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La conscience cosmique donne à comprendre une relation humaine à l'environnement par-delà une réduction de l'homme à la nature (relation d'identité radicale) ou de l'homme à l'esprit (relation de différence radicale). Chair du monde enveloppant ma chair, la nature n'est ni totalement différente, ni totalement identique à moi : elle est une altérité à laquelle je participe grâce à ce que je partage avec elle, mon corps propre. Cette relation à la nature traduit l'expérience d'une unité avec la nature, une unité qui, si elle est suffisamment forte et pénétrante, en vient à constituer une totalité (Gerald Hess, 2016, p. 170-171).

Les évidences les plus récentes de changements drastiques dans le métabolisme du système Terre confirment les acquis de presque trois décennies de recherches d´avant-garde sur les connections géosphère-biosphère-atmosphère – et qui vont plus loin que la célèbre Hypothèse-Gaia diffusée par James Lovelock et Lynn Margulis au début des années 1970. Le néologisme Anthropocène a été introduit dans le débat écopolitique pour rendre plus visible ce moment, nouveau et inquiétant, que nous vivons (Steffen, Crutzen et McNeill, 2007 ; Lorius et Carpentier, 2010 ; Steffen et coll., 2011 ; Bonneuil et Fressoz, 2013 ; Westbroek, 2015).

Plutôt qu´une “crise environnementale”, l'Anthropocène annonce une révolution géologique d´origine humaine et de longue durée. Même si les sociétés humaines parvenaient à réduire drastiquement leur empreinte sur la planète, nous n'en serions pas quittes avec Gaia. La Terre mettrait des milliers d'années à retrouver un régime climatique et géobiologique voisin de l'Holocène. Cela n'est pas sans effets majeurs sur nos visions du monde et des enjeux écologiques. (Bonneuil, 2015, p. 37)

La guerre menée par les humains contre les systèmes de support de vie dans l'écosphère semble ne pas finir. Je partage avec Dominique Bourg (2018) l'impression que nous sommes pris dans un engrenage hypercomplexe générateur de dommages transcendantaux, à savoir, « l'enjeu n'est pas ici tel ou tel aspect du conditionné, mais le conditionnant lui-même, l'habitabilité en tant que telle du système Terre pour les êtres humains et les autres espèces ». Nous avons affaire à la viabilité des bases matérielles de notre vie commune, de plus en plus menacée par les effets pervers de la globalisation marchande. Par contraste avec l´argumentaire qui s'appuie sur la notion de société de risque, qui se maintient aujourd'hui comme un point d´entrée important dans le débat écopolitique plus récent, Bourg (2018, p. 60) soutient que

le changement de la composition chimique de l'atmosphère est un phénomène destiné à durer des dizaines de milliers d´années. L'extinction des espèces en cours et plus encore à venir ne pourra être comblée par la vie elle-même qu´au gré des prochains millions d'années. Parler dès lors de risques n'a aucun sens.

En menaçant le maintien des conditions élémentaires d'habitabilité de la planète (pour toutes les espèces vivantes), le pillage massif et implacable des écosystèmes et des paysages, plus l'écart grandissant entre riches et pauvres et les taux extrêmes de violence (directe, symbolique et structurelle) sur les cinq continents, représentent l'un des plus grands défis politiques et culturels jamais posés à l'Homo Sapiens Sapiens depuis le déclenchement de la révolution industrielle.

Il nous faut aussi prendre plus au sérieux la prise de position déconcertante de Dennis Meadows, un des concepteurs du célèbre rapport Les limites de la Croissance publié en 1972. Conscient du phénomène de la dissonance cognitive (ou de la self-déception) qui atteint les partisans de la croissance matérielle à tout prix, il pense que la foi dans la main invisible du marché et la fuite en avant du progrès technique sont tenues en échec. Son cri d´alerte : « il est trop tard pour le développement durable » (Meadows, 2013).

Dorénavant, quel sens donner à ces impasses ? Dans un monde en déclin incontrolé, faut-il continuer à croire au mythe d'un modèle de développement guidé par une techno-économie verte ou plutôt décoloniser nos imaginaires pour dévoiler les causes profondes du scénario dans lequel nous restons enlisés ? Faut-il entreprendre un changement radical de route ou renforcer la croyance en des solutions réformistes ? À mon avis, il va nous falloir redoubler d'efforts pour mieux comprendre l'extraordinaire force d'inertie de la civilisation thermo-industrielle. Il y a aussi une urgence absolue à dépasser l'imaginaire anthropocentrique profondément infiltré dans l'ADN de la modernité occidentale. Ce dépassement va exiger de nous l'apprentissage de nouvelles façons d´habiter la Terre à la lumière de paramètres cognitifs et éthiques radicalement différents. Une recherche de plus en plus lucide des conditions de viabilité d´une possible (et peut-être improbable) mutation cognitive et culturelle reçoit pourtant une résonance nouvelle dans le champ actuel de l'écologie politique (Morin et Le Moigne, 1999 ; Sterling, 2003 ; Max-Neef, 2004 ; Besson-Girard, 2005 ; Le Moigne et Morin, 2007 ; Hess et Bourg, 2016).

