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Introduction

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs organisations internationales ayant vu le jour ont occupé une place importante dans les arènes économique, politique et culturelle. On songe aux institutions de Bretton Woods, comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM), à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et, à une échelle plus réduite, la Communauté européenne (CE). On doit ajouter à cette courte liste des fondations et des organisations philanthropiques au rayon d’action mondialisé ainsi que des entreprises privées, comme McKinsey & Company et Pearson Education, qui ont des ramifications un peu partout.

Ces organisations sont de puissants agents dans la coordination internationale des politiques économiques. Même si seule l’UNESCO a reçu d’entrée de jeu une mission de promotion de l’éducation, ces organisations ont débordé le champ économique pour consacrer une grande attention à l’éducation, qui leur est apparue comme un facteur de développement économique de première importance. À cet égard, l’OCDE représente un cas de figure intéressant. Dans ce texte, nous discutons du discours de l’OCDE, des outils de connaissance qu’elle a développés, des réseaux qu’elle a mis sur pied, puis des effets combinés de ces réseaux sur les politiques éducatives nationales. Nous entendons montrer que l’OCDE contribue à la dénationalisation des politiques éducatives et entend faire évoluer le curriculum des pays membres suivant les impératifs du développement économique mondialisé, envisagé comme l’horizon indépassable des sociétés postnationales. Il y a là une sorte de fatalité qu’on ne peut remettre en cause. En conclusion, nous discutons de cette dénationalisation et du paradigme fonctionaliste de l’adaptation.

Certes, l’OCDE n’impose rien aux États membres; elle n’a aucun pouvoir sur eux et n’exerce que de l’influence, un pouvoir « soft ». Elle puise une grande part de son expertise dans la haute fonction publique, les universités et les centres de recherche, publics ou privés, des pays membres; souvent, ses programmes sont une réponse à des demandes de ses membres. Il ne faut donc pas la percevoir comme une instance surplombante qui imposerait aux États nationaux des politiques étrangères ou même coloniales. L’action de l’OCDE est plus diffuse et s’imbrique dans les dynamiques de politiques publiques nationales. Mais, ainsi qu’on tentera de le montrer, elle produit quelque chose qu’aucun pays ne peut réaliser seul : elle internationalise des enjeux de politique éducative, les situe dans un cadre conceptuel transnational; elle a développé une panoplie d’indicateurs et des outils d’analyse comparative qui génèrent des standards auxquels tous acceptent de se mesurer, s’imposant ainsi des épreuves. Elle est en voie d’internationaliser un curriculum axé sur les compétences requises pour le 21e siècle. En somme, même si les États‑nations demeurent souverains, même s’ils s’approprient différemment les prescriptions de l’OCDE, cette dernière structure et internationalise les enjeux éducatifs contemporains.

1. Boîte à outils conceptuels

Notre posture se veut critique. Cela signifie une volonté de prise de distance avec le monde apparent, le sens commun et les institutions dominantes. La critique est inséparable d’une référence au bien commun et à la justice. L’éducation et le savoir sont dans ce texte saisis comme biens communs et éléments de premier ordre de la justice sociale. C’est l’apport de Boltanski et Thévenot (1991) que de pluraliser les mondes communs et les régimes de justice, tout en soulignant que c’est cette pluralité qui rend possible la critique.

Il est important d’analyser le travail sémantique des institutions, qui construisent la réalité sociale qu’elles désirent transformer. Cependant, toutes les institutions n’ont pas la même capacité ni la même influence pour dire ce qu’est la réalité et ce qu’elle doit être en matière d’éducation. Certaines ont un pouvoir de définition plus grand que d’autres, des outils au rayon d’action plus grand que d’autres, des réseaux d’expertise plus étendus que d’autres. À cet égard, l’OCDE jouit d’un statut qui est objet d’étude depuis quelques décennies (par exemple, Martens et al. 2007; Bierber et Martens, 2011; Godin, 2004).

Nous nous inspirons de la sociologie pragmatique développée par Boltanski et Thévenot et appliquée à l’analyse du Nouvel Esprit du Capitalisme (1999). Ce courant de la sociologie critique met l’accent sur une obligation pour les acteurs de justifier moralement leurs actions, de construire des accords et de se mesurer aux exigences d’un ou de régimes de justice dans une recherche de grandeur légitime.

C’est le discours institutionnel en tant que justification morale, cognitive et pragmatique (Suchman, 1995) qui nous intéresse, ainsi que les outils qui en sont les prolongements et qui structurent les épreuves auxquelles les systèmes éducatifs des pays membres acceptent de se soumettre. Ce discours présente des caractéristiques particulières que nous détaillons plus loin. Aussi, notre analyse porte sur plusieurs décennies, question de montrer qu’il évolue dans le temps et qu’il intègre de nouvelles références, sans pour autant perdre sa dominante économique néolibérale. Ces références sont caractérisées en fonction des diverses cités (marchande, industrielle et civique notamment) proposées par Boltanski et Thévenot (1991).

Dans la sociologie de l’action publique (Lascousmes et Le Galès, 2004 et 2007), Muller, 1990/2010; Muller et Surel, 1998) et le néo-institutionnalisme sociologique (Meyer et Rowan, 2006; Campbell, 2004), nous puisons les notions de référentiel politique publique, d’outils et de changement institutionnel. Ces notions permettent d’étudier le cadre cognitif d’une politique ou d’une action publique, les discours qui la légitiment et les transformations qu’elle subit en cours de mise en oeuvre. Elles permettent aussi de s’interroger sur les dimensions de la légitimité et de l’efficacité d’une politique.

Nous considérons que l’OCDE est engagée dans une entreprise de changement institutionnel de l’éducation et, qu’à cette fin, elle produit un discours de justification. Nous entendons par changement institutionnel toute modification (incrémentale, évolutive ou révolutionnaire), dans des règles formelles ou informelles, des mécanismes de surveillance ou d’imposition et des systèmes de signification qui définissent le contexte dans lequel des individus, des groupes et des organisations opèrent les uns avec les autres et interagissent (Campbell, 2004, p. 1).

Dans ce texte, nous souhaitons montrer que, loin de se marginaliser avec le temps, le discours éducatif de l’OCDE s’est amplifié et décliné de telle sorte qu’il constitue un projet de changement institutionnel d’envergure, touchant toutes les dimensions et tous les niveaux de l’institution éducative.

