Abstracts
Résumé
J’ai construit cet article en m’appuyant sur mon expérience de recherche doctorale qui a mis en évidence l’importance d’adopter une approche écologique pour la compréhension par les enseignants titulaires de classe d’accueil du processus d’intégration sociale des élèves immigrants. Le but de cette recherche était de comprendre le phénomène d’appropriation du nouveau « milieu de vie » par une démarche permettant d’en montrer la face cachée et toute la complexité. La dimension compréhensive et collaborative de celle-ci s’est avérée fondamentale dans la démarche socio-constructiviste adoptée, « pour, par et avec » les participantes et l’enseignante du milieu d’accueil où s’est déroulée cette recherche. Les résultats indiquent, entre autres, que les élèves privilégient l’usage de stratégies d’appropriation à caractère transgressif par rapport à l’institution d’accueil. Le cadre scolaire, disposant de peu de moyens, a recours en effet à une démarche administrative d’intégration qui semble aller à l’encontre des principes appropriatifs. Dans ce contexte, la pratique théâtrale a pu contribuer à réduire l’écart ainsi créé en établissant une dynamique de socialisation horizontale entre les élèves et l’enseignante. À l’issue de cette recherche, je suis en mesure de suggérer aux établissements scolaires qui accueillent des élèves immigrants de diversifier les modalités de socialisation et d’institutionnaliser leur accueil dans une perspective trans-systémique en établissant, entre autres, un trialogue entre enseignants, élèves et familles. En guise de conclusion, j’apporterai quelques éléments de réponse à la question suivante : ce projet de recherche s’inscrit-il dans une optique d’éducation relative à l’environnement ?
Mots-clés :
- élèves immigrants,
- intégration sociale,
- classe d’accueil,
- école,
- milieu de vie,
- écologisation,
- théâtre,
- récit de vie,
- recherche-création,
- recherche collaborative
Abstract
I built this article based on my experience of doctoral research which highlighted the importance of adopting an ecological approach for the understanding by teachers of reception classes of the process of social integration of students immigrants. The purpose of this research was to understand the phenomenon of appropriation of the new "living environment" by an approach allowing to show its hidden face and all the complexity. The comprehensive and collaborative dimension of this proved to be fundamental in the socio-constructivist approach adopted, “for by and with” the participants and the teacher of the host environment where this research took place. The results indicate, among other things, that pupils favor the use of appropriation strategies of a transgressive nature in relation to the host institution. The school framework, having few resources, in fact resorts to an administrative approach to integration which seems to go against the principles of appropriation. In this context, the theatrical practice could contribute to reducing the gap thus created by establishing a dynamic of horizontal socialization between the students and the teacher. At the end of this research, I can suggest to schools that welcome immigrant pupils to diversify the methods of socialization and to institutionalize their reception in a trans-systemic perspective by establishing, among other things, a trialogue between teachers, pupils and their families. In conclusion, I will provide some answers to the following question : is this research project part of an environmental education perspective ?
Keywords:
- immigrant pupils,
- social integration,
- school,
- living environment,
- environmentalization,
- theatrical approach,
- life story,
- research-creation,
- collaborative research
Article body
J’ai bâti cette démarche de recherche sur ma pratique théâtrale en milieu scolaire qui se fonde sur un principe de logique ternaire (Galvani, 2003) selon lequel l’enseignante, les élèves et moi-même, à titre d’animateur et de chercheur, se sont retrouvés dans une relation triptyque de co-construction des savoirs (Woods, 1990). Au fil des années, j’ai pu effectivement établir une relation de collaboration privilégiée afin de mettre en place des activités théâtrales en milieu scolaire qui portent principalement sur les réalités vécues par des participants. L’écologie est ainsi au cœur de ma pratique théâtrale et éducative, cela en fondant ma démarche sur des principes holistiques de co-construction. Ainsi, je me présente comme un animateur de théâtre qui milite pour la reconnaissance d’activités de création en milieu scolaire, dont la démarche scientifique permettrait de vérifier les tenants et aboutissants (Richard, 2004, 2016). Je souhaitais donc par ce projet valider un design de recherche axé sur une démarche de création collective que je qualifierais d’intuitivo-empirique, dans la mesure où la construction du sens appartient à l’inconnu de la « création ». Ce projet a émergé d’une volonté partagée entre le milieu scolaire et moi-même afin de mieux comprendre le phénomène de l’intégration sociale en milieu scolaire, à travers une démarche de création théâtrale à laquelle l’enseignante et les élèves prennent une part active à la construction des savoirs.
Problématique : Rupture écosystémique de la classe d’accueil
À la lumière d’une recension d’écrits sur la question de l’intégration sociale des élèves immigrants par le système scolaire québécois et de mon enquête exploratoire auprès des enseignants de classe d’accueil, il m’est apparu que la problématique d’une telle intégration a été générée jusqu’ici par un problème d’interrelation entre la structure scolaire d’accueil, sa dimension institutionnelle et les réalités existentielles des élèves immigrants. Cette problématique peut se décliner de la façon suivante :
-
L’existence d’un conflit entre l’espace-temps de socialisation et ceux de scolarisation ;
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La hiérarchisation dans l’acquisition des savoirs dans le processus d’intégration sociale ;
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La distance face aux démarches sociales, existentielles et écologiques des élèves.
