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Lorsqu’il ouvrit ses portes aux publics pour la première fois en juin 1934, le Parc Zoologique de Paris était un établissement du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) ; Il avait en outre la particularité d’être placé sous la responsabilité du Ministère de l’Éducation Nationale. Le discours d’inauguration fut d’ailleurs dédié aux « petits enfants de France » (Girault, Rinjard et Rousseau, 1985, p. 48), et on pouvait voir dans le cortège officiel la petite-fille du Président de la République tenant la main de son grand-père, attentive représentante de ces enfants à qui s’ouvrait l’accès aux enseignements de ce « parc zoologique moderne »[1]. La fonction éducative des zoos du MNHN n’est donc pas nouvelle, et peut même être considérée comme une constante, depuis la création de la Ménagerie du Jardin des Plantes de Paris en 1794 jusqu'à la réouverture du Parc Zoologique de Paris au printemps 2014, après sa rénovation.

Mais, à travers ces différentes générations de zoos du MNHN, qui s'agit-il d'éduquer, et à quoi ? En particulier, dans ces établissements où les publics viennent en premier lieu voir des animaux, comment l’environnement a-t-il été petit à petit mis en scène et en récit ? Je propose, dans cet article, de revenir sur trois moments clefs de l’histoire des zoos du MNHN dans leur relation à l’éducation relative à l’environnement. Pour ce faire, les idéologies successives soutenues par ces zoos et les conceptions scientifiques de la nature qu’ils vulgarisent seront décryptées essentiellement en s’attachant aux changements de mise en scènes des animaux et à la modification des récits sur la nature au sein de ces établissements.

Le cas de la Ménagerie du Jardin des Plantes de Paris au 19ème siècle 

À l’heure de son ouverture à la fin du 18ème siècle, puis tout au long du 19ème siècle, peut-on parler d’éducation à la nature à la Ménagerie du Jardin des Plantes ? De quelle « nature » ou « environnement » les publics pouvaient-ils faire l’expérience en visitant le premier établissement zoologique du Muséum d’Histoire naturelle de Paris ?

Les différentes fonctions des zoos modernes

Dans les années qui précédèrent l’ouverture de la Ménagerie du Jardin des Plantes, trois fonctions distinctes furent évoquées pour justifier la nécessité d’une telle institution. Tout d’abord, une fonction de connaissance, qui recoupait la fonction scientifique au sens strict et une fonction pédagogique de vulgarisation. Soit une « instruction durable et facile », selon Lacépède (1801, cité dans Pouillard, 2015, p. 42), qui devait permettre aux publics et aux apprentis chercheurs d’acquérir une connaissance des animaux par l’observation ; ensuite, une fonction récréative de divertissement des foules, d’amusement et de spectacle, qui trouvait son origine dans les parades d’animaux du Moyen-Âge et entretenait des liens avec l’univers des cirques ; enfin, une fonction politique qui consistait officiellement en la mission diplomatique d’honorer les dons d’animaux vivants faits par d’autres États. Une autre facette de cette fonction politique, qui rejoint l’idée d’une « éducation » du peuple, fut d’assurer aux citoyens une ouverture à la nature. Au cours du 19ème siècle, cette fonction politique prit enfin la forme du soutien au colonialisme, via la mise en scène de la domination de la nature exotique.

Un établissement à destination d’un public de citoyens

En 1789, l’un des premiers actes de l’Assemblée Constituante fut de mettre les biens du Clergé, puis ceux de la Couronne, à la disposition du peuple (Choay, 1992). Des nationalisations et des transferts de biens sans précédent eurent lieu. Dans cette logique, on apporta au Jardin des Plantes de Paris les animaux réquisitionnés dans des Ménageries Royales, aristocratiques et princières de toute l’Europe (Baratay et Hardouin-Fugier, 1998, p. 99-105). Ces animaux rares et exotiques, hier attributs du pouvoir monarchique, furent confisqués à la Royauté pour être mis à la disposition de tous, par leur observation directe par le peuple dans l’enceinte de la Ménagerie, ou par l’acquisition par les savants du Muséum de connaissances scientifiques elles-mêmes mises au service de la nation. Dans le contexte français postrévolutionnaire, la Ménagerie du Jardin des Plantes marquait donc un tournant dans le sens où elle était assumée comme une institution sous l’égide de l’État à destination des chercheurs et apprentis-chercheurs, mais aussi des citoyens. Ainsi, si la création de cette institution peut être considérée aujourd’hui comme un premier geste fondateur vers une éducation à la nature, ce n’est pas en vertu d’une intention de protection de cette dernière, mais bien par sa vocation d’ouverture à un large public, qui inaugurait une forme de relation patrimoniale du peuple tout entier aux spécimens exposés. On peut soutenir que la Ménagerie avait alors trouvé qui éduquer, condition préalable à sa future mission d’éducation à l’environnement.

