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Introduction

Le débat sur la langue de l’enseignement au Québec s’est longtemps cantonné à l’instruction primaire et secondaire. La Charte de la langue française adoptée en 1977 a fait du français la langue de l’instruction publique obligatoire, mais sans toucher au régime linguistique de l’enseignement supérieur. Depuis lors, plusieurs voix se sont élevées pour appliquer aux cégeps publics le principe qui régit depuis 1977 les deux premiers cycles pour ériger le français en langue normale des études collégiales. En 2022, malgré les revendications de plusieurs groupes de la société civile, le gouvernement québécois a adopté une réforme de la loi 101 (Charte de la langue française), la loi 96 (Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français), qui ignorait cette demande pour contingenter plutôt l’accès aux études collégiales en anglais, en clarifiant quelque peu l’identité linguistique des établissements de l’enseignement supérieur québécois. Certains avaient même suggéré, comme le sociologue Guy Rocher (Crête, 2021), que le régime appliqué au primaire et au secondaire soit étendu au premier cycle universitaire, devant les signes montrant que l’engouement pour les études en anglais se faisait au prix de la stagnation et du déclassement des institutions françaises de l’enseignement supérieur.

Or le système de l’enseignement supérieur québécois demeure encore mal compris, notamment les effets du dualisme structurel qui met en concurrence deux réseaux linguistiques parallèles et complets, tous deux également financés par l’état du Québec[1] en théorie sans égard à leur identité linguistique ou à la langue de leurs programmes. S’il y a lieu de s’enquérir des pressions à l’anglicisation dans l’enseignement supérieur français, il importe également d’examiner cette autre forme d’anglicisation, qui voit se surdévelopper les institutions de langue anglaise, bien au-delà du poids démographique de la communauté d’expression anglaise du Québec.

Dans un premier temps, nous rappellerons certains éléments historiques et politiques sur le système de l’enseignement supérieur au Québec et de sa régulation étatique. Nous montrerons que le dualisme linguistique de l’enseignement supérieur s’installe peu après la Conquête anglaise pour ensuite se consolider jusqu’à l’aube des années 1960 et se continuer malgré les réformes du système éducatif entreprises depuis 1964. Comme nous le verrons, le législateur québécois s’est longtemps gardé de statuer sur l’identité linguistique des établissements postsecondaires. Si la loi 96 a tenté de clarifier cette question, elle abandonne dans les faits aux établissements l’application de leur politique linguistique. Nous aborderons aussi l’idéologie du libre choix qui s’est répandue au Québec pour justifier le bilinguisme concurrentiel et l’emprise de cette idéologie sur les choix publics en matière linguistique.

Dans un deuxième temps, nous étudierons ce que nous appelons la « surcomplétude » de l’enseignement supérieur anglais au Québec, qui dessert une population largement supérieure au poids réel de la communauté historique d’expression anglaise. Nous examinerons l’ensemble des niveaux collégial et universitaire, qui forment un continuum, et l’impact probable de la loi 96 sur le surdéveloppement des établissements anglais. Nous porterons aussi une attention particulière aux établissements universitaires sur l’île de Montréal, notamment à la comparaison évolutive entre les universités Concordia et l’Université du Québec à Montréal (UQAM), d’une part, et à la dynamique globale qui se dessine à Montréal entre les universités anglaises et les universités françaises, d’autre part.

1. La genèse d’un système dual et inégalitaire dans l’enseignement supérieur québécois

L’enseignement supérieur au Québec s’est développé bien avant que ce dernier, en tant qu’état fédéré canadien, n’obtînt la responsabilité constitutionnelle de l’éducation. Pour l’essentiel, avant 1867, l’enseignement supérieur relevait de l’Église catholique, à travers ses séminaires et collèges, et des institutions patronnées par le pouvoir britannique. Les Britanniques établis au Québec ont tôt fondé leurs établissements après l’échec de la loi créant la Royal Institution for the Advancement of Learning, votée en 1801, qui devait instaurer un système unique d’éducation de langue anglaise qui visait en réalité « l’assimilation des Canadiens français » (Graveline, 2007, p. 25). Les écoles de l’institution royale, financées notamment par le produit des biens que le conquérant avait confisqués aux Jésuites (Groulx, 1931, p. 82), eurent peu de succès auprès des Canadiens comme des anglophones non anglicans. Grâce à un legs du marchand écossais James McGill, la Royal Institution survécut à cette défaveur et abrita d’abord un collège, puis une université, qui porte d’ailleurs encore cette désignation officielle : l’Institution royale pour l’avancement des sciences (Université McGill) (voir la Loi sur les établissements d’enseignement de niveau universitaire. L.R.Q, ch. E-14.1, art. 1). McGill naquit à la faveur d’une charte royale conférée par George IV en 1821 puis renouvelée en 1852 par Victoria. De la même façon, le Collège Bishop, institué en 1843 par une loi du Parlement du Canada-Uni pour la formation des ministres anglicans, obtint sa charte de Victoria en 1853.

L’Église tarda d’ailleurs à fonder ses établissements universitaires, face à un pouvoir faible, qui échoua à instaurer un système d’enseignement laïc, torpillé notamment peu avant les rébellions de 1837-1838 par le gouverneur britannique. Il y eut certes entre 1867 et 1876 un ministère de l’Instruction publique, habileté à s’occuper d’« éducation supérieure » (Audet, 1968) ; pendant cette période, le gouvernement québécois établit une école polytechnique en 1873, qui se rattacha à l’Université Laval à Montréal en 1888. Or, en 1875, on remplaça ce ministère par un simple département dirigé par un « surintendant » nommé par le gouvernement et chargé de superviser le système scolaire biconfessionnel. Ce système perdura jusqu’à la création du ministère de l’Éducation en 1964.

Fondée sur le modèle de l’Université de Paris, l’Université Laval reçut en 1852 sa charte civile de Victoria, puis la personnalité canonique en 1876 par une bulle du pape Pie IX (Renaut, 1995, p. 84). Après une âpre querelle entre la succursale de l’université ouverte à Montréal en 1876 et sa maison-mère à Québec, le pape Benoît XV émancipa en 1919 la succursale montréalaise (Lavallée, 1974 ; Rhéault, 2011). Bien que cette nouvelle université obtînt sa charte civile de l’Assemblée législative du Québec en 1920, il fallut attendre en 1927 une bulle papale avant que l’Université de Montréal (UdeM) reçût une pleine autonomie, en conservant un statut doublement laïc et clérical (Champagne, 2014).

En réalité, avant 1867, deux formes médiévales d’université existaient au Bas-Canada : la catholique et l’anglaise (Lajoie & Gamache, 1990, p. 195-203). Après 1867, l’état du Québec préféra créer de nouvelles universités ou modifier leurs statuts par l’adoption de lois spéciales. L’Université Sir George William en 1948, l’Université de Sherbrooke en 1954 et l’Université Concordia en 1974 acquirent leur charte de cette façon[2]. Le collège Loyola, rattaché à l’Université Laval, puis à l’Université de Montréal entre 1903 et 1974, fut incorporé à la nouvelle Université Concordia. L’Université Laval reçut une nouvelle charte par loi spéciale en 1970 et l’Université de Montréal obtint une seconde charte civile en 1950, puis une autre en 1967, qui laïcisa l’université.

Le Québec innova par l’Université du Québec créée en 1968 qui devait couvrir le territoire d’universités publiques autonomes. Ce réseau répondait au rapport de la commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, ou commission Parent, dont le rapport publié en 1964 avait prévu une croissance considérable des effectifs étudiants dans les universités françaises. La commission avait ainsi recommandé de créer à Montréal au moins une nouvelle université, mais curieusement confinée au premier cycle (Parent, 1964, p. 283). À l’époque, le milieu professoral avait montré une vive résistance à la création d’une autre université française à Montréal (Corbo & Ouellon, 2002, p. 259). De plus, de manière symétrique à la nouvelle université à charte limitée préconisée, le rapport Parent avait vu dans le collège Loyola « le noyau nécessaire à la fondation d’une université à charte limitée » (Parent, 1964, p. 252) et recommanda la création d’une université anglaise, dont le conseil d’administration serait nommé par le gouvernement québécois.