Les élèves immigrants reçus par un centre de services scolaires de la région du Grand Montréal peuvent être admis en tout temps pendant l’année scolaire dans une structure d’accueil avant de pouvoir être intégrés en classes ordinaires. Ce cadre scolaire d’accueil se compose d’un programme de formation formelle, d’activités socio-scolaires et de conditions réglementaires propres à tout cadre scolaire de ce type. La recension d’écrits de recherches portant sur la question des classes d’accueil et d’intégration des élèves immigrants depuis les années quatre-vingt, soit avant la mise en place du Programme d’intégration scolaire, linguistique et sociale (Québec, 1998a, 1998b) révèle que a) la question a été peu étudiée, b) que la majorité de ces recherches ont été effectuées dans une optique scolaire ou disciplinaire, c) que l’interaction entre les élèves n’est pas prise en compte et d) que la dimension écologique n’a pas été considérée.
Pour ce genre de cadre d’accueil, Hamzaoui et Marage (2005) considèrent que de diriger des élèves nouveaux arrivants dans une structure fermée comme la classe d’accueil (autrement appelée « classe passerelle ») peut contraindre le processus d’intégration sociale car cette structure contribue en quelque sorte à leur ghettoïsation. Un autre problème notable réside dans le fait que le programme d’intégration sociale des élèves immigrants se réalise dans une optique de convergence culturelle ce qui, selon Giust-Desprairies et Müller (1997), va à l’encontre des principes mêmes de l’interculturalité et d’intégration sociale. Appréhender le phénomène d’intégration sociale dans ce cadre scolaire d’accueil par une approche écologique portant sur l’appropriation du milieu de vie m’apparaissait crucial, particulièrement dans un contexte de communication mondialisée où le rapport à l’environnement pose problème (Bronfenbrenner, 1992 ; Moser et Weiss, 2003).
Pour concevoir une telle approche, je me suis appuyé sur ma pratique en milieu scolaire en adoptant une optique écosystémique, soit un modèle d’intervention élaboré par Bronfenbrenner (1979, 2005) portant sur le développement de l’enfant dans son milieu de vie conçu comme un ensemble de systèmes interdépendants : l’approche est ici résolument écologique, donc constructiviste. J’étais aussi d’avis qu’étudier les phénomènes d’appropriation du milieu de vie auprès des élèves de classe d’accueil pourrait apporter un autre éclairage à la question de leur intégration sociale. J’ai donc formulé mes questions de recherche en partant du point de vue de l’acteur, soit les élèves et les enseignants, à travers leurs interactions et représentations.
But et objectifs
Le but de cette recherche était ainsi de comprendre la face cachée et complexe du phénomène d’appropriation du nouveau « milieu de vie » par une démarche de recherche-création théâtrale (comme une forme de recherche-intervention). L’un des objectifs était d’ailleurs d’expérimenter une telle démarche comme mode d’appréhension de la dimension existentielle du processus d’intégration sociale des élèves.
À cet effet, j’ai adopté une approche d’auto-révélation, une logique ternaire de l’acteur en transformation (Barbier, 2003a, Galvani, 2008) qui permet de sortir d’une optique dualiste, voire mécaniste, en intégrant une troisième dimension dans l’analyse du phénomène : l’éco-systémie. Intégrer une optique écosystémique (N’Diaye et St-Onge, 2012) implique de changer la façon d’aborder la problématique de l’intégration sociale en inscrivant celle-ci dans la complexité des réalités existentielles et relationnelles des acteurs. Ainsi, la participation de l’enseignante à la compréhension du phénomène d’appropriation du milieu de vie devait permettre à celle-ci de mieux accompagner la démarche d’intégration sociale des élèves de classe d’accueil.
Cadre théorique et conceptuel : Une vision holistique de l’intégration sociale
Par sa complexité, je conçois que l’étude des phénomènes d’appropriation du milieu de vie nécessite une vision holistique (Liu, 2006 ; Galvani, 2008). Or, comme la conceptualisation du phénomène « d’appropriation du milieu de vie en classe d’accueil » n’existait pas, j’ai donc dû « construire » un modèle en m’appuyant sur les principes holistiques de l’anthropoformation (Paul, 2005 ; Paul et Pineau, 2005 ; Pineau, 2000, 2003). Cette démarche paradigmatique de formation est la conjonction de deux termes : « anthropos », qui signifie être humain, et démarche de formation, qui englobe des notions écologiques, psychologiques et sociales, soit écopsychosociologiques. Je m’inspire aussi de deux modèles du développement de l’être humain, le premier concerne l’adaptation de l’enfant à l’environnement de Piaget (2013) et le deuxième, l’approche écosystémique du développement de l’enfant de Bronfenbrenner (1979, 1992, 2005), cela afin de procéder à une analyse du contexte d’accueil scolaire. En résumé, ce modèle construit émerge du paradigme écologique de l’holisme à travers lequel vont se décliner différents courants épistémologiques du constructivisme afin de pouvoir révéler les différentes facettes du phénomène complexe de l’intégration sociale en milieu scolaire.