Reconnecter les citoyens à la nature par une promenade hygiéniste « au jardin » 

Au moment de son développement réel, au début du 19ème siècle, la Ménagerie se présentait comme un jardin dans lequel s’inséraient des enclos, puis des bâtiments. Allées sinueuses, bosquets d’arbres, bassins, pelouses et maisonnettes rustiques formaient un tableau qui rompait avec les parterres rectilignes du jardin botanique avoisinant. Un tel style « pittoresque » – sous l’influence de la pensée Rousseauiste et inspiré des jardins à l’anglaise – fut plébiscité en France car il marquait une rupture avec les jardins à la française associés au pouvoir monarchique. Il correspondait surtout à la politique hygiéniste en vogue sous le second Empire, qui consistait à prendre en charge la santé des citoyens, notamment en leur prodiguant des expériences de promenade dans des conditions de nature. La Ménagerie entrait ainsi dans le cadre de la création au 19ème siècle de grands parcs naturalistes que les citadins arpentaient au cœur des villes européennes.

Dans son enceinte, l’espace de la nature et du libre déplacement était réservé aux hommes, et si éducation à la nature il y avait, celle-ci se jouait donc hors des cages des animaux, dédiées pour leur part aux représentations scientifiques des spécimens. Baratay et Hardouin-Fugier résument le paradoxe : « [l]e Jardin des Plantes est le premier exemple de jardin pittoresque avec une grande ménagerie d’animaux exotiques, même si les bêtes féroces ou les singes restent enfermés dans des bâtiments qui ne s’intègrent pas au paysage, parce qu’ils développent une autre conception de la nature, plus scientifique et systématique » (Baratay et Hardouin-Fugier, 1998, p. 108).

Un projet qui décontextualise l’animal de son environnement

Si l’environnement des promeneurs de la Ménagerie était alors un espace végétalisé évoquant une nature favorable à la santé, qu’en était-il de l’environnement des spécimens exposés ? À cette période, le Muséum participait d’un projet naturaliste et encyclopédique, celui de « former un inventaire exhaustif de la nature, de recenser et de rassembler en un ensemble ordonné d’échantillons les éléments composants le règne des trois ordres » (Viel et Girault, 2007, p. 148). Dans cette optique, sur le modèle des collections vivantes botaniques qui complétaient celles de l’herbier, la Ménagerie avait pour mission de compléter « sur place » les collections zoologiques du Muséum par des spécimens vivants. Cependant, malgré l’unité apparente du projet de mettre en collection la nature sous toutes ses formes, le projet scientifique pour la Ménagerie vit s’affronter deux écoles de pensée à la fin du 18ème siècle : d’une part, les partisans des collections vivantes zoologiques comme outils privilégiés de la domestication et de l’étude des comportements animaux, d’autre part, les partisans de telles collections comme outils au service de la classification.

Malgré les intentions annoncées de faire cohabiter ces différentes approches, la Ménagerie fut rapidement « placé[e] au service d’une zoologie descriptive et systématique » (Baratay et Hardouin-Fugier, 1998, p. 160). Dès lors, que les spécimens soient morts ou vifs importait peu : ils devaient être classés et comparés, sans références à leurs milieux naturels. Prenant modèle sur les dispositifs d’alignement des spécimens naturalisés dans le cabinet du Roi, les scénographies de la Ménagerie devaient permettre à la communauté des zoologistes de faire l’expérience de son propre classement, de l’éprouver, de l’affiner, de le vulgariser auprès des publics.

À un moment de l’histoire des sciences marqué par la « vérité d’après nature » (Daston et Galison, 2015, p. 69) – c’est à dire, d’après le cumul d’observations de divers spécimens de la même espèce, d’en forger un « idéaltype » – ce qui était recherché dans l’enceinte de la Ménagerie était également la qualité de l’observation, si possible de très près. Le modèle des enclos paysagers, qui avait été recommandé par Bernardin de Saint-Pierre pour favoriser l’étude comportementale, fut donc ignoré au profit d’architectures classiques. Au début du 19ème siècle, Geoffroy Saint-Hilaire (directeur de la Ménagerie de 1802 à 1841) et Frédéric Cuvier (garde de la Ménagerie à partir de 1803), firent construire de nombreux bâtiments dans cet esprit (pour exemple, voir le « palais des fauves » érigé en 1821, figure 1)[2]. La part du végétal dans les cages était réduite, comme le note Pouillard : « les bêtes confinées dans des bâtiments sont confrontées à une grande pauvreté du milieu, que tempèrent à l’occasion les rares accès extérieurs, eux-mêmes souvent réduits en taille et marqués par la nudité » (Pouillard, 2015, p. 145).