Reconnaissons aussi que l’OCDE n’a pas élaboré elle-même la théorie du capital humain et que celle du capital social n’est pas non plus de son invention, quoiqu’il faille constater que l’OCDE a travaillé assez tôt à nommer l’économie du savoir et à en mesurer les principales dimensions. Elle a aussi joué un rôle important dans la construction d’un ensemble d’indicateurs de résultats, essentiels au Nouveau Management Public (NMP). Si elle n’est pas à l’origine, en matière curriculaire, des designs par compétences, elle a néanmoins décliné celles-ci en fonction des besoins de l’économie du savoir. On doit donc la considérer, en matière de changement institutionnel, comme ayant fait oeuvre d’intégration d’éléments pour une part déjà existants, comme ayant fabriqué de la cohérence dans un bricolage d’éléments de diagnostic, d’orientations et de remèdes. Elle a légitimé et amplifié un programme de changement que les pays membres se sont approprié de diverses manières et suivant leurs choix stratégiques.

Les écrits de Dardot et Laval (2009) sur le néolibéralisme nous sont utiles pour cerner et comprendre le cadre de pensée de l’OCDE. « Raison du capitalisme contemporain », selon ces auteurs, « le néolibéralisme peut se définir comme l’ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs qui déterminent un nouveau mode de gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence » (2009, p. 6). La notion de néolibéralisme a évolué dans le temps et s’est différenciée. Deux courants la caractérisent. Le premier, associé à l’école économique de Chicago, voit dans le marché une réalité naturelle qui assure l’allocation optimale des ressources et qu’il faut « laisser à elle-même pour obtenir équilibre, stabilité et croissance » (p. 7). Le néolibéralisme justifie ainsi le retrait de l’État de toute intervention dans l’économie. La seconde acception, au contraire, estime que l’État doit intervenir pour organiser, faciliter et stimuler la concurrence : « cette idée que les règles sont nécessaires au bon fonctionnement de la concurrence est précisément au coeur du néolibéralisme » (p. 11). C’est cette acception que Dardot et Laval retiennent : pour eux, « non seulement l’État n’a pas disparu, non seulement il s’est mis au service des entreprises, mais il s’est lui-même mué en un gouvernement de type entrepreneurial » (p. 12). Nous retenons cette seconde acception du néolibéralisme.

Dardot et Laval (2009) vont plus loin. S’inspirant de la pensée foucaldienne, ils appréhendent le néolibéralisme comme une « rationalité » qui « tend à structurer et organiser, non seulement l’action des gouvernants, mais jusqu’à la conduite des gouvernés eux-mêmes » (p. 15). Cette rationalité serait « gouvernementale », au sens de « l’activité qui consiste à régir la conduite des hommes dans un cadre et avec des instruments étatiques » (p. 14). Cette « conduite de la conduite » des hommes opère dans des domaines différents, notamment à l’école. Si elle produit et inculque une discipline, elle vise ultimement à l’autogouvernement de l’individu, qui finit par accepter le marché, la concurrence et l’entrepreneuriat de soi comme principes généraux de la vie individuelle et collective. C’est ce que Robertson (2012) nomme l’agentivité néolibérale : cette subjectivité appropriée à l’économie du savoir mondialisé et à l’ensemble des univers sociaux de plus en plus marqués au coin de la concurrence. Parce qu’elle s’insère dans une vision productive de la subjectivité néolibérale, cette conception du néolibéralisme permet de mieux saisir comment opère le processus de dénationalisation.

Il importe de bien cerner la notion de dénationalisation : elle ne signifie pas le retrait de l’État national d’un champ d’intervention comme l’éducation; elle pointe plutôt vers l’existence de processus d’imbrication du national et du mondial, qui impliquent que l’échelon national n’est plus le seul à déterminer la direction et l’évolution de son champ éducatif. Car, ainsi que Sassen (2004) le montre, les processus de dénationalisation ne peuvent se réaliser qu’avec une certaine collaboration de l’État national. Pris au piège, ou acceptant la concurrence économique mondiale et ses conséquences pour l’ensemble des champs sociaux nationaux, il participe à l’imbrication des échelons mondial et national, et s’ouvre à l’interférence du global et à la pénétration de son régime de vérité et de justice (Lingard et Rawolle, 2011). Il finit par accepter les critères de jugement à prétention universaliste de l’échelon mondial. On le verra plus après, cela est exemplifié par le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), son émergence, son expansion et ses effets.

Méthodologie

L’OCDE a produit au fil des ans divers types de documents, et ce, en grande quantité. Ces types de production ont évolué dans le temps, révélant un changement dans les modes de production intellectuelle et dans les relations entre l’OCDE et les pays membres. Elle a d’abord été reconnue pour ses révisions de politiques éducatives nationales, pour lesquelles plusieurs pays membres se portaient volontaires, y voyant l’occasion de légitimer des réformes envisagées. Les données quantitatives utilisées dans ce cadre provenaient des pays membres. Puis, à compter des années 1990, l’OCDE a pris un tournant comparatif en développant un important programme d’indicateurs (International Indicators of Educational systems, INES, créé en 1988) et le PISA. Elle définit le cadre conceptuel que les pays membres doivent respecter et construit elle-même les bases de données requises pour ses analyses. Cela a donné naissance à de nombreuses publications comparatives et quantitatives. Au cours des dernières décennies, les rapports dits thématiques se sont aussi développés et ont connu une certaine popularité auprès des pays membres. Dans ce cas, c’est l’OCDE qui choisit les thèmes, construit le cadre conceptuel, s’assure de la comparabilité des données et définit les standards (benchmarks). Cette évolution révèle un leadership de l’OCDE dans la construction d’un cadre intellectuel international, amenant chaque pays membre à y situer son rendement et sa contribution sur le plan des politiques et des pratiques efficaces. Sur le plan méthodologique, notre analyse du discours de l’OCDE couvre principalement les trois dernières décennies, soit celles qui ont témoigné du virage néolibéral des sociétés occidentales. Elle fait l’économie des révisions de politiques nationales et des rapports techniques, et se centre sur des rapports plus généraux et théoriques, ainsi que des rapports thématiques pertinents en référence aux politiques éducatives les plus prégnantes. La liste de ces documents apparaît à la fin de ce texte. Il y a aussi une très abondante littérature portant sur l’OCDE, notamment sur le PISA et d’autres outils quantitatifs (par exemple, le Teaching and Learning International Survey, ou TALIS). Nous avons aussi analysé une partie de cette littérature, notamment celle qui permettait d’apporter un éclairage historique à notre démarche d’analyse.

2. La forme du discours de l’OCDE

Le discours de l’OCDE présente des caractéristiques particulières. Premièrement, il est exprimé de manière générale, sans paraître reproduire le point de vue ou l’idéologie d’un pays particulier. Il ne cherche pas à prendre en compte, sinon de manière minimale, les contextes de chaque pays, car une trop grande contextualisation empêche toute approche transversale et toute comparaison, chaque cas étant en quelque sorte enfermé dans sa particularité. Il faut donc, pour être entendu et accepté, que ce discours se situe de manière générale, ce que l’OCDE tente de légitimer en s’appuyant sur la science économique (théories du capital humain et analyses quantitatives sophistiquées produisant des données présentées comme probantes), sur les théories du management des dernières décennies et, en éducation, sur les évaluations des apprentissages, les données dites probantes sur ce qui fonctionne (What Works), ou encore sur la psychologie cognitive et les neurosciences. Ces savoirs scientifiques et ces études fournissent le cadre cognitif qui peut prétendre à une certaine généralité ou universalité.