L’une des stratégies épistémologiques consistait à joindre deux courants empiriques : le systémique et l’interactionnisme symbolique. M’appuyant sur le principe écologique d’intentionnalité de l’acteur de Crozier et Friedberg (1979), je conçois ainsi que l’élève immigrant interprète les environnements biophysiques (Galvani, 2005a), sociaux (Vasquez-Bronfman et Martinez, 1996) et institutionnels (Legault et Rachédi, 2008) pour pouvoir transformer sa relation avec son nouvel environnement global. Selon Manço (2006), l’élève immigrant placé dans un contexte hétérogène et étranger engage une démarche adaptative d’appropriation de notions sociales, culturelles et environnementales du milieu, cela à travers des moyens alternatifs et transversaux organisés par une ontologie opératoire, leur logiciel d’adaptation. Les notions identitaires s’inscrivent principalement dans une optique de projection alors que les principes d’intentionnalité consistent à reconnaître « l’histoire de soi » (Giddens, 2004), soit l’existence des acteurs, leur faculté à intérioriser l’environnement pour mieux extérioriser leur personnalité par des gestes ancrés dans les pratiques, le temps et l’espace, c’est-à-dire par l’organisation d’actions concrètes (Moser,2009). L’élève immigrant mettrait ainsi en branle un ensemble de facultés qui transcendent toutes les modalités d’appropriation du nouveau milieu de vie que j’ai qualifiées de trans-modales. Par cette vision, je conçois un croisement de deux approches complémentaires selon lesquelles l’être humain adopte différentes approches, stratégies et perspectives afin de s’approprier des ancrages sociaux, culturels, linguistiques et environnementaux qui s’érigent sur le principe de l’acteur : premièrement, par une conception interactionniste de l’acteur, l’élève se prête au jeu du cadre (Goffman, 1991 ; Le Breton, 2004) et, deuxièmement, par une pensée systémique, il opte davantage pour une posture de metteur en scène écosystémique (N’Diaye et St-Onge, 2012), il agit sur sa relation à l’environnement.
Socialisation : Vecteur de l’intégration sociale
Comme l’école constitue pour les élèves immigrants, après la famille, le deuxième lieu de socialisation et que l’intégration sociale est l’un des buts du programme des classes d’accueil, je devais pour comprendre ces enjeux m’appuyer sur la théorie de la socialisation (Giust-Desprairies et Müller, 1997 ; Amado et Giust-Desprairies, 1999). S’érigeant sur des processus d’interaction sociale, la socialisation a pour fonction de construire, d’intégrer et de former les êtres. L’interactionnisme symbolique est une épistémologie qui porte sur les dimensions intersubjectives, intergénérationnelles et interculturelles, dont la relation entre les représentants de la culture d’accueil et les élèves immigrants (Legault et Rachédi, 2008). La perspective interculturelle tente justement d’établir un cadre de socialisation en se fondant sur les principes de l’intersubjectivité, alors que l’optique systémique implique une épistémologie qui considère davantage les phénomènes de prise du pouvoir et l’utilisation de stratégies d’appropriation par les acteurs d’un système ou de ses éléments. Dans le cadre de cette recherche, je me suis intéressé aux phénomènes socio-formatifs et ce bricolage épistémologique s’est notamment construit dans une optique anthropoformative (Paul, 2005).
Concept d’appropriation : Vers un paradigme d’anthropoformation
S’inscrivant dans une optique holistique, l’appropriation est un concept polysémique et polymorphe qui signifie « se donner la propriété ». Il s’articule selon cette faculté fondamentale de prendre un objet, matériel ou abstrait, et de le rendre sien, propre, soit de façon concrète ou symbolique. Les adolescents immigrants, évoluant dans un contexte complexe de mobilité transnationale et de globalisation, construisent des savoir-faire migrants (Andrieu, 2000 ; Manço, 2006), des habitus transversaux (Barbier, 1997, 2003b) et des pratiques trans-culturelles d’appropriation (Barbier, 2004 ; Galvani, 2005b). Deux modalités d’appropriation ont été envisagées, la première est associée aux phénomènes socioformatifs de l’interaction sociale (Manço, 2006a) qui n’exclut pas la démarche individuelle, et la deuxième à l’écologisation du phénomène d’appropriation (Galvani, 2005a, 2005b, 2008) à travers la dimension biophysique du pays d’accueil, l’écoformation (Pineau, 2000). Les objets ainsi appropriés devaient également être définis ou envisagés à travers le concept du « milieu de vie ». La question était donc de savoir quels sont les objets du « milieu de vie » que s’approprient les élèves et comment ils y parviennent.
Concept du milieu de vie : Modalité universelle de construction de l’existence
Le milieu de vie une entité projective (Not, 1973) qui se construit dans un environnement par le croisement des notions écopsychosociologiques. Étymologiquement parlant, le « milieu » constitue un lieu entre deux ou plusieurs entités physiques situées de façon équidistante. Selon une vision constructiviste, notre rapport à l’environnement biophysique est un construit social qui devient un objet socialement projeté. Selon Bronfenbrenner (1979, 1992, 2005), le milieu de vie est une « niche écosystémique » par laquelle l’acteur, ici l’élève immigrant, va se développer et grandir, en se l’appropriant. Je me suis appuyé aussi sur le concept de la corporéité pour concevoir la relation qui unit le corps à l’environnement (Moser, 2009) et le milieu de vie (Absil, Vandoorne et Demarteau, 2011). Il s’agissait notamment de comprendre la relation qu’établit l’élève avec son corps, un construit qui interagit avec d’autres corps (Berthelot, 1992) et son environnement (Moser et Weiss, 2003). À cet égard, Paul (2005) considère qu’il s’établit une dialectique entre la corporéité biologique et le « moi » qui se construit à partir d’une démarche de différenciation de l’environnement physique et de l’intériorisation du milieu de vie. En résumé, dans cette vision croisée du phénomène d’appropriation du milieu de vie, je concevais, et je conçois toujours que l’être humain construit par interaction son rapport à l’environnement social (Goffman, 1988) et biophysique (Moser, 2009) ; il s’instaure ainsi une démarche formative d’écologisation : l’écoformation (Pineau, 2003 ; Paul, 2005).