La création de l’Université du Québec alla certes au-delà du rapport Parent. Premièrement, elle institua un réseau de constituantes universitaires installées en région, en y intégrant toutefois l’université française dont la commission Parent avait rêvé, qui devint l’UQAM. Deuxièmement, elle ne borna pas ces constituantes au premier cycle ; elles purent ainsi offrir des programmes de 2e et 3e cycles. Cependant, au rebours des universités à charte royale ou législative, qui d’ordinaire regroupent les grands domaines du savoir, des sciences naturelles et des humanités, ainsi que plusieurs professions, les universités du Québec rassemblèrent un nombre restreint de secteurs, excepté le droit à l’UQAM et le génie à l’École de technologie supérieure (ÉTS). De l’aveu d’Yves Martin, le sous-ministre qui a oeuvré à la naissance de l’Université du Québec, l’état québécois a choisi la moins ambitieuse des deux options alors envisageables, soit instaurer un réseau supplétif de nouvelles universités au lieu de regrouper sous un même chapeau les « six universités privées » et les « nouvelles institutions publiques » (Martin, 2009, p. 5). Ce dernier modèle « risquait de soulever l’opposition acharnée des universités privées les plus prestigieuses, anglophones et francophones, et fut, à contrecoeur, par souci de réalisme, mis à l’écart » (Martin, 2009, p. 5). Le dernier modèle, une Université du Québec supplétive, « apparut alors, à certains maîtres d’oeuvre des réformes, comme une oeuvre inachevée, que le temps pourrait peut-être un jour permettre de compléter » (Martin, 2009, p. 5). Par ailleurs, on note que le gouvernement québécois a ignoré la recommandation de la commission Parent suivant laquelle « l’État ne doit plus confier à un groupe privé le contrôle d’une université lorsque celle-ci est largement financée par l’État » (Parent, 1964, p. 252).

L’état québécois a tardé à réguler l’enseignement supérieur. Avant la création du ministère de l’Éducation en 1964, qui comportait timidement une direction générale de l’enseignement supérieur, l’essentiel du système universitaire avait pris la forme qu’il maintiendra par la suite. Ce qui frappe, c’est la quasi-inexistence de lois adoptées entre 1867 et 1964 sur l’éducation postsecondaire. À partir de 1964, on adopta des lois annuelles sur le financement des investissements universitaires avant d’opter pour une loi-cadre en 1968, la Loi sur les investissements universitaires. Un Conseil des universités fut créé avec l’Université du Québec en 1968 ; des « fonds » furent créés en 1985 pour soutenir la recherche ; l’enseignement supérieur devint un ministère distinct la même année[3]. En 1989, l’Assemblée nationale consacra par une loi son pouvoir exclusif de reconnaître les institutions universitaires au Québec ; cette loi se contente d’en donner la liste. Ce n’est qu’en 1989 que le ministre de l’Enseignement supérieur reçut une panoplie de pouvoirs importants à l’égard des universités québécoises, mais sans rien enlever à leur très grande autonomie (Lajoie & Gamache, 1990, p. 119).

Il n’existe toujours pas aujourd’hui de loi-cadre sur les universités, et ce, malgré la recommandation faite en 2013 par Lise Bissonnette et John R. Porter, mandatés pour réfléchir sur la gouvernance universitaire au Québec (Bissonnette & Porter, 2013). Chaque université est renvoyée à ses documents internes et à son statut d’« institution privée d’intérêt public », selon les statuts de l’Université de Sherbrooke. En réalité, malgré les interventions qu’il a multipliées auprès des universités et des institutions collégiales depuis le gouvernement Lesage, l’état québécois s’est cantonné dans un rôle supplétif ou subsidiaire pour réguler l’ordre postsecondaire. Excepté la création des cégeps en 1968, il s’est gardé de réorganiser fondamentalement l’enseignement supérieur et de le réorienter vers de nouvelles fins collectivement déterminées.

Outre la distinction entre les universités à charte et les universités publiques constituées par lettres patentes, la distinction entre les universités majores et les universités minores paraît utile. Les premières possèdent un grand éventail de facultés et de disciplines, dont principalement une faculté de médecine et d’autres secteurs requérant de lourdes infrastructures (génie, autres sciences de la santé, agronomie, etc.) tandis que les secondes sont plus restreintes en disciplines ou en cycles offerts et dépourvues de facultés de médecine et d’autres secteurs lourds. Dans les majores entrent les universités Laval, de Montréal, de Sherbrooke et McGill, et dans les minores, les constituantes de l’UQ, dont l’UQAM, et peut-être Concordia qui, comme nous le verrons, tend à se hisser dans les majores.

Un autre acteur devenu envahissant dans l’enseignement supérieur est l’État fédéral. À la suite des recommandations de la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences – la commission Massey-Lévesque –, et avec l’appui de l’Université McGill (Corbo & Ouellon, 2002, p. 224-227), le gouvernement fédéral se mit à verser directement des subventions aux universités. La réaction du gouvernement de Maurice Duplessis à ses subventions fut véhémente, mais une fois que Paul Sauvé lui succéda en 1959, le gouvernement fédéral mit en place ses subventions intégrées à un programme cofinancé de financement de l’éducation postsecondaire. La réforme en 1994 des paiements de transferts pour l’éducation postsecondaire actée sous Jean Chrétien en réduisit les niveaux ; ainsi, entre 1992-1993 et 2012-2013, ces transferts ont baissé de 50 %, si on les exprime en pourcentage du PIB (Association canadienne des professeures et professeurs d’université [ACPPU], 2014), ce qui obligea les états provinciaux à accroître sensiblement leurs droits de scolarité pour combler cette baisse (Confédération des associations d’étudiants et étudiantes de l’Université Laval [CADEUL], 2006). La part du financement public dans les ressources des établissements postsecondaires chuta ainsi de 84 % à 55 % entre 1981 et 2011 (ACPPU, 2014).

L’État fédéral s’est aussi impatronisé dans plusieurs autres missions, notamment l’aide aux étudiants et le financement de la recherche. Il utilise divers instruments, comme la Fondation canadienne pour l’innovation, le programme des bourses du millénaire, les chaires d’excellence en recherche, en plus du financement accordé par quatre conseils subventionnaires de la recherche[4], pour s’assurer une plus grande visibilité et profiter de la faiblesse du nationalisme québécois après 1995 (Seymour, 2013, p. 127). Ainsi, les sommes consacrées directement à l’enseignement postsecondaire ont atteint, en 2004-2005, le double des transferts versés aux États provinciaux en ce domaine (St-Hilaire, 2005, p. 33). De plus, au nom de la promotion des langues officielles, Ottawa accorde notamment aux cégeps des sommes considérables pour l’enseignement de l’anglais (Fortier, 2020). Alors que l’État fédéral orchestre la recherche de pointe et restreint l’autonomie des universités, au moyen notamment de chaires stratégiquement ciblées (Gingras, 2003), le Québec peine à s’occuper de l’intendance, ébranlé en 2012 par une contestation étudiante inédite. Au lieu de venir combler les disparités de développement entre les réseaux français et anglais de l’enseignement supérieur québécois, les aides fédérales contribuent plutôt à les exacerber, comme nous le verrons.

2. Le statut du français et de l’anglais dans le système québécois de l’enseignement supérieur

L’état québécois applique dans l’enseignement supérieur une politique linguistique qui est aux antipodes de celle qu’il a édictée en 1977 pour le réseau scolaire primaire et secondaire. Cette politique de bilinguisme concurrentiel[5] entretient deux réseaux financés par l’état, francophone et anglophone, tous deux également accessibles au « choix » de l’étudiant, dans un « libre marché » « non régulé » aux étudiants (Magnan & Darchinian, 2014, p. 374-375), où la subvention accordée aux établissements est fonction du nombre d’inscrits à temps plein et des disciplines. On a vu dans cette politique favorisant l’intégration dans une langue autre que la langue officielle une anomalie mondiale (Préfontaine, 2012, p. 169-198). La division linguistique du réseau postsecondaire québécois, qui fut aussi longtemps religieuse, apparaît ainsi comme originaire, incontestable, et fonde la prétention de deux réseaux parallèles à coexister dans la concurrence subventionnée par les pouvoirs publics. Cependant, aucune norme de l’état québécois n’a établi cette division originaire. Jusqu’à l’adoption de la loi 96, aucun texte normatif, sauf quelques exceptions, n’indiquait qu’un établissement postsecondaire, cégep ou université, dût être considéré de langue française ou anglaise ; on s’en remettait à une forme de coutume. Dans le cas des universités, indépendamment du mode juridique de leur création, aucune mention n’était faite de leur identité linguistique. L’Assemblée nationale avait certes inscrit le « caractère résolument francophone » de l’Université de Montréal dans le préambule de sa charte constitutive, par une loi privée adoptée en 2018 (Loi modifiant la Charte de l’Université de Montréal, L.Q. [2018], c. 29). Quant à l’Université Laval, elle a tardivement adopté de nouveaux statuts internes dans lesquels elle se définit comme un « établissement de tradition chrétienne et d’expression française » (Université Laval, 2002, art. 2).