Deuxièmement, le discours de l’OCDE s’appuie sur des outils de connaissance – par exemple le PISA – qui prétendent produire des états de réalité objective, qu’ils expriment en nombres, en tableaux statistiques, en graphiques et en figures. Les productions de l’OCDE ont une dimension scientifique accessible à des décideurs politiques, à des journalistes et à tout profane intéressé.

Troisièmement, le discours de l’OCDE dépasse les simples descriptions et analyses des situations; il amalgame les registres cognitif et normatif. La science qu’elle prétend pratiquer sert ainsi à fonder une vision du monde et à légitimer un ensemble de réformes qui apparaissent comme nécessaires, si l’on veut de manière rationnelle améliorer sa performance nationale, et ainsi bien se positionner dans l’ordre mondial. En lien direct avec ce discours et ces données quantitatives se dessine un ensemble de critères de jugement de qualité qui se généralisent et s’universalisent. Ces critères sont reconnus et utilisés par les gouvernements nationaux pour justifier leurs politiques. Ainsi, ces derniers situent leurs actions dans un contexte plus large que le contexte national et y laissent pénétrer une perspective, un oeil global que, par ailleurs, des médias locaux n’hésitent pas à diffuser.

Ces trois caractéristiques formelles du discours de l’OCDE ont deux conséquences importantes. Tout d’abord, le discours contribue à faire reconnaître l’autorité de l’OCDE en matière éducative, dans la mesure où l’OCDE, dans ses publications, répond aux attentes de ses pays membres, tout en montrant et en amplifiant son expertise. Le national et l’international se trouvent ainsi imbriqués dans une logique de renforcement de l’un et de l’autre. Par exemple, le Canada, grâce au PISA, est heureux de considérer qu’il a un système éducatif qui peut prétendre être de classe mondiale, ce qui constitue dans ce nouvel univers de comparaisons le summum de la qualité recherchée, le triomphe de l’épreuve par excellence, typique de cette cité (Boltanski et Chiapello, 1999). C’est en ces termes que les ministres canadiens de l’Éducation, regroupés au sein du Conseil des ministres de l’Éducation du Canada, définissent l’objectif national canadien (Lessard et Brassard, 2006). Ils acceptent la concurrence mondiale en matière de performance éducative, d’autant plus facilement, peut-on penser, que le Canada en ressort en bonne position. Ils reconnaissent aussi l’autorité de l’OCDE, la valeur du PISA et la qualité des analyses quantitatives produites.

Ensuite, le niveau de généralité du discours, sa décontextualisation, la référence à des sciences et des disciplines qui ont des prétentions universalisantes et le support empirique rendent la critique difficile à articuler et à se faire entendre.

L’OCDE se nourrit des discours et des pratiques (notamment des innovations) qui ont cours dans les pays membres, en même temps qu’elle retourne aux pays membres leurs discours et leurs pratiques avec une formulation plus universelle. Il y a ici à l’oeuvre une double traduction – celle de l’OCDE à l’égard des pratiques nationales recensées, et celle des États nationaux quand vient le temps d’interpréter le discours de l’OCDE et de traduire en politiques nationales les jugements de qualité et les adaptations requises, selon les experts de l’OCDE. Cette double traduction est alimentée par un va-et-vient entre l’OCDE et ses pays membres, va-et-vient auquel participent des communautés épistémiques d’experts, certes ancrées dans des États membres, mais qui, grâce à l’OCDE, sont de plus en plus globalisées. Abordons maintenant le contenu du discours de l’OCDE au sujet de l’éducation.

3. Le discours de l’OCDE

3.1 La théorie du capital humain

Dès sa naissance, l’OCDE se voit confier une mission de défense et de promotion d’une économie de marché, détruite par la Seconde Guerre mondiale et idéologiquement contestée par la menace communiste. Dans ce cadre, dès les années 1960, l’éducation apparaît aux économistes qui y travaillent, comme un facteur de développement économique de première importance. Elle doit donc être intégrée dans la fonction de production économique, à côté du capital financier et du travail, dans un facteur dit résiduel. L’éducation doit être considérée par les États comme un investissement rentable à moyen et long termes, et non comme une dépense. C’est là l’essentiel de la théorie du capital humain, le moment de son triomphe et le début de sa longue domination intellectuelle, théorie qui stipule que, dans le capitalisme contemporain, la qualité de la main-d’oeuvre est un facteur clé de compétitivité économique. Cette qualité de la main-d’oeuvre est une fonction de l’éducation. Cette théorie dit aussi que ce qui est vrai d’une société s’applique aux individus : plus l’individu est scolarisé, plus son emploi sera assuré, rémunérateur et protégé. « Qui s’instruit s’enrichit », disait-on dans le Québec des années 1960.

Cette théorie demeure, à ce jour, rituellement invoquée par les décideurs. Ce rituel fonctionne toujours symboliquement, tant cette théorie a pénétré les cultures politiques et les valeurs sociales occidentales.

La théorie du capital humain a évolué. Elle a incorporé la notion de capital social, conçue par des sociologues fonctionnalistes américains (Coleman, 1988). Ce capital est constitué par les relations entre les individus et par les normes et valeurs qui les régulent et les légitiment. Il renvoie à des dimensions de la vie collective comme la cohésion sociale, la sociabilité, la solidarité, la confiance et la coopération entre les membres d’une société. Il peut incorporer la lutte aux inégalités sociales. Caractéristique environnementale, il est pour les individus un ensemble de ressources qu’ils peuvent s’approprier, investir et utiliser à des fins personnelles, notamment à des fins économiques (OCDE, 2001, p. 9).

Comme le soulignent Laval et Weber (2002, p. 83), le capital social est « une donnée exogène à l’activité économique, laquelle ne semble pas être comprise elle-même comme une activité sociale ». Dans la chaîne des causalités, il y a d’une part, parmi les facteurs de développement économique, le capital humain, le capital social, ainsi que d’autres facteurs matériels ou financiers, et d’autre part, en tant que variable dépendante, l’activité économique.

