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Le problème du changement climatique occupe une place grandissante dans nos sociétés industrielles et dans l’espace public. On peut en juger en considérant que ces questions et ces analyses — au départ scientifiques — débordent désormais amplement les sections « science » et « environnement » dans les quotidiens et les médias (Uekotter et Lubken, 2014). Autrement dit, le dérèglement climatique ne se limite pas à un phénomène météorologique et à des relevés statistiques ; il s’agit d’un enjeu planétaire majeur qui préoccupe toutes les sphères de l’activité humaine, et cette prépondérance s’est élargie au cours des dernières années[1]. Déjà, en 2018, le changement climatique était communément identifié comme « Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité » à la suite de l’appel de 200 personnalités pour sauver la planète ; cet appel paru dans le quotidien Le Monde du 3 septembre 2018 fut relayé par de nombreux sites sur Internet[2]. Similairement, on peut lire sur le site de Radio-Canada une déclaration conjointe du regroupement canadien des Médecins pour l’environnement qui identifiait le changement climatique comme une menace grave pour la collectivité, en pointant l'industrie pétrolière (et en particulier le procédé de la fracturation hydraulique) comme « une énergie mortifère »[3]. Sur le plan légal, un jugement récent de la Cour suprême du Canada a également reconnu le changement climatique comme un problème qui allait au-delà des frontières et des juridictions provinciales, ce qui justifie de la part de toutes les instances gouvernementales, la « reconnaissance de la gravité du changement climatique »[4]. C’est pourquoi l’éducation relative au changement climatique veut — et doit — s’adresser à tous les citoyens, et pas uniquement aux défenseurs de la nature ou aux écocitoyens conscientisés qui passent à l’action. Autrement dit, il ne suffit pas de prêcher auprès des convertis : il faut viser une audience beaucoup plus large.

L’ampleur du problème

En dépit de ce consensus apparent dans l’espace public, on constate en effet que les débats sur le carbone et l’urgence climatique ne font toujours pas l’unanimité, et ce ne sont pas tous les joueurs politiques - ni tous les membres de la société civile - qui sont réellement prêts à en admettre la pertinence, la gravité et l’urgence d’y réagir. Il est donc important que les observateurs, les didacticiens, les éducateurs soient en mesure de comprendre que des dissensions internes peuvent exister à l’intérieur de chaque camp. Certains partis politiques sont profondément divisés sur cette question du carbone ; dans quelques cas, le fossé apparaît même « à l’intérieur » entre d’une part, certains membres du parti et d’autre part, l’exécutif d’un même parti, c’est-à-dire ceux qui habituellement imposent des orientations et des résolutions à leur base. En mars 2021, la proposition de reconnaître l’enjeu du changement climatique a été rejetée, non pas par le Parti conservateur du Canada qui voulait se recentrer dans l’arène politique (en reconnaissant de tels enjeux), mais par une portion significative (54 %) des membres de cette formation politique. Cela montre à quel point les adhérents peuvent parfois contredire en bloc la « ligne de parti » d’une organisation politique et ce faisant, inverser momentanément la répartition du pouvoir en exprimant un désaccord profond avec les options imposées « par le haut » aux membres « ordinaires ». Ceux-ci constituent « la base » du parti, perturbant pour une rare fois le fonctionnement habituel d’une formation politique où la hiérarchie peut opérer avec les coudées franches, sans trop de contestation interne[5]. Ici, la question du changement climatique constitue donc un cas-limite, ou une limite à ne pas franchir pour une portion significative des militants conservateurs du Canada qui refusent d’admettre certains principes généralement reconnus comme l’écotaxe sur le carbone. Or ce parti constitue une puissance indéniable sur l’échiquier politique au Canada, recueillant plus de votes d’électeurs que n’importe quelle autre formation politique à l’échelle fédérale.

Ces réticences solidement ancrées confirment à nouveau que l’éducation relative au changement climatique doit également s’attaquer aux mentalités qui résistent et faire reconnaître les véritables enjeux touchant l’avenir de la planète, même auprès des citoyens les plus réfractaires, les plus réticents et les plus incrédules. Les environnementalistes ne peuvent pas se contenter de ne prêcher qu’auprès des convertis et des convaincus.

