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Il en va des organisations internationales comme de toute institution politique : jamais totalement achevées, ni définitivement stabilisées, leur utilité collective dépend de ce que les acteurs en font et y projettent. La question se pose avec une acuité toute particulière pour ces institutions multilatérales qui se sont historiquement construites par un enchevêtrement successif de régimes normatifs, de cadres institutionnels, de dispositifs opérationnels et de problèmes publics à traiter à la fois en leur sein et entre elles. Au cours des dernières années, ces multiples imbrications ont donné lieu à deux grandes séries d’analyses, déclinées – en langue anglaise – autour des notions d’overlap et de nexus. Dans le premier cas, l’accent est mis sur la répartition souvent conflictuelle des compétences et des responsabilités intra et inter-organisationnelles. La notion de nexus renvoie quant à elle à l’émergence de continuums thématiques et de rapprochements opérationnels entre secteurs et pratiques d’intervention jusque-là dissociés.

Premièrement, en matière d’overlap, l’expansion des organisations internationales (oi) s’accompagne d’appels à en résorber la complexité pour en accroître la lisibilité et l’efficacité. Régulièrement rappelée par les États-membres et les fonctionnaires internationaux depuis les années 1960, la réduction des doublons inter-organisationnels constituerait une condition indispensable à la revitalisation du multilatéralisme et un objectif consensuel des réformes qui le travaillent. Plusieurs travaux montrent comment les chevauchements entre organisations intergouvernementales peuvent affecter l’’exécution des mandats (Hofmann 2019), accroître la fragmentation des régimes normatifs (Joseph 2013) et peser sur les possibilités de coopération (Gehring et Faude 2013). Les relations entre l’otan et l’ue (Koops 2017), mais aussi entre cette dernière et d’autres oi, ont été particulièrement examinées (Wessel et Odermatt 2019), et ce pour souligner les effets déstabilisants des duplications inter-organisationnelles sur les systèmes de gouvernance au niveau régional (Adler et Greve 2009) et mondial (Haftel et Lenz 2022).

À l’échelle d’une même organisation, les observateurs, « panels de haut niveau » et autres comités d’évaluation, déplorent régulièrement l’empilement des mandats et le chevauchement de sous-ensembles organisationnels. Dès les années 1960, la bureaucratisation de l’onu et la prolifération des agences, organes subsidiaires, départements, programmes et fonds sont par exemple considérées comme des menaces susceptibles de mettre à mal les missions principales de l’Organisation (Nations unies 1969 : iii). Depuis lors, chaque nouveau Secrétaire général se voit confier le soin de réformer pour éviter le double emploi des programmes, réduire les coûts de transaction entre les divers organes, renforcer la transparence institutionnelle et améliorer la capacité d’action et de réaction sur le terrain[1]. Au sein de l’onu comme d’autres organisations, cette ambition se traduit par des initiatives visant à fusionner certains départements (Charlesworth et Chinkin 2013), à développer des programmes conjoints (Hadjiisky 2017) ou à harmoniser des procédures internes (Beigbeder 2016).

Deuxièmement, à côté de ces enjeux de rationalisation organisationnelle, la mise en avant de continuums thématiques contribue à la diffusion d’une autre notion, celle de nexus, au sein des milieux praticiens, experts et académiques. La formule est utilisée pour appeler à de nouvelles configurations d’action publique internationale destinées à mieux articuler des paradigmes d’intervention, jusque-là pensés séparément. En tant que catégorie d’action, elle se décline en divers dispositifs cognitifs et instruments d’action (planification, financement, évaluation, etc.) qui visent au décloisonnement sectoriel et temporel des interventions. À titre d’illustrations, et sans exhaustivité, les réflexions sur le nexus humanitaire-développement (Pirotte et al. 2000) ont précédé celles entre sécurité et développement (Stern et Öjendal 2010), en parallèle à la montée en puissance des débats sécurité-environnement, sécurité-économie, sécurité-migration ou santé-sécurité. Selon Elbe par exemple (2010), le processus de sécuritisation de la santé a ainsi été redoublé par la redéfinition de problèmes globaux d’insécurité en termes médicaux. Opérationnellement, et à rebours du cloisonnement entre les opérations d’urgence et de développement, le concept de lrrd (Linking rehabilitation relief and development) invite quant à lui à traiter la sortie de crise comme un « continuum » d’interventions, en (ré)insérant la possibilité des crises dans la conception de l’aide au développement et symétriquement, en considérant les effets des interventions d’urgence sur les programmes de plus long terme (Tordjman 2019). Analytiquement, ces recompositions sont le plus souvent appréhendées à l’aune de leurs effets sur les populations gouvernées (Duffield 2007 ; Lavenex et Kunz 2008 ; Sparke 2006). En revanche, à quelques récentes exceptions près (Maertens 2018 ; Lakeman 2022), la façon dont de telles imbrications structurent les oi et pèsent sur leur propre légitimité et autorité reste encore peu abordée.

C’est donc au croisement de ces deux corpus, à l’intersection des notions d’overlaps et de nexus, que la présente contribution entend penser les rapports entre univers et espaces sociaux que catalysent et qui affectent en retour les organisations internationales. Si l’objectif est de porter attention à la nature et à l’impact des overlaps au sein des oi, ces derniers ne sont pas abordés sous le prisme habituel voire exclusif des doublons et des concurrences institutionnels. Il s’agit davantage de s’intéresser à la façon dont in concreto différentes manières de penser et d’agir se déploient, s’articulent et s’imbriquent les unes aux autres au sein des institutions internationales. Nous montrerons notamment qu’en tant qu’espaces de rencontres et points de connexions entre univers de pratiques et de représentations, les organisations internationales peuvent consacrer l’émergence de dispositifs hybrides, à l’interface de différents espaces socioprofessionnels. Se démarquant des travaux en termes de nexus, il s’agit cependant moins de penser l’évolution et les conséquences de ces rapprochements en matière d’action publique globale (Drezner 2001 ; Merket 2012) que de saisir leurs implications concrètes sur les ensembles organisationnels au sein desquels ils s’effectuent.