Dans cet essai, je souhaite aborder ces enjeux par le biais d'une notion d'écocentrisme élargie par la prise en compte de l'approche bio-cognitive dans l'épistémologie contemporaine. Pour cela, je vais suivre quatre axes d'argumentation distincts, mais convergents. Je partage d'abord une synthèse des idées séminales de la politologue australienne Robyn Eckersley autour du projet de formalisation d'une théorie politique de l'écologisme écocentré (axe 1). Ensuite, je montre comment l'approche bio-cognitive proposée par Francisco Varela peut être mise en rapport avec cette conception (axe 2), pour construire une éthique de l'empathie cosmique (axe 3) grâce à l'émergence d'une approche anthropoformative tripolaire (axe 4). L'idée est d´ouvrir le chemin, de façon panoramique, à la maturation d'une nouvelle stratégie théorique « visant à étendre la considération morale des individus humains aux êtres vivants, en attribuant également une valeur intrinsèque aux espèces, aux écosystèmes et, enfin, à la Terre elle-même » (Beau, 2015, p. 308).

Cette réflexion, ciblée sur les fondements normatifs de l'écocentrisme bio-cognitiviste, soulève la pertinence du concept de savoir-faire éthique. La mise en valeur de ce concept, qui se détache des traditions de philosophie morale basées sur le devoir ou l'utilité, met en lumière la pertinence de l´approche d'écoformation transdisciplinaire en tant que nouveau cycle de maturation de l'écologisme.

L'hégémonie de la cosmovision anthropocentrique - et de l'éthos de conquête et subjugation du monde naturel qui l'accompagne - a toujours été une prémisse constitutive de la pensée écologique (Bourg et Fragniere, 2014). Profondément enracinée dans la culture de l´Occident moderne, elle semble résister aux nombreuses tentatives de bâtir une ontologie relationnelle, ou non dualiste, basée sur les évidences de notre interconnexion organique avec le système Terre. Cependant, la progression des recherches sur la dynamique de systèmes complexes dès la fin de la Seconde Guerre mondiale semble remettre le clivage anthropocentrisme-écocentrisme au premier plan des préoccupations des chercheurs et du mouvement écologiste.

Le champ actuel des recherches en écologie humaine inspirées par la pensée complexe diffuse l'image d´une toile d´interdépendances dynamiques, en transformation continue, reliant les êtres vivants et non vivants, humains et non humains. Projetée dans les espaces de prise de décision politique, cette image nourrit les débats en cours sur l'attribution de « valeur intrinsèque » à l'ensemble des systèmes vivants sur la Terre. Même si la prérogative de créer, justifier et partager des images-du-monde reste une dimension spécifiquement humaine, d´un point de vue éthique, l'usage courant du terme anthropocentisme - comme nous montre Gérald Hess (2015, p. 41) - « implique que la nature est au service des besoins et des intérêts humains, sans posséder de valeur autre qu´instrumentale ». Par conséquent, les autres êtres vivants - animaux, végétaux et même les écosystèmes et paysages - ne seraient pas dignes d´être considérés comme porteurs de valeur morale.

Genèse d'une approche écocentrique

Au cours de l'évolution du mouvement écologiste, plusieurs constructions idéologiques[1] à profil écocentrique ont assumé différentes formes d'expression (Milbrath, Downes et Miller, 1991). Un point de référence important peut être trouvé dans une oeuvre remarquable de Robyn Eckersley publiée en 1992, avant la réalisation du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. À la recherche des fondements épistémologiques et éthiques pour bâtir une théorie politique de l'écologisme transnational, l'auteure a remis en question le présupposé d´une ligne de partage claire et indiscutable entre les humains et la communauté de vie dans l´écosphère. Dès lors, ses idées nous aident à découvrir des nouveaux flancs de contestation de l'idéologie techno-économique sous-jacente à l'évolution erratique des sociétés de croissance dans le cadre de la globalisation neolibérale (Rist, 2007).

