus, la responsabilité de la production des connaissances reste entre les mains du maître, limitant la possibilité d’une rencontre directe entre les élèves et le savoir. Les élèves ne se voient pas reconnaître d’espace de création de sens ou d’émancipation par rapport au discours de la personne enseignante, et, pour emprunter les mots de Castoriadis, ils restent dominés par le discours de l’Autre.

L’enseignant, lors de la pratique autonome, observe constamment la performance des élèves pour être bien certain que des erreurs ne soient pas intériorisées et généralisées. Il faut donc donner au début un aperçu de la tâche à exécuter et du soutien. Ensuite, les élèves pratiquent (quand cela est pertinent) jusqu’à l’automatisation, soit un taux de 95 % de réussite.

Gauthier et al., 2007a, p. 376

La maîtrise du savoir enseigné, dans le cadre de la pratique autonome, est opérée par répétition. Dans le contrat didactique de l’enseignement explicite, les productions des élèves sont strictement pensées en référence au modèle, soit à la réponse attendue et détenue par la personne enseignante. Ces productions ne peuvent être acceptées que si elles sont conformes au modèle : plus encore, elles visent à être remplacées par le modèle lui-même. La parole de la personne enseignante se substitue constamment à celle de l’élève et, par ce mouvement, « ce [que l’élève] a fait lui devient étranger » (Sensevy, 1998, p. 98) : il est aliéné à son propre travail, à son propre sens. Cette aliénation est bien celle de Castoriadis (1975), identifiée comme domination du sujet par le discours de l’autre. C’est la clôture du sujet autour des significations instituées en même temps que la clôture du monde dans lequel les institutions sont étrangères aux sujets (Martuccelli, 2002).

[Si] l’élève reste confiné dans la position d’attente, qui repose fondamentalement sur une étrangeté foncière du savoir – celui-ci m’est étranger, c’est le maître qui m’indique la route dans un paysage que je ne saurais avoir le temps d’explorer —, lui seront interdits les gestes de l’étude par lesquels le savoir autre est désaliéné

Sensevy, 1998, p. 61

Cette position d’attente ne concerne pas l’action ou l’inaction de l’élève, mais bien le contenu de cette action et sa dépendance à la personne enseignante. L’action que propose le modèle d’enseignement explicite pour les élèves vise à reproduire le modèle. Or, cette activité de reproduction reste entièrement dépendante de la validation par la personne enseignante.

Par ailleurs, la didactique des mathématiques a montré la nécessité de fonder la connaissance des objets de savoir sur les expériences humaines qui ont produit ces objets (Mercier, 1999). De ce point de vue, ce qui est visé par l’enseignement, c’est la « re-production » de l’expérience, « non au sens de la copie, de la répétition de ce que l’enseignant a dit ou montré, mais bien au sens d’une production nouvelle dans une situation nouvelle » (Sarrazy, 2015, p. 9). Ce travail est celui d’un « mouvement de reprise » (Castoriadis, 1975, p. 154) où le sens du savoir est affirmé par le sujet et rapporté à soi, non comme application et automatisation, mais comme création. Celle-ci suppose la production d’un usage nouveau, d’un rapport encore non élaboré au savoir dans l’institution de la classe (Sarrazy, 2015). Cette création prend sa valeur de l’utilité qu’elle présente pour faire face à la situation et à ses contraintes. Les élèves peuvent alors agir sur les règles et les contraintes de l’institution didactique comme réponse à ses besoins de fonctionnement, en adoptant des formes convenues, s’inscrivant par là dans la communauté et l’histoire des mathématiques.

L’autonomie, c’est donc le risque : accepter de vivre dans des institutions dont nous savons la part de contingence, parce que nous la travaillons. Conscience de cette contingence, puissance sur cette contingence. L’élève autonome : même si son action est nécessitée par les contraintes qui pèsent sur lui, il a conscience que les institutions dans lesquelles il apprend – et qui sont les réifications de ces contraintes – pourraient être autres, et il a la puissance, et la volonté de puissance, de les changer, et de changer avec elles.

Sensevy, 1998, p. 257

Or, le modèle de l’enseignement explicite ne semble pas considérer les expériences humaines qui ont produit les savoirs dans le travail visant l’élaboration des connaissances en classe, réduisant par là la possibilité pour les élèves de s’inscrire dans la communauté et dans l’histoire des mathématiques. L’extrait qui suit vise à en rendre compte. Il est tiré d’un exemple de leçon portant sur la détermination de la valeur numérique d’une expression algébrique dans un ouvrage sur le modèle d’enseignement explicite destiné aux enseignants et aux enseignantes ainsi qu’aux personnes en formation à l’enseignement (Gauthier et al., 2013, p. 288-290). Cet ouvrage a été choisi parce qu’il a été rédigé par le groupe d’auteurs dont les textes scientifiques ont été analysés.