À la gravité du problème climatique s’ajoute en effet l’incrédulité persistante d’une partie non-négligeable de la population. Sans qu’il soit question particulièrement de politique canadienne, Bruno Latour (2017) résume plus largement ce problème dans son livre Où atterrir ? Comment s'orienter en politique : « On ne se rend pas assez compte que la question du climato-négationnisme organise toute la politique du temps présent » (p. 37). Pour bien comprendre la raison d’être de l’éducation relative au changement climatique, il faut identifier certaines zones de conflits, l’endroit exact où les antagonismes se frottent, les points précis de résistance à l’idée du changement climatique afin de bien saisir la dynamique (et les logiques internes) des différents joueurs qui s’opposent sur l’échiquier du débat public. Pour l’observateur comme pour le didacticien, il faut concevoir ces différentes parties prenantes comme des groupes d’intérêt ou comme des groupes de pression voulant promouvoir par tous les moyens un point de vue, une stratégie, une vision.

À droite comme à gauche, on élabore des stratégies visant à contrer l’omniprésence et la prospérité des industries du carbone : il s’agit d’ébranler ceux qui profitent, directement ou non, des énergies les plus polluantes. Encore faut-il comprendre — mettre en évidence et faire connaître — les mécanismes souvent inconnus ou souterrains qui sous-tendent, encouragent, subventionnent et alimentent ces actions polluantes et les conglomérats qui sont à la source[6]. De chaque côté des tendances, une multitude de groupes de pression figurent dans l’arène et tentent d’obtenir un maximum de visibilité, d’influence et de pouvoir, ajoutant ainsi une dimension politique à une question qui était au départ strictement scientifique et sociétale. Au problème environnemental s’ajoute un jeu d’influences. Les exemples sont nombreux, dans les pays industrialisés comme ailleurs. En France, des incubateurs d’idées novatrices (think tank) comme The Shift Project[7] et des ONG comme Reclaim Finance[8] militent pour le désinvestissement des milieux financiers dans la filière du carbone en pointant du doigt les industries directement impliquées ou qui tirent profit des grands pollueurs anonymes. Ces organismes environnementaux ne sont pas les seuls et leurs actions ne se limitent pas à la France. Ils proposent un engagement soutenu pour la préservation de l’équilibre climatique en interrogeant la puissante filière économique du pétrole pour le climat et la biodiversité.

Définir le changement climatique

Avant même d’aborder les tenants et aboutissants de l’éducation relative au changement climatique, définissons, ne serait-ce que provisoirement, le changement climatique. Nous choisirons une source qui fait autorité. Selon une encyclopédie en trois tomes publiée par SAGE et consacrée spécifiquement au changement climatique et déjà rééditée — la Encyclopedia of Global Warming and Climate Change - le changement climatique correspond à « l’augmentation de la température à la surface de la Terre » ; ce à quoi les coauteurs ajoutent que « cela est dû à la présence de gaz à effet de serre dans l’atmosphère en raison de l’activité humaine, par exemple par l’augmentation de la consommation de carburants fossiles conduisant à l’échappement de dioxyde de carbone, l’usage croissant d’automobiles, l’usage de fertilisants à base d’azote et l’élevage, impliquant la reproduction de troupeaux de bétail générant du méthane » (Benson et Palmer, 2012, p. 456, trad. libre). En réalité, cette notice totalise cinq pages et les quelques lignes qui précèdent ne prétendent pas traduire toute la complexité de ce phénomène. Retenons de cette définition ce que nous savions déjà et qui semble faire consensus dans les milieux scientifiques : le changement climatique est relié à un dérèglement des températures causé par l’activité industrielle à grande échelle et notamment, par l’accroissement des gaz à effet de serre. Les solutions à ce vaste problème sont de divers ordres : comme on pourrait s’y attendre, les technocrates proposent des remèdes technologiques, les politiciens mettent de l’avant des mesures politiques, et les éducateurs misent sur l’éducation relative au changement climatique pour favoriser la conscientisation et la prévention.

On ne saurait se limiter à une seule définition d’un concept aussi contesté et débattu. Une autre encyclopédie consacrée aux aspects sociaux de l’environnement a défini le changement climatique en y intégrant une dimension sociologique. Kari Noagaard (2007, p. 792) met en évidence le paradoxe suivant : « les populations les plus affectées par le réchauffement climatique seraient les moins responsables des émissions qui causent ce problème ». Sa définition du changement climatique s’apparente en plusieurs points à celle, ultérieure, de Benson et Palmer, déjà citée ; mais Kari Noagaard (2007, p. 790) prend également en compte le concept d’effet de serre et les conséquences dans les pays en voie de développement.

Conceptualiser l’éducation relative au changement climatique

Conceptualiser signifie simplement « délimiter » un concept en optant pour une définition opératoire, en s’inscrivant (ou en se situant) le plus souvent dans un courant de pensée déjà établi. Sans prétendre refaire un hypothétique « Éloge de la conceptualisation »[9], il convient de réaffirmer le rôle des éducateurs pour mener à bien une lutte collective, concertée et de toutes les générations contre les dérèglements du climat, ce qui implique de conceptualiser les leviers du changement climatique. Bien sûr, la conceptualisation ne constitue pas une fin en soi, mais celle-ci représente néanmoins une étape fondamentale de toute recherche ; c’est pourquoi le propos de cet article sera progressivement reformulé pour être précisé et approfondi.

