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Deux sociologues français, Philippe Steiner et François Vatin, nous livrent le premier véritable traité de sociologie économique de langue française. Cet ouvrage collectif, qui réunit une vingtaine de contributions exclusivement franco-françaises, donne un bon aperçu des principaux travaux de cette sociologie économique. Il vise principalement à établir la pertinence d’une analyse des faits économiques à la lumière de la tradition sociologique, à commencer par celle des fondateurs (Durkheim, Mauss, Simiand), en dialogue avec « la science économique elle-même ».
Outre un important premier chapitre abordant « sociologie et économie en France depuis 1945 » (Steiner et Vatin, p. 12-50), l’ouvrage collectif comprend cinq grandes parties qui regroupent chacune entre trois et cinq chapitres. La première partie porte sur le fait économique comme fait social, à partir des principaux courants de pensée de la sociologique économique : la théorie de la régulation (Boyer), l’économie des conventions (Eymard-Duvernay), l’anti-utilitarisme et le paradigme du don (Caillé), l’économie des singularités (Karpik) et la sociologie économique de la monnaie (Orléan). La seconde partie traite des représentations économiques : la formation des économistes et l’ordre symbolique marchand (Lebaron), la performativité des sciences économiques (Muniesa et Callon), la gestion comme technique économique (Chapiello et Gilbert) et le calcul économique ordinaire (Weber). La troisième partie se penche sur la construction sociale des marchés en prenant successivement en considération les services aux personnes à partir des associations (Laville), l’Internet comme espace où cohabitent non-marchand et marchand (Flichy) ainsi que la marchandisation de l’humain et de la personne (Steiner). La quatrième partie concerne la concurrence comme relation sociale, soit la coopération entre concurrents (Lazega), les entrepreneurs (Zalio) et les marchés financiers sur les plans de la concurrence et de la coopération. Enfin, la dernière partie s’intéresse à l’économie comme pratique ordinaire, abordant les usages de l’argent et les pratiques monétaires (Blanc), les mesures du travail dans la production de la valeur (Bidet et Vatin) et la consommation (Dubuisson-Quellier).
Pour ces divers chapitres, qui font environ une quarantaine de pages chacun, les auteurs procèdent en trois temps : d’abord, une présentation de l’objet selon une problématique bien définie, ensuite une synthèse des principales recherches réalisées jusqu’ici et, enfin, une proposition de chantiers à entreprendre. Ce qui est nouveau pour la sociologie économique, c’est la volonté de s’attaquer au noyau dur de l’économie, soit la monnaie et le marché, y compris le marché financier. Pour l’étude de ces objets, la sociologie économique ne craint plus d’interroger les postulats et les conclusions de la théorie économique standard pour proposer de nouvelles connaissances. Il n’est pas possible de rendre compte ici de chacune des contributions, ni même des cinq grandes parties. En conséquence, nous avons choisi de proposer une synthèse à partir de trois thématiques transversales qui nous semblent pertinentes pour les lecteurs d’Économie et Solidarités, soit 1) celle de la contribution de la sociologie économique à la compréhension de l’économie, 2) celle de la place du marché dans l’analyse des phénomènes économiques et 3) celle de l’articulation de l’économique et du social à partir de la notion d’encastrement.
1) Examinons brièvement deux contributions (l’une d’un sociologue, Pierre-Paul Zalio, et l’autre d’un économiste hétérodoxe, Jérôme Blanc) qui illustrent bien la nouvelle approche de la sociologie économique. Zalio, qui mène des recherches sur les petites et moyennes entreprises, commence par examiner comment les théories économiques autrichiennes caractérisent l’entrepreneur. Dans ses recherches, Zalio découvre à la fois les dispositifs qui permettent de devenir entrepreneur et la manière dont l’entrepreneur réussit à s’imposer. Ses succès résultent de sa capacité à jouer sur plusieurs cadrages sociaux et configurations organisationnelles pour « susciter ou reproduire des écarts d’évaluation générant des innovations et des écarts de prix pour s’assurer durablement des profits » (Zalio, p. 602). En somme, si les théories économiques autrichiennes mettent en évidence d’abord les coups réalisés (innovations, incertitudes et opportunités), la sociologie économique rend compte davantage de l’activité quotidienne de l’entrepreneur « fondée sur l’institutionnalisation et l’encastrement des activités productives » dans des réseaux de relations et des dispositifs institutionnels. Sous cet angle, l’entrepreneur apparaît moins comme un personnage extraordinaire difficilement imitable que comme « un carrefour où sont engagés des dispositifs sociaux, des ressources, des équipements (cognitifs et juridiques), des appuis et des mondes sociaux, qui rendent possible (et acceptable socialement) qu’un individu puisse s’approprier un profit » (Zalio, p. 603). On entrevoit ici « tout le travail social nécessaire pour rendre possible l’existence » de tels entrepreneurs, a fortiori lorsqu’il s’agit de salariés qui désirent créer leur propre entreprise.