Figure 1

Gauthier et al., 2013, p. 288-290

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Il s’agit d’un exemple de leçon en annexe de l’ouvrage, le seul concernant un contenu mathématique. Les possibilités d’analyse concernant l’enseignement des mathématiques sont donc limitées. Reste qu’il est significatif que la seule proposition de leçon d’un contenu mathématique concerne l’apprentissage d’une « méthode » très simple et non un contenu plus complexe, comme une situation d’introduction à l’algèbre.

La présentation d’une méthode pour déterminer la valeur d’une expression algébrique est ici détachée de tout contexte initial, indépendant de tout problème. L’expression algébrique ne réfère à aucun domaine d’expérience interne ou externe aux mathématiques : il s’agit d’un travail décontextualisé, purement syntaxique (Barallobres, 2009). La situation d’enseignement présente la technique de détermination de la valeur numérique d’une expression algébrique comme la manipulation formelle de symboles mathématiques, sans que n’y soit rattaché de sens. Dans ce contexte, l’expression algébrique ne peut apparaître que comme un système de signes, comme une écriture symbolique et non comme une manière de produire un raisonnement. Dans l’exemple, l’expression algébrique est d’ailleurs définie comme « un ensemble de lettres et de nombres reliés entre eux par des signes indiquant les opérations à effectuer ». Même si on soutient que « les expressions algébriques permettent de représenter diverses choses comme des graphiques, des formules mathématiques ou des taux variables », cette fonction de représentation de l’algèbre pour résoudre un problème déterminé ne peut apparaître aux élèves. On propose uniquement de faire des calculs pour déterminer la valeur numérique de l’expression. Or, la nécessité de cette technique de calcul n’apparaît pas : on ne sait pas pourquoi on doit faire le calcul.

Par ailleurs, les contextes d’utilisation de détermination de la valeur d’une expression algébrique qui sont énumérés dans cet extrait ne semblent pas pertinents a priori. En effet, rien n’indique que, dans une situation particulière de la vie quotidienne, les élèves aient besoin de déterminer la valeur d’une expression algébrique pour calculer le coût d’un déplacement en taxi ou pour estimer un prix après l’application d’une réduction d’un certain pourcentage. Dans les contextes de la vie quotidienne, ce type de problèmes est très bien résolu à l’aide de connaissances arithmétiques. Ainsi, l’exemple présenté ne tient pas compte des contextes d’utilisation de l’algèbre dans le champ des mathématiques pour fonder la situation d’enseignement. De plus, ces contextes d’utilisation sont uniquement énumérés : ils n’apparaissent pas comme des « domaines d’expérience » (Barallobres, 2009), générant des questions pour lesquelles l’élaboration de représentations sur les expressions algébriques apparaîtrait comme un moyen efficace de réponse. Il semble que le discours de la personne enseignante est supposément suffisant à l’application du savoir par les élèves dans les contextes d’utilisation énumérés.

L’élaboration de connaissances sur les expressions algébriques n’est pas fondée sur les expériences qui ont produit ces savoirs, mais elle ne semble pas tenir compte non plus des rapports passés que les élèves entretiennent avec cet objet de savoir. À cet égard, l’étape de réactivation des connaissances préalables contient uniquement la question suivante : « Qu’avez-vous déjà vu, entendu ou fait en lien avec ce sujet? ». Aucun savoir ou aucun rapport passé aux savoirs en jeu ne semble devoir être convoqué spécifiquement pour que la situation puisse fonctionner. Dans ce contexte, l’utilité et la fonction de la question posée aux élèves ne sont pas claires.

En supposant qu’à la fin de l’activité, les élèves devraient être capables de trouver la valeur numérique de toute expression algébrique contenant une variable à laquelle on substituerait une valeur, les auteurs semblent envisager l’apprentissage à faire comme une simple mise en application, comme la reproduction du même. La présentation du savoir contiendrait déjà l’ensemble de ses usages et la réalisation de l’exercice serait la répétition à l’identique du modèle présenté. Ainsi, l’étape de la pratique guidée vise à faire réaliser des exercices semblables en s’appuyant sur les étapes de la méthode présentées sur une affiche. À l’étape de la pratique autonome, où les élèves doivent montrer leur capacité à faire seuls ce qui leur a été enseigné, la leçon précise ceci : « si les élèves arrivent à trouver la valeur des expressions, poursuivre avec une méthode pour l’addition d’expressions algébriques » (Gauthier et al., 2013, p. 290). Aucune indication n’est par ailleurs donnée sur les raisons qui feraient que la détermination de la valeur d’une expression algébrique constituerait une connaissance préalable à l’addition d’expressions algébriques. Plus encore, les situations d’enseignement semblent organisées comme une succession de méthodes à appliquer, en dehors de domaines d’expérience fondés sur le sens. La nécessité de se conformer au modèle dans le cadre de la pratique autonome rend impossible pour les élèves, du moins théoriquement, de reconnaître parmi les savoirs institués dans la classe le produit de leur travail collectif de création et d’institutionnalisation fondé sur le sens.