Pendant de la réduction du milieu de vie naturel de l’animal à une cage minuscule et nue, les informations scientifiques données sur les spécimens (aujourd’hui portées sur les cartels et panneaux des cages) étaient réduites à la Ménagerie au seul nom de l’animal. Dans cette entreprise d’« épuration », on ôtait donc à l’animal la profondeur de ses paysages aussi bien que la profondeur des références culturelles qui pouvaient lui être associées. Le texte du zoo ressemblait alors à celui d’« une encyclopédie dont on tournerait les pages » (Servais, 2012, p. 163), et qui se contenterait d’énoncer : « Voici un Orang-outang, voici un cercopithèque de Brazza, […] » (Malamund, 1998, cité par Servais, 2012, p. 163). Les mots de Foucault sur l’Histoire Naturelle peuvent alors s’appliquer parfaitement aux cages de la Ménagerie au 19ème siècle : « Le lieu de l’histoire [naturelle], c’est un rectangle intemporel où […] les êtres se présentent les uns à côté des autres, avec leurs surfaces visibles, rapprochés selon leurs traits communs […] et porteurs de leurs seuls noms » (Foucault, 1966, p. 143).

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Fig.1. Carte postale (1905), représentant le « palais des fauves » de la Ménagerie du Jardin des Plantes de Paris construit en 1821. © Bibliothèque du MNHN, Paris.

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La Ménagerie comme vitrine coloniale : les représentations d’une nature romantique et violente

Mais les spécimens de la Ménagerie du Jardin des Plantes de Paris, au 19ème siècle, n’étaient pas seulement des preuves vivantes de la diversité taxonomique, soigneusement séparés de leur environnement pour être classées par les zoologistes. Une fois ramené à la Ménagerie, l’animal exotique devenait aussi un trophée marquant la conquête de territoires lointains et de leurs peuples, supposés « sauvages » ou encore « barbares ». Dès le début du 19ème siècle, et en allant croissant jusqu’à l’amorce de la décolonisation, la Ménagerie devint ainsi une vitrine de l’empire colonial. Cette fonction de soutien à l’idéologie coloniale se généralisa d’ailleurs dans les zoos de toute l’Europe, à cette période où « l’histoire naturelle faisait partie intégrante de la culture du colonisateur » (Bonneuil, 1999, p. 147). Le tour de force de l’idéologie coloniale fut alors, tout en présentant les animaux « féroces » privé d’espace, d’en faire dans le même temps les « nantis d’un territoire imaginaire, ambassadeurs des pays lointains » (Cousin-Davallon et Davallon, 1986, p. 91). Maintenus derrière d’épais barreaux dans des cages nues, le tigre ou le lion de la Ménagerie n’en étaient pas moins évocateurs, pour les visiteurs, de contrées exotiques.

Dans la seconde moitié du 19ème siècle à la Ménagerie, toujours sous l’effet du colonialisme, s’ajouta à ces représentations des « bêtes féroces exotiques » un regain d’intérêt pour des entreprises de domestication. Envisagée par certains scientifiques comme une pacification, cette domestication impliquait des tentatives de dressage et des violences faites aux animaux. Selon Lacépède notamment, la domestication devait permettre de transformer le lion « si terrible » en « hôte volontaire », en « ami généreux », et même en « habitant libre » de la demeure des hommes (Lacepède,1801, cité par Pouillard, 2015, p. 190). Des coups, des blessures, des empoisonnements furent ainsi fréquemment infligés aux animaux de la Ménagerie par les publics et par les gardiens (Milne-Edwards, 1891). Les architectures elles-mêmes, pensées avec les savants, favorisaient cette domination de l’homme sur l’animal, comme dans le cas des fosses aux ours en contrebas des visiteurs, qui laissaient les animaux à la merci des projectiles. Loin d’envisager que les humains devraient être « éduqué à la nature », c’est au contraire l’animal qui, dressé, domestiqué, changé, devait s’intégrer au « rêve d’harmonie universelle entre hommes et animaux, mais sous la main sévère de l’homme » (Pouillard 2015, p. 196).

Vers une éducation relative à l’environnement dans les zoos du Muséum : éléments de contexte

Nous allons maintenant montrer comment, à partir du début du 20ème siècle, plusieurs facteurs internes et externes ont modifié à la fois les muséographies des zoos et les représentations des animaux et de la nature sauvage, convergeant vers la mise au point d’un nouveau modèle de zoo. Ce dernier se caractérise par la re-contextualisation écologique des spécimens animaux, qui a ouvert à ces établissements la voie de l'éducation relative à l'environnement.