S’agissant des cégeps, le silence du législateur était encore plus intégral. En effet, ni la Loi sur les collèges d’enseignement général et professionnel, ni le Règlement sur le régime des études collégiales[6] ni les lettres patentes qui ont créé les cégeps n’indiquaient leur identité linguistique ou la langue normale de leurs activités. Une exception, le cégep régional de Champlain a obtenu du gouvernement québécois la mention dans ses nouvelles lettres patentes d’être « de langue anglaise » en septembre 2019 (Lettres patentes du collège régional Champlain, 2019, art. 1).

Le législateur québécois a tenté de corriger cette lacune étonnante en amendant la Charte de la langue française en 2002. Trois nouveaux articles exigent de tout établissement collégial ou universitaire, sauf les établissements à majorité anglophone, qu’il adopte une politique relative à l’emploi et à la qualité du français. La loi précise le contenu de cette politique lorsque l’établissement offre un enseignement en français à la majorité de ses élèves. Cependant, l’effet de ces articles se bornait à contraindre les établissements dits à majorité « francophone » à établir des normes pour favoriser l’emploi et la qualité du français, sans objectifs précis à atteindre. Ces trois articles laissaient l’usage et la défense du français au bon vouloir des administrateurs, du personnel et des élèves des établissements postsecondaires. C’est une vision minimaliste des exigences posées par ces trois articles qu’a validée un tribunal d’arbitrage, selon lequel ceux-ci requéraient seulement l’adoption d’une politique « relative à l’emploi et à la qualité de la langue française » (Syndicat des professeures et professeurs de l’Université du Québec en Outaouais [SPUQO], 2008, paragr. 353), sans interdire l’usage d’une autre langue[7].

Au vrai, les politiques linguistiques exigées des établissements secondaires s’apparentent à du droit « mou » ou « droit souple » (Bartez et al., 2009), c’est-à-dire des normes de régie interne qu’une société privée ou publique adopte et applique à sa convenance, sans mécanisme externe contraignant de suivi. Un arbitre du travail a du reste décidé que la politique linguistique d’une constituante de l’Université du Québec ne peut modifier une convention collective ni une entente déjà conclue avec une autre constituante (SPUQO, 2008, paragr. 352)[8] ; une telle politique aurait même une valeur moindre qu’un règlement interne de l’Université.

La loi 96, ou Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, adoptée le 1er juin 2022, est venu clarifier, mais pas entièrement, l’identité et la vocation linguistiques des établissements d’enseignement postsecondaire. On y a introduit le principe que les établissements postsecondaires sont présumés francophones (et non de langue française)[9], sauf ceux qui sont désignés comme anglophones par le ministère de l’Enseignement supérieur et le ministre de la Langue française. Ainsi, on reconnaît à deux ministres le pouvoir de transformer en établissement anglais un établissement français ou de créer un nouvel établissement anglais.

Un nouvel article 88.0.2 déclare le français obligatoire pour l’enseignement dans les cégeps francophones. L’enseignement de l’anglais peut s’y poursuivre, comme langue seconde, selon le régime des études établi par la loi sur les cégeps. Le caractère français ou « francophone » de ces cégeps est toutefois mentionné seulement pour l’enseignement ; nulle mention de la recherche ou d’autres activités. L’utilisation du français comme langue administrative est renvoyée au contenu des politiques linguistiques adoptées par les cégeps. La loi autorise des programmes en anglais dans les cégeps francophones ; cependant, ceux-ci ne peuvent accueillir plus de 2 % des effectifs totaux (à temps plein) des établissements collégiaux français.

Les universités francophones ne sont pas soumises à de telles restrictions. L’article 88.0.19 précise qu’« [u]n établissement d’enseignement universitaire francophone doit veiller à ce que l’enseignement qu’il offre de donner en français ne soit pas donné dans une autre langue » (Loi sur la langue officielle commune du Québec, le français. R. Q. [2022], c. 14). Bref, les universités francophones sont tenues de donner en français les cours qu’elles annoncent vouloir offrir dans cette langue, ce qui ne les empêche nullement d’offrir des programmes en anglais, pourvu qu’elles déclarent clairement leurs intentions.

L’un des points les plus discutés de la réforme des établissements postsecondaires a été l’accès au cégep anglais. En dépit des demandes répétées issues de la société civile et notamment du monde collégial lui-même d’assujettir l’accès au cégep anglais aux clauses scolaires de la loi 10, le gouvernement de la CAQ a préféré maintenir un régime de « libre choix », mais contingenté, en plafonnant les effectifs des cégeps anglais, dorénavant limités à 17,5 % des effectifs totaux du réseau collégial, ou une proportion moindre, si la part des effectifs anglais dans une année devait tomber à moins de 17,5 %. Ce pourcentage représente la part anglaise de l’effectif des cégeps publics en 2019. Cette mesure, qui est entrée en vigueur le 1er juillet 2023, vise les cégeps publics et privés subventionnés et ne s’applique qu’aux diplômes d’études collégiales (DEC) et non aux attestations d’études collégiales (AEC), régime d’étude de courte durée sans formation générale (voir l’article 88.0.6). Ces attestations sont soumises à des plafonds distincts. Les cégeps anglais pourront accueillir 11,7 % des effectifs inscrits dans ces programmes, les attestations données en anglais par les cégeps français ne pourront dépasser 18,7 % des effectifs inscrits dans ces programmes dans ces cégeps. Par contraste, la loi ne prévoit aucun plafond de ce type pour les divers programmes universitaires, ce qui accrédite l’idée que les universités sont libres d’en faire à leur guise, peu importe leur identité linguistique. Pour tout dire, une université francophone pourrait offrir des cours en anglais à 49 % de ses effectifs, voire plus, puisque le caractère francophone de l’établissement n’est pas intrinsèquement lié à la langue de ses enseignements, à ses étudiants et à ses employés pouvant être considérés malgré tout comme « francophones ».

La loi 96 n’a pas voulu affirmer la vocation des cégeps anglais à servir d’abord la communauté historique d’expression anglaise ou à admettre d’abord les jeunes scolarisés en anglais au primaire et au secondaire. La loi prévoit seulement de voir à ce que leurs finissants des programmes généraux et techniques aient fait trois cours donnés en français et qu’ils aient réussi une épreuve uniforme de français, dont les ayants droit sont exemptés. Les cégeps Dawson et Champlain pourront continuer de refuser des candidats anglophones qui n’ont pas les notes et de sélectionner les meilleurs dossiers, peu importe la langue maternelle ou de scolarisation des candidats qui se disputent les places, notamment les allophones, dont plusieurs, peu socialisés avec les élèves francophones du secondaire, valorisent l’anglais pour leur mobilité sociale et optent pour le cégep anglais, à leurs yeux moins exigeant que le cégep français, trop axé sur l’écrit et l’argumentation (Magnan & Darchinian, 2014). Du reste, il apparaît que l’avance des collèges anglais en matière de diplomation s’explique aux deux tiers par le fait qu’ils sont moins exigeants que les collèges français en langue et en philosophie ou l’équivalent (les humanities) (Fortin, 2020, p. iv).

La loi 96 renforce quelque peu les politiques linguistiques des établissements postsecondaires, exigées depuis 2002. On précise des éléments qui doivent figurer dans ces politiques, on inclut les employés et les étudiants dans leur révision et on prévoit des mécanismes de correction et de suivi, impliquant les ministres de l’Enseignement supérieur et de la Langue française. Mais en cas de manquement à ces politiques, les plaignants sont renvoyés aux procédures internes de leur établissement, sans recours à l’Office québécois de la langue française ou au nouveau commissaire à la langue française. Un professeur, par exemple, qui serait lésé dans sa carrière pour avoir privilégié des publications en français, aurait à se fier à la comitologie interne de son université, sans possibilité de recours extra-muros. On ne voit pas comment ces politiques autoadministrées peuvent freiner le mouvement d’anglicisation de la recherche, à juger par le nombre de mémoires et de thèses qui se réalisent en anglais dans les universités francophones, en dépit de leurs politiques linguistiques (Roy, 2023).

Le nouveau ministère de la Langue française, créé avec l’adoption de la loi 96, verra son rôle borné au suivi des politiques linguistiques et à certaines approbations ponctuelles. On ne reconnaît ni à ce ministère, ni à celui de l’Enseignement supérieur, le mandat explicite de promouvoir le français auprès des établissements postsecondaires. La loi 96 a seulement ajouté l’article 88.0.20, qui dit : « Tout organisme de l’Administration qui, dans l’exercice de ses fonctions, offre des mesures d’aide financière à la recherche, sous toute forme notamment fondamentale, doit voir à ce que ces mesures, dans leur ensemble, contribuent au soutien et au rehaussement de la recherche en français » (Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français. R.Q. [2022], c 14). Or un règlement[10] pris en application des dispositions ajoutées par la loi 96 dispense l’Administration québécoise d’exiger que les documents et études rédigés et utilisés pour la recherche scientifique soient en français ; en somme, l’Administration a carte blanche pour user de la documentation scientifique uniquement en anglais, sans devoir être exemplaire sur le français en recherche.