Selon Eckersley, le déroulement de ces débats jusqu'au début des années 1990 peut être structuré en trois parties d´une spirale ascendante. D'abord, la prise de conscience des évidences de dégradation du milieu naturel donne lieu à la formation de groupes organisés de la société civile encore sensibles à l'imaginaire de la contre-culture des années 1960. Puis, à partir de la diffusion du Rapport Meadows, le débat tourne autour des menaces à la survie de notre espèce à long terme. Dans ce contexte, la maturation du champ interdisciplinaire de recherches en écologie humaine a ouvert le chemin à la formation d'un nouveau concept de développement (écodéveloppement) à la fois écologiquement prudent, socialement équitable et économiquement viable. Enfin, dans la troisième partie marquée par la contestation des résidus anthropocentriques latents dans les deux premières, Eckersley identifie une prise de position à visée culturaliste des dilemmes qui bloquent les voies de sortie de la crise globale. Émancipation devient le mot-clé qui inspire la formation de nouveaux modes d´intervention dans les espaces de prise de décision politique, maintenant portés par l'imaginaire écocentrique.

L'accent est mis sur la déconstruction d´un modèle culturel qui accompagne l'escalade des symptômes d´une crise de paramètres civilisatoires. Mobilisant la notion complexe de connectivité interne, Eckersley argumente que nous, en tant qu'êtres vivants, sommes « constitués » par les rapports d´interdépendance qui nous connectent de façon organique et récursive avec le monde. L'apprentissage acquis tout au long de la trajectoire d'hominisation nous indique que nous évoluons imbriqués dans un macro-système complexe. Selon le mot fort de Michel Bitbol (2010), nous pensons et agissons « de l'intérieur du monde »[2]. Projetée dans le champ de la réflexion juridique, cette image interroge actuellement la possibilité d´attribuer la prérogative de valeur intrinsèque (et non simplement instrumentale) à l'ensemble des systèmes de support de vie dans l'écosphère.

Le concept d'écocentrisme défendu par Eckersley admet trois variantes de base : la théorie autopoïetique de la valeur intrinsèque, l'écologie transpersonnelle et l'écoféminisme. Mais les cosmologies développées par les peuples indigènes et les traditions ancestrales de sagesse de l'Orient sont aussi incorporées comme points de repère importants.

La première variante soutient une plateforme éthique qui rend légitime en termes juridiques l'attribution de valeur intrinsèque à toutes les entités dotées de propriétés en même temps d'auto-organisation, d'auto-production, d'auto-régulation et d'auto-renouvellement. Émerge ici une référence - peu exploitée dans son livre - aux contributions issues du champ de recherche en biologie cognitive, et qui pointent vers une rupture avec le modèle représentationiste de l'esprit.

La variante d'écologie transpersonnelle concerne la spécificité d'une modalité d´écologie profonde diffusée par des auteurs comme Arne Naess, John Baird Callicott, Andrew MacLaughlin, Bill Devall ou Warwick Fox, par exemple. Il s'agit pour Eckersley d´une prise de position qui met en relief les dimensions en même temps psychologique et cosmologique dans la recherche d´une transfiguration de l'image de sujet qui est devenue hégémonique dans les sociétés industrielles.

Finalement, la troisième variante soulève le débat - toujours assez controversé - sur l'insertion des questions de genre dans une approche d'écologie politique sensible à l'ouverture transdisciplinaire de la pensée post-moderne.

Malgré l'absence, dans son livre, de références au processus de radicalisation de l'idéologie néolibérale pendant les années 1990 (et aussi à l'irruption de la problématique de l'Anthropocène), Eckersley nous offre aussi une synthèse magistrale du dialogue reliant la pensée écologique et les théories politiques jugées les plus emblématiques au long du XXe siècle : le libéralisme, l'écomarxisme (orthodoxe et humaniste), la théorie critique de l'École de Frankfurt, l'écosocialisme et l'écoanarchisme (surtout la branche liée à l'approche d'écologie sociale proposée par Murray Bookchin et par les adeptes de l'écocommunalisme). Si les trois premières variantes restent tributaires d'une cosmovision et d'un éthos anthropocentrique de conquête arrogante du monde naturel, l'écosocialisme et l'écocentrisme partagent une critique sans concession des fondements épistémologiques et éthiques de la socioculture industrialiste. À son tour, la théorie écoanarchiste est placée dans une position plus proche du modèle écocentrique. Car ses interprètes s'orientent vers la déconstruction des piliers de soutien de l´imaginaire anthropocentrique et, par conséquent, vers la quête d'une contreculture basée sur l'autonomie locale et la convivialité. Mais la fragilité, toujours selon Eckersley, se trouve dans la dominance d´un biais localiste qui tend à négliger non seulement le poids exercé par les connexions institutionnelles transcalaires, mais aussi la pluralité constitutive des cosmovisions et codes normatifs qui cohabitent dans notre monde globalisé. Après les années 1990, ces contributions se concentrent chaque fois plus sur un effort de réflexion sur un modèle d'État Vert qui pourrait déceler de nouvelles formes de contestation de l'establishment industrialiste (Eckersley, 2004 ; Dobson et Eckersley, 2006).