Comme le souligne l’histoire transnationale, les organisations internationales constituent des lieux d’échanges, « à l’intersection et en interaction avec des réseaux internationaux, mais aussi des groupes et des milieux spécifiques au sein des différentes sociétés nationales et/ou locales » (Kott 2011 : 11). Qu’il s’agisse d’organisations régionales, thématiques ou universelles, plusieurs enquêtes ont également souligné la manière dont ces institutions constituent des carrefours autour desquels se sédimentent une expertise internationale (Robert 2010 ; Gayon 2022) et des mobilisations intersectorielles (Georgakakis et Vauchez 2015 : 207). Les organisations internationales catalysent alors autant qu’elles révèlent la teneur des ordres internationaux (Pouliot 2017) et les configurations spécifiques de règles, d’acteurs, de pratiques (Jullien et Smith 2014) qui s’y croisent et les pénètrent.

Considérant ces entrelacements au-delà de leurs seules dimensions institutionnelles, l’article propose un renversement de perspective en saisissant les articulations entre différents espaces sociaux et registres d’action comme un élément structurant de production du multilatéralisme. Loin d’éroder leur pouvoir normatif, les rencontres et les imbrications qui traversent de nombreuses oi leur fournissent en retour des ressources importantes pour affirmer, de façon parfois paradoxale, leur propre autorité et légitimité. Pour paraphraser Vincent Dubois (2014), il s’agit donc d’étudier les oi et leurs actions comme produits et enjeux des rapports entre espaces sociaux[2]. Pour ce faire, nous comparons trois ensembles institutionnels intergouvernementaux, à chaque fois traversés et structurés par l’articulation d’espaces sociaux différenciés. Premièrement, passé de simple comité ad hoc du G7 au statut d’organisation internationale, le Groupe d’Action Financière (gafi) est abordé comme produit et enjeu des rapports entre champs de la sécurité, de la régulation et de la finance. Deuxièmement, au sein de l’ocde, le comité de politique scientifique et technologique (cpst) est analysé comme produit et enjeu de la rencontre entre science et économie. Troisièmement, au sein des Nations unies, et plus précisément du Conseil de Sécurité, le Bureau du Médiateur du Comité des sanctions contre l’eiil (Daech) et Al-Qaida est appréhendé comme produit et enjeu des rapports entre univers de la sécurité, du renseignement et du judiciaire.

L’article prend appui sur ces trois cas d’étude suffisamment contrastés pour tenir compte de la diversité des statuts, des trajectoires et des thématiques d’intervention des oi. La centralité, la portée générale et la composition universelle de l’onu tranchent ainsi avec celles, plus restreintes, de l’ocde et surtout du gafi, limité thématiquement à la lutte contre la finance illicite. Ces trois ensembles institutionnels appartiennent également à différentes générations du multilatéralisme, de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Et afin d’appréhender les overlaps et autres nexus à un niveau plus fin, nous avons fait le choix de les observer à l’aune de plusieurs dispositifs internes aux organisations, souvent renvoyés à la figure du « comité »[3]. En tant qu’entités clefs dans le quotidien des organisations internationales, leur raison d’être, leur composition, leur fonctionnement et leurs évolutions respectifs éclairent la variété des articulations et des imbrications à l’oeuvre. Aborder les oi sous cet angle c’est en définitive se départir d’une vision surplombante pour plonger au coeur des bureaucraties internationales, en en explorant les différentes échelles et les structures sociales qui les fondent.

L’article s’organise autour de la présentation successive de ces trois cas en revenant systématiquement sur l’origine, la nature et les effets de ces « imbrications “productives” » (Giomi, Keren et Labbé 2022). Il se conclut par une discussion destinée à montrer comment chaque cas d’étude éclaire la diversité des chevauchements et leurs effets sur la structuration composite des institutions internationales.

I – Le gafi : de comité ad hoc à organisation internationale entre sécurité et finance

Il y a trois décennies, le G7 créait le gafi en tant que forum temporaire dans la quête d’une solution au problème du blanchiment d’argent qui était alors une priorité mondiale. Depuis lors, le gafi a apporté une contribution précieuse à la sûreté et à la sécurité en assurant un engagement public et politique soutenu contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération nucléaire. […] Cette année, les ministres ont accepté que le gafi soit passé du statut de task force limité dans le temps à celui d’organisation internationale dont le travail est crucial pour l’intégrité du système financier mondial.

gafi 2019 : 83-84

Plus de trente ans après sa création, le gafi, officiellement présenté comme une organisation internationale, est doté d’un mandat à durée indéterminée pour produire et faire appliquer la politique contre la finance illicite à travers le monde. Loin d’être unique en son genre, cette institution tranche néanmoins avec la figure traditionnelle d’une grande bureaucratie internationale, tout en en ayant les attributs attendus, avec un siège permanent (à Paris), une assemblée plénière, un comité directeur et un secrétariat général dirigé par un secrétaire exécutif en sus de la présidence tournante assurée chaque année par un des 36 pays directement membres[4]. Elle est représentative de la prolifération contemporaine des « mini policy making bodies » autour d’enjeux spécifiques et autres « wicked problems » (Stone 2020). À la faveur de la différentiation et de la segmentation de l’action publique globale (Pouliot et Thérien 2023), diverses entités, regroupées sous le concept englobant de « réseaux transnationaux de politique publique », ont vu le jour et tendent à perdurer (Sending 2019). Parmi celles-ci, le gafi a souvent été rattaché à la sous-catégorie des « réseaux transgouvernementaux » (Slaughter 2004). À côté des canaux diplomatiques classiques, il y aurait là une illustration du double mouvement désormais banal de transnationalisation et de mise en relation d’acteurs bureaucratiques nationaux participant à la fabrique de politiques contre des phénomènes sociaux construits comme des problèmes publics globaux (Neveu et Surdez 2020). À cet égard, l’interprétation dominante du gafi demeure celle d’un réseau transgouvernemental d’expertise, voire d’une communauté épistémique (Scherrer 2006), avant tout créé et maintenu au service des grandes puissances occidentales, et en premier lieu les États-Unis (Sharman 2011). Sans être totalement erronée, cette interprétation ne permet pas de saisir les conditions de légitimation et surtout d’autonomisation paradoxale du gafi, à la croisée d’univers de pratiques et de rationalités différenciés. L’imbrication plus ou moins stabilisée d’espaces sociaux et de registres d’action distincts a été et demeure au fondement du gafi ainsi que de la définition et de la gestion même du problème au coeur de sa politique globale.