Cette recherche-intervention fonctionnant par un principe collaboratif de construction des savoirs comportait deux dimensions, où j’occupais les deux rôles de chercheur et d’animateur. Il convient de clarifier ici que mon expertise sur les relations « école-famille-élève » s’est forgée à travers ma collaboration de quelques années avec un groupe interuniversitaire utilisant le modèle écosystémique de Bronfenbrenner dans sa méta-analyse.
Cadre pédagogique des activités : Une démarche écotransformative
La pratique théâtrale a développé mon rapport au terrain, mon sens de la découverte, ma sensibilité théorique et mes ancrages épistémologiques. J’ai construit ma pratique théâtrale par une démarche intuitive et sensible de création théâtrale parce que je veux partir de la matière ontologique qu’apportent les participants pour construire une représentation théâtrale. Relevant du paradigme holistique, je considère cette approche comme écologique et transversale ; elle associe en effet des aspects permettant de révéler la face cachée de la nature humaine en ayant recours, conjointement ou séparément, à différents concepts théâtraux, dont le « Théâtre total » (Boll), le « Théâtre pauvre » (Grotowski) et le « Théâtre plasticien » (Akademia Ruchu). La démarche de création collective répondant aux principes de « pour-par-avec » s’élabore selon les procédés du « Théâtre récit » (Feldhendler), qui porte sur l’existence ou l’expérience des participants, de l’« Anthropologie visuelle » (Balicki), qui adopte une méthode ethnographique afin représenter la vie et les réalités d’un groupe par et avec les sujets, et d’une démarche déambulatoire de construction artistique appelée « Méthode chemin » de Zambrano (Cyrulnik et Morin, 2018), semblable à l’idée de la « Théorie ancrée » (Van der Maren, 2004), où la création émerge, prend forme et s’incarne par et pour le cheminement artistique des créateurs. Ces différents procédés sont utilisés en fonction des circonstances et des groupes participants. J’ajouterais que la question de « construction des savoirs par la création collective » m’a depuis longtemps intéressé et a constitué un thème récurrent de ma pratique et de ma recherche (Richard, 2004). Dans ce cadre, ma pratique théâtrale devient ainsi une praxis de recherche (Schön, 1994 ; Dewey, 2005) et, par la dimension auto-révélatrice du théâtre, la démarche de création collective constitue un habitus de co-construction des savoirs (Dubois, 2011) en collaboration.
Dans cette conception constructiviste, le pilier central de l’« Atelier théâtre » sont les « Notions Carrefour » que Barbier (2003a ; 2003b) désigne comme un procédé transversal, à la fois linéaire et spiralaire, de construction évoluant au rythme d’un projet de recherche ou de création. Campé dans une logique ternaire, le cadre pédagogique des activités du projet de théâtre s’inscrit également dans une perspective holistique d’appropriation (Clerc, 2009). Comme le préfixe trans l’indique, la pratique théâtrale de transformation (Feldhendler, 2011) va entre, au-delà et à travers (Galvani, 2003) les réalités que vivent les participantes.
Intégrée dans le cadre des activités socio-scolaires et péri-pédagogiques, l’intervention a consisté en la réalisation d’un projet de théâtre avec des élèves de classe d’accueil et leur enseignante comme « partenaire intervenante ». Ce cadre devait établir un pont entre les différentes réalités et existences des participantes par une démarche de création théâtrale inscrite sous le thème « être au monde » (Morin, Motta et Ciurana, 2003). Également, une pédagogie expérientielle, qui s’appuyait sur l’étude du milieu de vie par les élèves immigrants, leur existence et leur cheminement, a contribué conjointement à développer une relation authentique avec leur lieu d’accueil (Montandon-Binet, 2002) et permis aux intervenants de comprendre celle-ci (Legault et Rachédi, 2008).
Par cette approche, les participantes, actrices à part entière, ont formulé, interprété et transformé leur monde en agissant, en interagissant et en trans-agissant. Dans ce cadre de création collective, les récits de vie des élèves (Rousseau, 2003) ont été mis en scène (Feldhendler, 2011, 2013). Le but formatif du projet de théâtre était de créer un espace formel de socialisation (Sirota, 1998) répondant aux principes de création collective. Les objectifs spécifiques d’intervention ont été d’offrir un espace d’expression, de symbolisation et de représentation associé au processus d’appropriation et de contribuer, entre autres, à développer chez les participantes des habilités transversales d’adaptation portant sur la langue, la communication, la création, l’écoute et la coopération, l’écologie et la société. En somme, le cadre de création théâtrale avait pour but de développer des champs de compétences de communication chez les participantes par une démarche créative de révélation de leur cheminement d’appropriation.
Cadre méthodologique de la recherche : Habitus de co-construction des savoirs
J’ai adopté une démarche à la fois intuitive et inductive, qui répondait aux principes collaboratifs de construction des savoirs. Par cette double interface de recherche et d’intervention, j’ai pu recueillir plusieurs types de données : données factuelles par la consignation des différentes observations ; données expressives par la rédaction et la narration des récits de vie, la participation aux entretiens de groupe et la production de matériel théâtrale par une démarche de création collective ; données méta-réflexives par la consignation de mes réflexions au journal du chercheur et l’animation d’entretiens individuels avec l’enseignante (Patterson et coll., 2001).