La perspective d'un écocentrisme élargie par l'approche bio-cognitive

Placé dans l'atmosphère intellectuelle du début des années 1992, le modèle dessiné par Eckersley ne rend pas justice à la consolidation progressive du nouveau paradigme systémique ; les acquis de la biologie de la cognition et de l'écoformation sont absents de son argumentation. Devant ces lacunes, il est important de souligner le rôle transgressif joué par la notion de système ouvert dans les domaines de la biologie théorique et de l'épistémologie générale depuis l'après Seconde Guerre mondiale. Associée à la formation d´un nouveau paradigme scientifique, la diffusion du projet d'une théorie générale des systèmes par Ludwig von Bertalanffy (1968) a suscité une révision en profondeur de la cosmovision dualiste et objectiviste dominante dans la culture moderne. Les concepts d'auto-organisation, d'interdépendance, de circuits de rétro-alimentation (ou de feedback), de causalité circulaire et de hiérarchie de niveaux d'organisation de l´univers, parmi d´autres, nous ont aidés à mieux décoder l'hypercomplexité inhérente aux systèmes vivants.

De façon cursive, je peux mentionner, par exemple, la phénoménologie de la perception (Merleau-Ponty, 1945), la cybernétique de premier ordre (Wiener, 1948), la théorie de l'information et de la communication (Shannon et Weaver, 1949), la théorie des ensembles (Mesarovic, 1964), la théorie d´automata (Minsky, 1967), l'épistémologie génétique (Piaget, 1970), a biologia da cognição (Maturana et Varela, 1995) ; l'écologie de l'esprit (Bateson, 1972) ; le paradigme de la complexité (Morin, 1977 ; Le Moigne, 1995 ; Nicolescu, 1996) ; et surtout la cybernétique de second ordre (von Foerster, 2002 ; Poerksen, 2004). Quant à Stephen Sterling, il nous offre l'image d´une « pensée systémique intégrale » qui met l'accent sur les contours d'une idéologie écocentrique jugée plus sensible aux contraintes imposées par le paradigme culturel dominant. Son effort de synthèse associe la systémique d´avant-garde à une ontologie coévolutive et à une écopédagogie transdisciplinaire basée sur les travaux de Gregory Bateson et de Jack Mezirow (Sterling, 2003). Étant donné qu´une considération approfondie de ces innovations ne peut être envisagée ici, pour avancer mon raisonnement je me concentre surtout sur la cybernétique de second ordre, au moyen de l'approche bio-cognitive.

Dans le domaine de recherches en bio-cognition, Francisco Varela nous fait prendre conscience des limitations congénitales de la vision dualiste et réductionniste des processus perceptifs et cognitifs devenue hégémonique dans la tradition rationaliste de l'occident moderne. En partenariat avec son maître Humberto Maturana à l'Université de Santiago de Chile, il a développé l'approche bio-cognitive en suivant le créneau ouvert par la théorie générale des systèmes complexes. Les deux contestent la validité de l´hypothèse selon laquelle nos processus perceptifs et cognitifs pourraient être décodifiés à partir du modèle cultivé par les différents courants de la tradition behaviouriste (Maturana, Varela, 1994 et 1995).

Varela a été reconnu dans la communauté scientifique internationale comme étant un éminent passeur de frontières disciplinaires, qui a défriché des champs aussi diversifiés que l'épistémologie des systèmes auto-organisateurs, l'intelligence artificielle, la biologie théorique, la philosophie cognitive, la philosophie de la logique et la neurophénoménologie. Épistémologue passionné à vocation décidément transdisciplinaire, il a toujours été un critique tenace des clivages dualistes sujet-objet et réalisme-idéalisme dans la philosophie moderne et contemporaine. Selon lui,

c'est précisément cette insistance sur la spécification mutuelle qui nous permet de négocier une voie moyenne entre les Scylla de la cognition envisagée comme reconstitution d´un monde extérieur prédonné (réalisme), et les Charybde de la cognition conçue comme la projection d'un monde intérieur préexistant (idéalisme). Ces extrêmes prennent tous deux la représentation pour notion centrale : dans le premier cas, la représentation est utilisée pour reconstituer ce qui est extérieur ; dans le second, elle est utilisée pour projeter ce qui est intérieur. Notre intention est de contourner entièrement cette géographie logique « de l'intérieur contre l´extérieur » en étudiant la cognition non comme reconstitution ou projection, mais comme action incarnée (Varela, Thompson, Rosch, 1993, p. 234).