En clair, la loi 96 ne change pas fondamentalement le régime linguistique des établissements postsecondaires, à cela près qu’elle met un plafond à la croissance jusqu’alors sans frein des effectifs admis dans les cégeps anglais ; mais comme la loi fixe des plafonds globaux, elle consacre la domination de facto des cégeps anglais, notamment sur l’île de Montréal qui, depuis 2015, délivrent la majorité des diplômes d’études collégiales dans la filière préuniversitaire (Lacroix, 2021a). Elle consolide la position dominante du cégep Dawson, devenu le plus gros collège du Québec, placé au centre d’une « cité éducative » anglaise, à deux pas des universités McGill et Concordia, sises au centre-ville de Montréal et connectées au système de transport métropolitain, comme le seront d’autres cégeps anglais de Montréal avec le Réseau électrique métropolitain (REM). Les cégeps français sont rabaissés à des collèges de second tour, délaissés par les étudiants les plus performants et investis dans le secteur technique. Cette conclusion mérite d’être citée : « Il existe, au Québec, même si cela se fait de façon indirecte, une double ségrégation au collégial : en fonction de la langue d’enseignement et en fonction du revenu parental. Rappelons que les étudiants admis au préuniversitaire dans les cégeps anglais proviennent de façon disproportionnée d’écoles privées et d’écoles publiques ayant des programmes particuliers » (Lacroix, 2021a, p. 60).

Quant aux universités, le droit québécois en prévoit dorénavant deux types, les francophones et les anglophones. Cependant, ce principe législatif n’introduit rien de particulier pour la défense du français dans l’enseignement, la recherche et l’administration interne, à part les engagements que les universités « francophones » voudront bien prendre et respecter au titre de leurs politiques linguistiques, sur l’application desquelles l’État aura un faible droit de regard. Sur le plan juridique, on ne voit pas ce qui empêcherait une université dite « francophone » de multiplier les formations données strictement ou principalement en anglais — ou en mandarin —, à charge pour elle qu’elle maintienne, en façade du moins, sa signalisation française et le français comme langue administrative interne. La « Mcdonaldisation de la science » pourra donc se poursuivre allégrement dans les universités « francophones » (Rioux-Soucy, 2023).

3. Le mythe tenace du libre choix

Dans une étude publiée en 2015, les juristes Éric Poirier et Guillaume Rousseau ont conclu à l’inexistence en droit canadien d’un supposé « libre choix » linguistique en matière d’éducation supérieure. Ils écrivent :

À notre avis, dans l’état actuel de la jurisprudence canadienne et québécoise, encadrer la langue d’enseignement collégial en y appliquant les dispositions de la CLF [Charte de la langue française] actuellement réservées aux écoles primaires et secondaires respecterait vraisemblablement les droits de la personne. La validité constitutionnelle d’une telle réforme serait sans doute confirmée au regard de l’article 23 de la Charte canadienne, du principe constitutionnel sous-jacent de la protection des droits des minorités, du droit à la liberté et du droit à l’égalité prévus dans les chartes canadienne et québécoise

Poirier & Rousseau, 2015, p. 401

Cet avis sur le prétendu libre choix linguistique pour l’enseignement supérieur au Québec montre cependant l’emprise de cette idée dans le débat public. Cela dit, si la Charte canadienne des droits et libertés a indéniablement façonné la culture publique au Québec et instillé l’idée que les membres des minorités dites de langue officielle possèdent un droit constitutionnel généralisé à s’éduquer dans la langue de leur choix, il faut attribuer la prégnance de cette idée au Québec à des débats bien antérieurs à 1982.

Depuis la Conquête, le Québec connaît une division originaire entre deux réseaux linguistiques distincts et parallèles. Le financement public des institutions du postsecondaire s’est appuyé sur cette division et a même intensifié la concurrence entre les institutions françaises et anglaises en adoptant une formule de financement qui accompagne la répartition des inscriptions étudiantes, laissées au choix de chacun, peu importe l’identité linguistique des établissements. C’est donc parce que l’offre de services éducatifs financés par le Québec propose aux étudiants des programmes concurremment en anglais et en français dans un marché qui couvre tout le territoire québécois, mais se jouant surtout sur l’île de Montréal, que la liberté de choix linguistique pour l’éducation postsecondaire paraît aller de soi. En réalité, il n’existe aucun texte normatif qui édicte une telle liberté individuelle de choix, bien qu’elle soit revendiquée dans les discours médiatique et politique. La prégnance de l’idée du libre choix illustre comment la personnalité sous-jacente aux politiques linguistiques fédérales, qui s’appuie sur l’individualisme juridique, a porté ombrage à la territorialité, somme toute fort limitée en étendue, que présupposerait la Charte de la langue française et que les tribunaux ont considérablement rognée.

Par ailleurs, le libre choix scolaire avait été l’enjeu de la loi 69 (Loi modifiant la Loi sur le patrimoine culturel et d’autres dispositions législatives) adoptée en 1969 par le gouvernement de Jean-Jacques Bertrand pour régler la crise de Saint-Léonard, où la création de classes bilingues avait dressé les uns contre les autres Italo-Québécois et Franco-Québécois. La législation scolaire québécoise a déjà consacré le « libre choix » de l’élève pour l’enseignement religieux – mais exercé par les parents –, mais rien de comparable à un quelconque libre choix linguistique des finissants du secondaire pour le collégial. D’aucuns ont défendu ce libre choix au nom du droit des adultes d’opter pour la langue de formation de leur choix, alors qu’en réalité, les finissants du secondaire préparent leur demande d’admission au cégep quand ils ont encore 16 ou 17 ans. Le Conseil supérieur de la langue française (CSLF) – aboli en 2022 – a publié en 2011 un avis qui défend le « libre choix » linguistique au collégial, mais sans vraiment s’interroger sur le fondement normatif d’une telle pratique (CSLF, 2011).

Comme l’a montré Virginie Hébert (2021), les débats sur la langue au Québec véhiculent de puissants mythes, contradictoires dans leurs visées, qui façonnent la perception des enjeux et orientent le choix et la réception des arguments. Le prétendu libre choix de la langue qui devrait prévaloir dans l’enseignement supérieur participe assurément d’un mythe séduisant, dont la genèse dépasse le présent article. Contentons-nous d’observer que ce libre choix s’accorde parfaitement avec la pensée de Pierre-Elliott Trudeau, pour qui le français au Canada devait pouvoir se défendre par ses vertus propres, sans béquille législative, après avoir passé l’épreuve de la concurrence avec l’anglais (Chevrier, 2020). Le discours sur le libre choix comporte des non-dits embarrassants, comme l’aveu que le français est une langue pour les enfants, dont l’étude ne s’impose pas à l’âge adulte, une langue qui ne mérite pas un investissement cognitif soutenu, qui aille au-delà de la connaissance sommaire acquise au sortir du secondaire. C’est aussi l’aveu qu’on ne peut se fier sur les institutions éducatives françaises pour apprendre l’anglais comme langue seconde, et que la seule méthode qui vaille est l’immersion complète dans une institution anglaise financée par les deniers publics québécois.

4. La surcomplétude de l’enseignement supérieur anglais

L’état québécois a concouru activement à l’essor sur son territoire de deux réseaux universitaires concurrents et universellement accessibles : un réseau de langue anglaise, dominé par la prestigieuse Université McGill, et un réseau français, où se distinguent les vieilles universités à charte, Montréal et Laval, ainsi que l’Université Sherbrooke, toutes trois munies de riches facultés professionnelles, notamment la médecine, et les universités sectorielles du réseau de l’Université du Québec, dotées d’un nombre plus restreint de disciplines, sans faculté de médecine et que fréquentent, en plus grande proportion, les étudiants de première génération[11]. Il est remarquable de constater qu’en dépit de la modernisation du système universitaire québécois engagée depuis les années 1960, se pose encore aujourd’hui la question des inégalités structurelles entre les institutions de langue anglaise et celles de langue française.