La « révolution Hagenbeck » et l’exemple du Parc zoologique de Paris : re-contextualiser l’animal dans un paysage

Au début du 20ème siècle, une invention signée Carl Hagenbeck (1844-1913) va être le point de départ de changements importants dans les scénographies zoologiques. En 1907, ce commerçant en animaux exotiques érigea dans la banlieue de Hambourg le zoo de Stellingen. Il s’agissait d’un espace de deux hectares, présentant des animaux dans des enclos paysagers. La rupture avec les architectures mettant en scène la classification des espèces est alors totale. Elle se base sur deux éléments de relief : les rochers, qui sont des abris pour les animaux et qui cachent également les locaux techniques, et les grands fossés, utilisés « pour séparer les animaux les uns des autres mais aussi du public » (Leclerc-Cassan, Pinon et Warmoes, p. 30). Sur le principe des douves, ces rochers permettent l’abandon des traditionnels grillages et barreaux, éloignant ainsi le zoo de l’univers carcéral et donnant une illusion de liberté. Au zoo de Stellingen, l’animal vit « dans son milieu », « avec les siens » et avec d’autres espèces ; il vaque à ses occupations dans un décor théâtral, panorama vivant de grands rochers et de végétaux (figure 2). On lui a rendu du même coup la profondeur de ses paysages et sa vie sociale - ou, du moins, telle est l’illusion pour le visiteur. Le jeu des rochers et des enclos successifs sur diverses profondeurs permet aussi de rapprocher prédateurs et proies, présentant plusieurs groupes d’animaux par ensembles géographiques plutôt que par la succession des espèces.

La « révolution Hagenbeck » est bientôt imitée dans une majorité de zoos historiques en Europe et dans le monde. Comme le soulignent Baratay et Hardouin-Fugier, « Stellingen démode d’un coup tous les zoos, dont un grand nombre s’enroche partiellement – tout le monde veut au moins un « Freianlage », [c’est-à-dire] un enclos libre » (Baratay et Hardouin-Fugier, 1998, p. 257). La force de la proposition d’Hagenbeck est donc d’offrir aux regards des publics l’animal dans un paysage. Symboliquement, ce nouveau mode de présentation « rend » également aux animaux le territoire qui leur avait été confisqué par la science et par l’idéologie coloniale au 19ème siècle : l’animal n’apparaît plus comme celui que l’on domine en l’enfermant dans une cage étroite, il est présenté « libre », dans un ersatz de son territoire.

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Fig.2 : Le rocher des fauves du zoo de Stellingen, vers 1920. Carte postale colorisée. © Archives du Parc Zoologique de Paris.

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En 1934, à l’heure de son ouverture sous l’égide du MNHN, le Parc Zoologique de Paris[3] illustre parfaitement ce nouveau modèle de zoo. Ces auteurs le qualifient d’ailleurs comme « la plus prestigieuse descendance de Stellingen » (Baratay et Hardouin-Fugier, 1998, p. 159). Construit de toutes pièces sur plus de 14 hectares dans le bois de Vincennes, il en reprend tous les principes scénographiques : les grands rochers, les enclos partiellement végétalisés, les animaux présentés en groupes par aires géographiques. Le Muséum avait alors pour projet de se moderniser via ce parc zoologique nouvelle génération, comme l’exprimait Charles Lestrone (architecte du parc) : « l’organisation [de ce zoo] devra assurer tout d’abord […] la conservation des animaux dans les meilleures conditions d’hygiène et de confort. Elle devra par ailleurs […] essayer de les mettre aussi complètement que possible dans le cadre de la nature et de leur milieu » (Lestrone cité par Girault, Rinjard et Rousseau, 1985, p. 26). Les conditions d’habitat à respecter sont détaillées en fonction des espèces par les professeurs du Muséum, dans une note interne du 20 juin 1932 : « la création d’une cité des bêtes exige une connaissance approfondie de la psychologie et des habitudes de chacun de ses habitants. » (Achille Urbain, directeur du Parc, cité par Girault, Rinjard et Rousseau, 1985, p. 33).

Ces propos montrent que, même si le modèle de zoo de Stellingen est réalisé essentiellement dans l’intention de donner l’illusion de la liberté de l’animal pour le plaisir des visiteurs, une telle invention scénographique pousse aussi les professeurs du Muséum et les gestionnaires des zoos à prendre en compte les besoins spécifiques de chacune des espèces, à réfléchir aux interactions entre animaux, à envisager leurs différents milieux de vie. Pour reproduire le style Hagenbeck, il faut reconstruire la nature au cœur des enclos comme autant de paysages dans lesquels se meuvent des espèces dissemblables. C’est donc un premier pas vers une prise de conscience de la part des professionnels de l’importance de l’environnement des animaux.