A – Entre policing et régulation : une organisation-frontière

En 1989, la création du gafi constitue un moment décisif dans le processus de construction internationale du problème de l’argent sale, avec la jonction de deux visions jusqu’alors relativement éloignées. Elle fait suite à l’adoption de deux textes fondateurs en décembre 1988, chacun porteur d’un cadrage du problème et d’une justification de sa prise en charge : la Convention des Nations unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes et la déclaration du Comité de Bâle sur la prévention de l’utilisation du système bancaire pour le blanchiment de fonds d’origine criminelle.

D’un côté, la Convention onusienne vient consacrer mondialement la reconnaissance d’un problème de sécurité internationale, le trafic de drogues et à travers lui la figure indéterminée du crime organisé transnational (Edwards et Gill 2004), tout en contribuant à la construction par association d’un problème complémentaire : l’argent sale (Amicelle 2017). Les parties prenantes se déclarent « conscientes que le trafic illicite est la source de gains financiers et de fortunes importantes qui permettent aux organisations criminelles transnationales de pénétrer, contaminer et corrompre les structures de l’État » (Nations unies 1988). Et elles se montrent « résolues à priver ceux qui se livrent au trafic illicite du fruit de leurs activités criminelles et à supprimer ainsi leur principal mobile » (ibid.). En d’autres termes, il s’agit de donner une réalité opérationnelle à l’adage populaire selon lequel « le crime ne paie pas », avec la mise en place de dispositifs policiers et judiciaires pour y faire face.

De l’autre, la déclaration de Bâle est porteuse d’une problématisation différente, propre au mandat et à la sociologie du Comité. Alors que la Convention onusienne résultait du travail et des luttes engagés entre professionnels du pénal et de la sécurité de plusieurs États, cette prise de position concomitante est cette fois associée aux professionnels de la régulation financière. Elle émane du principal réseau transgouvernemental de banques centrales et de superviseurs bancaires (Stone 2020), le Comité de Bâle. Et c’est de cette position d’autorité qu’ils affirment que « le transfert ou le dépôt de fonds d’origine criminelle » est « aussi un sujet de préoccupation pour les autorités de contrôle bancaire et les responsables des banques elles-mêmes, étant donné que la confiance du public dans les banques risque d’être ébranlée par l’association de celles-ci avec des criminels » (ibid.). Tout en soulignant que les professionnels de la finance ne peuvent plus rester indifférents « à l’utilisation des banques par des criminels », ils prennent soin de situer leurs motivations en rappelant que leur « fonction essentielle est de préserver la stabilité globale du système financier et la solidité des banques plutôt que de s’assurer de la légitimité des opérations individuelles effectuées par la clientèle ». Il y a là l’affirmation d’une rationalité alternative pour « policer » le secteur financier, renvoyant davantage à l’idéal médiéval de la « bonne police », tourné vers « la régulation des échanges et la protection du bon ordre », qu’à celui de la « police moderne », resserré autour de la prévention et de la répression des crimes et désordres (Jobard et de Maillard 2015 : 24-25).

La construction du problème global est donc duale, en termes de policing transnational des marchés illicites au nom du maintien de l’ordre public d’un côté, et en termes de régulation transnationale des marchés financiers au nom de la protection de l’ordre économique de l’autre. Cette double construction va se poursuivre au sommet du G7 à Paris en juillet 1989. Dans leur déclaration finale, les Chefs d’État annoncent « convoquer un groupe spécial d’experts financiers comprenant les participants au Sommet et d’autres pays intéressés par ces problèmes. Son mandat est d’évaluer les résultats de la coopération de la mise en oeuvre afin de prévenir l’utilisation du système bancaire et des institutions financières aux fins de blanchir l’argent et d’étudier des mesures préventives supplémentaires dans ce domaine, y compris l’adaptation des systèmes juridiques et réglementaires de façon à renforcer l’entraide judiciaire multilatérale. Le groupe se réunira pour la première fois à l’’invitation de la France et son rapport devra être achevé d’ici avril 1990 » (G7 1989). C’est l’acte de naissance du gafi, appelé à être rationalisé a posteriori sous les traits d’une « organisation-frontière » (O’Mahony et Bechky 2008), créée « entre des mondes sociaux différents » (Guston 2001), et destinée à bâtir des ponts pour relier ces espaces en facilitant des formes de collaboration et d’échange autour de la construction d’un objectif commun, et ce tout en essayant de concilier ou de faire coexister sans consensus des logiques d’action et des intérêts divergents.

B – Nexus finance-sécurité et relations inter-champs

« Ce succès apportera une contribution décisive à la lutte contre les activités criminelles et particulièrement contre le trafic de la drogue, et permettra de renforcer la solidité du système financier international ».

gafi 1990

« L’objectif du gafi est et reste de protéger les systèmes financiers et l’ensemble de l’économie mondiale, renforçant ainsi l’intégrité du secteur financier et contribuant à la sûreté et à la sécurité des citoyens du monde entier ».

gafi 2020

Rappelé année après année depuis le premier rapport du gafi commandé par le G7, ce nexus sécurité-finance a structuré les réponses apportées au problème équivoque ainsi construit. Formulé sur le mode de l’évidence, il découlerait d’une interdépendance de fait entre les objectifs affichés, et entre les espaces sociaux concernés. D’un côté, les capitaux illicites viendraient mettre à mal le bon fonctionnement des systèmes financiers et de l’économie en général, en les infiltrant au risque de les déstabiliser, ainsi que la sécurité des États-nations, de leurs institutions et de leurs populations, en alimentant les violences criminelles. S’y attaquer reviendrait à faire d’une pierre deux coups en assurant dans le même mouvement le respect de l’ordre public et économique et, par extension, de l’ordre international dans son ensemble. De l’autre, une fois ce constat posé de l’impérieuse nécessité qu’il y aurait à s’attaquer à ce problème global, c’est aussi dans la manière de s’y attaquer que l’interdépendance entre finance et sécurité a été constamment réaffirmée avec une division du travail de surveillance et de contrôle entre institutions financières, régulatrices et sécuritaires (Amicelle 2021). Cependant, loin d’aller de soi, l’équilibre de ce nexus est le résultat de choix politiques, de rapports de force bureaucratiques et de relations inter-champs constamment à l’oeuvre, et ce dès les premières réunions du gafi.