À partir des années 1990, la théorie du capital humain a été en quelque sorte optimisée : en effet, l’OCDE tient un discours prospectif affirmant que l’éducation, la recherche et le développement ainsi que l’innovation technologique deviennent les moteurs et les piliers d’une nouvelle économie « post-industrielle » : la notion d’économie du savoir tente de nommer ce nouvel horizon économique international et son enjeu central : la gestion de la connaissance (knowledge management). Cet horizon est celui d’une société de réseaux et d’une entreprise flexible (OCDE, 1996, p. 19) fonctionnant comme une organisation qui se veut apprenante, « modulant continuellement leur gestion, leur organisation et les qualifications de leur personnel pour s’adapter aux nouvelles technologies. Elles se regroupent aussi en réseaux, où l’apprentissage interactif qui suppose la participation des producteurs et des utilisateurs à l’expérimentation et à l’échange d’informations est le moteur de l’innovation » (OCDE, 1996, p. 14).

L’OCDE, au tournant du millénaire, renouvelle sa théorie de la croissance économique, et la fait désormais reposer directement sur la production, la diffusion et l’utilisation du savoir et de la formation. Elle développe les indicateurs de cette transformation et tente de mesurer leur contribution au développement économique, une tâche qui s’est avérée plus difficile que prévu (Godin, 2004).

Plusieurs publications de l’OCDE (1996, 2002) véhiculent cette extension de la théorie du facteur humain, dans un nouveau cadre macroéconomique. Cette théorie du capital humain, incorporant le capital social et le capital-savoir, constitue, en quelque sorte, les assises de la pensée de l’OCDE en matière éducative; elle se présente à la fois comme une construction scientifique et comme l’horizon des sociétés auquel celles-ci doivent s’adapter. Elle légitimise l’intervention en éducation, tant sur le plan moral que sur les plans cognitif et pragmatique (Suchman, 1995).

3.2 Le développement d’indicateurs, le tournant comparatiste et le nouveau management public (NMP)

Trois moments forts et interreliés ont été marquants. Le premier se produit à la fin des années 1980, à la demande des États-Unis et de la France : c’est la création du programme INES d’indicateurs de l’éducation et l’assurance d’une mise à jour annuelle (ce qu’elle accomplit depuis 1992, dans le cadre de Regards sur l’éducation, 2019e). Ces indicateurs se centrent davantage sur les résultats que sur les processus ou les moyens. IIs sont aussi couplés au tournant comparatiste (second moment, cf. Martens, 2007) des années 1990, alors que l’OCDE s’éloigne des révisions de politiques nationales et juge plus utile désormais de comparer les États membres sur une série d’indicateurs. Ceux-ci annoncent la promotion d’une gestion axée sur les résultats. Ce développement s’inscrit dans l’institutionnalisation d’une gouvernance par comparaison.

Le troisième moment se produit dans les années 1990 : les Trente Glorieuses sont terminées, les économies occidentales absorbent tant bien que mal des chocs pétroliers successifs et les États-providence, que l’on dit en crise, sont contestés dans leur capacité en matière de santé et d’éducation. Des voix s’élèvent, dont celle de l’OCDE, pour réformer la gouvernance du secteur public. La publication, en 1995, du document Governance in transition: public management reforms in OCDE countries (OCDE, 1995) marque la prise de position en faveur du Nouveau Management Public (NMP), que l’OCDE estime approprié afin d’outiller les pays membres qui désirent, suivant la rhétorique usuelle, « relever les défis posés par les changements globaux ». Parmi ces changements, les plus importants ont trait à l’augmentation de la concurrence un peu partout dans le monde et à l’obligation pour chaque économie d’être plus compétitive, dans un contexte où la forte croissance des Trente Glorieuses n’est plus et ne sera plus, prédit-on, au rendez-vous dans le proche avenir. Cela a des conséquences pour les États nationaux qui verront leurs ressources diminuées, alors que les besoins qu’ils devront satisfaire continueront à croître. Il faut donc penser à réformer le service public, afin qu’il s’adapte à cette nouvelle donne. Informée des dernières théories dans les sciences de la gestion, l’OCDE souhaite que le secteur public se transforme en organisation dite apprenante et qu’il puisse ainsi intégrer une vision de l’amélioration constante de son fonctionnement et de ses résultats. Dans cet esprit, si l’OCDE reconnaît que les situations et les contextes varient, il y a néanmoins des principes généraux dont tout secteur public doit s’inspirer.

Ces principes, selon l’OCDE, sont tirés de l’économie institutionnaliste (new institutional economics), qui met l’accent sur l’acteur rationnel agissant sur divers marchés en fonction de ses intérêts, préférences et satisfactions, sur le choix des usagers comme outil de régulation, sur la transparence assurant la nécessaire information des acteurs et une structure d’incitation appropriée pour motiver chacun. Est aussi mise à contribution une approche pragmatique qui voit dans le NMP une réponse rationnelle aux pressions que subissent les gouvernements. L’OCDE souhaite que les pays membres s’éloignent de ce qu’elle appelle une approche idéologique du NMP, qui en ferait une fin en soi, alors qu’il doit, à ses yeux, être pris comme boîte à outils, comme si les outils ne portaient pas en eux-mêmes une charge idéologique ou symbolique et étaient neutres, soumis à la seule contrainte de leur efficacité. Il y a ici un raccourci qui renie l’imbrication des moyens et des fins.

Ces principes – ou ces outils, selon le point de vue – sont aujourd’hui connus, ayant été maintes fois évoqués pour légitimer des réformes du secteur public : la décentralisation, la subsidiarité et la flexibilité; l’accent sur la performance, le contrôle des résultats et l’imputabilité; le libre choix des usagers et la concurrence entre des fournisseurs de services; l’approche client; l’utilisation des technologies de l’information et de la communication comme source d’efficience; une gestion des ressources humaines incitant et récompensant la performance individuelle); le renforcement du pilotage par le centre décisionnel d’un secteur public conçu essentiellement comme fournisseur de services à des clients plutôt que comme lieu de construction du bien commun. Dans cette ligne de pensée, l’OCDE explore aussi la pertinence et l’utilité de la sous-traitance, voire de la privatisation de certains services, de partenariats publics-privés et de systèmes de bons en éducation.

Ce virage de l’OCDE est néolibéral. Si l’OCDE a toujours été adepte du libéralisme économique, à partir des années 1990, elle pense que les services publics doivent être gérés de la manière la plus efficace et efficiente possible, comme une entreprise privée le ferait. Il revient à l’État de réaliser ce changement.