Les notions d'autopoïese, autoréférence, clôture opérationnelle, couplage structurel, énaction, dérive naturelle et éthique incarnée forment la base de son programme de recherche inter-transdisciplinaire sur la cognition. Ces élaborations initiales ont été enrichies au long de son parcours surtout par ses échanges avec Heinz von Foerster - un des tenants le plus éminents de la cybernétique de second ordre. L'accomplissement de son oeuvre a été marqué par la formation du nouveau champ de la neurophénoménologie et par le dialogue avec la tradition bouddhiste de la « voie moyenne » (Murti, 1980 ; Maturana et Varela, 1995 ; Bugault, 2002 ; Petitmengin, 2007 ; Droit, 2010 ; Varela, 2017).

Pour Varela, les connaissances du monde formées au cours de l'évolution sont l´aboutissement d'actions incarnées qui font émerger simultanément l'observateur et tout ce qu'il observe. Elles n'offrent donc pas une image passive et objectiviste d´un monde extérieur supposé préexistant. La posture épistémologique de Varela est résolument anti-fondationnaliste. Il considère que les transformations en même temps cognitives, attitudinales et comportementales qui nous constituent comme des êtres vivants sont doublement conditionnées. D'un côté, par la structure perceptive auto-organisée du sujet connaissant. Et d'un autre, par les résistances ou perturbations gérées par l´environnement dans nos échanges ininterrompus et instables avec lui. Ces perturbations seraient enregistrées par le système neuronal en obéissant à ses propres « cohérences internes ». Toutefois, il serait erroné de les interpréter comme des « informations » reçues par l'organisme selon le schéma de corrélations input-output préconisé par l'orthodoxie “computationnaliste” des sciences cognitives (Varela, 1989, p. 14). Par contraste, Varela nous montre que le système fonctionne en tant qu'unité opérationnellement close. Dans ce cas, nous ne pouvons pas parler de représentations passives de certains traits d´un monde extérieur à lui. Il s'agit plutôt d'une dynamique auto-référentielle qui devient viable par le moyen de sa propre organisation interne, en dépit des perturbations issues de l'environnement. En somme,

selon la théorie autopoïetique, c'est l'être vivant qui sélectionne les stimuli auxquels il est sensible, à travers le crible de son architecture interne - de telle sorte que sa forme propre prédétermine à la fois le canal de sa cognition perceptive et la structure perçue de l´environnement. Grâce à la sélectivité qu'elle impose ainsi, l'architecture organique trace les contours de son milieu spécifique ; elle sculpte en quelque sorte son environnement, ou du moins la part de cet environnement qui est signifiante pour son maintien. Inversement, l'environnement contraint l'organisation bio-cognitive, en lui offrant des matériaux servant à son édification, mais aussi et surtout en exerçant (par ses lacunes ou ses carences) une pression de sélection sur elle (Bitbol et Cohen-Varela, 2017, p. 20).

Cette dynamique a acquis une élaboration plus nuancée dans la phase la plus tardive de son oeuvre. L'approche d'énaction a été introduite dans le contexte d'une révision critique de la conception néo-darwinienne de la biologie de l'évolution. Au lieu des idées de la sélection naturelle et adaptation optimale aux aléas environnementaux, Varela nous propose une conception alternative de l'évolution pensée en tant que dérive naturelle.

Par conséquent, la cognition n'est plus considérée comme une résolution des problèmes s'appuyant sur des représentations ; la cognition dans son sens le plus vaste consiste plutôt en l'énaction ou le faire-émerger d'un monde par le biais d´une histoire viable de couplage structurel (Ibid, p. 278).

L'emploi de cette notion en science cognitive nous amène pourtant à une compréhension plus rigoureuse des dynamiques de couplage structurel qui produisent des mondes plus réels (« micro-mondes » et « micro-identités ») partagés dans des communautés d´êtres semblables par le moyen du langage discursif - toujours dans des conditions marquées par l'incomplétude cognitive, l'instabilité et l'incertitude. De plus, elle est corrélée à la conception d'un « savoir-faire éthique » qui se présente comme une innovation importante dans le cadre de la théorie politique de l'écologisme contemporain (Varela, Thompson et Rosch, 2001, p. 234-235).