Une étude réalisée en 1963 par l’historien Michel Brunet avait pourtant documenté ce phénomène (Brunet, 1963). Elle eut un écho médiatique dès sa parution (Brunet, 1964) et suscita même à l’Assemblée législative du Québec un débat (Débats de l’Assemblée législative du Québec, 1964). L’historien soutenait que depuis plus de 50 ans, l’état québécois favorisait les universités anglaises, en particulier McGill, au détriment des universités françaises, moins richement dotées en ressources propres. L’état québécois maintenait l’« existence parallèle de deux enseignements universitaires inégalement développés » (Brunet, 1963, p. 6). Selon Brunet, le Québec finançait ses universités indifféremment, sans tenir compte des disparités en ressources de chacune et du sous-développement de la société canadienne-française, privée de bourgeoisie économique pour financer son essor éducatif. McGill touchait ainsi de subventions généreuses, au point que la part des droits d’inscription rapportée aux recettes est allée en décroissant, alors qu’à l’Université de Montréal, moins richement dotée, les étudiants devaient supporter une part nettement plus grande du coût de leur éducation. Cette injustice patente devait être corrigée, selon l’historien, par la réforme du financement des universités. Au chapitre des fonds d’équipement, l’état québécois devait mettre les universités françaises au même niveau que McGill, et quant aux fonds de roulement, ils devaient être répartis « selon la proportion des citoyens francophones et anglophones du Québec » (Brunet, 1964, p. 10), soit environ 80 et 20 % respectivement.

Or, malgré les efforts déployés depuis la Révolution tranquille pour combler le retard du réseau universitaire français, il est remarquable de constater que la part du financement public touchée par les universités anglophones depuis la fin des années 1960 n’a pas fondamentalement bougé (Chevrier, 2008a et b). En 1959, les trois universités anglaises touchaient 25,9 % des subventions versées par l’état québécois, après plusieurs années de fluctuations marquées entre 1951 et 1959 (St-Jacques, 2017). Pour l’année 2006-2007, par exemple, les trois universités anglaises recevaient 27,1 % des subventions normées versées par l’état québécois (Chevrier, 2008b).

Ces disparités ont fait l’objet d’un ouvrage dont l’auteur, Louis Préfontaine (2012), estimait qu’elles constituaient une forme d’« apartheid universitaire », puisque le surdéveloppement des institutions postsecondaires anglaises au Québec favorisé par le financement public confinait les francophones du Québec à se contenter d’universités sous-financées. Préfontaine constatait qu’en 2008-09, les trois universités anglaises du Québec obtenaient 29,3 % des ressources financières, en comptabilisant les subventions québécoises et fédérales ainsi que les fonds privés ; elles remportaient même 35,8 % des subventions fédérales. Or, rapportant ce financement global à la population de la « minorité » anglaise du Québec et de sa « majorité » française, il obtient un financement par personne de 579 $ pour les universités françaises et de 4 076 $ pour les universités anglaises. On peut certes contester ces calculs, puisque l’auteur adopte une vision restreinte de la « minorité » anglaise, réduite au nombre de locuteurs de langue maternelle minoritaire nés dans leur province, ce qui équivaut à 5,6 % pour les anglophones du Québec. Mais même en adoptant une définition plus large de la « minorité », qui couvrirait plutôt 13 % de la population québécoise par exemple, on constaterait quand même une nette disparité entre les ressources accessibles par personne selon que l’on fréquente une université anglaise ou française au Québec.

L’intérêt de l’étude de Préfontaine réside aussi dans le portrait global de l’enseignement postsecondaire qu’il brosse pour l’ensemble du Canada français ; le sous-financement des institutions postsecondaires françaises au Québec s’inscrit dans le sous-développement général de tels établissements partout au Canada, où les minorités de langue française sont très loin d’avoir atteint la complétude institutionnelle en matière d’éducation. De plus, en prenant pour base de calcul l’indicateur de vitalité linguistique et les données de Statistiques Canada, l’auteur montre que dans les subdivisions de recensement qui correspondent aux campus des universités Concordia et McGill, cet indice dépasse largement l’indice moyen calculé pour l’ensemble du Québec. En somme, les universités anglaises « anglicisent » leur environnement, alors que les universités françaises hors Québec remontent aussi l’indice de vitalité linguistique dans leur environnement proche, mais en restant nettement en deçà du niveau de leurs consoeurs anglaises du Québec.

Les travaux de Frédéric Lacroix (2020a) ont permis d’actualiser les données établies par Préfontaine et de compléter ses analyses. Tout d’abord, le surdéveloppement des institutions postsecondaires anglaises se manifeste dès le secteur collégial. Bien que le Québec ne compte que cinq cégeps anglais sur 48 établissements collégiaux, soit 10,3 % du total, les effectifs étudiants inscrits dans ces cinq institutions sont passés de 14,9 % en 1995 à 19 % en 2018. Cette croissance rapide des effectifs a apporté 6 941 étudiants de plus au réseau collégial anglais. Sur l’île de Montréal, les cégeps anglais ont obtenu 39,9 % des effectifs étudiants en 2018, un pourcentage en hausse de 6 % par rapport à 1995. Cette hausse révèle aussi que les cégeps anglais se tournent de plus en plus vers la formation préuniversitaire débouchant sur le DEC général, vers laquelle se tourne un nombre grandissant d’allophones et que délaissent les francophones au profit du secteur technique. Cela explique qu’« en 2018, les allophones étaient plus présents dans les cégeps anglais de Montréal d’un facteur 2,3 (42,4 %) comparativement aux francophones (18,7 %) » (Lacroix, 2021b, p. 39). En somme, les anglophones sont devenus minoritaires au sein même des cégeps anglais, et les allophones et les francophones scolarisés en français au primaire et au secondaire y forment la majorité, et ce, même dans les cégeps anglais en dehors de Montréal. De plus, profitant d’un afflux considérable de demandes d’inscription, les cégeps anglais peuvent ainsi sélectionner les étudiants les plus méritants, sur la base des cotes de rendement collégial (cote R), ce qui voue les cégeps français à accueillir proportionnellement un plus grand nombre de moins bons dossiers. L’excellence des étudiants admis se répercute ensuite sur les statistiques de diplomation dans les cégeps anglais qui sont supérieures à celles des cégeps français (Lacroix, 2021b, p. 94).

Les cégeps anglais recrutent de nombreux francophones et allophones dans le corps professoral, autre illustration de leur « surcomplétude », puisqu’ils ne peuvent recruter des professeurs anglophones en nombre suffisant pour leurs besoins démultipliés. Ainsi, le pourcentage des professeurs francophones et allophones atteignaient, en 2018-19, 34,1% à Vanier et même le double au campus St-Lawrence du cégep Champlain (Lacroix, 2020a, p. 100). « Le gouvernement du Québec finance, à grande échelle, le recul et la minorisation des institutions collégiales de la majorité francophone à même les fonds publics » (Lacroix, 2021b, p. 44).

La surcomplétude du collégial anglais conduit à celle de l’ordre universitaire anglais, qui accentue en fait la dynamique enclenchée au niveau préuniversitaire, puisqu’environ 90 % des allophones et francophones scolarisés dans les cégeps anglais de Montréal poursuivent leurs études universitaires dans cette même langue. Au chapitre des effectifs, si en 1995 les trois universités anglaises ont obtenu 24,3 % des effectifs totaux, ce pourcentage s’est accru à 25,9 % en 2019 (Lacroix, 2020a, p.135). Sur l’île de Montréal, Concordia et McGill ont connu une hausse de 41,8 % de leurs effectifs entre 1995 et 2019, contre 27,1 % pour leurs consoeurs françaises dans cette même période ; ces deux universités anglaises ont vu leur part de l’effectif universitaire montréalais passer de 36,9 % à 39,5 %, ce qui a permis à Concordia de déclasser l’UQAM comme deuxième établissement universitaire dès 2018 (Lacroix, 2020a, p.118). Les effectifs globaux comptabilisent tous les programmes, y compris les formations courtes comme les certificats. Si on regarde les diplômes nobles, baccalauréat, maîtrise et doctorat, l’avance des universités anglaises est marquée : 42,9 % des effectifs montréalais au premier cycle et 45,9 % au troisième cycle (Lacroix, 2020a, p.119). Au chapitre de la maîtrise, les effectifs des universités anglaises ont baissé, en raison vraisemblablement du succès des programmes courts (30 crédits et moins) de maîtrise lancés par l’Université de Montréal (Lacroix, 2020a, p.119). Cette avance des universités anglaises se répercute sur le corps professoral : elles en possédaient 29% des effectifs à temps plein en 2018, dont 47 % à Montréal. À l’instar des cégeps anglais, les universités anglaises effectuent un « deuxième tamisage » en sélectionnant les meilleurs finissants issus des cégeps anglais et français. Comme le bassin des finissants issus du cégep français s’épuise, « les universités de langue française sont frappées à la fois sur le plan quantitatif et sur le plus qualitatif : elles voient leurs demandes d’admission se fragiliser (pour l’UQAM), et les meilleurs étudiants leur échapper » (Lacroix, 2020b, p. 142).