Appliquée à l’éducation, cette pensée a nourri, dans bon nombre de pays membres, des politiques favorables au développement de l’évaluation systématique et fréquente des élèves, des enseignants et des établissements (source de classements publicisés, considérés comme une information fiable pour des parents acteurs rationnels sur un quasi-marché éducatif). Le NMP est aussi responsable de la mise en place de mécanismes de reddition de compte et de structures d’incitatifs et de récompenses (bonis et paie au mérite). Enfin, il a valorisé la décentralisation, le leadership entrepreneurial des directions locales, le pouvoir accru des parents-usagers et un pilotage central plus affirmé. Ce pilotage entraîne une politisation plus grande des questions éducatives et, paradoxalement, dans plusieurs cas, un recours à la science ou à des données dites probantes, censées rendre plus professionnelle l’action éducative[1].

L’OCDE a été un acteur clé dans la détermination d’un ordre du jour sur le plan de la gouvernance de l’éducation et de la place qu’ont prise en éducation les indicateurs. Mais elle a dû gérer tant bien que mal une contradiction : certains des pays les plus performants en matière éducative – on songe à la Finlande – n’ont pas pratiqué les principes du NMP; en fait, dans ce cas précis, les traditions et la culture administrative sont contraires au NMP. Ajoutons que Singapour, le Canada, Shanghai, la Finlande et l’Estonie présentent des structures et des pratiques administratives assez différentes les unes des autres, ce qui n’empêche pas ces pays de se retrouver au sommet du palmarès du PISA. Ce fait force l’OCDE à exercer une certaine retenue dans ses prescriptions.

4. Le curriculum et la pédagogie pour un apprenant perpétuel et adaptable

Des étudiants préparés pour l’avenir

Le tournant du nouveau millénaire a donné lieu à un élargissement du champ de préoccupations de l’OCDE. Dans la suite du PISA, elle s’est intéressée aux questions de curriculum et de pédagogie. Autour d’un programme en cours sur l’avenir de l’éducation et des compétences, nommé Éducation 2030 (OCDE, 2018, 2019a; 2019b; 2019c), l’OCDE se penche sur le curriculum le mieux adapté au monde à venir. Car l’objectif doit être de préparer des élèves et étudiants pour l’avenir (future-ready students), le défi étant que cet avenir est des plus incertains et imprévisibles. Seule certitude : de grands défis environnementaux, économiques (interdépendance et mondialisation, intelligence artificielle, biotechnologies) et sociaux (urbanisation, migration, diversité sociale et culturelle) doivent être relevés. Pour y faire face, l’OCDE entend répondre aux deux questions suivantes : de quels savoirs, compétences, attitudes et valeurs les élèves et étudiants d’aujourd’hui ont-ils besoin pour prospérer (thrive) et façonner le monde de demain? De quels systèmes d’instruction a-t-on besoin pour développer chez les élèves et étudiants le savoir, les compétences, les attitudes et les valeurs nécessaires? Ces questions et les réponses qu’y apporte l’OCDE montrent combien une organisation, à l’origine dédiée à la concertation économique, a élargi son rôle et s’est attaquée au coeur de l’école : son curriculum et sa pédagogie. Cette volonté de transformer l’école obéit aux priorités économiques de l’OCDE, tout en reconnaissant la légitimité de considérations sociales, culturelles et politiques que l’OCDE intègre dans son discours.

Quel curriculum? Savoirs, compétences transversales et « soft skills »

Les savoirs requis pour préparer la relève nécessaire au fonctionnement de ce nouveau capitalisme sont de divers ordres : disciplinaires, interdisciplinaires, métacognitifs et procéduraux. Les compétences intellectuelles recherchées sont, elles aussi, de divers ordres. Parmi celles-ci, certaines sont connues des éducateurs : la capacité de transférer des concepts clés ou de grandes idées d’une discipline à une autre; la capacité de relier des concepts entre eux et entre disciplines; la capacité d’apprentissage thématique et d’apprentissage par projet, voire, la capacité, en combinant des sujets reliés, d’inventer de nouveaux domaines de connaissance.

À ces compétences s’en ajoutent de nouvelles de haut niveau, voisines d’attitudes et de valeurs. Elles sont dites « transformatives » : la capacité à créer des valeurs, à réconcilier des tensions et des dilemmes et à assumer des responsabilités. Si des individus y contribuent, on voit mal comment ces compétences ne peuvent être qu’individuelles, et non pas le fruit d’un travail collectif, voire de conflits et de luttes sociales.

Enfin, les élèves et étudiants de l’avenir devront développer des compétences socioémotionnelles axées sur la collaboration, l’ouverture d’esprit, l’interaction avec les autres, la régulation émotionnelle et le rendement, nommées des « soft skills » (OCDE, 2018, p. 18).

Comment développer l’agentivité? Par quelle pédagogie?

Un nouveau diplômé doit donc être formé différemment de celui des décennies antérieures. Même s’il est envisagé que tout diplômé de l’enseignement obligatoire possède ces compétences, on peut penser qu’un tel projet éducatif concerne d’abord une élite cosmopolite, ouverte à la diversité, sûre que la science et la technologie font partie de la solution et non pas du problème, une élite qui regarde en avant avec optimisme, qui (ré)invente un monde nouveau, en rupture avec le monde du passé, encore que personne ne sache ce que sera ce monde nouveau. En somme, dans un monde incertain qui change rapidement, il faut, dit l’OCDE, former une relève capable d’embrasser cet avenir en tant qu’horizon d’opportunités d’innovation et de créativité, et le façonner suivant des valeurs générales, libérales et consensuelles (démocratie, respect de la diversité, développement durable, épanouissement personnel, équité sociale, etc.). L’OCDE nomme « agentivité » (agency) cette caractéristique des étudiants de l’avenir. C’est une caractéristique individuelle et collective (co-agency) liée au travail collaboratif et en réseau.

Pour Robertson (2012), cette notion d’agentivité et l’accent mis par l’OCDE sur les compétences socioémotionnelles sont des manifestations d’une épistémologie constructiviste, qu’elle estime en harmonie avec la valorisation néolibérale de l’individualisme. En effet, force est de constater une parenté entre le discours de l’OCDE et celui de pédagogies contemporaines désirant construire un curriculum axé sur le développement et l’épanouissement de la personne. Ces pédagogies sont-elles récupérées par l’OCDE et servent-elles d’écran de fumée pour l’économisation de l’école, liant le développement de compétences intellectuelles et socioaffectives de haut niveau, l’épanouissement individuel dans des entreprises fonctionnant en réseau dans le cadre d’une économie mondialisée (Laval et al. 2011)? Ou s’agit-il plutôt d’un bricolage de divers référents normatifs dans une tentative d’intégration de diverses préoccupations également légitimes? Il y a là matière à débat. Nous pensons que L’OCDE s’accommode du bricolage, arguant qu’en dernier ressort, une approche pragmatique et le recours à des « données probantes » sont de nature à réduire les tensions, à défaut de trancher le débat.