Pourquoi les éducateurs devraient-ils s’intéresser au changement climatique ? Ne pourraient-ils pas simplement inciter les jeunes à recycler et à nettoyer autour de chez eux ? Et apprendre les noms des arbres et des plantes ? Il faudrait revenir sur certains des fondements de l’éducation relative à l’environnement, comme la conscientisation et la mobilisation, pour ensuite préciser la raison d’être de l’éducation relative au changement climatique. Et rappeler à quel point les jeunes générations ont besoin d’être conscientisées et guidées dans leur cheminement, qui peut en certains cas s’apparenter à une forme de vocation ou de piété (McFarland Taylor, 2019).

Tenter de produire une synthèse des définitions courantes de l’éducation relative au changement climatique pourrait en soi constituer la substance de tout un article. Contentons-nous provisoirement de définir à grands traits ce qu’elle est, mais aussi ce qu’elle n’est pas : c’est la condition essentielle d’une définition précise et opératoire, qui pourra bien sûr être par la suite étoffée et mieux délimitée.

Certes, l’éducation relative au changement climatique suppose d’abord la « formation des formateurs » en ce domaine en les conscientisant aux enjeux et dangers réels liés aux dérèglements du climat, dans un contexte d'Anthropocène, où les mécanismes terrestres et l’équilibre climatique sont bousculés par des actions humaines, et notamment par l’intensification des activités industrielles (Latour, 2017). Afin de conceptualiser l’éducation relative au changement climatique, il faut au préalable cerner le problème, définir les moyens employés et valider ses sources de documentation. Dans un monde où une infinité de messages contradictoires peuvent circuler, il importe de prendre conscience que l’éducation relative au changement climatique doit se baser sur la réflexion scientifique, mais également sur une forme de vigilance politique, afin de discerner chaque parti-pris, les biais, les informations faussées ou tendancieuses. Où puiser une information fiable et non-biaisée ? Pour se documenter, les apprenants et les enseignants ont désormais accès à une foule de sources, de provenances diverses, et pas nécessairement validées. Il faut rappeler sans cesse à nos étudiants que ce n’est pas parce qu’une information se trouve sur Internet qu’elle est forcément valide, rigoureuse et neutre (Dunckley, 2020). Le meilleur côtoie souvent le pire ; il faut du jugement, du discernement et de l’esprit critique. L’éducation relative au changement climatique implique la recherche d’informations et de sources rigoureuses.

Mais d’autres considérations et d’autres aspects doivent également être pris en compte et/ou vérifiés pour appréhender toutes les missions de l’éducation relative au changement climatique. Ainsi, l’éducateur au changement climatique se doit d’identifier un certain nombre de pratiques, favorables et défavorables, qui peuvent intensifier ou au contraire, réduire les émanations toxiques de substances contribuant à produire des gaz à effet de serre. En accordant une place importante aux conduites, aux pratiques, aux choix de société, aux répercussions positives ou au contraire néfastes, nos observations comporteront de ce fait une dimension sociologique. Une des dimensions fondamentales de la sociologie de l’environnement s’attarde précisément à montrer comment des pratiques individuelles et apparemment anodines comme la (sur)consommation, les modes de vie ou nos habitudes au quotidien peuvent, petit à petit, lorsque celles-ci sont répétées à l’infini, conduire à des conséquences beaucoup plus tangibles et parfois néfastes. L’image de la chaîne infinie du plastique indestructible qui se retrouve dans les océans - au point de former de monstrueuses îles artificielles au milieu des mers - est à ce titre éloquente (Roscam Abbing , 2019).

Il existe une infinité de ressources (livres, sites Internet, blogues) sur les impacts du changement climatique : certaines études émanent de sources sûres et neutres, tandis que d’autres manquent de rigueur ou d’objectivité. Les élèves, les adolescents et les non-initiés ne sont pas toujours bien armés pour bien départager et filtrer les informations, de façon à repérer les informations faussées. Il devient donc important pour les formateurs de suivre, d’accompagner, de vérifier et de valider les fréquentations des élèves lorsqu’ils se documentent sur la toile à propos du changement climatique. Accorderont-ils le même poids à un blogue tout en couleurs, mais sans fondement scientifique (ou sursimplifié) et en revanche, très peu d’intérêt pour tel autre site plutôt terne, mais basé sur des recherches de pointe validées par les pairs et offrant des réponses sans parti-pris ? (Bihouix et Mauvilly, 2016).