L’avance constatée pour les effectifs des universités anglaises se vérifie aussi pour les revenus. Entre 2000 et 2017, elles ont touché environ 30 % des revenus globaux reçus par les universités au Québec. Pour les revenus d’origine fédérale, les universités anglaises ont vu leur part passer de 34,6 % en 2000 à 38,4 % en 2017, alors que leur part des subventions québécoises a glissé de 23,1 % à 20,8 % pour la même période (Lacroix, 2020b, p. 160). La subvention fédérale destinée aux universités anglaises est donc supérieure à 86,2 %, en moyenne, à celle qui est reçue par les universités françaises (Lacroix, 2021b, p. 98). S’agissant des dons privés et des fonds de dotation, McGill à elle seule en percevait 39,2 % en moyenne (Lacroix, 2020b, p. 169). Qui plus est, le Québec verse aux universités une subvention de contrepartie pour les dons reçus. Il s’ensuit que « pour chaque dollar que recevaient les universités anglophones (McGill comprise) » (Bouchard St-Amant et al., 2022, p. 179) en subvention de contrepartie, les universités françaises touchaient une fraction nettement moindre. Les universités anglaises sont particulièrement choyées par les fonds d’immobilisation versés par Québec. « Sur l’île de Montréal, un étudiant qui étudie en anglais bénéficie de 56 % de plus de fonds d’immobilisation qu’un étudiant qui étudie en français » (Lacroix, 2021b, p. 86). Bref, « du côté francophone, la complétude institutionnelle n’est pas garantie au Québec, et en particulier à Montréal, pour le réseau universitaire. Inversement, les anglophones bénéficient d’une surcomplétude institutionnelle qui leur assure une position dominante à Montréal. Il s’agit en quelque sorte d’une prime à l’aristocratie […] » (Lacroix, 2021a, p. 173). En somme, le français est victime du bilinguisme concurrentiel érigé en politique d’État dans le postsecondaire québécois (Lacroix, 2021a, p. 139), qui vient défaire ce que la scolarisation obligatoire en français avait construit.

Mises en concurrence par une politique axée sur la performance depuis la réforme entreprise par le ministre de l’Éducation François Legault en 2000, les universités des deux réseaux ne jouent pas à armes égales. Les universités anglaises recrutent beaucoup d’étudiants à l’étranger, au Canada anglais et parmi les Québécois allophones et francophones, alors que les universités françaises attirent beaucoup moins d’étrangers et très peu de Canadiens anglais ou d’Anglo-Québécois (Lacroix, 2021a, p. 163). D’ailleurs, la déréglementation des droits de scolarité perçus par les universités décidée par le Québec en 2018 a accéléré la concurrence inégale entre les établissements. Déjà, les trois universités anglaises avaient considérablement augmenté leurs effectifs étrangers entre 2010 et 2018, l’Université McGill dépassant de loin toutes les autres (Lacroix, 2021a, p. 169). Comme l’a observé Samuel-Élie Lesage, « l’adoption de la déréglementation intégrale apparaît comme une concession importante accordée à l’Université McGill » (Lesage, 2018, p. 3). Cette déréglementation a accompagné une baisse tendancielle des subventions publiques accordées aux universités, qui doivent compter dès lors davantage sur leurs fonds propres pour leur financement. Les projections alors faites annonçaient que les trois universités anglaises seraient celles dont les revenus s’accroîtraient le plus à la faveur de cette déréglementation, en faisant le plein d’étudiants étrangers. Le comité consultatif sur l’accessibilité financière aux études (CCAFE) avait pourtant émis un avis en 2012, alertant le gouvernement québécois sur la pression à l’enseignement en anglais dans les universités françaises qu’exercerait la concurrence généralisée pour la captation des étudiants étrangers (CCAFE, 2012, p. 40).

Il s’avère que la déréglementation des frais de scolarité n’est pas à coût nul pour le gouvernement québécois. Il doit assumer une partie des coûts associés à l’admission d’étudiants canadiens et internationaux. On a calculé que pour l’année 2021-2022, les trois universités anglaises ont représenté une charge publique d’environ 195,7 millions, « somme qui devrait plutôt être allouée exclusivement aux universités francophones afin de financer le recrutement d’étudiants canadiens et étrangers en langue française » (Maltais, cité dans Dion-Viens, 2023).

La surcomplétude des institutions anglaises et la minorisation systémique du français dans l’enseignement supérieur québécois découlent notamment de la nature et des effets de la politique de financement des universités adoptée par le Québec. Cette politique, plusieurs fois réformée, n’a pas pour but de corriger les inégalités de développement entre les institutions d’enseignement suivant leur identité linguistique. C’est une formule fondée sur la comptabilité des « intrants » (Bouchard St-Amant et al., 2022, p. 41), c’est-à-dire sur la répartition des effectifs étudiants admis dans les divers établissements, qui sont au nombre de 18. Ainsi, pour l’année universitaire 2019-2020, les subventions de fonctionnement calculées sur la base des effectifs étudiants ont représenté 71 % des subventions totales versées par le Québec, les subventions versées pour l’entretien des immobilisations valaient environ 15 % et les enveloppes spéciales versées pour financer des missions propres à certains établissements, 14 % (Bouchard St-Amand et al., 2022).

Outre le nombre d’étudiants, les subventions de fonctionnement tiennent compte des disciplines, regroupées en familles, suivant la structure de coût qui leur est propre. Les étudiants admis dans les familles les plus « coûteuses » reçoivent en moyenne des subventions plus importantes, suivant une grille de pondération qui peut aller d’un facteur 1 à 14,51 au premier cycle. Les universités spécialisées dans les sciences humaines, l’administration et les lettres perçoivent ainsi de faibles subventions, alors que les grandes universités nanties de secteurs comme les médecines (humaine, vétérinaire et dentaire), l’agriculture et l’optométrie reçoivent les subventions pondérées les plus élevées. Celles-ci ne les rendent pas pour autant plus riches, puisque ces sommes servent à couvrir des coûts importants. Cependant, elles leur permettent d’entretenir des infrastructures d’enseignement et de recherche considérables et de favoriser des secteurs porteurs en retombées économiques (brevets, partenariats avec l’industrie) qui se répercutent sur la dynamique linguistique.

Par ailleurs, cette formule ne fait que financer les infrastructures existantes. Or Québec appuie également les projets de développement conçus par les universités, parfois à la suite de montages financiers complexes et périlleux, comme en fait foi le projet de l’îlot Voyageur qui a poussé l’UQAM au bord de la ruine. Un exemple spectaculaire de l’intervention du Québec est sa décision de céder sans contrepartie, par une simple loi privée, le riche domaine de l’hôpital Victoria à McGill, estimé à un milliard de dollars (Sirois, 2022). Le plan québécois des infrastructures 2023-2033 déposé en 2023 révélait que McGill et Concordia à elles seules décrochaient 60 % des investissements prévus par Québec dans les infrastructures universitaires dans les prochaines années. Le site de l’ancien hôpital Victoria cédé à McGill recevra à lui seul 527,9 millions $ entre 2023 et 2033 de la part de Québec[12] (Conseil du trésor, 2023).

5. Les tendances actuelles d’un système dual et inégalitaire

5.1 Une comparaison de l’UQAM et de Concordia. Un bilan critique

Examinons maintenant de manière plus précise les conséquences du bilinguisme concurrentiel entre les universités ainsi qu’entre les cégeps, notamment à Montréal. La Commission Parent prévoyait que les effectifs dans les universités françaises passeraient de 11 439 en 1960 à 76 300 en 1980, une croissance d’un facteur 6,6 (Parent, 1964, p. 238-239). Du côté anglais, les effectifs étaient de 11 313 étudiants en 1960 et on en prévoyait 18 600 en 1980, une croissance d’un facteur de 1,6 seulement. Or, pour la Commission, si les universités anglaises pouvaient sans difficulté absorber cette croissance, « [l]e problème est beaucoup plus difficile pour les universités de langue française, puisqu’elles feront face à une augmentation d’étudiants bien plus forte » (Parent, 1964, p. 242-243).

Les taux de scolarisation universitaire montraient de grands écarts en fonction de la langue : calculé à 6,81 % pour les garçons francophones, ce taux était alors trois fois plus élevé pour les anglophones, soit 22,4 %. Pour les filles, il tombait à 0,79 % pour les francophones comparativement à 11,2 % pour les anglophones, soit un ratio d’un facteur quatorze[13]. Ainsi « dans le Québec la proportion des élèves qui passent du high school protestant à l’université est sûrement une des plus fortes au monde, presque le double de celle que l’on trouve dans les autres provinces canadiennes » (Parent, 1964, p. 237). De plus, selon la Commission, en 1960, la proportion des garçons de langue anglaise inscrits à l’université excédait déjà le taux maximum prévu projeté par la Commission relativement à l’accès aux études postsecondaires[14].