Au-delà des appartenances nationales, la centaine de participants présents à ces réunions préliminaires en 1989-1990 était issue de « différents ministères, autorités de détection et de répression, et organes de contrôle et de réglementation bancaire […] qui ont travaillé ensemble pendant six mois » (gafi 1991 : 4). Le rôle des dirigeants politiques est à prendre en considération, mais la fabrique des normes internationales contre l’argent sale a aussi et surtout découlé de rapprochements entre plusieurs espaces bureaucratiques. La poursuite de la finance illicite témoigne alors de ce que des parties prenantes ont qualifié de « conjonction implicite d’intérêts » (Gravet et Favarel-Garrigues 2003 : 150). Celle-ci reste visible dans la composition des délégations nationales qui participent à chaque réunion plénière de l’organisation et aux groupes de travail associés. En effet, ces groupes rassemblent notamment des organismes de supervision financière, des services de police, ainsi que des agences de renseignement intérieur et extérieur, voire militaire, qui accordent une priorité à la lutte contre le financement du terrorisme et la prolifération nucléaire. Elle se retrouve également dans la composition des organisations disposant du statut d’observateur au gafi, du Comité de Bâle à l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, en passant par le fmi et Interpol. À cela s’ajoute la formalisation progressive, dans certains fora ad hoc, du dialogue avec des associations du secteur privé et autres représentants de milieux d’affaires tels que l’industrie bancaire. En résumé, le gafi et la lutte contre l’argent sale s’inscrivent dans le cadre d’une configuration d’action publique qui, loin d’être circonscrite à un champ social unique, est entièrement fondée sur la mise en relation d’univers de pratiques et de rationalités différenciés, ceux de la sécurité et du pénal, de l’économie et de la finance, et de la régulation. La définition de ce que doivent être cette oi et sa politique globale y est régulièrement source de tensions entre des agents en situation d’interdépendance. À titre d’exemple, critiquant l’omniprésence des attachés financiers, un membre de la formation « Justice et affaires intérieures » du Conseil de l’Union européenne avait publiquement déploré en son temps le fait que, selon lui, le gafi était

essentiellement dirigé par les ministères des Finances avec très peu de consultations avec les autres ministères impliqués. Il y a, bien sûr, des consultations mais tout le monde étant déjà très occupé, cela finit par devenir davantage un enjeu financier qu’autre chose. J’ai régulièrement assisté aux réunions du gafi entre 1990 et 1996, dans ces eaux-là. Là, j’ai pu me rendre compte de la force des ministres des Finances pour formater ces enjeux en termes financiers, non en termes d’enquête, ni de poursuite judiciaire et ainsi de suite.

House of Lords 2009 : 117

Le gafi demeure un point de connexion où se superposent et s’enchevêtrent des jeux d’alliance et des luttes de concurrence autour de lignes nationales et régionales et entre des groupes d’acteurs appartenant à des espaces sociaux différenciés et « à des bureaucraties faisant le même métier dans des pays différents [et] se reconnaiss[a]nt comme ayant plus d’intérêts communs entre eux » (Bigo 2018 : 11). Ces imbrications restent une des conditions d’existence, de légitimité et d’autonomie paradoxale du gafi en tant qu’oi dont les normes sont officiellement mises en oeuvre dans plus de 200 pays et territoires.

II – Le cpst : produire une expertise sur les politiques scientifiques entre science et économie

Créé par une résolution du conseil du 3 février 1972, le cpst constitue aujourd’hui l’un des 300 comités et groupes de travail[5] de l’ocde. Prenant la suite de deux comités marqués de l’empreinte de l’oece (Organisation européenne de coopération économique) – le Science Policy Committee et le Research Cooperation Committee[6] –, sa création est l’occasion d’affirmer l’intervention de l’ocde en matière de politique scientifique. Après son établissement, le cpst reste cependant travaillé par des tensions organisationnelles et cognitives touchant à l’articulation entre économie et science. Celles-ci s’expriment notamment à l’occasion de la présentation du rapport Delapalme (ocde 1980) qui appelle, au tournant des années 1980, à une plus grande intrication des politiques scientifiques et économiques. La réception et les discussions autour de ce rapport constituent un moment propice pour saisir les multiples enjeux de la reconfiguration du cadrage cognitif des politiques scientifiques. La conflictualité qui s’y exprime n’est en effet pas seulement le signe de tensions entre registres de la science et de l’économie, mais renvoie au-delà à l’organisation de l’ocde et à ses ressorts de légitimation. 

A – Un comité d’experts, entre bureaucratie internationale et administrations nationales

Si les comités sont une institution de l’ocde, au même titre que le secrétariat et le conseil, ils n’ont pas d’existence au titre de la Convention constitutive de l’ocde, si ce n’est par l’intermédiaire de l’article 9 qui ouvre la possibilité au conseil de créer des organes subsidiaires dont il définit le mandat et les ressources. Depuis 1972, le cpst a été renouvelé à intervalles réguliers par le conseil. Comme tous les comités il est rattaché à une direction, la Direction des affaires scientifiques, devenue en 1974 la Direction de la science, de la technologie et de l’industrie (dsti) puis de l’innovation en 2014. Comme tout comité, le cpst représente moins les États que l’expertise de leur administration : il n’est pas composé de fonctionnaires internationaux mais de fonctionnaires nationaux qui entretiennent une liaison fonctionnelle et non hiérarchique avec l’institution océdéenne. Issus des principaux ministères en charge de la recherche (économie, éducation, recherche, ainsi que du département d’État dans le cas des États-Unis), ces représentants occupent par ailleurs des niveaux hiérarchiques différents selon les pays. Si, dans les premières années du cpst, de futurs ou anciens ministres pouvaient présider le comité, cette forme de politisation a depuis disparu, conduisant certains experts des politiques scientifiques à noter une perte de prestige de l’institution (Entretien, 2020). Trondal et al. y voient ainsi un espace dans lequel se rencontrent et discutent des fonctionnaires nationaux et internationaux (2014).

Les jeux d’influence entre États et administration océdéenne qui se déploient au sein du cpst invitent cependant à nuancer l’apparente marginalisation de cette instance. Les membres du cpst se réunissent dans différentes configurations, généralement deux fois par an, la plupart du temps à Paris. Certaines de ces réunions sont organisées au niveau ministériel et rassemblent les ministères en charge de la recherche, ou au moins le directeur du service administratif de la recherche. Elles ont lieu tous les quatre ou cinq ans. De manière plus routinière, les membres du cpst participent à l’activité quotidienne de production d’une expertise sur les politiques scientifiques en interaction avec les agents de la direction de l’ocde dont ils dépendent. Surtout, les façons de faire de l’ocde, qui privilégient les recommandations aux décisions, font de ces comités des espaces de discussion, de travail en amont du conseil et de préparation des réunions au niveau ministériel de ces mêmes comités[7] : en particulier la préparation du communiqué qui en sera issu et qui donne une ligne de conduite plus politique au cpst et en cadre ainsi le travail.