L’émergence de la notion de patrimoine naturel et la reconsidération du sauvage

À l’ouverture du « Zoo de Vincennes » en 1934, la scénographie réalisée sur le modèle Hagenbeck fut saluée par la presse comme une « libération animale » (Baratay et Hardouin-Fugier 1998, p. 249), à un moment où les critiques envers les zoos plus traditionnels étaient virulentes, et dans le contexte d’une prise de conscience progressive de la vulnérabilité de la nature par les sociétés occidentales. On ne peut comprendre alors l’évolution des zoos sans s’en éloigner quelque peu, pour saisir la progression des mentalités sur la « nature sauvage » à travers différents mouvements.

La patrimonialisation de certains espaces naturels, tout d’abord, a été centrale pour la reconsidération de la nature « sauvage ». Dès les années 1880 aux États-Unis, à travers la notion de « Wilderness »[4], une controverse fondatrice avait abouti à une première politique de conservation de la nature in situ avec la création de grands parcs protégés nord-américains[5]. En France, la prise en compte de la fragilité de la nature fut corrélative du fort exode rural que connut le pays dans les années 1960, qui entraîna la croissance rapide des villes ainsi que la désertification de nombreux espaces agricoles (Dagognet, 1967 ; Chiva, 2008). Par réaction, les villes entreprirent une vague de création de grands parcs urbains – comme à la période de l’hygiénisme. L’autre réponse apportée fut, comme aux États-Unis, la création des parcs nationaux puis régionaux, qui là encore allait de pair avec l’extension de la notion de patrimoine aux espaces naturels remarquables (Chiva 2008). Une partie du territoire national est donc mis en réserve de la société, par une clôture matérielle ou juridique, pour protéger la faune et la flore - non pas exotique mais locale. Donadieu a montré dans les années 2000 que ces mesures de protection de la nature par les pouvoirs publics ont participé au renversement des valeurs attribuées à la nature sauvage dans les sociétés occidentales, jusqu’à l’utopisation : « [l]a tentation du sauvage insularisé est aujourd’hui concrétisée dans les réserves naturelles […]. Ces sanctuaires, souvent contrôlés par la puissance publique, représentent en tant que Wilderness, non un désordre terrorisant, mais un ordre symbolique idéalisé, un lieu éclairé par la connaissance scientifique, voire spiritualisé » (Donadieu, 2000, p. 161).

Quid cependant, dans un tel contexte qui vise à protéger et reconsidérer la nature « locale », et parfois « pastorale », des animaux exotiques des zoos ? La décolonisation, acte de rendre un territoire et d’en considérer désormais le peuple comme souverain, fut également un processus déterminant vers une reconsidération des animaux exotiques. La paix s’étend alors progressivement aux représentations de la nature sauvage, y compris exotique (Donadieu, 2000, p. 215). Comme le résume Catherine Larrère en introduction de l’ouvrage Natures Vives en 2000, c’est progressivement la nature dans son ensemble et « à l’échelle planétaire », que les humains sont amenés à reconsidérer et à protéger, à « ne plus voir comme un obstacle à vaincre, mais comme un partenaire avec qui cohabiter ».

Les grands mammifères exotiques, emblèmes de la biodiversité en danger

Parallèlement à ces processus, tout au long du 20ème siècle dans le domaine des sciences de la nature, on découvre la profondeur de la pertinence du principe d’interactions dans les écosystèmes. À peine forgé, le concept de « biodiversité » connaît un immense succès, au point que dès la deuxième moitié du 20ème siècle il apparaît non seulement comme « une question scientifique dominante », mais aussi comme un « objet du débat social » (Arnoult, 2006, p. 528). Bientôt, la biodiversité ne désigne plus seulement « la diversité du vivant à ses différents niveaux d'organisation »[6], selon la définition de Frédérique Théry (2015), mais bien une problématique à mettre en avant et à résoudre par les communautés humaines.

Le concept d’extinction des espèces, en particulier, joue un rôle central dans cette problématique que Dias et Vidal ont qualifié de paradigme de la « nature en danger ». Dans leur ouvrage Endangerment, Biodiversity and Culture (2016), ils avancent que le processus de préservation des espèces (évaluer, identifier, élaborer des stratégies de conservation) concerne et engage la science, et plus que la science : des institutions, des affects, et des valeurs, eux-mêmes sous-tendus par cette notion d’extinction d’espèces.

C’est dans ce contexte scientifique et social d’une préoccupation pour la nature menacée de disparaitre que certains animaux ont été désignés par les zoos et les médias comme des emblèmes. La plupart des zoos européens au 20ème siècle s’appuyaient déjà sur les espèces de grands mammifères exotiques (tigres, éléphants, girafes…), qui faisaient partie de leurs plans de collection, en lien avec l’histoire coloniale. Dans le paradigme de la « nature en danger », ils vont privilégier le maintien en collection ou l’acquisition d’espèces de plus en plus spécifiques et menacées (tigre de Sibérie, rhinocéros blanc, panthère de l’amour…) pour en faire des ambassadeurs auprès des publics de l’ensemble de la nature soumise à pression par les activités humaines. On voit combien le renversement de valeurs à l’égard des animaux des zoos est profond : de dangereux et à dompter dans le paradigme colonial et naturaliste du 19ème siècle, ils sont devenus au fil du 20ème siècle les fragiles représentants d’une nature à protéger.