Jérôme Blanc, de son côté, s’intéresse aux usages de l’argent et aux pratiques monétaires. Distinguant ainsi l’argent (doué de signification sociale et de nature plus qualitative) de la monnaie (jouant le rôle d’intermédiaire, notamment dans les transactions, et donc plus quantitative), il constate que les économistes ont de la difficulté à articuler les deux, à la différence des sociologues. Après avoir présenté la conception néoclassique de la monnaie comme moyen de paiement universel, généralisé, illimité et indifférencié (et donc unitaire et fongible), il montre comment la monnaie se présente plutôt comme fragmentée, différenciée et parfois difficilement fongible. En effet, dans les sociétés contemporaines, on trouve non seulement des « monnaies à tout usage », mais aussi des « monnaies à usage spécifique », comme l’a établi la sociologue américaine Zelizer. Dans cette perspective, Blanc identifie une pluralité de formes monétaires selon l’émetteur ou l’usage prescrit, tel un bon d’achat bien défini (couleur de l’argent), selon les marqueurs socio-économiques que représentent les règles comptables et les normes morales (odeur de l’argent) ou selon l’univers symbolique et les facteurs cognitifs (saveur de l’argent). Si la monnaie n’est pas unitaire et si elle est souvent difficilement fongible, contrairement à ce que dit la théorie économique standard, le système monétaire d’un pays est par ailleurs unifié de manière à hiérarchiser cette pluralité de formes monétaires pour les contrôler et éventuellement les articuler à un ensemble d’autres monnaies (Blanc, p. 684). Comme l’indique également Orléan dans son chapitre, l’approche institutionnaliste de la monnaie ne conduit pas à rejeter dans sa totalité l’approche instrumentale de la théorie économique standard, mais permet d’enrichir considérablement la compréhension de la monnaie, y compris dans sa dimension instrumentale (Orléan, p. 246).
2) Alors que la théorie économique standard revendique le marché comme lui appartenant en propre (Lebaron, p. 256), la sociologie économique remet en cause cette exclusivité. S’en remettant à la loi de l’offre et de la demande, misant sur la concurrence pour réaliser l’équilibre général, la théorie économique standard considère le marché comme une métaphore, ainsi que le révèle bien l’expression de la main invisible (Boyer, p. 56). Comme nous le verrons maintenant, la sociologie économique analyse le marché sous un double point de vue : celui d’une sociologie du marché (le marché comme institution) et celui d’une sociologie des marchés (comme autant d’organisations ayant des fonctionnements concrets différenciés) (Caillé, p. 90).
Dans la perspective d’une sociologie du marché, ce dernier est d’abord une institution et une construction historique. Pour Polanyi, comme nous le rappelle Caillé, ce qui caractérise les faits économiques contemporains, ce n’est pas le capitalisme comme tel, mais bien le marché autorégulateur. Selon Polanyi, cette marchandisation généralisée « aboutit à une inversion entre la fin (la vie humaine en société) et le moyen (le marché). D’un marché encastré dans la société, on passe à une société gérée en tant qu’appendice du marché : un système monstrueux » (Steiner, p. 495). Toutefois, la circulation des biens, y compris dans les sociétés contemporaines, ne se fait pas exclusivement par le marché, mais aussi par la redistribution (État) et la réciprocité (don et bénévolat).
Pour la théorie de la régulation, marché et État vont également de pair, mais l’économie contemporaine se comprend moins à partir du marché que du capitalisme qui constitue le système l’encadrant à partir de diverses formes institutionnelles. Dans ce système, le travail représente un domaine important qui ne relève pas de relations horizontales. Sans doute la rémunération peut-elle être négociée, mais l’affectation du travailleur se fait selon des relations verticales, hiérarchiques et asymétriques. Cela dit, certains pays comme la France se sont donné une économie mixte où l’on trouve d’autres formes d’entreprise que les entreprises capitalistes (Boyer, p. 67). De plus, la société de consommation, comme on a pu l’observer aux États-Unis, a été construite avec la participation non seulement des entreprises et de l’État mais aussi des mouvements sociaux. Sous cet angle, elle apparaît comme le résultat d’un contrat social ou même d’un projet politique (Dubuisson-Quellier, p. 744-745). Par ailleurs, l’offre et la demande dans la consommation ne sont pas en symétrie politique : « la capacité à faire ou à défaire les catégories y est inégalement distribuée entre les acteurs de l’offre mais surtout entre ceux de l’offre et de la demande » (ibid., p. 771). Enfin, l’auteure conclut qu’il faut poursuivre la recherche sur les capacités des citoyens et des consommateurs à influer sur le façonnement des rapports marchands à partir de nouvelles valeurs et de l’éthique.