Pour une éthique de la compassion spontanée

Dans ses derniers ouvrages, Varela associe sa thèse de la « co-émergence du self et du monde » à l'apprentissage méditatif d'un « savoir-faire éthique » jugé indispensable face aux anomalies et incertitudes de notre temps. L'accent est mis ici sur une éthique de la vie vertueuse, par comparaison avec les théories raisonnées du jugement moral chez Jürgen Habermas ou John Rawls. Face à la tendance parmi les chercheurs attachés aux domaines de la philosophie morale « d´insister sur la définition du contenu de l´obligation plutôt que sur la nature de la vie vertueuse », Varela juge qu'il s´agit maintenant de mieux « comprendre ce qui est bon plutôt que d'avoir un jugement correct dans une situation particulière » (Varela, 1996, p. 15). Pour cela, il contraste le savoir-faire éthique avec les savoirs érigés sur des jugements rationnels, délibérés et intentionnels, même en étant conscient de l'importance de ceux-ci. L'approche énactive de la connaissance lui permet de faire ressortir la « spontanéité de l'action guidée par la perception » vue comme inséparable de nos capacités sensori-motrices dans les situations récurrentes les plus banales de notre vie quotidienne. Selon une synthèse limpide de Michel Bitbol et Amy Cohen-Varela (2017, p. 29),

Le jugement moral est censé porter sur ce qui doit être accompli (ou évité) par une personne articulée autour d'un ego individuel, à l'égard d'autres personnes ayant les mêmes caractéristiques. La conception courante de l'éthique est donc deux fois fondationnaliste : elle est fondationnaliste parce qu'elle appuie ses jugements moraux sur un fondement théologique, rationnel ou social ; et est également fondationnaliste parce que les jugements moraux sont prononcés par des sujets supposés intrinsèquement existants et autonomes. Or ces deux fondements ont été mis en question d´entrée de jeu dans l'éthique incarnée de Francisco Varela.

La compétence éthique ainsi comprise s'insère dans un projet d'anthropoformation centré sur l'expérience incarnée, spontanée (ou non duelle) et graduelle de reconnexion empathique avec l'oïkos (Rifkin, 2011). Le sujet connaissant est considéré comme étant essentiellement non unifié, dans le sens précis où nous ne pouvons pas accéder à la compréhension des processus mentaux qui génèrent notre sens du moi. En d'autres mots, « non seulement nous sommes inconscients des règles qui gouvernent la génération des images mentales ou les processus de la vision, mais nous ne pouvons même pas être conscients de ces règles » (Varela, 1996, p. 63). L'expérience du « je » vécu par le common sense ne serait donc pas un élément nécessaire pour assurer la viabilité de la dynamique cognitive. Varela mobilise plutôt la conception d'un « moi virtuel » (ou « dépourvu de moi »), forgée par les propriétés qui émergent de la capacité d'auto-organisation du système neuronal. Cette conception vient assurer la cohérence du modèle énactif de nos mécanismes cognitifs. Comme indiqué plus haut, cette conception découle de la dynamique de « couplage structurel de l´organisme avec l'environnement » et qui nous permettent de doter de sens les perturbations qui émanent de nos actions percepto-motrices.

Ce que nous appelons « je », nous-mêmes, naît des capacités linguistiques récursives de l'homme et de sa capacité unique d'autodescription et de narration. Il existe pour l'interaction avec autrui, pour créer la vie sociale. De ces articulations dérivent les propriétés émergentes de la vie sociale dont les « je » dépourvus de moi sont les constituants élémentaires (Ibid, p. 99-100).

Compatible avec la pratique bouddhiste de l'attention pleine (mindfulness) ou de la vigilance/conscience (samatha-vispasnya), cette conception de la virtualité du moi prend le contre-pied des fondements mêmes de la socioculture dualiste et anthropocentrique dominante dans l'Ère planétaire (Wallace, 1998 ; Petitmengin, 2007 ; Bitbol, 2010)

La prise de conscience disciplinée et graduelle de nos automatismes cognitifs et comportementaux, de nos pulsions de saisir s'accrochant à nos egos et à des fondements présumés solides dans notre vie quotidienne, cède tout naturellement la place à une ouverture altruiste libérée du champ magnétique habituel qui nous attache à l'avidité égocentrique et au primat de l'utilité. Sur un mode préréflexif et sans faire appel à la rationnalité abstraite des impératifs moraux, cette prise de conscience est accomplie par un état ineffable d'absence de fondements sûrs, mêlé à un sentiment de « compassion inconditionnelle, impavide, "inexorable", spontanée » (Ibid, p. 114), dans chaque situation particulière. L'image emblématique du boddhisattva cultivée dans la tradition bouddhiste du Mahayana est mise en exergue ici pour démarquer la distance qui nous sépare de l'éthos et des modes de vies devenues hégémoniques dans la socioculture moderne.