Conséquences en termes d’éducation à l’environnement dans les zoos du Muséum 

Dans un contexte de reconsidération et de patrimonialisation de la nature « sauvage », et alors que la perte de la diversité des espèces est considérée comme un problème sociétal autant que scientifique, l’enjeu pour les établissements zoologiques, dès la seconde partie du 20ème siècle, a été de se repositionner pour devenir des lieux d’éducation à l’environnement et de sensibilisation à la biodiversité. Mais à quel point y sont-ils parvenus ?

Un changement crucial pour les zoos

Ces dernières décennies, l’injonction scientifique et sociétale de la protection de la biodiversité a été reprise par de nombreuses structures muséales, à l’image du MNHN, qui s’est fortement engagé dans l’entreprise d’inventaire, d’évaluation et de patrimonialisation de la biodiversité. Cela au point que les spécimens naturalisés des collections zoologiques du MNHN ont aujourd’hui tendance à être considérés comme un « témoignage circonstanciel du statut de l’espèce » lorsqu’il s’agit d’espèces éteintes dans la nature (Ducharne et Thiney, 2002, p. 91). Selon ces mêmes auteurs, si ces collections d’animaux naturalisés méritent encore d’être enrichies, c’est en vertu de leur rôle, qui est clairement devenu de « léguer un patrimoine aux générations futures » (Ducharne et Thiney, 2002, p. 93).

Dans la seconde partie du 20ème siècle, la plupart des zoos se sont pour leur part emparé avec d’autant plus de zèle de la crainte de l’extinction des espèces qu’elle apporte une justification morale de leur existence actuelle, alors que le temps de leur fondement sur l’idéologie délétère de la domination coloniale est révolu. Au zoo, l’idée de conservation de la nature apparaît dès les années 1960 avec des précurseurs tel que Gérard Durell, qui crée en 1959 à Jersey un zoo dédié à l’élevage, à la réintroduction d’espèces menacées, et à la restauration des milieux de vie - où aura lieu en 1972 la première conférence sur les espèces en danger. En Europe, c’est en 1988 que sera créée l’E.C.A.Z.A. (Actuel E.A.Z.A., European Association of Zoo and Aquaria), qui se fixe comme objectifs la mise au point de Programmes Européens pour les Espèces menacées (EPP) et la promotion de l'éducation des publics à la préservation de l'environnement. En France, après des réflexions engagées dès les années 1970 (Girault, 1998), « l’arrêté zoo » du 25 mars 2004 apporte également un élément législatif fort, insistant sur le rôle prépondérant de sensibilisation que les zoos doivent jouer dans ce domaine. À partir des années 1980, de plus en plus de zoos se pensent comme des « arches contemporaines » et tentent de devenir des conservatoires de la faune. Malgré les dérives génétiques et la forte mortalité auxquels ils sont confrontés, ils jettent les bases scientifiques de la gestion des populations, avec pour objectif une coordination des effectifs sauvages et captifs.

Cependant, il faut préciser que ce mouvement qui semble venir des zoos découle également, et très largement, des contraintes imposées par la Convention de Washington qui, dès 1973, en classant les espèces en « annexes » (ou catégories), implique l’interdiction de capture et de commerce de certaines espèces. Le prélèvement dans la nature n’étant plus aussi aisé qu’auparavant, les zoos doivent dès lors travailler en réseau concernant les espèces menacées. Une faune « patrimoniale » (avec des animaux possédant un permis CITES) et une faune « marchande » (qui peut être achetée ou vendue) cohabite depuis dans les zoos, impliquant des valeurs différentes attribuées aux animaux des zoos, sans que les visiteurs n’en aient connaissance.