L’un des buts de cet article est de montrer les implications - et les conséquences - de cette libre circulation de l'information en matière d'éducation relative au changement climatique, car le meilleur peut souvent côtoyer le pire : l'information biaisée se présente comme étant objective et rigoureuse, le vrai voisine le faux. À qui se fier ? Ce problème de la validité des sources et des experts consultés est compliqué par l'influence grandissante et subtile de plusieurs groupes de pression, des lobbies et des industries de toutes sortes qui adoptent immanquablement le masque séducteur de « l'idéologie verte ». C’est le constat de plusieurs penseurs, dont Edgar Morin (2014), quant au manque de fiabilité des sources qui s’offrent à nous sur la toile : « Internet vient désormais apporter un gigantesque pêle-mêle culturel de savoirs, rumeurs, croyances, en tous genres, sorte d’école sauvage contournant l’école officielle, où viennent s’informer et se former les nouvelles générations ».

Un cas-type d’information biaisée : le lobby de l’industrie nucléaire

Un cas-type peut nous permettre de comprendre ce vaste problème. L'exemple de l'industrie nucléaire est emblématique (et problématique), car face au changement climatique, la filière nucléaire se présente depuis la fin du 20e siècle sous une nouvelle image : contrairement aux énergies fossiles (charbon, essence, gaz, etc.), il s’agirait d’une énergie « propre », qui prétend « ne pas produire de gaz à effet de serre ni de carbone » (Laberge, 1997). Autrement dit, l'industrie nucléaire instrumentalise la menace climatique pour tenter une fois de plus de légitimer sa présence, en dépit des dangers encore plus menaçants liés à son existence même et à tous les risques liés à la radioactivité (Lepage, 2014). Ce problème est aggravé par le fait que dans plusieurs pays, l'énergie nucléaire est promue par plusieurs gouvernements au nom de la sécurité nationale, et que dans certains cas, l'industrie nucléaire est contrôlée par l'État, ce qui fait d'elle une partie intégrante de la machine étatique. Comment s'opposer aux détenteurs « légitimes » de l'autorité juridique (et législative) lorsqu'ils promeuvent au nom d’une certaine scientificité la filière du nucléaire ? Comment le simple citoyen peut-il en contester la légitimité ? C'est précisément pour armer les enseignants (et les élèves et les étudiants) que cet article suggérera certaines pistes pour se prémunir contre la propagande pernicieuse de l'industrie nucléaire, en contexte de lutte contre les changements climatiques. Notre cadre théorique s’inspire des travaux en pédagogie critique qui mettent en évidence les relations entre pouvoir (étatique ou économique), circulation des savoirs, idéologies et éducation[10].

En cette époque où l’information peut devenir plus que jamais tendancieuse, il est utile de rappeler aux jeunes apprenants les limites épistémologiques de ce que l’on trouve sur Internet, un système séduisant et pratique qui s’apparente faussement à une infinité de données véridiques et de savoirs attestés. Le sociologue et théoricien des médias Dominique Wolton (2000) insiste sur l’importance pour le non-expert de toujours trier, de valider, de comparer, de médiatiser (au sens d’introduire un médiateur, un interprète dans l’acquisition des savoirs) toutes les données trouvées au hasard des recherches et des renvois sur la toile : « Il n’y a pas de livre sans professeur, sans bibliothécaire, sans documentaliste ». Autrement dit, Internet véhicule une quantité impressionnante de données brutes et souvent désordonnées, mais pas nécessairement des connaissances avérées, vérifiables et validées. C’est aux éducateurs de valider et de trier les données recueillies, et les formateurs doivent également transmettre cette capacité d’opérer une sélection éclairée entre des sources fiables et des sources biaisées. Cette étape du discernement est indispensable afin de ne pas entraîner les apprenants vers de fausses routes, par exemple en puisant ses informations auprès de groupes de pression ou de pollueurs déguisés en agents verts.