Si l’on quitte la sociologie du marché pour la sociologie des marchés, les travaux semblent beaucoup plus nombreux. Il apparaît d’abord que « les opportunités d’entrer en relation marchande sont elles-mêmes conditionnées par l’existence de réseaux de relations dont le fonctionnement échappe également à la rationalité des économistes – entendue comme la recherche de son intérêt personnel – et relève de l’existence préalable de liens, forts (comme dans le cas des réseaux d’entrepreneurs ethniques) ou faibles » (Weber, p. 372). Plus concrètement, plusieurs contributions montrent comment les marchés concrets ne fonctionnent qu’inscrits dans des relations sociales et personnelles et que la concurrence elle-même n’existe souvent qu’en tension avec des relations de coopération. Ainsi, Godochot avance que sur les marchés financiers il existe une « communauté de marché ». De même, Lazega laisse bien voir comment les entrepreneurs en concurrence cherchent à créer des « niches sociales », soit « des espaces de suspension rationnelle de la rationalité marchande, où les membres savent pouvoir obtenir à coût réduit des ressources qualitatives dont ils ont besoin pour être performants » (Lazega, p. 551). De même, pour Flichy, « les vingt-cinq premières années de l’histoire d’Internet peuvent être analysées grâce à l’analyse sociologique des réseaux de relations sociales que tissent les acteurs, des modes de médiations qu’ils construisent entre les techniques et les usages et un cadrage économique qui est celui d’une science ouverte qui hybride financement publics et investissements privés » (Flichy, p. 488). Aujourd’hui, les sites commerciaux sont plus nombreux mais les contenus proviennent surtout du non-marchand, révélant entre autres que l’Internet ne pourrait fonctionner sans la coopération qui a marqué ses origines. Ce qui amène Lazega à conclure que, « si la concurrence ne va jamais sans la coopération, il n’y a pas de sens, […], à ne considérer que l’une d’entre elles, détachée de l’autre, comme c’est le cas dans les politiques qui affirment installer, entretenir et protéger exclusivement la concurrence ouverte » (Lazega, p. 566).
3) La notion d’encastrement de l’économique dans le social est utilisée dans la plupart des contributions de ce traité, en référence soit à Polanyi (dans le sens d’une sociologie du marché), soit à Granovetter (dans le sens d’une sociologie des marchés). Sans entrer dans le débat concernant la signification différente de cette notion pour les deux auteurs, nous devons reconnaître que celle-ci commence à être remise en question. Ainsi, n’est-il pas contradictoire ou tout au moins paradoxal d’avancer l’idée de l’encastrement de l’économique dans le social lorsqu’on a montré que la monnaie est sociale et que l’ordre économique lui-même est social, comme l’écrit Orléan (212), puisqu’il « permet la mise en forme sociale, mais en misant sur le principe structurant de la médiation par les objets ». De plus, comme l’économique et l’extra-économique ne sauraient être séparés artificiellement comme le suggère Zelizer, il semble raisonnable de remplacer l’expression d’encastrement par celle d’entremêlement (mingling) de l’économique et de l’extra-économique (laissant ouverte pour le moment la question de la définition des deux notions) (Blanc, p. 658).
En conclusion, on nous permettra de souligner que la très grande place consacrée au marché dans ce traité tend à laisser croire que l’économie se réduit au marché et que l’entreprise capitaliste est la seule qui mérite d’être analysée, si l’on veut comprendre l’activité économique. Aucune contribution ne porte que sur les entreprises publiques et sur les entreprises d’économie sociale et solidaire, à l’exception de celle de Jean-Louis Laville sur les associations. À la suite de ses recherches, ce dernier conclut que « les études des associations par la sociologie économique laissent voir que ce domaine est sans doute celui où les tensions entre logiques concurrentes (qui existent ailleurs) sont les plus présentes et les plus visibles…, celui aussi où la diversité de ces logiques est la plus grande » (Laville, p. 446). Que dire sinon que l’étude des associations et des autres formes d’organisation relevant de l’économie sociale et solidaire pourrait révéler plus facilement et plus clairement les dimensions incontournables de l’activité économique que ne le font les entreprises capitalistes où ces dimensions sont le plus souvent niées et invisibilisées. Pourtant, pour les entreprises capitalistes elles-mêmes, le traité dans son ensemble tend à confirmer que la coopération constituerait un « 4e facteur de production », selon l’expression de Laurent Cordonnier (cité par Lazega, p. 536).