Vers des mises en scène et en récit de l’environnement au zoo

Avec le changement de valeurs accordées aux animaux exotiques dans la science et dans la société, les barreaux, qui matérialisent les privations infligées aux animaux des zoos, sont devenus répulsifs. En France au 20ème siècle, une majorité de zoos sont donc « naturalisés » pour répondre aux attentes des publics soucieux de la condition animale en captivité. À partir des années 1980, un nouveau modèle paysager prolonge sous une forme plus élaborée le « modèle Hagenbeck ». Il s’agit des plaines africaines, vastes enclos conçus en alliant les compétences de paysagistes à celles de vétérinaires, de manière à présenter plusieurs groupes d’animaux de diverses espèces dans un paysage de savane reconstitué[7]. Suivent bientôt des mises en scènes d’autres biotopes, où sujet de prédilection est toujours un ensemble d’animaux dans leur zone géographique. Ce faisant, avec un retard certain, les zoos s’alignent sur le tournant muséologique pris par des nombreux muséums à la fin du 19ème siècle, et qui présentaient les animaux naturalisés contextualisés dans des dioramas. Au-delà du plaisir de contemplation des paysages, les présentations par biotopes visent à rendre concrets pour les visiteurs les concepts scientifiques d’écosystème et d’interaction, comme le souligne Yves Girault : « en voulant présenter les animaux en groupe, les responsables de ces parcs veulent présenter aux publics les relations de ces espèces entre elles et avec leur environnement » (Girault, 2003, p. 22). De tels concepts font aussi leur apparition dans les discours des zoos, sous la forme de thématiques ou de récits construits. L’animal restitué dans son environnement devient alors un « objet de syntaxe » (Chaumier, 2008, p. 158) dans un parcours de visite qui tend à intégrer les codes de la muséologie d’idée, ici mise au service de la préservation de la biodiversité et des espèces en danger. Girault résume en ces termes : « [l]e type de présentation muséologique retenu traduit en réalité le premier tournant majeur au niveau de l’évolution de la muséologie des sciences. Il s’apparente à ce que Allan (1952) […] a qualifié de passage du musée d’objets au musée d’idées, c’est à dire, de l’identification à l’interprétation, du vieux musée de collections au musée éducatif moderne » (Girault, 2003, p. 23).

Le cas du Parc Zoologique de Paris

Le cas du Parc Zoologique de Paris (PZP), rouvert en avril 2014 après plus de trente mois de travaux, offre un exemple de cette modification à la fois des objectifs, des mises en scène, et des mises en récit des zoos contemporains. Il est aujourd’hui l’un des trois établissements zoologiques sous l’égide du MNHN. Sur de nombreux points, cet établissement – que ses responsables ont présenté comme « une nouvelle espèce de zoo »[8] – ressemble pourtant à celui de 1934 : intérêt pour le paysage et l’architecture, vocation pédagogique et de recherche, dimension spectaculaire, collection en grande partie exotique... Cependant, s’est ajouté l’objectif de préservation de la biodiversité faunistique, clairement absent en 1934. Dans ce Parc de 14,5 hectares, les animaux sont présentés dans cinq « biozones » reconstituées : la pampa et les rives de Patagonie, la plaine sahélo-soudanaise, les forêts et marécages d’Europe, la forêt équatoriale guyanaise et les forêts sèches et humides de Madagascar. Ces biozones sont pensées à la fois comme des paysages, faits pour être contemplés, et comme des écosystèmes, faits d’interactions entre les animaux et leur « milieu » ou entre différentes espèces. Le plan de plantations et les animaux forment ainsi un tableau vivant, qui n’est pas scientifiquement représentatif d’un écosystème naturel mais en donne l’illusion. Le PZP propose de surcroit une grande serre immersive, selon un principe que l’on peut rapprocher de celui de la grande volière de la Ménagerie du Jardin des Plantes[9]. D’après Belaën (2003), la complexité de l’expérience sensorielle vécue dans des dispositifs immersifs permet aux publics une meilleure assimilation du discours des expositions. Dans le cas de la serre du PZP, l’immersion permet au visiteur de partager le même environnement que l’animal, d’en avoir une expérience plus complète au niveau sensoriel que l’expérience du paysage – qui reste en priorité ce que l’on contemple du regard sans en faire partie. L’éducation à l’environnement dans ce zoo passe donc essentiellement par des scénographies qui présentent différents milieux de vie des animaux et en proposent une expérience. Elle passe également par un récit de visite minimalement scénarisé, dont le ressort est une « incitation au voyage » dans les diverses zones géographiques reproduites dans l’enceinte de ce zoo.

Éléments critiques : limites de l’éducation à l’environnement dans les zoos aujourd’hui