L’opposition à la prolifération du nucléaire

Il importe également d'ajouter une dimension sociologique à l’éducation relative au changement climatique, afin de mettre en évidence la dynamique — à la fois active et subtile — des idéologies dans ce domaine : aspect essentiel, mais souvent négligé. Nous assistons à une concurrence entre deux modèles apparemment similaires, mais en fait opposés : l’éducation relative au changement climatique, d’une part, et d’autre part l’éducation à l’énergie nucléaire[11]. La première sous-catégorie a déjà été définie plus haut. En revanche, le but de l’éducation à l’énergie nucléaire est de légitimer la filière du nucléaire et, sous le prétexte fallacieux de produire peu de gaz à effets de serre, de tenter de figurer (sur certains aspects) parmi les industries moins polluantes que les combustibles fossiles comme centrales au charbon. Étonnamment, cette croyance - devenue une idéologie - est particulièrement influente en France. Même des magazines généralistes longtemps respectés comme Le Point proposent à l’occasion des articles et même des éditoriaux favorables au nucléaire et portant une virulente critique envers les opposants au nucléaire ; un éditorial véhément d’Étienne Gernelle (2020) reprend impétueusement ce discours plaçant le nucléaire au-dessus des énergies fossiles et comme étant moins risqué : il souligne que la France a un « bilan carbone moins mauvais que ses voisins grâce au nucléaire (…) ». L’expression pernicieuse « grâce au nucléaire » caractérise nettement cette idéologie pronucléaire. Au lieu de considérer une centrale nucléaire comme un danger continuel et permanent, comme une bombe atomique en latence, il semble qu’une partie des populations de pays comme la France ou le Japon se sont habituées à vivre avec ce risque constant d’un accident ou d’une catastrophe nucléaire (Beck,‎ 2001).

Certes, les citations tirées de magazines à grand tirage sont plus révélatrices et symptomatiques qu’informatives ou instructives ; on pourrait évidemment contester leur validité, leur neutralité et le fait qu’il ne s’agit pas de revues savantes arbitrées par les pairs. Mais afin de capturer l’air du temps et les discours dominants, il importe de scruter la presse de masse qui véhicule, reprend et relaie cet « air du temps » : c’est la matière première des sociologues des sciences et des chercheurs en études médiatiques qui tentent de cerner l’idéologie dominante.

Plusieurs questions éthiques se posent aux éducateurs et formateurs à qui des directives ministérielles imposeraient de faire de l’éducation à l’énergie nucléaire. Auraient-ils le choix de critiquer ? Devrait-on s’opposer à l'industrie nucléaire si on enseigne la didactique ou les sciences, ou dans le cadre d’une activité d’ERE ? L’enseignant ne devrait-il pas au contraire rester neutre et présenter les deux côtés de la médaille ? Ou laisser ce vaste débat aux experts et se contenter du statut d’observateur ? Ou s’en remettre aux directives ministérielles ? C’est un questionnement que connaissent depuis longtemps les praticiens de l’ERE : la neutralité n’existe pas ou conduit inévitablement à approuver le statu quo. Et c’est précisément parce que nous faisons face à de multiples problèmes environnementaux que nous devons changer de modèle de société, au lieu de reproduire et perpétuer celui qui nous a conduits à la crise actuelle.

Pour mieux répondre à ces interrogations courantes, il faut aussi s’assurer d’inclure aux initiatives d’ERE — incluant l’éducation relative au changement climatique — la dimension incontournable de l’écocitoyenneté. Dans toute démocratie, le citoyen, et à plus forte raison l’écocitoyen, doit éviter de laisser les débats et les décisions aux seuls experts, décideurs (élus ou non), politiciens et influenceurs. Le système en place est beaucoup trop en proie aux groupes de pression, aux lobbies (reconnus ou non), aux directives ministérielles, aux avis de firmes privées et des consultants qui peuvent échapper à la neutralité, aux médias de toutes sortes et à tous les jeux de coulisses. En matière de risque nucléaire, il existe des évidences que l’on ne saurait négliger. Les désastres nucléaires des dernières décennies ont été marqués non seulement par des conséquences écologiques disproportionnées, mais surtout par une culture du silence de la part des décideurs, des autorités, des gouvernements. Les alertes étaient toujours données d’abord par des institutions extérieures aux parties en cause ; autrement dit, ce sont rarement les responsables qui sonnent l’alarme, mais d’autres instances externes. Et si personne ne remarque ou ne mesure les incidents sans conséquence, ceux-ci ne font pas de bruit et les fuites ne sont pas toujours ébruitées[12]. Pour exister vraiment aux yeux de tous, l’information doit être vérifiable, visualisée, attestée et mesurée, de façon objective. Ici, « objective » ne doit pas se confondre avec « neutre » : l’information objective peut être orientée en s’appuyant rigoureusement sur des faits et des mesures, tandis qu’une information neutre évite de prendre parti tout en montrant deux points de vue opposés.