Par sa composition même, le cpst est marqué par une intrication forte avec la direction dont il dépend. Si le secrétariat du comité est assuré par un agent de la dsti « head of committee », l’implication de la dsti va au-delà de cette seule dimension organisationnelle. Les ressources sont au coeur de cet enchevêtrement, que ce soient des ressources financières, administratives ou d’expertise. Le bureau du cpst s’appuie en particulier sur le travail d’écriture des agents de la dsti pour préparer en amont les discussions des comités et en aval pour suivre les orientations prises en comité. Les archives de l’ocde révèlent la trace de ces multiples notes produites par le secrétariat en vue des réunions du comité et de ses groupes de travail. On retrouve ici le pouvoir d’écriture de l’administration (Bezes 2019).

Dans ces interactions, de possibles asymétries entre le bureau du cpst et les représentants de la dsti peuvent se manifester. Elles renvoient à la manière dont les présidentes et présidents investissent ce rôle, laissant des marges d’action plus ou moins significatives aux agents de la dsti. Peu visibles dans les archives, ces rapports de pouvoir sont soulignés dans les entretiens menés à la fois du côté de la dsti ou des membres des bureaux successifs du cpst. Une dimension plus politique peut également s’exprimer à travers le « statement » du directeur de la dsti qui est l’occasion d’exprimer les orientations de la direction et, au-delà, les préoccupations plus générales de l’organisation. Cela revient par exemple à plusieurs reprises au début des années 1990, où il s’agit d’ancrer davantage l’autorité de la dsti au sein de l’organisation. Au-delà d’une opération cognitive, les luttes de cadrage des politiques scientifiques opèrent donc aussi comme un révélateur d’enjeux organisationnels.

B – L’innovation : enjeu de politiques publiques, enjeu organisationnel

Bien qu’étant une organisation à vocation économique, l’ocde a, dès sa création, investi dans les politiques scientifiques dans le sillage de l’oece. Elle a contribué à la mise en place de systèmes nationaux de recherche par la création de modèles de politiques scientifiques (Larédo et Henriques 2013) ou à l’évaluation à travers les revues nationales de politiques scientifiques.

Depuis les années 1960, différents cadrages de ces politiques scientifiques se sont succédé, allant vers une plus grande intrication entre science et économie et une place de plus en plus importante prise par l’innovation.

Dans les années 1960, la problématisation des politiques scientifiques est faite sous l’angle du manpower gap dans un contexte de compétition entre l’Est et l’Ouest. À côté de la formation de la main d’oeuvre scientifique, s’ajoutent l’organisation des systèmes de recherche ou encore le technology gap entre l’Europe et les États-Unis. Au début des années 1970, au moment où le cpst se met en place, c’est une approche dite qualitative de la croissance qui prévaut avec la publication du rapport Brooks (ocde 1971). Cette période est par ailleurs marquée par une proximité de certains membres de la das ou du cpst avec le Club de Rome[8] (Schmelzer 2016). À partir de la crise économique de 1973, les critiques adressées au modèle keynésien et la recherche de nouveaux ressorts de croissance conduisent progressivement à rechercher un nouveau modèle de politiques scientifiques. Au tournant des années 1980, l’enjeu est alors celui de la contribution de la science et de la technologie à la sortie de crise.

Le rapport Delapalme est tout à fait emblématique de cette période charnière où se discute l’intrication entre science et économie, au-delà du seul débat entre autonomie de la science versus économicisation. Il constitue un de ces documents publiés à intervalles réguliers, endossé par l’organisation et qui contribue à produire un cadre cognitif. Rédigé par un groupe d’experts présidé par un Français, directeur de la recherche d’un grand groupe industriel et directeur de la mission Innovation, il réunit notamment des économistes comme Nelson et Freeman, tous deux spécialistes des questions d’innovation. Moins connu et visible que d’autres rapports, comme le rapport tep (ocde 1992), il engage pourtant le comité et la dsti dans une phase de transition, qui soulève des enjeux organisationnels.

Les échanges au sein du cpst à l’occasion de sa présentation révèlent des lignes de clivage entre les pays de l’ocde, en particulier de la part des pays les moins industrialisés qui considèrent « qu’ils ne peuvent se rallier à tout ce qui est dit[9] » parce que la situation décrite dans le rapport concerne avant tout les pays les plus industrialisées. Sans que leurs noms ne soient mentionnés dans le compte-rendu des discussions, certains pays ne se reconnaissent que partiellement dans l’appel à soutenir l’innovation, formulé dans le rapport. Un point de discussion concerne précisément les facteurs explicatifs de la crise économique et la capacité de la science et de la technologie à permettre une sortie de crise. Une autre ligne de débat au sein du comité concerne les acteurs de l’innovation. La réponse ne fait pas consensus, selon que l’innovation est perçue comme le produit d’initiatives privées ou publiques. Une telle ligne de clivage a un impact sur les politiques publiques à mener, selon qu’elles relèvent du soutien aux acteurs publics ou privés. Comme l’atteste la conclusion adoptée au cours de cette réunion, cela soulève de ce fait des interrogations quant à la place du comité et de la dsti au sein de l’ocde : « En revanche, même si son débat sur les difficultés économiques actuelles a été plus vaste encore que celui sur l’innovation, le Comité ne s’est pas aventuré à présenter des propositions particulières sur la politique économique, ayant suivi l’avis d’un de ses membres qui l’a mis en garde contre tout danger de “confrontation” avec la politique économique[10] ».

Si ce rapport est porteur de conflictualité sur les cadres cognitifs, et fait ressortir des clivages au sein même des pays de l’ocde, il révèle aussi des enjeux organisationnels quant à la place du cpst et au fonctionnement de l’ocde en silos sectoriels.