Dans le modèle de l’enseignement explicite, les actions des élèves ne peuvent être considérées comme étant encadrées et évaluées par des règles instituées ni comme participation à la collectivité d’humains qui fondent ces règles : les actions des élèves, plutôt dépendantes de la volonté du maître, sont soumises entièrement à l’évaluation et au jugement de ce dernier. Ainsi, la leçon prévoit de « vérifier les réponses des élèves. S’il y a des erreurs, reprendre le modelage et donner d’autres exercices » (Gauthier et al., 2013, p. 290). À la toute fin de la leçon, la personne enseignante est invitée à « questionner les élèves sur les principaux éléments à retenir. De quelle stratégie a-t-on parlé aujourd’hui? Pourquoi doit-on utiliser cette stratégie? Quand doit-on utiliser cette stratégie? Comment? » (Gauthier et al., 2013, p. 290). Ces questions sont identiques à celles qui organisent l’étape du modelage et il apparaît que les élèves sont appelés à rapporter l’information qui leur a préalablement été présentée. L’institution impose alors son interprétation de la situation en présumant que le travail des élèves se résume à la reproduction du modèle et en niant les jeux d’interprétation et de manipulation du savoir nécessaires à l’apprentissage. Les possibilités de questionnement des règles et des contraintes par les élèves y sont fortement réduites. Dans ce type d’organisation didactique, les objets mathématiques sont détachés de la pratique humaine qui en rend compte et sont « présentés comme des objets existant de toute éternité et indépendamment de tout problème, naturels » (Mercier, 1999, p. 10). Cette manière d’aborder les savoirs n’est pas sans conséquence : elle implique que les institutions qui encadrent l’activité mathématique dans la classe sont immuables et que l’action des élèves ne peut les transformer. Elle tend par là à nourrir une organisation autoritaire des pratiques mathématiques et des institutions didactiques.

Conclusion

Malgré leur tendance à opposer connaissance et intérêt (Gauthier et al., 2007a), les recherches scientifiques portant sur les pratiques efficaces, comme toutes les recherches portant sur les pratiques d’enseignement, ont un contenu politique. C’est notamment parce que l’apprentissage a partie liée avec la liberté.

[L’] enseignement ne peut être conçu sans l’élève, en fonction d’indicateurs qui seraient étrangers à ce dernier et qui l’alièneraient du fruit de son travail. L’élève qui apprend véritablement n’apprend pas dans le but de faire mesurer sa performance. Il apprend pour pouvoir agir. L’enseignement qui lui permet de le faire doit lui offrir la possibilité de construire les outils au service de son action et diversifier ses horizons d’apprentissage. Ultimement, l’éducation mène l’éduqué à s’émanciper de son éducateur, c’est-à-dire à devenir soi et libre.

Demers, 2016, p. 969

Devant la popularité grandissante du modèle d’enseignement explicite, à la fois dans les pratiques d’enseignement et dans les milieux de la recherche, nous avons défendu que ce modèle d’enseignement, en tant que principal dispositif pédagogique promu par le courant des recherches sur l’efficacité, risque de participer à un processus d’aliénation par lequel les sujets qui contribuent aux institutions didactiques ne peuvent reconnaître les connaissances mathématiques qui y sont élaborées comme le produit de leur propre travail. Cette forme spécifique de l’aliénation que nous pourrions nommer « aliénation didactique » repose, d’une part, sur l’idéal de contrôle total de la situation d’enseignement, par lequel la production de connaissances et le déroulement de la situation resteraient à la charge complète de la personne enseignante et, d’autre part, sur l’apprentissage envisagé comme mise en application directe des savoirs enseignés. Ainsi, le modèle d’enseignement explicite favorise un espace réduit pour l’action des élèves, celle-ci relevant d’une simple reproduction. Les rapports entre les élèves et le savoir y étant fortement médié par le discours de la personne enseignante, il apparaît particulièrement difficile de reconnaître dans les objets mathématiques enseignés les pratiques humaines qui les fondent ainsi que le travail de création nécessaire à leur rencontre. De cette manière, les recherches associées à l’efficacité en éducation risquent de participer à construire des sujets didactiques aliénés de leur propre travail, ces derniers ne pouvant envisager leur pratique comme participation à la communauté des mathématiques, soumis aux intérêts de reproduction d’institutions qu’ils ne peuvent contrôler.