À propos de la survalorisation dangereuse du statut de l’expert, le philosophe Jacques Ellul (2010) a consacré le troisième volet d’une trilogie, Le bluff technologique, à cette question. Pour lui, qui pouvait user des outils du sociologue comme de ceux du juriste ou de la philosophie, l’expert n’est pas forcément malhonnête, mais il est souvent biaisé ou du moins engagé dans la cause qu’il promeut. Le côté pernicieux de l’expertise réside dans sa capacité de disqualifier les arguments opposés par l’invocation d’une norme, d’un terme technique, d’un outil de mesure dont il dispose (pour la mesure de la radioactivité ou tout autre instrument) qui serait du ressort exclusif de ceux qui détiennent l’expertise (ou qui possèdent l’équipement de mesure). Bourdieu (2012) était arrivé aux mêmes conclusions à propos de la science. Au sujet du nucléaire, dans le contexte de l’après-Tchernobyl, Ellul (2010) écrivait, perplexe : « Et c’est là que je commence à interroger : le rôle de l’expert est-il de ‘rassurer l’opinion’ ou de dire vrai ? ».

Comment apprennent les apprenants ?

Les dimensions épistémologiques sont fondamentales en didactique ; malheureusement, celles-ci sont trop souvent négligées dans la formation des futurs enseignants (Firode, 2015). Pour les éducateurs comme pour les sociologues de l’éducation, il est révélateur de suivre les parcours d’apprentissage des apprenants de tous âges : leurs sources d’information, leurs moyens de valider les informations trouvées, de départager les références fiables de celles plus discutables, mais aussi leur degré de persévérance dans leur exploration, dans leur quête. Comme l’expliquait Mona Ozouf, l’étudiant qui s’en remet exclusivement sur Internet a accès à une information toute faite, limitée, instantanée (et par conséquent sans aucun recul), déjà formatée, mais sans aucun autre processus de validation que lui-même et de ce fait, ces messages peuvent être biaisés : « On n’apprend pas de la même façon quand on cherche une information sur Wikipédia et quand on la trouve lentement, à travers un certain nombre d’essais et d’erreurs. L’information se prélève… Mais le savoir se construit laborieusement »[13].

Ce qui est pernicieux, c’est que de plus en plus d’apprenants emploient les mêmes stratégies, les mêmes techniques, les mêmes procédés de recherche, de documentation et de filtration pour obtenir des informations, qu’il s’agisse d’étudier, de magasiner ou de se référer. C’est ce que démontrent les chercheurs John Street, Sanna Inthorn et Martin Scott dans leur livre From Entertainment to Citizenship : Politics and Popular Culture (2013). Comme l'écrit Edgar Morin dans son livre Enseigner à vivre : Manifeste pour changer l'éducation : « L'enseignement public est concurrencé, encerclé, asphyxié, assiégé par les médias, la télévision, et de plus en plus par Internet » (Morin, 2014, p. 46).

Nous voulons tous nous informer à propos de l’énergie nucléaire, et selon les sources, on trouvera deux orientations idéologiques possibles : les adeptes et les opposants au nucléaire. Dans son livre Le Nucléaire à l'épreuve de l'organisation (1999), Mathilde Bourrier démontre que derrière sa culture du secret, l’industrie nucléaire française fonctionne comme n’importe quelle bureaucratie, à laquelle s'ajoutent des normes et des règles. Il faudrait aussi inclure le lobbyisme. Le discours promouvant le nucléaire colporte cet argumentaire qui place sur le même pied deux particularités opposées, ayant pourtant des impacts d’une ampleur différente : les accidents surviennent peu souvent, mais leurs conséquences sont lourdes et difficilement mesurables pour « l’homme ordinaire ». La stratégie des défenseurs du nucléaire est double : on évoque les risques liés à la filière nucléaire, mais on le fait brièvement, sans s’étendre sur le sujet, ou en évoquant des dispositifs technologiques devant contrer les obstacles. Selon cette logique (presque tautologique), la technologie constitue la solution à tous les risques liés à la technologie (Lewandowski, 2021).

Certains programmes ministériels incluent parfois la promotion de l’énergie nucléaire ; c’est le cas par exemple en France[14]. Au Canada, un organisme fédéral, apparenté à une Société de la Couronne, promeut également la filière nucléaire : Énergie atomique du Canada limitée[15]. Subtilement, l’apologie indirecte de la filière nucléaire s’effectue chaque fois que, dans une opposition entre le carbone et l’atome, un reportage ou un bulletin de nouvelles annonce que « la France a un bon bilan carbone grâce au nucléaire » ; ce slogan, qui dissimule les risques énormes, mais aussi les coûts liés au nucléaire et à la gestion de ses déchets, permet de relégitimer une industrie éminemment polluante, productrice de déchets ingérables sur le long terme, dangereuse au présent comme pour les générations futures[16].