Entre lumière et obscurité : émergence d'une approche anthropoformative tripolaire

Ce sont, bien évidemment, de vastes sujets de réflexion auxquels nous ne saurions recevoir des réponses univoques et définitives. Je me limite donc, dans cet essai, à esquisser ce que je considère essentiel dans une réflexion sur l'écocentrisme à l'horizon de l'Anthropocène : cerner plus rigoureusement les contours et les conditions de viabilité de cette métamorphose cognitive qui pourrait (éventuellement) nous amener à tisser des rapports régénérateurs avec l'oïkos. Nous devons faire particulièrement attention aux pièges des discours dualistes, qui opèrent par antagonismes inconciliables. Pour cela, je crois qu´il s'avère essentiel de frayer un passage subtil entre parole et silence pour arriver à saisir en profondeur la dimension de la connectivité interne – ou de la coproduction conditionnée selon la tradition bouddhiste du Mayahana. En d´autres termes, le but est de prendre conscience du rôle exercé par les forces vitales (indissociablement physiques et psychiques) qui nous relient organiquement à la nature et se reflètent dans nos gestes les plus anodins du quotidien tout au long de notre vie.

Assurément, les pratiques conventionnelles de formation sur le monde naturel et pour la prise en compte des options pour le transformer sont des conditions nécessaires à notre survie comme espèce. Cependant, d'un point de vue biocognitif, elles deviennent insuffisantes si nous voulons bâtir une écopédagogie transdisciplinaire à la hauteur d'une version élargie d'écocentrisme. Il nous faut ainsi une ouverture plus résolue à l'apprentissage corporel (expérientiel) de notre unité consubstantielle avec tout l'univers maintenant délivrée des illusions et attachements égocentriques. La dimension identitaire de ces enchevêtrements hypercomplexes émerge en premier plan, nous invitant à assumer une approche antropoformative[3], thérapeutique, en même temps biocognitiviste, transdisciplinaire, transpersonelle et transculturelle (Morin, 1999 ; Vieira, 2016).

Dès la fin des années 1980, cette approche libératrice a donné lieu (en liaison avec les recherches sur l'éducation relative à l'environnement menées à l'Université du Québec à Montréal), à un cadre conceptuel tripolaire, qui relie récursivement l'auto-, la socio-, et l'écoformation (Pineau, 2001 ; Cottereau, 2001 ; Sauvé, 2002 ; Paul et Pineau, 2005 ; Sauvé et coll., 2017). Au départ, sous l'impulsion de Gaston Pineau à la tête du Groupe de Recherche sur l'Écoformation (GREF), « un espace stratégique de transactions vitales liant, déliant, reliant l´organisme à son environnement. Relations toujours à former en même temps que formantes, par des boucles réflexes et réflexives selon une causalité circulaire et non linéaire » (Pineau, 2001, p. 16 ; Galvani, 2005).

Inspirée par les idées de Gaston Bachelard et Gilbert Durand, l'autoformation peut être comprise comme appartenant au domaine de la relation méditative du sujet cognitif. Cet effort de reconstruction identitaire découle d'un effort de compréhension plus approfondie de nos dynamiques cognitives. En reprenant encore une fois les idées de Varela (1996, p. 30) sur ce sujet,

dans la théorie de l'énaction, on cherche donc principalement à déterminer non pas la manière de récupérer les données d'un monde indépendant du sujet percevant, mais les principes communs ou les connexions pertinentes entre les systèmes sensoriel et moteur qui expliquent comment l'action peut être guidée par la perception dans un monde dépendant du sujet percevant.

À son tour, potentialisée par l'ascèse autoformative, la socioformation nous pousse à la quête d'un sens élargi de l´altérité, par le biais de rapports transpersonnels (ou des co-constitutions dénuées d´un « soi » substantiel) où pourraient germiner et se consolider des relations mutuelles alimentées par l'empathie et l'altruisme, sans délibérations abstraites d´ordre moral. Car Varela a toujours souligné que notre propre « soi » et le « soi » des autres sont des constructions mentales virtuelles, fluides, sans substance intrinsèque. Les attitudes d´ouverture, de sollicitude, de respect des différences et de compassion décentrée et universelle seraient les corollaires les plus caractéristiques d'une pratique socioformative réussie.