Malgré tout, la Commission prôna la fondation d’une nouvelle université de langue anglaise à Montréal. Si l’UQAM devait offrir un premier accès à l’université aux classes populaires francophones, Concordia viendrait améliorer encore plus l’accès à ces études pour les anglophones. Ces recommandations « symétriques » pour les francophones et les anglophones alors que la situation de départ était tout sauf symétrique ont reconduit (en les atténuant certes) l’iniquité linguistique existant avant les réformes de 1968. Aujourd’hui, les anglophones (langue maternelle) sont encore 16,5 % plus nombreux, proportionnellement, que les francophones à détenir un diplôme d’études collégiales (DEC) et 39 % plus nombreux à détenir un diplôme universitaire[15].

Les prévisions de fréquentation de la Commission excluent également les allophones, pourtant présents en nombre croissant à partir de l’après-guerre, et qui constituent aujourd’hui une proportion croissante de la population au Québec. Reste à savoir quel système universitaire joue et jouera le rôle de foyer principal d’intégration linguistique et culturelle de ceux-ci au Québec (et à Montréal), le système français ou bien le système anglais? À l’aide de données sur l’effectif étudiant, comparons le dynamisme de deux institutions l’une par rapport à l’autre et tentons de répondre à ces questions.

5.1.1 Les effectifs

La figure 1 présente les effectifs annuels globaux (étudiants à temps plein et à temps partiel) pour tous les cycles de Concordia et l’UQAM sur la période de 1995 à 2022.

Figure 1

Effectifs annuels globaux (étudiants à temps plein et à temps partiel, tous les cycles inclus) de l’UQAM et de Concordia de 1995 à 2022

Effectifs annuels globaux (étudiants à temps plein et à temps partiel, tous les cycles inclus) de l’UQAM et de Concordia de 1995 à 2022

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L’effectif global de l’UQAM est passé de 38 800 étudiants en 1995 à 35 250 en 2022, soit un déclin de 3 550 étudiants (ou 9,15 %). Pendant ce temps, l’effectif de Concordia est passé de 24 844 à 38 744, soit une augmentation de 13 900 étudiants ou 55,95 %.

En 2018 les effectifs de Concordia ont dépassé ceux de l’UQAM.

La figure 2 présente les effectifs étudiants au premier cycle (étudiants à temps plein et à temps partiel) de Concordia et de l’UQAM sur cette même période.

Figure 2

Effectifs annuels au premier cycle (étudiants à temps plein et à temps partiel) de Concordia et de l’UQAM, de 1995 à 2022

Effectifs annuels au premier cycle (étudiants à temps plein et à temps partiel) de Concordia et de l’UQAM, de 1995 à 2022

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L’effectif au premier cycle à l’UQAM a décliné de 8 112 étudiants en 2021 par rapport à 1995. Pour Concordia, cet effectif a au contraire augmenté de 8 442 étudiants durant la même période. Le déclassement de l’UQAM par Concordia s’avère encore plus marqué si l’on considère seulement les effectifs étudiants au premier cycle. Cela reflète en partie la dynamique régnant dans les cégeps de Montréal et l’attractivité grandissante des études postsecondaires en anglais au Québec.

À l’époque de la commission Parent, les universités anglaises du Québec recrutaient essentiellement des anglophones résidents du Québec, des Canadiens non-résidents du Québec[16] et des étudiants internationaux, ce dernier bloc composant environ 25 % de l’effectif total à McGill à l’époque (Parent, 1964, p. 237-239). Les trois quarts de l’effectif des universités anglaises étaient donc constitués d’étudiants anglophones résidents du Québec. Pour ce qui est de la future Université Concordia, la Commission envisageait explicitement qu’elle recruterait ses étudiants parmi les « high schools » (catholiques) de la région de Montréal, et donc qu’elle servirait d’abord la communauté anglophone. Est-ce encore vrai aujourd’hui ?

Le nombre « d’ayants droit », c’est-à-dire le nombre d’étudiants ayant accès à l’école primaire et secondaire anglaise au Québec et inscrits à Concordia, était de 11 658 à l’automne 2021[17]. Comme l’effectif global à Concordia était alors de 39 274, cela signifie que seulement 29,7 % des effectifs à Concordia étaient constitués d’ayants droit, c’est-à-dire d’étudiants provenant de la communauté anglophone.

5.1.2 La transition cégep-université

Depuis 1995, il y a une augmentation quasi constante de la proportion des étudiants s’inscrivant dans les cégeps anglais pour leurs études préuniversitaires. À la grandeur du Québec, cette proportion atteignait 26,8 % en 2020[18]. C’est-à-dire que plus d’un étudiant sur quatre se destinant à l’université au Québec choisit de s’inscrire dans un cégep anglais. Et la langue, l’anglais, est le premier facteur expliquant ce choix par les étudiants, ce facteur se classant devant la « qualité » ou « l’offre de programmes » (Sabourin et al., 2010, p. 34).

Le cégep anglais révèle très souvent un choix de vie définitif qui mène d’abord à l’université anglaise, puis au travail en anglais (Lemyre, 2022). Les finissants des cégeps anglais de Montréal s’inscrivent à McGill ou à Concordia, à hauteur de 90 % (Lacroix, 2020b, p. 125). À Montréal, l’inscription dans un cégep anglais mène donc presque toujours à une sortie permanente hors du système postsecondaire de langue française.

5.1.3 Les allophones

Depuis 2018, les allophones composent 37 % des effectifs des cégeps anglais au Québec, les francophones 26,6 % et les anglophones 36,4 % (Lacroix, 2021a, p. 38). Au fil du temps, les cégeps anglais sont donc devenus, majoritairement, des foyers d’intégration des allophones et des francophones à la communauté anglophone.

Si le rapport Parent ne parle pas explicitement de l’identité linguistique des cégeps, il est écrit qu’il faudrait ouvrir, à la grandeur du Québec, une trentaine de cégeps ou « d’instituts », chacun d’environ 1 500 étudiants, dont « quelques-uns de langue anglaise » (Parent, 1964, p. 214-215). La Commission envisageait donc tout au plus qu’une faible proportion des effectifs collégiaux soient inscrits dans les cégeps anglais[19]. Cela contraste avec les 19 % des effectifs inscrits dans les cégeps anglais en 2018 dans le secteur technique et préuniversitaire et les 26,8 % pour le préuniversitaire en 2020. Deux pourcentages qui dépassent nettement la proportion d’anglophones au Québec, qui était de 8,1 % selon la langue maternelle et de 10,7 % selon la langue parlée le plus souvent à la maison en 2016.

Statistique Canada a démontré que la langue des études, au postsecondaire, avait une incidence directe et très importante sur la langue de travail (Lemyre, 2022). Ainsi, les diplômés des universités et cégeps anglais au Québec travaillent 12 fois plus souvent en anglais que les diplômés des universités françaises (48 % comparativement à 4 %). Pour les francophones, ce ratio est de 5,75 (23 % comparativement à 4 %) et pour les allophones, de 6,6 (46 % comparativement à 7 %). Le flux croissant d’allophones et de francophones poursuivant des études postuniversitaires en anglais alimente donc l’anglicisation de Montréal (et du Québec tout entier).

5.1.4 Les trois clientèles étudiantes

Il est intéressant de décomposer la dynamique des effectifs de l’Université Concordia et de l’UQAM en fonction des trois clientèles étudiantes (étudiants résidents du Québec, étudiants canadiens non-résidents et étudiants internationaux) recensées par le ministère de l’Enseignement supérieur du Québec pour fins de financement. Pour l’ensemble des trois cycles universitaires, il y avait 27 626 étudiants résidents du Québec à Concordia en 2021. La proportion d’ayants droit dans cet effectif est de 42,1 %. Même pour la catégorie des étudiants du Québec, les ayants droit sont minoritaires à Concordia.

La figure 3 présente le nombre d’étudiants résidents du Québec inscrits à temps plein et à temps partiel au premier cycle.

Figure 3

Effectifs étudiants résidents du Québec inscrits au premier cycle à temps plein et à temps partiel à Concordia et à l’UQAM entre 2001 et 2021

Effectifs étudiants résidents du Québec inscrits au premier cycle à temps plein et à temps partiel à Concordia et à l’UQAM entre 2001 et 2021

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En vingt ans, Concordia a augmenté ses effectifs au premier cycle de 5 650 étudiants résidents du Québec et l’UQAM a vu les siens fondre de 4 694, si bien qu’en 2021, les effectifs de cette catégorie d’étudiants à Concordia équivalaient à ceux de l’UQAM. Cela est cohérent avec les flux d’effectifs provenant des cégeps recensés plus haut. Le déclin dans les effectifs étudiants du Québec au premier cycle à l’UQAM est causé principalement par la chute des inscriptions d’étudiants sortant du cégep.