Les formateurs comme les didacticiens doivent être adéquatement préparés afin d’être en mesure de détecter des commentaires orientés qui tentent de légitimer le nucléaire sans rendre compte de tous les dangers inhérents, même dans des publications à prétention savante ou de vulgarisation scientifique destinées aux jeunes lecteurs et écoliers. Ainsi, dans L'incroyable encyclopédie visuelle de la science (Collectif, 2020), on peut lire ce commentaire biaisé qui promeut le nucléaire tout en étant rédigé comme une succession de faits avérés et incontestables : « Une centrale nucléaire a besoin de très peu de combustible pour produire son énergie, mais, une fois usagé, celui-ci reste longtemps radioactif et dangereux pour la santé des êtres vivants. En revanche, contrairement aux centrales à combustible fossile, les centrales nucléaires rejettent très peu de gaz à effet de serre ». Pour les éducateurs et les apprenants, ce type d’argumentation ne doit pas être considéré comme en ensemble de faits, mais bien comme le point de vue biaisé des défenseurs du nucléaire.

Ce qu’il faut retenir

Le coût disproportionné du nucléaire se mesure en termes financiers et sécuritaires ; parce qu’elle s’échelonne à long terme, le coût réel de la gestion des déchets radioactifs ne peut pas être calculé de manière adéquate (Taipale et Taipale, 2015). Il ne faudrait pas remplacer un problème préoccupant (celui des changements climatiques) par un autre (l’énergie nucléaire avec ses risques et le problème de la gestion des déchets radioactifs), encore plus grave et plus lourd de conséquences à long terme : c’est précisément le cas dans la stratégie de légitimation du nucléaire qui néglige le double risque lié à la production d’énergie nucléaire[17]. Le facteur-temps joue ici un rôle stratégique, en ce qu’il peut dissimuler l’ampleur du problème (Beck,‎ 2001).

Edgar Morin (2020, p. 14) nous dit, « la plupart des solutions sont devenues, sans cesser d’être des solutions pour autant, des problèmes » (p. 24). Clarifiant la distinction entre un système basé sur le développement nécessaire et son penchant négatif axé sur la (sur)consommation débridée, il prône une inversion dans la chaîne décisionnelle afin de sortir de la crise actuelle : « dépasser l’idéologie économistique [sic] qui donne au marché mondial la mission de réguler la société-monde, alors que c’est la société-monde qui doit réguler le marché mondial » (p. 108).

Chaque filière énergétique procède ainsi, comme un groupe de pression ou un lobby, en tentant de valoriser ses améliorations et en minimisant son impact environnemental négatif. Il y a presque dix ans, le sociologue Michael Mann (2016) sous-estimait le potentiel des énergies douces, mais demeurait toute de même conscient des stratégies pernicieuses de l’industrie du charbon, généralement peu crédible et nullement convaincante en matière d’énergie verte :

Pour l’instant, ni le solaire ni l’énergie éolienne ne sont à la hauteur du défi, mais les expériences autour de la fusion froide, ou bien l’invention de batteries solaires radicalement différentes, ou encore les centrales solaires utilisant du sel fondu, pourraient éventuellement donner des résultats significatifs. Ce n’est pas le cas du charbon propre qui n’est qu’une manœuvre de diversion promue par l’industrie extractive. (p. 156)

Recentrons notre réflexion sur les dimensions éducatives en gardant à l’esprit comment les élèves s’instruisent, apprennent et se documentent de nos jours. Comment trouvent-ils les réponses aux questions qui leur sont posées ? Par quels moyens parviennent-ils à filtrer, valider les éléments de réponse qui leur tombent sous la main en lançant un questionnement scientifique sur un moteur de recherche ? Si, de tout temps, les apprenants se sont fiés aux outils à portée de main pour trouver des réponses à leurs questions, ils ne disposent cependant pas toujours des mécanismes de validation, ou même de la capacité de filtrer l’information qui leur tombe sous la main. C’est par adhésion, par plausibilité, par la séduction des idées qu’ils feront leurs les idées, notions ou postures qu’ils rencontreront au cours de leurs recherches, le plus souvent en utilisant leur téléphone intelligent et en parcourant la source qui leur est la plus familière : Internet, les réseaux sociaux ou les sites souvent biaisés d’organisations qui ne sont pas toujours neutres. Le problème avec les réseaux sociaux, ce n’est pas qu’ils sont toujours mauvais ou faussés, c’est au contraire parce que parfois l’information qu’ils véhiculent est tout à fait juste, et qu’on déduit ensuite qu’il en serait toujours ainsi, alors qu’ils s’avèrent être inégaux, parfois biaisés et donc pas forcément fiables. Trop souvent, les élèves et les étudiants laissés à eux-mêmes ne disposent ni des outils ni des mécanismes de vérification qui leur permettraient de départager les sources fiables (et neutres) de celles qui seraient tendancieuses ou infondées. C’est précisément à cette étape de validation des données recueillies qu’entre en jeu l’éducateur, qui ne sait pas tout, mais qui peut enseigner le discernement, le doute, la volonté de vérifier, de contester, de s’interroger en profondeur et de valider les informations recueillies. Être perplexe peut dans certains cas devenir un signe de sagesse, à condition de ne pas se confiner à la perplexité. L’obstruction systématique ne fait rien avancer.