Le rapport ne reste pas confidentiel. Trois registres de diffusion sont prévus par le cpst et la dsti : d’abord, sa publication qui s’accompagne d’une préface de la part du président du cpst apporte ainsi une forme de reconnaissance de l’expertise ainsi produite ; ensuite, il est prévu de communiquer ce rapport à un des groupes du comité de politique économique, malgré les divergences traduites dans les discussions et la voie étroite de ne pas empiéter sur les prérogatives d’un autre comité. Enfin, la mise en circulation au plus haut niveau est prévue lors de la conférence ministérielle à venir : dans la préparation de la conférence ministérielle, il est prévu de placer ce rapport dans les documents. « Sans être surabondante, ni préparée à l’excès […] il s’agit d’identifier et de définir en commun les grandes lignes des stratégies que les pays Membres entendent se fixer pour tirer le meilleur parti de leur potentiel de science, de technologie et d’innovation face aux contraintes et aux défis des années 80[11] ».

La redéfinition des cadrages des politiques scientifiques, entre science et économie à travers l’innovation, pose la question des intrications et agit comme un révélateur des tensions qui ne portent pas que sur le contenu des politiques, mais sont aussi empreintes des tensions intra-organisationnelles. S’il ne s’agit pas de faire du rapport Delapalme un tournant dans la problématisation des politiques scientifiques et du positionnement du cpst, il y participe néanmoins. Il ouvre notamment la voie à la préparation du rapport tep qui fera de l’innovation une composante essentielle des politiques scientifiques. D’autres éléments confortent cette dynamique : la création en 1993 d’un sous-groupe au sein du cpst, le Technology and innovation policy (tip) ; la publication du rapport sur l’économie de la connaissance (1996) ; les revues nationales des politiques scientifiques et technologiques qui deviennent des revues d’innovation (2006) ; et le changement d’appellation de la dsti qui se réfère à l’« innovation » à partir de 2014. Cet investissement de la thématique de l’innovation témoigne alors du rapprochement entre science et économie qui soutient le repositionnement du cpst au sein de l’ocde.

III – Le Bureau du Médiateur du Comité des sanctions contre l’eiil (Daech) et Al-Qaida : un dispositif ambigu, entre sécurité et justice

Le « Bureau du Médiateur du Comité 1267 du Conseil de sécurité » est mis en place en 2009 par le Conseil de sécurité pour recevoir les demandes d’individus et d’entités cherchant à être retirés de la liste des membres et/ou associés d’Al-Qaïda, d’Oussama Ben Laden ou des Talibans faisant l’objet de mesures restrictives. Il est chargé d’une part, de recueillir des informations, et d’autre part, de s’entretenir avec le requérant, les États concernés et les organisations compétentes au sujet de la demande. Salué à sa création comme une avancée significative en faveur d’une plus grande transparence et d’une protection renforcée des droits fondamentaux, il est le produit de la rencontre d’espaces sociaux et de manières de faire distincts, à la croisée des univers de la sécurité, du renseignement et de la justice. Cette position d’interface lui offre en retour une certaine plasticité et, partant, se présente comme une ressource de légitimation et une condition de fonctionnement du système onusien de sanctions.

A – Le Bureau du Médiateur comme dispositif de (ré)conciliation

La création du Bureau du médiateur intervient dans un contexte marqué par l’augmentation rapide du nombre de sanctions dites « ciblées », adoptées par le Conseil de Sécurité depuis le début des années 2000, notamment dans le cadre de la lutte anti-terroriste (Biersteker et al. 2016). Ces mesures se traduisent généralement par des sanctions financières (gel des avoirs financiers) ou une interdiction de déplacement (entrée ou transit sur le territoire des autres États) pour les personnes privées, physiques ou morales, concernées. À visée préventive, elles ne relèvent plus tant d’une acception classique de la prévention fondée sur la dissuasion, mais s’inscrivent dans un second objectif, proactive et préemptif, consistant à empêcher que des événements potentiellement dommageables ne se produisent. Comme en témoigne le régime de sanctions prévu par les résolutions 1267 (1999), 1989 (2011) et 2253 (2015) concernant « l’eiil (Daesh), le réseau Al-Qaida et les personnes, groupes, entreprises et entités qui leur sont associés », l’enjeu est moins de punir les coupables que de délégitimer et de neutraliser les auteurs potentiels selon un principe de suspicion par anticipation et par association. Or, face à la croissance des listes de sanctions, le « groupe de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement », créé par l’Assemblée générale, indique dès 2004 que « la manière dont des entités ou des particuliers sont ajoutés à la liste de terroristes du Conseil et l’absence d’examen ou de recours pour ceux dont le nom figure sur la liste soulèvent de sérieux problèmes de responsabilité, voire de violations des normes et conventions relatives aux droits de l’homme fondamentaux » (Nations unies 2004 : § 152). La résolution 60/1 que l’Assemblée générale adopte une année plus tard demande au Conseil de sécurité « de veiller, avec le concours du Secrétaire général, à ce que les procédures prévues pour inscrire des particuliers et des entités sur les listes de personnes et d’entités passibles de sanctions et pour rayer de ces listes, ainsi que pour octroyer des dérogations à des fins humanitaires, soient équitables et transparentes » (§ 109).

Ces critiques politiques se doublent d’un conflit d’ordre juridictionnel lorsque la Cour de justice de l’Union européenne, dans son arrêt Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation du 3 septembre 2008, ouvre la voie à un contrôle, par le juge de l’Union, des mesures antiterroristes prises par le Conseil de sécurité (cjue 2008). Dans ce qui se présente comme un revirement majeur de jurisprudence, la Cour établit ici un principe de « contrôle juridictionnel de la légalité des mesures antiterroristes onusiennes relayées par un acte communautaire » (Dumoulin 2013 : 98). Bousculées par cet arrêt, les institutions onusiennes ont réagi. Face au double conflit entre résolutions du Conseil de sécurité et droit communautaire d’une part, et entre les deux intérêts divergents que sont le maintien de la paix et de la sécurité internationale et le respect des droits fondamentaux (Hilpold 2009) d’autre part, le Conseil de Sécurité, par sa résolution 1904 (2009), enjoint le Comité de sanction 1267 à « veiller à ce que les procédures d’inscription des personnes et des entités […] et de radiation de la Liste […] soient équitables et transparentes » (§ 34). Parmi plusieurs garanties supplémentaires portant notamment sur la procédure d’inscription et la protection du droit de propriété, la résolution crée un Bureau du Médiateur destiné à améliorer la transparence de la procédure de radiation.