Mise en opération du cadre collaboratif de co-construction des savoirs
Ce projet a adopté les principes de « recherche-intervention », tout en intégrant des notions de « recherche-création », qui répondaient à une double logique de construction des savoirs, soit celle de la recherche et celle de la création (Morissette, 2011), et qui s’est articulé autour du principe de collaboration entre participants et intervenants. En effet, une des stratégies d’ancrage était celle de l’établissement d’un partenariat formel de recherche entre le milieu scolaire et le chercheur universitaire (Desgagné, 2001), qui a donné lieu à une démarche collaborative. Pour guider les opérations de ce projet, j’ai retenu huit principes qui ont fondé le cadre de cette recherche collaborative : l’immersion dans le milieu de recherche, le caractère collaboratif de celle-ci, la socio-interaction générée par la création théâtrale, l’approche croisée de construction des savoirs, la relation au terrain, l’implication-distanciation du chercheur-animateur, la trans-action des stratégies de recherche et les retombées directes de la recherche sur le milieu. La co-construction des savoirs a progressé au rythme de la démarche collective de création théâtrale.
Stratégies et instruments de collecte de données : Une démarche spiralaire
Le dispositif de collecte de données était itératif, ouvert et dynamique, adoptant un procédé double de construction des savoirs, soit spiralaire et linéaire, où on retrouve des « notions carrefours » (Barbier, 2003b ; 2004). Pour obtenir une vue multiple de l’objet et du terrain, j’ai utilisé un dispositif multi-stratégique de techniques et d’instruments de collecte de données (Mucchielli, 2005). Les stratégies adoptées ont été l’observation (participante, non-participante et périphérique), le récit de vie, le portfolio et l’entretien (individuel et groupal), qui ont permis d’établir un rapport privilégié de co-construction des savoirs. Les instruments de collecte adoptés se sont donc inscrits dans une perspective mixte de recherche et d’animation : le dossier des participantes (données personnelles, intentions des participants et observations du chercheur-animateur) ; le journal du chercheur dans lequel j’ai consigné mes observations, mes réflexions et les entretiens avec l’enseignante ; le journal de l’animateur dans lequel j’ai consigné la démarche d’animation, les exercices, thème, etc…, y compris les fiches de suivi pédagogique des ateliers de théâtre, la planification et les objectifs pédagogiques, tandis que le portfolio regroupait les artefacts produits et collectés par les participantes (à savoir tous les objets produits, tel le scénario réalisé et analysé avec et par les élèves à partir de récits individuels). L’enregistrement audio de l’entretien individuel avec l’enseignante a été transcrit sur un éditeur de texte. Les diverses stratégies, techniques et instruments ont permis de recueillir l’ensemble des données de la recherche. La collecte et l’analyse des données ont été réalisées de façon itérative et rythmées par le cheminement de la création théâtrale. Par ce procédé inductif de « notions carrefours », les unités de collecte de données sont articulées de façon spiralaire et transversale pour la co-construction des savoirs. Le point de départ du projet a été l’expérience migratoire des participantes qu’elles ont partagée par leurs récits (Dubois, 2011) ; la reconstruction (Rousseau, 2003) et la dédramatisation (Morissette, 2011) de ceux-ci, ont permis la réappropriation de leur « histoire de soi » (Feldhendler, 2011, 2013) pour la mettre en scène.
Procédures de traitement et d’analyse de données : Modalité mixte
Afin d’appréhender la complexité et la diversité des données colligées, j’ai adopté une démarche empirico-théorique d’analyse qui s’inscrit également dans une logique ternaire. Elle s’est effectuée, dans un premier temps, par une approche inductive au moment du terrain (Mucchielli, 2005) et, après dans un deuxième temps, par une démarche d’analyse écosystémique (Bronfenbrenner, 1979) du contexte. En résumé, pour cet aspect méthodologique, Bronfenbrenner conçoit différents systèmes interreliés qui portent sur l’ensemble des niveaux systémiques d’activités sociales de l’enfant, partant de l’« ontosystéme », le système personnel, au « macrosystème », le rapport au monde. J’ai procédé par une démarche croisée de catégorisation : la première, inductive est associée aux courants interactionnistes (Mucchielli, 2005 ; Le Breton, 2011) et la deuxième, systémique, est de type semi-émergente (Montandon-Binet, 2002). La procédure générale d’analyse s’est effectuée dans un premier temps, par induction analytique (Van Der Maren, 2004) en interprétant les données recueillies tout au long du projet par le procédé de « notions-carrefours ». J’ai effectué des allers-retours constants entre le terrain, les différentes unités de données et les objectifs du volet de recherche. Dans un deuxième temps, le traitement, l’organisation et l’analyse des données ont été menés après les activités de terrain pour pouvoir préparer l’entretien individuel avec l’enseignante qui a eu lieu cinq mois après le projet. L’ensemble des données ont été croisées par un procédé de triangulation : c’est ce principe triptyque qui offre une vision transversale des manifestations du milieu de vie.
Contexte de recherche : Enquête exploratoire, partenaires et participants
Pour trouver une école participante, j’ai sollicité les commissions scolaires de la Grande région de Montréal pendant deux années afin d’obtenir l’autorisation de mener ma recherche. Pendant cette période, j’ai mené une enquête exploratoire auprès d’enseignants de classe d’accueil du premier cycle du secondaire intéressés par ma proposition d’animation. Cette enquête m’a permis de dessiner un portrait général de la classe d’accueil sur le territoire de la région et de préciser mon cadre de recherche-intervention.