Conclusion

Trois points importants sont à retenir pour conceptualiser l’éducation au changement climatique. Il faut cerner ce concept en indiquant ce qu’il est, mais aussi ce qu’il n’est pas. Entre autres, une perspective critique, l’éducation au changement climatique se doit de déloger la filière nucléaire de la liste de solutions.

D’abord, il faut éviter l’instrumentalisation, la récupération politique et la tentation de réhabiliter ou de reverdir l’industrie nucléaire, dont les dangers ont maintes fois été exposés (Hindmarsh, 2013). L’éducation relative au changement climatique ne devrait pas s’associer à une « éducation » favorable à l’énergie nucléaire. Ce serait faire fausse route si on les confondait. Si le carbone constitue une menace réelle pour l’environnement, le secteur de l’énergie nucléaire représente un danger au moins aussi grand, surtout s’il se répand dans des états autoritaires et belliqueux où les mécanismes de contrôle et de sécurité sont plus opaques, moins transparents[18].

Deuxièmement, on a assisté au cours des dernières décennies à une mutation de nos grandes peurs collectives en passant progressivement de l’angoisse nucléaire à la collapsologie, cette inquiétude liée au risque (voire à l’imminence) d’une fin de l’humanité[19]. Il y a un demi-siècle, on entendait dire que la pire menace qui planait sur l’humanité était le péril nucléaire ; désormais, nous assistons à un renversement des enjeux : les promoteurs du nucléaire se présentent comme la solution aux problèmes occasionnés par la surconsommation du carbone et tentent de convaincre beaucoup de décideurs que le nucléaire serait « l’alternative la plus verte ».

Les programmes d’éducation relative au changement climatique devraient inclure une mise en garde contre l’énergie nucléaire. Par ailleurs, il faudrait y ajouter un volet supplémentaire d’éducation aux médias, afin de former des écocitoyens à l’abri des influences pernicieuses, invisibles et potentiellement néfastes de la filière du nucléaire (Losh, 2014). Trop de familles vivent à proximité d’une centrale nucléaire ou d’infrastructures liées à cette industrie sans en soupçonner la menace pour leur santé ; le fait de résider dans des pays « sous-développés » ajoute un risque supplémentaire[20].

Le fait de ne pas produire de gaz à effet de serre ne devrait jamais compenser pour tous les autres dangers, tangibles et invisibles, liés à la prolifération du nucléaire civil, promu et relayé par de puissants lobbies et par certains gouvernements (Chine, Pakistan, Iran)[21]. En plus d’être conscientisé sur le plan de la protection de l’environnement, l’écocitoyen doit demeurer vigilant quant à la validité des discours ambiants sur les risques environnementaux et sur les solutions spécifiques à y apporter.

La prise en compte des dimensions idéologiques et politiques de la situation climatique est également essentielle pour nous rappeler qui sont les véritables coupables du désordre actuel : dans son livre Criminels climatiques : Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète, Mickaël Correia (2022) identifie une poignée d’entreprises - comme Aramco, Gazprom et China Energy - qui à elles seules, produiraient plus de pollution et d’émissions de carbone que tout un pays. Si la sensibilisation à l’environnement et l’enseignement des écogestes doivent rejoindre uniformément tous les élèves dans la lutte au changement climatique, il faut du même souffle, apprendre à mettre au jour les rouages qui permettent la pollution à grande échelle, l’impunité des pires pollueurs et le silence des médias quant aux véritables coupables (Baylis et Kristan, 2014) des problèmes actuels.

De ce fait, la formule souvent rabâchée voulant que « Nous sommes tous responsables du changement climatique » devrait être contextualisée et nuancée, car certaines instances et organisations sont beaucoup plus polluantes (et par conséquent beaucoup plus responsables) que de simples individus. L’intention de cette mise en garde n’est pas de déresponsabiliser les citoyens, mais plutôt de contribuer à alléger éco-anxiété des plus jeunes, face à leur avenir (Kuh, 2014). De telles considérations critiques et politiques au regard des mirages technologiques (Ellul, 2010), apparemment éloignées de notre perception immédiate de la situation environnementale, devraient se retrouver au cœur de l’éducation relative au changement climatique.