Accueillie favorablement par les États et les organisations internationales, cette création a donné lieu à des négociations clivées. Comme le rapporte la première médiatrice Kimberly Prost :

[C]hacun sait que la naissance du Bureau du Médiateur ne s’est pas faite sans mal. Le Bureau est le fruit d’un compromis entre deux conceptions très différentes de l’utilisation du pouvoir qu’a le Conseil de sécurité d’imposer des sanctions. Pour les membres du Conseil et ceux qui travaillent dans ce contexte, l’idée qu’un organe extérieur puisse participer, notamment sous la forme d’un examen, aux décisions du Conseil allait à l’encontre de la nature intrinsèque et des pouvoirs clairement définis du Conseil. […] À l’opposé, en particulier pour les personnes et entités visées, une sanction est essentiellement ressentie comme étant le résultat d’une procédure judiciaire ou administrative, qui autorise donc à escompter les formes de protection et de recours qui accompagnent habituellement ce type de procédure quelle que soit l’origine de la sanction. La création du Bureau du Médiateur – dans le but d’assurer de garantir une procédure équitable sans compromettre le pouvoir de décision du Conseil de sécurité – est le compromis adopté pour combler ce manque.

Prost 2011

B – Une judiciarisation en trompe-l’oeil

Produit de l’articulation entre logiques sécuritaire et judiciaire, le fonctionnement du Bureau n’a pas mis fin aux ambivalences qui ont accompagné sa création. Des tensions fondamentales persistent en effet entre la nature politico-administrative des sanctions et la faiblesse des garanties procédurales prévues en matière de justice et de respect des droits de l’homme. Loin de les atténuer, les apparences quasi-judiciaires que (se) donne le Bureau du Médiateur participent au contraire de cette ambiguïté dont joue le Conseil de sécurité.

Le faux-semblant judiciaire renvoie notamment aux trajectoires socioprofessionnelles des médiatrices. Avant son mandat, la première médiatrice Kimberly Prost (2010-2015) avait ainsi occupé les fonctions de procureure fédérale au Canada puis de juge au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (tpiy). Elle est désormais en poste à la Cour pénale internationale (cpi). Catherine Marchi-Uhel (2015-2017) a quant à elle commencé sa carrière par un passage au tribunal de grande instance avant d’être missionnée en 1995 par l’onu en tant que juge internationale à la Mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo (minuk) et aux Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens. Interrogée sur sa trajectoire, Catherine Marchi-Uhel évoque d’ailleurs spontanément l’analogie partielle de sa fonction avec les pratiques d’investigation judiciaire :

La relation qui s’instaure avec le requérant n’est pas du tout dans une relation juge-accusé, même si elle est parallèle. L’investigation que fait la médiatrice, elle a des côtés assez proches d’une procédure d’investigation judiciaire. [...] On démarre un peu comme on démarre dans un interrogatoire, on met la personne à l’aise, on va parler de son histoire, de ses circonstances personnelles, etc., le temps de se connaître un petit peu[12].

Ces parallèles ne sauraient pour autant se confondre avec la nature du processus de radiation qui reste quant à lui éminemment politique et révélateur des manières de penser et de faire propres aux espaces sociaux du renseignement et de la sécurité. Les modalités de mise en oeuvre du bureau sont précisées dans la résolution 1904 (2009) : dès lors qu’une demande de radiation est formulée, s’ouvre, pour une durée initiale de deux mois, une phase de collecte d’informations auprès des membres du comité chargé de l’application du régime de sanctions. S’en suit une phase de concertation au cours de laquelle est établi un dialogue avec le requérant. À l’issue de ces deux étapes, le médiateur adresse ses recommandations ainsi que les arguments en faveur d’une radiation éventuelle au comité (Cassella 2010 : 734). En dépit de parallèles certains avec l’instruction judiciaire, le traitement des demandes reste cependant marqué par une dépendance à l’égard du Comité et par une forte pratique du secret et de la confidentialité. Dès lors qu’il s’agit d’aller au-delà du recueil d’informations publiques, le Bureau du Médiateur est soumis à la volonté des États qui gardent la main sur l’éventuel partage d’informations confidentielles. Et c’est à huis clos, sans publicisation des motifs ou communication des éléments pris en compte que ces derniers formulent leur décision. Seul le comité de sanctions, composé des représentants des quinze États-membres du Conseil, est en effet habilité à se prononcer sur la radiation ou le maintien sur la liste des personnes sanctionnées : « il faut être réaliste. C’est un régime de sanctions politique. Les États ne sont sans doute pas prêts à avoir un médiateur qui décide » (Entretien, 2015).

Ce processus donne lieu à deux lectures divergentes. Quand certains – et notamment les membres du Conseil de sécurité – peuvent saluer le traitement plus équitable des demandes de radiation, d’autres observateurs – principalement issus des champs académiques ou militants – font au contraire de l’ambiguïté de ce dispositif la cible de leurs critiques. Sullivan et De Goede estiment ainsi que le flou normatif qui entoure le travail du médiateur serait plus « dangereux ou nuisible qu’un trou noir parce qu’il donne un vernis de légitimité aux pratiques exceptionnelles et à leurs implications en termes de droits fondamentaux » (Sullivan et De Goede 2013 : 853). À rebours des ambitions transformatrices que la création du Bureau du Médiateur revendiquait, les attributions et les modalités de travail que celui-ci déploie contribuent ici à introduire du jeu, de la distance plus ou moins grande par rapport aux normes légales, notamment pénales, afin d’être en mesure de les contourner.

Comme le révèlent les usages des sanctions internationales, le jeu sur les différents registres d’intervention (sécuritaire et judiciaire) est à même de constituer une ressource politique à disposition de l’organisation et de ses membres. Le recours croissant à des sanctions ciblées offre au Conseil de sécurité la possibilité de jouer entre la nature politico-administrative de ces dispositifs et l’apparence judiciaire donnée au processus de (de)listing. Comme l’ont mentionné Ben Hayes et Gavin Sullivan, les procédures d’inscription/radiation de la liste consistent à « contourner la procédure pénale “normale” en confiant le pouvoir de désigner un individu ou un groupe en tant que “terroriste” aux mains de l’exécutif, puis en empêchant les tribunaux nationaux d’exercer des poursuites judiciaires. Cet effet n’est pas simplement un effet imprévu des régimes de listes noires, mais plutôt leur raison d’être » (Sullivan et Hayes 2011 : 82). Dès lors, plus les membres du csnu essaient d’articuler ce dispositif avec des procédures quasi-judiciaires, plus ils remettraient en question sa rationalité première consistant à extraire des sanctions ciblées des procédures légales « normales ». D’ailleurs, plus de quinze ans après sa création, lorsque les inscriptions sur la liste atteignent les chiffres de 435 individus et de 169 entités, le nombre de radiations effectives restent limité : parmi les 97 demandes traitées par le Bureau du Médiateur entre 2009 et 2022, 68 ont abouti à des radiations de la liste et 29 ont été rejetées[13]. Malgré les déclarations publiques enthousiastes qui ont pu accompagner sa création, le Bureau du Médiateur s’apparente davantage à un vecteur de consolidation de pratiques particulières, voire discrétionnaires, de pouvoir qu’à un vecteur de transformation de l’instrument « sanctions ».