Suivant Boltanski et Chiapello (1999), tout se passe comme si l’OCDE intègre à sa pensée les avancées modernes du management qui prétend intégrer les demandes d’authenticité et de liberté au travail formulées par les travailleurs et plus largement par l’ensemble de la société post-1968, marquée par la montée des valeurs individualistes et la quête d’épanouissement personnel dans le travail. La pédagogie et les sciences de l’Éducation ne sont pas en reste dans ce mouvement, et l’OCDE y réfère, tout en amputant toute possibilité de critique d’un monde où l’économie du savoir, le nouveau management et l’entreprise en réseau dominent.

Pour quel monde?

Les étudiants préparés pour l’avenir auront été formés de telle sorte qu’ils veuillent s’insérer dans le monde et y relever les défis mentionnés. Ils seront dotés des qualités essentielles des innovateurs et des entrepreneurs de l’économie du savoir, aptes à faire face à l’accélération du changement (Rosa, 2012).

C’est que le monde du travail et son organisation ont beaucoup changé et vont continuer à connaître de profondes transformations. Très loin de l’organisation taylorienne, l’entreprise de pointe d’aujourd’hui et de demain se doit d’être flexible, agile, plus horizontale dans sa structure, fonctionnant en réseau décentralisé dont les unités autonomes peuvent se retrouver aux quatre coins du monde. Cette entreprise dite « apprenante » a besoin de « travailleurs adaptables… [aptes] à travailler en équipe, à apprendre et à analyser, à résoudre un problème, à s’adapter au changement, à prendre des initiatives, à communiquer avec les collègues et les clients, à utiliser les nouvelles technologies » (Laval et Weber, 2002, p. 86).

Boltanski et Chiapello (1999) ont réalisé une éclairante étude des justifications sur lesquelles cette entreprise tente d’asseoir sa légitimité. Leur description de ce modèle d’entreprise correspond à la vision de l’OCDE et permet d’y jeter un regard critique.

La nouvelle entreprise prétend réintroduire le facteur humain, les considérations de personnalité, les relations personnelles essentielles au fonctionnement des réseaux, plus globalement, l’épanouissement personnel par le biais des projets. C’est ainsi que les nouvelles organisations sont « censées solliciter toutes les capacités de l’homme qui pourra ainsi s’épanouir pleinement » (p. 140). Elles prétendent répondre à des demandes d’authenticité et de liberté des travailleurs comme des cadres. C’est dans le cadre de projets que cet épanouissement pourra se réaliser. La carrière des cadres devient une succession de projets dotés d’une grande autonomie sur le plan de la réalisation. Dans cette cité par projets, l’épreuve centrale porte sur la transition d’un projet à l’autre, au sein de la même entreprise ou dans un autre contexte. Boltanski et Chiapello estiment que la réponse à cette épreuve passe par l’employabilité, c’est‑à‑dire par « le capital personnel que chacun doit gérer et qui est constitué de ses compétences mobilisables » (p. 145). Une bonne entreprise développe l’employabilité de ses employés et, par là, facilite la transition d’un projet à l’autre, garante d’une certaine forme de sécurité au travail.

Ce « nouvel esprit du capitalisme » que Boltanski et Chiapello associent à la cité par projets, reconnaît que les gages de réussite de l’individu comme de l’entreprise sont un ensemble de qualités personnelles, de compétences socioémotionnelles, de savoir-être :

l’autonomie, la spontanéité, la mobilité, la capacité rhizomatique, la pluricompétence (par opposition à la spécialisation étroite de l’ancienne division du travail), la convivialité, l’ouverture aux autres et aux nouveautés, la disponibilité, la créativité, l’intuition visionnaire, la sensibilité aux différences, l’écoute par rapport au vécu et l’accueil des expériences multiples, l’attrait pour l’informel et la recherche de contacts interpersonnels.

p. 150

L’éducation formelle et le diplôme, si prérequis soient-ils, ne suffisent pas pour assurer la réussite au travail et la sécurisation des travailleurs. On peut y voir une libération de la dictature des diplômes, mais aussi un accroissement des demandes faites par l’entreprise aux individus, enrôlant l’ensemble des dimensions de leur personnalité.

Boltanski et Chiapello (p. 82) estiment qu’historiquement, quatre critiques ont été dirigées contre le capitalisme en tant que source a) de désenchantement et d’inauthenticité; b) d’oppression et d’opposition à la liberté, à l’autonomie et à la créativité; c) de misère et d’inégalités d’une grande ampleur; d) d’opportunisme et d’égoïsme et, par conséquent, de destruction de liens sociaux et de solidarités communautaires. Leur analyse des théories modernes du management révèle que ces dernières auraient cherché à répondre aux deux premières critiques, comme en témoigne le discours de l’OCDE. C’est à propos des deux autres critiques, plus sociales, que le bât blesse et qu’aucune réponse valable n’est véritablement formulée, comme en font foi les analyses de Piketty (2013) sur la croissance des inégalités. En somme, le nouvel esprit du capitalisme incorpore les valeurs individualistes des classes moyennes, tout en laissant les inégalités croître dans des sociétés de plus en plus fragmentées.

Un apprenant perpétuel et adaptable

Le discours de l’OCDE sur le nouvel étudiant apparaît problématique. On voit mal comment ce nouvel élève ou étudiant sera équipé pour critiquer le monde dans lequel on entend l’insérer, lui demandant de s’adapter tout au long de sa vie, tel un apprenant perpétuel, constamment à l’affût d’une potentielle amélioration de ses connaissances, compétences, attitudes et valeurs. Un apprenant perpétuel éternellement insatisfait de son rendement, inquiet de savoir s’il pourra transiter d’un projet à l’autre, tout au long de sa vie active. Dans cette vision, ce n’est pas cet ordre du monde en constant changement qui pose problème, c’est le sujet responsable se trouvant toujours en deçà de ce que ce monde exige de lui, dans cette course perpétuelle à l’adaptation réussie et à la performance. On le sait, cette subjectivité n’est pas sans générer des souffrances (Ball, 2003).

L’agentivité qu’appelle de ses voeux l’OCDE fait face à des limites bien réelles : le monde est déjà là, et il contraint l’espace d’agentivité des jeunes générations. C’est celui de l’économie du savoir, une économie mondialisée, dont les développements reposent largement sur des découvertes et des innovations scientifiques et technologiques, elles-mêmes nourries par les institutions d’enseignement supérieur et les centres de recherches privés et publics. C’est un monde où les grands acteurs économiques imposent aux États nationaux leurs priorités et où les cadres de pensée économique pénètrent l’ensemble des secteurs d’activité et y imposent la loi de la concurrence universelle, de la hiérarchie des gagnants et des perdants, et de la marchandisation. Ces élites se retrouvent au sein de l’OCDE.