L’école partenaire, située dans un secteur résidentiel de type pavillonnaire, dispensait une formation aux deux cycles du secondaire à plus de mille élèves et regroupait différents programmes particuliers, dont les concentrations de sports et autres disciplines. Ma proposition a été présentée par l’enseignante et adoptée par le conseil de l’établissement scolaire. L’école avait adopté une modalité d’intégration partielle tout en ayant opté pour le modèle fermé de classe d’accueil. Les participants ont été recrutés lors d’une rencontre à laquelle les élèves des classes d’accueil ont été conviés dans la classe de l’enseignante partenaire. L’échantillon unique était constitué de huit élèves féminins du premier cycle du secondaire du premier cycle d’une école secondaire en milieu urbain, provenant de différents pays, dont la majorité était hispanophone. Cet aspect linguistique a eu des effets notables sur le projet de recherche et les interactions entre les participantes. Notamment, comme la commission scolaire regroupait les classes d’accueil du premier cycle du secondaire dans un seul établissement, cela a eu un effet sur la socialisation des élèves qui provenaient de l’ensemble du territoire, de différents quartiers.
En résumé, pendant cinq mois, les participantes, l’enseignante et moi-même nous sommes rencontrés deux fois par semaine dans leur classe pour réaliser le projet de théâtre. J’ai animé les activités avec la proche collaboration de l’enseignante que je rencontrais de façon hebdomadaire afin de partager l’évolution du projet et d’établir les stratégies d’animation. Enfin, mon double rôle d’animateur et de chercheur m’a permis de mener des observations hors du cadre du projet afin de comprendre la vie sociale des élèves des classes d’accueil et le milieu scolaire. À mesure que le projet avançait, j’ai pu rencontrer des élèves immigrants de classes d’accueil qui circulaient entre les classes pendant la courte de transition de la pause du midi.
Principaux résultats : Entre réalités globalisées et particularités de l’existence
De façon générale, les résultats de l’analyse des données mettent en évidence la représentation qu’ont les élèves immigrants de leur milieu de vie, une conception qui a évolué dans le cadre de cette recherche : l’appropriation de cette notion vitale m’apparaissait comme un phénomène très dynamique et complexe. J’ai constaté à cet égard une grande part d’intentionnalité (Giddens, 2004) chez les élèves dans le processus d’intégration qui s’exprimait, entre autres, par la diversité de stratégies et des comportements transgressifs. L’analyse m’a permis entre autres de répondre à la question concernant les effets de l’implantation d’un projet théâtre dans ce cadre scolaire d’accueil sur la question du phénomène d’appropriation.
Effets de l’implantation du projet théâtre dans le cadre scolaire d’accueil
Il s’agissait par cette recherche de savoir quels étaient les effets de l’implantation d’un projet de théâtre. L’analyse a montré que les effets de l’implantation du projet de théâtre portaient principalement sur deux aspects : 1) la perception de l’enseignante de son rôle dans ce projet et 2) l’appropriation du projet théâtre par tous. Grâce au cadre collaboratif de construction de savoirs, l’enseignante a pu expérimenter cette démarche collaborative et saisir l’importance de l’approche écologique du milieu de vie dans la compréhension de son propre rôle. Comme l’enseignante s’est constituée partie prenante du projet, elle a accepté de revoir son rôle sous l’angle de la pratique d’animation. Lors de l’entretien individuel, elle a relaté que le changement de rôle lui a permis de redécouvrir sa pratique et de voir autrement les réalités des élèves immigrants. Mes observations établissent que l’enseignante s’est investie pleinement dans ce projet ; elle s’est notamment appropriée les objectifs et la démarche de création. Ce changement de rôle a favorisé une ouverture dans la perception des pratiques respectives, cela tant chez l’enseignante que chez les participantes. Ces dernières, par l’acceptation de ce changement, se sont approprié le projet théâtre. Précisons toutefois que ce changement de rôle a toutefois suscité certaines résistances notables tant chez l’enseignante que chez les participantes. Les résultats m’ont également permis de comprendre la relation des participantes au milieu scolaire et que la transgression était socialement instituée comme une organisation stable (Giddens, 2004).
Principes des stratégies appropriatives : défiance face à l’autorité et transgression
Partant du point de vue des actrices, j’ai tenté de comprendre comment un projet de création théâtrale permettait d’étudier les représentations du milieu de vie élaborées par les participantes et d’observer leurs stratégies appropriatives, dont les pratiques d’intra-socialisation. Dans l’ensemble, la question de l’appropriation du milieu de vie par les élèves de classe d’accueil s’inscrivait dans une optique d’intégration sociale qui était fortement liée à la perception du rôle de l’enseignante dans sa pratique et de celui du cadre scolaire d’accueil. Ces stratégies appropriatives semblaient avoir été sollicitées, voire provoquées, par deux facteurs. Le premier consistait en un effet d’entraînement chez les élèves des classes d’accueil qui validait socialement des comportements transgressifs, entre autres par le discours corporel. Le deuxième facteur semblait être concomitant au premier, c’est-à-dire que l’institution cultivait et générait intrinsèquement des comportements transgressifs chez les jeunes en établissant des contraintes associées à des modalités identitaires de socialisation (Khellil, 2005).
En effet, j’ai constaté une sorte de sous-système institutionnel qui se manifestait sous la forme de règlements spécifiques, que les élèves transgressaient. Les comportements transgressifs observés concernaient principalement les règlements relatifs au Code vie et l’utilisation exclusive du français à l’école. Jouant au chat et à la souris avec le personnel scolaire, les élèves des classes d’accueil défiaient ces règles par différentes provocations, adoptant par exemple une posture corporelle provocatrice ou parlant énergiquement leur langue maternelle durant les pauses. Après analyse, ces manifestations de transgression cachaient ce sentiment chez les élèves d’être, par leur statut, en retrait des classes ordinaires, c’est-à-dire de la société d’accueil. Dans un système tel que l’école, je pouvais alors considérer le fait que les élèves, cherchant des espaces de socialisation, élaboraient des pratiques stratégiques en fonction d’enjeux sociaux auxquels le phénomène d’appropriation du milieu de vie est intimement lié : les stratégies de socialisation des élèves des classes d’accueil de cette école semblaient s’articuler par un principe double d’opposition et d’exclusion. Ceux-ci devaient, pour se socialiser, procéder à une appropriation du milieu scolaire afin d’intérioriser les éléments étrangers de ce nouvel environnement. En somme, il apparaît que la personnalité des élèves, les circonstances de leur départ et de leur arrivée, les pratiques sociales des pairs, les représentations des réalités et les contraintes scolaires façonnent les modalités d’appropriation du milieu de vie. Dans ce cadre, les manifestations du phénomène vécu par les participantes se situent à plusieurs niveaux, soit principalement institutionnel et existentiel.