Alors que les zoos ont longtemps été les lieux à la fois de l’histoire naturelle et du colonialisme, ils auraient aujourd’hui réussi ce tour de force d’être devenu ceux de la sensibilisation à l’environnement et à la « nature en danger ». On peut cependant emettre trois principales critiques. En premier lieu, si les scénographies proposées par le PZP permettent effectivement aux publics d’appréhender l’environnement des animaux de manière sensible, en revanche les éléments muséographiques associés restent sommaires au zoo, avec une faiblesse des trames narratives et une dimension du récit sous-exploitée par rapport aux expositions proposées par le MNHN. Ainsi, si « [l]’histoire de la muséologie nous enseigne que les musées scientifiques ont fréquemment été à l’origine des transformations de la pédagogie muséale, [et] mieux encore, en ont été la matrice » (Eidelman, 2000, p. 4), on ne peut en dire autant des zoos du Muséum, qui se sont alignés sur les muséographies mises en place successivement dans les cabinets de zoologie, puis dans les galeries d’exposition du Muséum, sans être à l’initiative de discours originaux. Les zoos du Muséum ne se sont pas non plus aventurés à ce jour dans l’exposition de controverses scientifiques ou environnementales. De leur autojustification comme organe de protection de la biodiversité en danger – en partie sous la contrainte de la Convention de Washington – jusqu’à la copie à retardement d’une muséologie d’idée en provenance des muséums, on peut donc adresser une critique d’opportunisme et de manque de prise de risque à ces établissements dans leur volonté d’éduquer à l’environnement.

Une seconde critique tient à une forte prédominance de l’exotisme au zoo, encore à l’ordre du jour alors que la plupart des autres institutions qui souhaitent éduquer les publics à l’environnement utilisent aujourd’hui la rhétorique du local. En effet, parmi les institutions muséales créées au 20ème siècle et qui proposent des activités d’éducation à l’environnement, nombreuses sont celles qui sont ancrées dans un territoire. Les exemples les plus connus en France sont sans doute les centres d’interprétation ou les écomusées, qui développent une éducation à l’environnement à partir de la faune et de la flore locale, et de la relation que les habitants entretiennent avec ces dernières. Certes, cette proposition d’une éducation par « ce qui est proche de nous » a également fait son apparition dans les zoos ces dernières décennies, si bien que la plupart possèdent aujourd’hui leurs espèces « locales », « nationales », ou « européennes » en voie de disparition, et au PZP, toute une biozone Européenne avait été créé pour la réouverture en 2014. Mais ces maigres composantes « locales » ne sauraient permettre aux zoos de sortir de la prédominance de l’imaginaire exotique, qui les ramène inévitablement à leur passé colonial. Le PZP, à l’instar de la plupart des zoos, non seulement conserve des spécimens exotiques dans une écrasante majorité (Laidebeure et Lécu, 2014), mais a de surcroit forgé un récit de visite basé sur l’invitation au voyage, qui insiste donc sur cet exotisme.

Enfin, on peut avancer que, si éduquer à l’environnement, c’est non seulement penser les interactions entre les espèces, mais encore sortir d’une vision exclusivement naturaliste de la nature, alors les institutions qui souhaitent éduquer à l’environnement devraient proposer un discours, et une expérience de la nature, qui englobe l’humanité. Or, où en est-on au zoo sur ce point ? Aujourd’hui, les scénographies du PZP invitent plutôt les visiteurs à un voyage dans des paysages « en train de disparaître », et dont les images construites participent à une nostalgie qui, par une promenade poétique dans un monde sans hommes, encourage les visiteurs à aimer une nature sauvage pacifiée. Mais peut-on fonder l’éducation à l’environnement et l’action en la faveur de la conservation sur des visions nostalgiques et idéalisées de la nature ? Seuls les panneaux qui ponctuent le parcours muséographique détaillent les relations entre hommes et animaux, dans d’autres ontologies (Descola, 2000) ; ces relations, décrites comme « cohabitations » et comme « régulations » sont prises en exemple d’un développement durable possible. Mais ces mises en récit font fréquemment preuve d’idéalisation, en dessinant le visage d’une société industrielle qui nuirait systématiquement aux espèces et à l’environnement, tandis que des populations humaines non-industrialisées vivraient pour leur part en harmonie avec la nature.

Conclusion

Cet article a démontré que l’évolution de la mise en scène des animaux dans les zoos du MNHN a suivi l’évolution scientifique, culturelle et éthique de la société, mais encore des évolutions scénographiques et muséales extérieures – et dont ces zoos n’étaient que rarement les moteurs. Si une partie des scénographies et muséographies des zoos du MNHN mettent aujourd’hui l’accent sur la biodiversité en danger, promouvant par là une forme d’éducation relative à l’environnement, il faut cependant souligner à quel point une telle éducation représente une opportunité d’autojustification pour ces établissements – ainsi que son caractère consensuel. En dépit des efforts pour intégrer une part de faune « locale », et en dépit également de la présentation sur quelques panneaux des relations entre hommes et animaux in situ dans d’autres ontologies, les mises en exposition actuelles mettent essentiellement en avant une nature exotique, pacifiée, et sans hommes.

À quand un zoo qui exposerait sa propre histoire sans éluder son passé colonial, qui narrerait les controverses scientifiques et sociales sur la biodiversité, qui proposerait des biographies animales devant les enclos des spécimens, et enfin mettrait en récit les relations des différents peuples entre eux, humains et animaux ?