Enfin, le pôle de l'écoformation nous ouvre des espaces de manoeuvre encore embryonnaires pour l'apprentissage de nouveaux modes d'habiter la Terre. Cependant, comme nous avertit Dominique Cottereau, c'est la connexion auto-écoformative qui nous permet de mieux cerner la spécificité des rapports avec les pôles hétéro-et écoformatifs. Dans une large mesure, cette connexion figure comme le point focal de la logique écoformative. Elle jalonne les voies improbables, mais en principe possibles, d'apprentissage expérientiel de notre « identité terrestre » (Morin et Kern, 1993). Pour cela, s'impose une prise de conscience disciplinée

des dépendances biologiques qui nous lient à l'oïkos : boire, manger, respirer, transformer la lumière... toutes ces fonctions premières à la vie dont nous ne sommes pas affranchis et qui forment notre être animal. Mais le monde physique nous apporte en plus des informations, des signes, des symboles, des idées, des émotions, tout un ensemble complexe d'éléments qui façonnent notre culture collective et notre personnalité individuelle en fonction d'un lieu et d'un temps. Le concept d'écoformation traduit cette mise en forme des personnes par les environnements qu'elles habitent et ceux qu´elles traversent (Cottereau, 2001, p. 12).

Les outils écoformatifs disponibles actuellement nous ouvrent l'accès à ces niveaux ascendants de prise de conscience des limites des représentations dualistes qui séparent le sujet de l'objet, le corps de l'esprit et l'esprit de la matière. En même temps, nous sommes invités à découvrir des options de dialogue transculturel qui créent des ponts entre la pensée systémique intégrale aux traditions spirituelles de l'Orient et au pluralisme des cosmovisions créées par des communautés autochtones disséminées sur tous les continents (Pineau et coll., 2005 ; Galvani, 2020).

La fin des certitudes dans la quête de sagesse

Malgré le potentiel critique et régénérateur contenu dans les idées-force d'écocentrisme, de révérence pour la vie, de connectivité interne, d'énaction, de compassion spontanée, et aussi d´écoformation transdisciplinaire, le devoir de lucidité nous oblige à reconnaître qu'elles occupent encore aujourd'hui (trois décennies après la Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992) une position marginale dans les arènes de prise de décision politique à toutes les échelles. Les systèmes politiques nationaux connectés aux méga-corporations transnationales semblent incapables de faire face au phénomène « d'auto-destruction » accéléré - et consenti - de l'écosphère (Wright et Nyberg, 2015 ; Gancille, 2019). Dans les discours médiatisés sur le changement climatique et les mirages d'une transition durable basée sur la techno-science, les prémisses du modèle néolibéral restent intouchables, érigées en dogme par les hérauts de l'économie verte et du transhumanisme. Autrement dit, le monde naturel continue à être perçu par les gouvernants, les entrepreneurs et par un contingent à mon avis majoritaire de l'opinion publique comme s'il appartenait exclusivement aux humains – et non le contraire ! Le point a été relevé de façon exemplaire par Pascal Galvani, dans le préface d´une oeuvre inspirante qui fait ressortir le besoin urgent d´une « ouverture spirituelle de la formation » :

Le quadrimoteur fou « science-technique-économie-industrie » n'a pas de pilote et la globalisation de l'économie produit toujours plus de consommations addictives, de distractions médiatiques, d'exploitation, d'exclusion et de conflits. Ce système ne peut pas se transformer simplement par des réformes politiques, économiques ou sociales, même si celles-ci sont nécessaires. La métamorphose de civilisation qui s'impose implique une mutation qui plonge aux racines mêmes de l'égocentrisme, elle implique un travail de transformation personnelle au coeur de la conscience. Aujourd´hui, l'écologie de la biosphère terrestre est directement reliée à la capacité de mutation spirituelle de chacun des habitants de la planète (Galvani, 2013, p. 12).

La viabilité d´une prise de position plus lucide face à ces dilemmes me semble pourtant dépendre d'une auto-transformation en profondeur (une transfiguration ?) de l'image dualiste et anthropocentrique de notre « être-au-monde » devenu l'apanage de la socioculture industrialiste. L'appel à une cosmovision écocentrique élargie, en phase avec les acquis de la pensée systémique dans sa version bio-cognitiviste et poussé par l'écopédagogie écoformative pointe dans cette direction. Le chemin se fait en marchant. Il nous reste à avancer dans la nébuleuse, sans illusions naïves, et fidèles à la mission historique de notre époque : « réinventer l'humain à l'échelon de l'espèce, selon un raisonnement critique, au sein de la communauté des systèmes vivants, dans un contexte chronologique cosmique, en nous appuyant sur notre histoire et sur un rêve partagé » (Berry, 2001, p. 184).