Discussion critique des résultats : Trans-systémisation des réalités comme stratégie
Afin de procéder à une discussion critique des résultats, j’ai poursuivi la démarche méta-réflexive (Patterson et coll., 2001) en utilisant le modèle écosystémique (Bronfenbrenner, 2005) avec les membres de mon comité de recherche. Après avoir mis à plat les résultats d’analyse, nous avons identifié les portées et les limites de la recherche. La discussion a également abordé les facteurs relatifs au cadre scolaire d’accueil et ceux extérieurs à l’école. En effet, les résultats d’analyse montraient que la conception du cadre scolaire d’accueil témoignait d’un rapport oppositionnel, voire dichotomique, entre l’agenda institutionnel et les réalités existentielles des élèves. À l’issue de cette discussion, j’ai pu élaborer une typologie des stratégies appropriatives et une carte des principes trans-systémiques d’appropriation qui permettent justement de comprendre les enjeux d’intégration en milieu scolaire, cela toujours dans une perspective contextuelle. Enfin, dans l’optique de cet article, j’ai mené une réflexion sur l’apport de cette démarche éducative et des résultats de cette recherche dans une perspective d’éducation relative à l’environnement.
Portée et limites de la recherche
Le cadre exploratoire de cette recherche-intervention, grâce à sa double logique de construction, a établi une relation privilégiée entre les participantes, l’enseignante, le milieu scolaire, et moi-même. Cette relation de collaboration dans la construction des savoirs a façonné la praxis de recherche, ce qui a notamment fait ressortir deux aspects : le premier porte sur le fait d’intégrer le principe d’intentionnalité de l’acteur chez les participantes, comme façon de réhabiliter le « facteur idiosyncratique » (Manço, 2006) de l’agenda institutionnel, et le deuxième concerne le cadre d’intervention grâce auquel l’enseignante a pu prendre part, comme « partie prenante », au projet comme intervenante. Selon Woods (1990), ce genre d’approche dramaturgique de recherche à caractère ethnographique instaure, par sa structure holistique, une dimension méta-réflexive tant pour le chercheur que chez les participants (Schön, 1994). Cependant, en raison de ses limites de temps et de moyens, cette recherche doctorale devait circonscrire certains aspects du phénomène. À cet égard, Manço (2006) souligne le fait qu’une recherche par une approche empirique sur la question de l’intégration sociale des nouveaux arrivants doit, compte tenu des réalités mouvantes, porter sur les mêmes individus ou groupes sur une longue période. En dépit de ces limites, les résultats de recherche ont fait ressortir trois éléments de discussion : le cadre scolaire d’accueil en rupture écologique, les réalités mouvantes de la mondialisation et la démarche transformative d’appropriation du nouveau milieu de vie.
Cadre scolaire d’intégration sociale en rupture
Dans son rôle institutionnel d’intégration, le milieu scolaire semblait se constituer comme une « forteresse » face aux effets de mondialisation en établissant des contraintes socio-scolaires. Par exemple, cette conception pédagogique qui est d’imposer l’utilisation unique du français sur le terrain de l’école comme un levier d’intégration. Je me pose ainsi la question : est-ce que dans un contexte mondialisé, le système scolaire doit obligatoirement s’appuyer sur un principe d’exclusivité linguistique pour intégrer les élèves immigrants ? N’est-ce pas justement là l’application d’une approche de convergence, opposée aux principes d’intégration sociale ? À la lumière des résultats de recherche, plusieurs facteurs semblaient contraindre le mandat de la classe d’accueil et le rôle de l’enseignante dans ses actions. L’un d’eux est le fait que la classe d’accueil est intégrée dans un système en rupture, ce qui laisse à l’enseignante peu de latitude d’action écologique.
Parmi les facteurs découlant de ce cadre scolaire d’accueil, il y a justement cette distance établie entre les familles et l’école, due à sa localisation exogène des réseaux familiaux et communautaires des élèves. J’ai pu observer une forme de contrainte relationnelle entre les interactions verticales et horizontales qui se manifestait par les relations entre les élèves et les enseignants. Par exemple, la posture de l’enseignante m’a semblé très dynamique, ouverte et volontaire, mais, d’un point de vue écologique, révélait certaines contradictions. D’un côté, elle a toujours affirmé ses profondes convictions quant à l’importance de son rôle dans le processus d’accueil et, de l’autre, elle inscrit la démarche d’intégration sociale dans une perspective socio-scolaire de convergence. Je m'interroge toutefois sur le fait qu’elle établissait ou acceptait une limite très abrupte dans les espaces de socialisation. Je souhaite ici ajouter que le seul fait d’avoir participé au projet, aux étapes successives de réalisation et aux différentes discussions, a montré que l’enseignante tenait à comprendre l’intégration sociale d’une façon plus ouverte, voire holistique. Elle reconnaît d’ailleurs lors de l’entretien que l’expérience de collaboration lui a permis de mieux saisir son propre rôle parce qu’elle s’est engagée dans un cadre formatif de création.