La figure 4 présente les effectifs pour les Canadiens non-résidents pour l’ensemble des trois cycles dans les deux universités.

Figure 4

Effectifs étudiants canadiens non-résidents du Québec inscrits à temps plein et à temps partiel aux trois cycles à Concordia et à l’UQAM entre 2001 et 2021

Effectifs étudiants canadiens non-résidents du Québec inscrits à temps plein et à temps partiel aux trois cycles à Concordia et à l’UQAM entre 2001 et 2021

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En 2021, il y avait 21 fois plus d’étudiants canadiens non-résidents à Concordia qu’à l’UQAM (3 269 comparativement à 155), ce qui signifie que 9,1 % des effectifs étudiants globaux de Concordia provenaient de Canadiens non-résidents en 2021 comparativement à seulement 0,4 % à l’UQAM. En ce sens, Concordia, qui scolarise des milliers de Canadiens non-résidents chaque année, forme une extension en sol québécois du système universitaire canadien de langue anglaise hors Québec (surtout ontarien).

La figure 5 présente les effectifs d’étudiants internationaux aux trois cycles pour Concordia et l’UQAM pour la période entre 2001 et 2021.

Figure 5

Effectifs étudiants internationaux inscrits à temps plein et à temps partiel aux trois cycles à Concordia et à l’UQAM entre 2001 et 2021

Effectifs étudiants internationaux inscrits à temps plein et à temps partiel aux trois cycles à Concordia et à l’UQAM entre 2001 et 2021

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En 2001, l’UQAM comptait 1 353 étudiants internationaux et Concordia, 1 520 (167 de plus ou 11,0 %). En 2021 ces chiffres étaient rendus à 2 077 étudiants internationaux à l’UQAM et 4 145 à Concordia, soit 2 068 de plus ou 50,0%.

Depuis 2014, le Canada a modifié son système d’immigration, celui-ci passant d’une à deux étapes (Meggs, 2021). On a observé depuis qu’entre 50 et 60 % des étudiants internationaux effectuent maintenant une demande de résidence permanente. C’est donc dire que les universités sont devenues un sauf-conduit majeur pour l’immigration. À cet égard, Concordia fournit un plus grand contingent de nouveaux citoyens québécois que l’UQAM, de nouveaux citoyens québécois socialisés, scolarisés, formés et intégrés en anglais. Au Québec, le libre choix de la langue d’enseignement s’applique donc aux résidents du Québec, aux Canadiens non-résidents et aux étudiants internationaux.

5.2 Une comparaison de la dynamique sur l’île de Montréal. Observations exploratoires

Qu’en est-il de la dynamique globale sur l’île de Montréal ? L’île de Montréal compte l’Université de Montréal, ses écoles affiliées composées des Hautes Études commerciales (HEC) et de Polytechnique (Poly), McGill, Concordia, l’UQAM et l’ÉTS. Pour nos calculs, nous ne tiendrons pas compte de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et de l’Université TELUQ, car celles-ci sont de dimension très modeste et la répartition spatiale de leurs effectifs n’est pas disponible. Considérons donc la dynamique relative entre les institutions francophones (UdeM – incluant HEC et Poly –, UQAM et ÉTS) et anglophones (McGill et Concordia) en ce qui a trait aux effectifs (figure 6).

Figure 6

Effectifs totaux des étudiants inscrits à temps plein et à temps partiel aux trois cycles dans les universités françaises et anglaises de Montréal entre 1995 et 2022

Effectifs totaux des étudiants inscrits à temps plein et à temps partiel aux trois cycles dans les universités françaises et anglaises de Montréal entre 1995 et 2022

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Depuis le sommet des inscriptions atteint en 2015, les universités françaises ont perdu 7,7 % de leurs effectifs alors que les universités anglaises ont perdu 6,5 % des leurs. Les anglaises détenaient, en 2022, 42,1 % des places d’études sur l’île de Montréal pour une population anglaise sur l’île estimée à 18,4 % en 2021 selon la langue maternelle et à 26,9 % selon la langue parlée à la maison. Les allophones, de langue maternelle, constituaient 35,1 % de la population de l’île en 2021. À 42,1 % des places d’études universitaires en anglais, c’est comme si Québec concédait d’emblée que la grande majorité des allophones (67,5 %) allait fréquenter les universités anglaises à Montréal. Québec finance et traite les universités anglaises de Montréal comme pôle d’intégration d’une bonne partie des allophones.

Des 75 304 places d’études en anglais en 2022 à McGill et Concordia, seulement 17 890 (11 658 à Concordia et 6 232 à McGill) d’entre elles (23,8 %) sont occupées par des ayants droit et 57 414 (76,2 %) par des étudiants qui n’appartiennent pas à la communauté anglophone du Québec telle que définie par la Charte canadienne des droits et libertés. Pour l’ensemble des trois cycles, les universités anglaises comptaient 55 863 étudiants résidents du Québec en 2021. Étant donné que le nombre d’ayants droit inscrits à McGill et Concordia était alors de 17 890, seulement 32 % de ces résidents du Québec inscrits en anglais étaient des ayants droit. Les places d’études des universités anglaises de Montréal sont donc occupées en majorité, même pour la catégorie des résidents du Québec, par des non-ayants droit.

Conclusion : Une politique québécoise d’anglicisation d’État dans l’enseignement supérieur ?

La surcomplétude des établissements anglais de l’enseignement supérieur au Québec n’est pas le fruit du hasard, et bien loin de s’amenuiser, elle s’est accrue sur l’île de Montréal. La loi 96 mettra un certain frein à l’essor des cégeps anglais, mais sans rien enlever à leur position dominante sur l’échiquier collégial montréalais. Elle risque plutôt de confirmer leur vocation élitiste, voire oligarchique, axée sur la formation préuniversitaire destinée aux meilleurs candidats ; les cégeps français, délaissés par une bonne part des allophones scolarisés en français et même par des francophones attirés par l’anglosphère, se rabattent sur les formations courtes et le secteur technique. Dans un marché dérégulé aux étudiants, les universités anglaises, fortes de leurs avantages acquis qu’entérine une formule de financement des universités aveugle aux inégalités de développement et au retard toujours persistant des francophones au chapitre de la diplomation universitaire, consolident leur avance et voient même Concordia détrôner l’UQAM sur l’échiquier universitaire montréalais. La surcomplétude des institutions anglaises de l’enseignement supérieur conduit ainsi à la minoration systémique des institutions de langue française, du fait même des choix de politique poursuivis par l’état du Québec depuis les débuts de la Révolution tranquille. Un des choix lourds de conséquences a été de conditionner la création d’une nouvelle université française à Montréal à la constitution symétrique d’une université anglaise, alors que les besoins se trouvaient essentiellement du côté français. Autre choix conséquent, celui d’instituer une Université du Québec qui ne troublerait pas la position dominante des universités à charte établies et qui ajouterait des universités minores qui serviraient la régionalisation de l’offre universitaire plutôt que la correction des inégalités de développement entre les réseaux anglais et français. La surcomplétude des institutions anglaises, qu’exacerbe aussi l’État fédéral par ses politiques intrusives de subventions, se nourrit de l’engouement des allophones et d’une partie des francophones pour leurs programmes en anglais, et se réclame d’un mythique « libre choix » qu’aucun droit formel ne consacre toutefois. D’ailleurs, dans les cégeps comme dans les universités « anglophones », les membres de la communauté anglaise, les ayants droit, sont minoritaires, signe que l’anglais est devenu pour ces allophones et francophones une langue d’intégration à la majorité continentale. Autrement dit, si la loi 96 a proclamé le français langue commune de la nation québécoise, il reste que dans l’ordre de l’enseignement supérieur, deux langues nationales concurrentes se disputent l’esprit et le coeur de la jeunesse québécoise, et ce, avec la bénédiction des pouvoirs publics.

On est frappé, à la lecture des textes produits au tournant des années 1960 sur l’état de l’éducation au Québec, de l’actualité de leur diagnostic. Lisons ici Michel Brunet : « La générosité irréfléchie des pouvoirs publics (État provincial et État fédéral) envers McGill University encourage les dirigeants de cette institution à se lancer dans des programmes mégalomanes d’expansion pour obtenir les subventions que distribuent à l’aveuglette les gouvernements » (1963, p. 24). Lisons aussi André Laurendeau : « C’est l’université qui sera le creuset de ce renouveau [des valeurs nationales], de cette création, de cette affirmation dans tous les ordres : c’est d’elle que viendront les hommes et les oeuvres témoignant de la vitalité du fait [du] Canada français et donnant au peuple, surtout à notre jeunesse, l’élan indispensable. C’est au niveau de l’université que se joue notre destin […] » (Laurendeau, 1988, p. 78). On ne saurait mieux dire.