Armée de cette vision de l’étudiant valorisé, des savoirs et compétences qu’il doit posséder pour s’adapter et contribuer au monde déjà là et incertain, l’OCDE travaille à définir les contours d’un curriculum approprié à cette tâche. Elle propose des principes d’élaboration d’un curriculum de qualité, laissant aux pays membres la latitude pour les mettre en oeuvre en tenant compte de leur contexte. La plupart de ces principes ne sont pas nouveaux : agentivité des élèves ou étudiants, rigueur, concentration sur des objectifs clairs, cohérence, alignement, transférabilité et choix. En ce qui concerne les systèmes d’apprentissage, les principes retenus sont l’agentivité des enseignants, l’authenticité des apprentissages, l’interrelation, la flexibilité et l’engagement.

Des groupes de travail sont à l’oeuvre afin de préciser et décliner ces principes que l’OCDE espère, en puisant dans les innovations et la recherche des systèmes éducatifs des pays membres, rendre accessibles et opératoires dans un avenir rapproché. À cette fin, le directeur du directorat Éducation et Compétences, a récemment publié un ouvrage (Schleicher, 2019).

5. Outils, réseaux et épreuves

L’OCDE a développé des outils de connaissance datant du début du nouveau millénaire. Le plus connu est le PISA, une grande enquête internationale sur les apprentissages des élèves âgés de 15 ans. Il est inspiré du NAEP (National Assessment of Educational Progress) américain, créé dans la foulée du rapport Nation at Risk (US Department of Education, 1983). Une abondante littérature existe sur le PISA (cf. Félouzis et Charmillot, 2012) et des critiques ont été formulées (Meyer et Zahedi, 2014). Le PISA a contribué à une forte augmentation de l’évaluation quantitative en éducation, non seulement des élèves, mais aussi des enseignants et des établissements. Cette évaluation a pris davantage d’importance dans le cycle des politiques éducatives, le cycle trisannuel du programme forçant les autorités à trouver rapidement des solutions de nature à améliorer leur rang dans le palmarès médiatisé des pays membres.

L’OCDE a créé un PISA pour toute école volontaire (PISA-based test for schools), permettant de comparer des écoles et de les informer des pratiques efficaces (Lewis, 2016). Un réseau d’écoles PISA a été créé aux États-Unis, au Royaume‑Uni, en Espagne, à Moscou et au Brunéi, augmentant l’aire d’influence du programme PISA. Lewis (2016) y voit une approche moins directive (top-down) et moins punitive que certaines politiques de responsabilité (accountability) à haut niveau de conséquences (high stakes). Ce réseau, Global Learning Network ou GNL, se présente comme une communauté d’apprentissage à la fois locale, nationale et internationale.

L’OCDE complète ainsi son projet de changement institutionnel, ajoutant à une première gouvernance par les nombres une seconde, par les exemples de bonnes pratiques, validées par la recherche (evidence-based policy and practice) et mises en oeuvre dans les systèmes dits « efficients » (tels que caractérisés par la recherche du courant de school effectiveness). Dans cet effort animé et légitimé par l’OCDE, des organisations philanthropiques et une commercialisation de l’éducation (edu-business) internationalisée sont aussi au rendez-vous.

Ce réseau manifeste une dénationalisation des politiques éducatives. Tout se passe comme si des coordinations nationales défaillantes étaient relayées par des réseaux internationalisés de connaissance, d’expertise et de soutien des établissements confrontés à une obligation de performance et d’efficience. Contraints d’améliorer leur rendement et de résoudre des questions difficiles, les pays membres de l’OCDE trouvent dans ces réseaux des réponses dont ils peuvent s’inspirer. S’agit-il d’apprentissage organisationnel véritable ou de simple mimétisme institutionnel? Cette question est ouverte.

Takayama et al. (2016) reconnaissent un danger potentiel dans ce contexte mobile et internationalisé : ce qu’ils appellent le « fast policy », que nous traduisons par court-termisme. Selon cette politique, il y aurait en disponibilité un large éventail de bonnes politiques et de bonnes pratiques, légitimées par des exemples probants de réussite à l’international, que des acteurs pressés pourraient utiliser en espérant des résultats positifs rapides. Si le danger de transfert inconsidéré et inapproprié est réel et dans l’air du temps accéléré de la modernité avancée (Rosa, 2012), les contraintes politiques nationales peuvent éventuellement servir de frein à ces importations toutes faites. Car, on le sait, les véritables réformes, les politiques éducatives aux effets durables, exigent un long temps de gestation, d’implantation et de révision en fonction des caractéristiques historiques et culturelles des contextes nationaux et locaux de leur implantation (Lessard et Carpentier, 2015).

Le PISA n’est pas le seul outil de connaissance fabriqué et diffusé par l’OCDE. Au cours des dernières années, deux programmes ont vu le jour, l’un sur les enseignants (TALIS), l’autre sur les adultes (PIACC), et un quatrième est en préparation, portant sur la petite enfance (IELS). À terme, l’OCDE, par l’ensemble de ces programmes d’évaluation, mesurera les compétences des enfants, des jeunes et des adultes de 5 à 65 ans, ainsi que des enseignants. Cet ensemble de données encadrera les conversations nationales en matière d’éducation des différents âges de la vie en y introduisant l’oeil global, des repères et des seuils de qualité définis dans un espace global transcendant les frontières nationales, tout en y pénétrant de plus en plus profondément.

L’OCDE prétend ne rien imposer à ses pays membres et soutient qu’elle travaille en étroite collaboration avec les autorités nationales et les experts nationaux intégrés dans une large communauté épistémique soutenue par l’OCDE. Cela correspond à une partie de la réalité, tout en en cachant une autre, car les programmes de mesure de l’OCDE ont instauré une concurrence entre les pays participants. On réfère un peu partout dans le monde au PISA comme constituant les Olympiques de l’éducation. L’OCDE, par la simple mise en rang des pays, nomme les pays performants (naming) et pointe du doigt (shaming) ceux qui ne le sont pas. Pour comprendre pourquoi certains performent et d’autres moins ou pas, elle engendre ainsi un questionnement qui conduit parfois à la recherche de coupables, parfois à l’apparition d’une industrie du tourisme pédagogique.

Le PISA est aussi à l’origine d’une remise en cause médiatisée du système éducatif, du curriculum ou de la qualité des enseignants et de la formation dans plusieurs pays. On glisse ainsi de l’étude et de l’analyse à la prescription. Ainsi, ces outils dits de connaissance se transforment en outil de gouvernance, influencée par le travail de l’OCDE dans le cadre des études thématiques qui mettent de l’avant une série de solutions. D’une gouvernance au départ cognitive, on passe à une gouvernance normative. Ce pouvoir de l’OCDE est qualifié de symbolique (soft) : aucun pays n’est contraint de participer, chacun est libre d’agir comme il l’entend une fois les résultats rendus publics. L’OCDE n’a aucun pouvoir formel pour forcer qui que ce soit à prendre telle ou telle direction. Mais elle a une grande autorité et, de ce fait, un réel pouvoir.