Effets de la mondialisation : Défis de l’école par rapport aux méta-réalités
La question de savoir si les méta-réalités de la mondialisation affectaient le processus d’appropriation du milieu de vie chez les élèves immigrants s’est imposée comme un des éléments indirects de l’objet de la recherche. Cependant, la dimension exploratoire de la recherche, ancrée dans une perspective interactionniste et systémique, a pu révéler de façon significative différentes représentations du « milieu de vie » dont la première s’est manifestée sous le vocable de « village global », tandis que la deuxième portait sur le dogme de l’apparence et du comportement corporels, tendance généralisée dans notre société, particulièrement auprès des jeunes, qui se manifestait sous différentes formes et agissements chez les participantes. Une autre de ces manifestations fut l’adhésion des élèves au paradigme de « logo global », forme identitaire de mondialisation. L’adhésion à des valeurs et principes médiatiques de la mondialisation semblait constituer pour les élèves de classes d’accueil de cette école un vecteur d’adaptation et d’appropriation. À défaut d’ancrages solides dans leur pays d’accueil, ces élèves semblaient être « sur-mondialisés » et, malgré les convictions institutionnelles, les moyens coercitifs du milieu scolaire semblaient davantage contribuer à développer chez eux des stratégies de contournement et d’évitement des valeurs d’accueil.
Démarche transformative d’appropriation du nouveau milieu de vie
L’angle d’analyse de l’« être au monde » (Morin et coll., 2003) a fortement contribué à révéler la dimension transformative de l’appropriation du milieu de vie chez les participantes. J’ai constaté alors que la démarche d’appropriation adoptée par élèves a dépassé le plan culturel, voire le niveau interculturel ; elle s’inscrivait davantage dans une perspective trans-culturelle (Galvani, 2002, 2005b, 2008). J’ai pu, en identifiant les stratégies d’appropriation du nouveau milieu de vie, constater que ces élèves établissaient où tentaient d’établir un système de « pontage » entre les notions locales, originelles et globales. Ce constat d’appropriation, qui va au-delà du principe d’inter-relation culturelle, désigne un phénomène que j’ai qualifié de trans-systématisation. Dans ce contexte éclaté et mouvant de mondialisation, l’enseignante a compris que la relation au monde devient pour ses élèves un enjeu majeur d’appropriation du milieu de vie, particulièrement entre les notions intérieures et extérieures, existentielles et socio-environnementales (Galvani, 2013). J’en ai conclu que l’enjeu pour les enseignants, titulaires de classe d’accueil, semblait être de pouvoir réunir les conditions nécessaires à l’éclosion de ces stratégies transformatives chez les élèves afin de mieux les accompagner dans leur démarche.
Perspective d’éducation relative à l’environnement
Dans le contexte de cet article, j’ai poussé ma réflexion, me demandant si ce genre de recherche s’inscrit dans le champ de l’éducation relative à l’environnement (ERE). Dans ma compréhension de l’écologie et de l’éducation, je conçois qu’une étude portant sur le phénomène de l’immersion au sein d’un milieu de vie et adoptant une démarche de co-construction de savoirs peut effectivement constituer un apport à la pratique éducative en milieu scolaire : elle s’inscrit dans une démarche de formation expérientielle à l’environnement par le principe du « par-pour-avec ». Ma profonde conviction en matière d’éducation est que le système scolaire doit offrir un large spectre de modalités éducatives complémentaires. Dans ce projet, il s’agissait de savoir comment les élèves co-contruisaient leur relation à leur nouveau « milieu de vie », en adoptant une démarche de représentation théâtrale, ce qui, à mon humble avis, constitue une avenue intéressante de pratique écologique en éducation aujourd’hui, notamment en ERE. Dans le contexte actuel de crise climatique, on pourrait envisager également une recherche avec des élèves de classes ordinaires au secondaire qui ne s’inscrirait pas dans une optique d’apprentissage de notions environnementales, mais davantage dans une pratique écologique associée à la réalisation d’une création collective en théâtre sur un thème choisi et formulé par les participants. Il s’agirait d’étudier ainsi le phénomène de construction des savoirs autour de la mise en place de solutions médiatives dans leur milieu de vie et la réponse de la communauté pour laquelle elles ont été pensées.
Conclusion : Ouvrir le cadre scolaire d’accueil dans une optique trans-active
L’importance de l’approche du « milieu de vie » résidait dans le fait d’enrichir la vision scolaire de l’intégration sociale chez les élèves de classe d’accueil. En ouvrant sur une dimension expressive et créative de co-construction, ce cadre théâtral a propulsé les échanges entre l’enseignante et les participantes, comme peut le faire une « agora », vers une démarche éco-transformative. En adoptant une approche écologique de l’accueil, le processus d’intégration sociale pourrait se vivre dans une dynamique interactive de transformation respective et mutuelle. Aussi, afin d’adopter une démarche d’intégration interactive, voire transformative, le cadre scolaire d’accueil devrait diversifier les modalités de formation et de socialisation en préconisant une démarche ouverte de « terrain » allant au-delà des dimensions institutionnelles. L’approche écologique du « milieu de vie » recadrerait ainsi la mission de l’école et la connecterait aux nouvelles réalités changeantes. La classe d’accueil est un passage, un espace-temps « pont » entre deux mondes ; il importe donc d’accompagner les élèves dans leur cheminement, dans leurs rencontres, leurs regards en arrière et leurs projections vers le futur, pour qu’ils puissent s’en approprier la traversée.
Appendices
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