Conclusion

Duplication ; enchâssement ; enchevêtrement ; empiètement ; entrecroisement ; étalement ; imbrication ; recoupement ; recouvrement ; superposition. Quel que soit le synonyme privilégié, une part croissante de la littérature anglophone, et dans une moindre mesure francophone, tend donc à souligner l’importance des enjeux soulevés par les logiques de chevauchements qui travaillent les organisations internationales. Appréhendés comme une dimension ancienne et désormais structurelle, ces chevauchements entre oi et en leur sein y apparaissent le plus souvent sous un jour défavorable. Redoublant et alimentant le discours politique dominant en la matière, un consensus scientifique en ressort sur les difficultés que suscitent l’accroissement des rivalités institutionnelles sur le plan des compétences et des champs d’action. En appelant à approfondir l’articulation entre des registres d’intervention distincts, la notion de nexus se fonde sur un constat similaire des bureaucraties internationales, affectées simultanément par des concurrences et des cloisonnements excessifs. Les chevauchements sont ainsi présentés comme autant d’éléments dysfonctionnels, si ce n’est comme le signe d’une pathologie institutionnelle.

L’objectif premier de cet article a été de montrer qu’ils constituent une composante inhérente au fonctionnement des organisations internationales, certes source de contraintes, mais aussi de ressources pour les parties prenantes. Sans aucunement en faire la promotion et ainsi tomber dans l’écueil inverse de la littérature existante, il s’est agi de les saisir dans toute leur diversité, au-delà ou plutôt en-deçà des jeux institutionnels entre oi à l’aune desquels les « overlaps » sont souvent réduits, pour en étudier les ressorts et la productivité parfois paradoxale. Pour ce faire, l’échelle d’observation et de comparaison retenue, celle des comités, en tant qu’entités clefs dans le quotidien et au sein des organisations internationales, et dont la raison d’être, la composition, le fonctionnement et les trajectoires respectives éclairent la variété des chevauchements à l’oeuvre.

Sans viser à l’exhaustivité, plusieurs éléments saillants de ce que ces enchâssements « font » aux oi ressortent de cette contribution. Premièrement, l’exemple du gafi illustre comment une logique de chevauchement peut être le point de départ et la condition de création puis d’autonomisation d’une organisation internationale. Dans ce cas représentatif de la multiplication des mini policy-making bodies, le gafi est passé d’un statut de comité temporaire du G7 à celui oi proclamée par ses membres et reconnue par une communauté élargie de plus de 200 juridictions et territoires. Cette trajectoire résulte de la construction sociale d’un problème public global et de la fabrique d’une politique à son égard qui, loin d’être circonscrite à un espace social unique, a précisément été fondée sur la mise en relation et l’intrication d’univers de pratiques et de rationalités différenciés, entre finance et sécurité. Sans que le cpst ait à voir avec le commencement d’une organisation internationale, ce comité est également le résultat de la logique de chevauchement qui structure les instances et les modes de faire de l’oi dont il fait partie, en l’occurrence l’ocde. Avec les enjeux économiques qui deviennent saillants dans les politiques scientifiques, le cpst se situe de plus en plus à l’interface de registres entre science et économie. Enfin, l’exemple onusien du Bureau du Médiateur “sanctions” donne à voir la création d’un comité dont le rôle n’est pas non plus de faire advenir une action internationale, mais de maintenir son existence décriée voire de la consolider en le réformant à la marge, à l’interface des registres et systèmes normatifs a priori éloignés de la justice et de la sécurité.

La productivité des chevauchements à l’oeuvre se manifeste néanmoins différemment d’une oi à l’autre sur les plans tant institutionnel qu’opérationnel. Ressources de légitimation pour le gafi et ses standards internationaux désormais appliqués dans le monde entier, la configuration multiscalaire et interstitielle qui le structure participe de son autonomisation croissante, en tant que propriétaire unique d’un problème public global dual, avec cet enchâssement initial entre les enjeux de sécurité nationale et internationale et ceux relevant habituellement du champ économique et financier. Entre arrimage et brouillage apparent des registres pénal et politique, l’institutionnalisation du Bureau du Médiateur « sanction » est aussi mobilisée comme une ressource, cette fois-ci par le Conseil de sécurité de l’onu, et ce pour tenter de (re)légitimer une action internationale controversée. Le jeu entre normes onusiennes et normes pénales qui se déploient autour des régimes de sanction anti-terroristes ne se réduit donc pas à un artefact formel. La mise en place du Bureau du Médiateur contribue en effet à consolider l’autorité du Conseil en élargissant ses marges de manoeuvre. Dans le cas du cpst, tout en positionnant le comité et l’expertise ainsi produite comme une ressource partagée pour les fonctionnaires nationaux et internationaux, le chevauchement entre science et économique favorise un plus grand ancrage au sein de l’organisation.

Dans les trois cas de figure, les chevauchements à l’oeuvre sont donc « productifs ». Ils n’en sont pas pour autant exempts de tensions permanentes, qu’il s’agisse des luttes pour parler et agir légitimement et avec autorité à l’encontre du problème de l’argent sale au sein du gafi, pour limiter et/ou encadrer l’autonomie des uns et des autres au sein de l’ocde, ou encore remettre en cause la hiérarchie normative sur laquelle repose le principal instrument de sécurité internationale des Nations unies. In fine, cette focale analytique sur ces logiques de chevauchements, à la fois omniprésentes et structurantes, constitue un point d’entrée privilégié pour en questionner plus finement les transformations en cours au sein des organisations internationales.