Le PISA constitue une épreuve permettant de déterminer la grandeur des pays participants, suivant différentes qualités ou cités[2]. Dans la mesure où c’est l’efficacité des systèmes éducatifs qui est mesurée, la grandeur est industrielle – pour autant que les pays soient mis en concurrence les uns avec les autres, il y a certainement une référence marchande. Aussi, le lien que l’OCDE a construit entre l’efficacité des systèmes éducatifs et leur équité pointe vers une grandeur civique. On peut analyser les classements PISA en fonction de plusieurs ordres de grandeur, et non pas seulement en fonction d’une dominante industrielle. Dans la mesure où l’analyse de l’équité des systèmes éducatifs apparaît dès le début du PISA, et qu’elle apparaît comme une condition de l’efficacité, on doit reconnaître la contribution de l’OCDE à cette dimension civique (OCDE, 2005, 2011, 2012, 2019d) plusieurs ordres de grandeur.

Conclusion

Un projet de changement institutionnel

Au cours du dernier demi-siècle, l’OCDE a couvert beaucoup de terrain. Épousant d’abord la théorie du capital humain, élargie au capital social et au capital du savoir, elle s’est ensuite intéressée à la gouvernance des systèmes éducatifs qu’elle a voulu transformer suivant les principes du NMP et outiller par une panoplie d’indicateurs de résultats. Puis, elle est entrée dans la « boîte noire » de l’école pour y mesurer ce que l’on y apprend, suivant quel curriculum, quelles méthodes et quels dispositifs. Il y a là un projet de changement institutionnel relativement complet, couvrant les fondements d’une école adaptée au monde, sa gouvernance, son curriculum, son organisation et ses pratiques pédagogiques efficaces. Les documents de l’OCDE produits au fil des décennies couvrent et tiennent à jour des considérations à la fois morales, cognitives et pragmatiques (Suchman, 1995), de nature à répondre à divers impératifs de justification (Boltanski et Thévenot, 1991). Si l’OCDE a voulu au fil des ans être au diapason des demandes des pays membres, elle a produit en fin de compte une vision et un projet qui transcendent les besoins particuliers des pays, et a situé ceux-ci dans un univers de plus en plus internationalisé. Le changement institutionnel projeté est évolutif; cela fait plus d’un demi-siècle qu’il se construit dimension par dimension. Aussi, dans la mesure où L’OCDE n’exerce aucun pouvoir formel sur les pays membres, il revient à chacun d’avancer sur cette voie à son rythme, de traduire, d’adapter, d’amplifier ou de réduire le projet proposé par l’OCDE ou l’une ou l’autre des politiques éducatives qui le structure.

Un discours néolibéral

Le discours de l’OCDE est néolibéral : il demande aux états démocratiques de mettre en oeuvre des politiques éducatives de nature à soutenir l’économie du savoir. L’OCDE devient dès lors une instance supranationale qui détermine les règles et les normes devant assurer à chacun une chance de réussir dans la concurrence universelle. Ici, le néolibéralisme ne concerne pas tant le non-interventionisme de l’État national (État minimal ou passif) que l’acceptation par cet État (actif) des règles de la compétitivité économique internationale ainsi que la volonté d’adapter ses institutions à cette donne indépassable. Dans cette mouture du néolibéralisme qualifiée par certains (Robertson, 2012) d’ordolibéralisme, l’État, même transformé par le NMP, demeure un acteur important, mais il est pris au piège de la concurrence mondialisée dont il est condamné à jouer le jeu, espérant que ses compétiteurs se soumettent aux mêmes règles.

Ainsi que Dardot et Laval (2009) le rappellent, ce néolibéralisme exige de l’école qu’elle forme un sujet non seulement prêt à vivre dans un monde fluide et changeant, mais aussi disposé favorablement à l’égard de ce monde. L’élève et l’étudiant doivent accepter de devenir des apprenants perpétuels, constamment à l’affût d’une potentielle amélioration de leurs connaissances, compétences, attitudes et valeurs. Dans ce monde concurrentiel, le sujet apparaît toujours en deçà de ce qui est exigé de lui, prisonnier d’une course perpétuelle à la performance et à la productivité.

Il faut s’adapter, dixit les experts

Une fois posée la destination, soit l’économie du savoir, ce discours fonde sa légitimité sur l’impératif de l’adaptation des États nationaux et des sociétés, dans un contexte de vive concurrence internationale. Avec quelques accents évolutionnistes qui rappellent Spencer et Darwin, on affirme que les institutions éducatives sont en retard sur l’économie et la société et qu’elles doivent se transformer radicalement pour former un nouvel étudiant, sinon les économies de ces pays retardataires en pâtiront. Qui n’avance pas recule! Pour survivre dans cette lutte sans pitié, il faut rapidement s’adapter (Steigler, 2019).

Steigler rappelle que l’adaptation peut être envisagée de manière passive ou active. Dans un ouvrage consacré au débat entre W. Lipmann et J. Dewey à propos de l’orientation à privilégier en matière de gouvernance des sociétés modernes, elle montre que pour le premier, il s’agit essentiellement de confier aux experts l’adaptation des institutions à la réalité mondiale de la division du travail. C’est à eux qu’il revient de réguler la société par le haut, le bas en étant incapable. Pour Dewey, l’adaptation est affaire de démocratie participative, d’implication continue des citoyens, dont l’intelligence partagée et l’engagement dans une expérimentation collective demeurent les meilleurs ingrédients de l’adaptation.

Notre analyse montre que le discours de l’OCDE est proche de la pensée de Lipmann et d’un néolibéralisme qui s’appuie sur l’État pour discipliner les travailleurs et faciliter leur insertion dans le nouvel ordre mondial. Ce discours de l’adaptation institutionnelle et individuelle connaît d’autant plus de succès au sein de l’OCDE qu’il prétend à une certaine universalité : décontextualisé, transcendant les cultures, les structures et les traditions nationales, qu’il dit respecter tout en les cantonnant dans l’ordre de la mise en oeuvre locale des prescriptions générales. Voulant rejoindre tout le monde, ce discours se présente comme une réponse aux problèmes et aux défis de chacun des pays membres et non membres de l’OCDE. Ce faisant, il dénationalise les questions éducatives, en fait une affaire d’experts qui, par leur prétention à l’universalité, déracinent les politiques éducatives de leur histoire et de leur contexte national. Dans cet effort de dénationalisation, les outils de connaissance développés par l’OCDE jouent un rôle majeur.