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Guillaume Devin a toujours appréhendé les relations internationales à travers le prisme des sciences sociales. Cette posture l’a amené à prendre des distances avec l’ambition de constituer les relations internationales en discipline bornée et référencée de manière autosuffisante à ses propres théories. Pour autant, il a de longue date mobilisé les travaux et concepts de nombreux auteurs considérés comme des théoriciens des relations internationales. En ce sens, il a toujours entretenu un « rapport libre » à la théorie des relations internationales (I). Au sein des sciences sociales, c’est notamment la perspective sociologique qu’il a privilégiée, en particulier pour faire apparaître une sociologie relationnelle des dynamiques d’intégration mondiale (II). Selon les enjeux étudiés, il a pu s’appuyer sur une démarche d’enquête non dénuée d’engagements militants, notamment pour la cause des droits des immigrés et réfugiés (III).

I – Un rapport libre à la théorie des relations internationales

Depuis une vingtaine d’années, les études de relations internationales en France ont été soumises à une injonction croissante à se conformer à des « prérequis » de théories des relations internationales, ensembles de paradigmes, de postulats, de concepts et de raisonnements dont la plupart sont nés et ont été développés aux États-Unis et dans le monde académique anglo-saxon (Guilhot 2011). Dario Battistella, qui a beaucoup oeuvré à la diffusion de ces théories dans le monde francophone (Battistella et al. 2019), a ainsi critiqué le positionnement sociologique de plusieurs générations d’internationalistes français – de Raymond Aron et Marcel Merle à Bertrand Badie, Marie-Claude Smouts et Guillaume Devin – concluant ainsi : « les relations internationales françaises contemporaines sont remarquablement idiosyncratiques, tant elles ne sont guère intéressées par la production théorique telle qu’envisagée dans la littérature anglo-américaine » (Battistella 2013 : 175).

Dans la réédition 2018 de son manuel de Sociologie des relations internationales, Guillaume Devin a en quelque sorte répondu à cette critique, et précisé en quoi la sociologie des relations internationales « se distingue » de la théorie des relations internationales (Devin 2018 : 4). De manière assez critique, il souligne d’emblée que la sociologie des relations internationales est issue d’une « certaine frustration engendrée par des constructions théoriques qui ne nous disent pas grand-chose sur le fonctionnement pratique des relations internationales » (ibid.). Il estime, en effet, que de nombreux objets de recherche comme les transformations de la diplomatie, les négociations multilatérales, l’évolution des conflits et de la coopération « échappent aux théories générales ou sont rabattus sur quelques catégories (l’État, la puissance, l’intérêt, l’identité) dans le cadre d’un affrontement de paradigmes relativement abstraits (réalisme, institutionnalisme, constructivisme et leurs versions “néo”) qui sont aussi le produit d’une compétition dans le champ académique étasunien » (ibid.). Il ajoute que la sociologie des relations internationales « ne méconnaît nullement les théories des relations internationales et leurs débats, mais elle les juge insuffisants pour prendre toute la mesure des faits internationaux comme faits sociaux » (ibid.). Plus incisif encore, il juge que « les théories des relations internationales fonctionnent de manière auto-référentielle en ignorant largement l’apport des sciences sociales » (Devin 2018 : 5).

De la même manière, dans son manuel consacré aux organisations internationales, Guillaume Devin consacre un chapitre à l’apport des théories des relations internationales à l’étude de ces organisations (2022 : 73-89). Après avoir exposé les principales théories mainstream (libéralisme, fonctionnalisme, réalisme, institutionnalisme néolibéral, constructivisme), il constate qu’il n’existe pas de « théorie générale » des organisations internationales, et souligne que chacune de ces théories « conserve ses points aveugles et faiblesses » (ibid. : 82-83). Regrettant des postures théoriques trop abstraites et peinant à prendre en compte l’historicité des organisations internationales, il plaide pour une analyse sociohistorique de celles-ci, adossée à une conception « évolutionnelle » inspirée de la sociologie de Norbert Elias (ibid. : 84-89).

Dans d’autres textes, Guillaume Devin a également pris à partie certaines théories ou certains concepts-clés de la théorie des relations internationales. Cherchant (en collaboration avec Claude Gauthier) à revaloriser le rôle régulateur du droit international dans les relations internationales, il a ainsi proposé d’opposer un « réalisme juridique » au « réalisme politique » de Morgenthau, Kissinger et Waltz (Devin et Gauthier 2003 : 253). Dans un autre texte plus récent, publié à propos de la notion d’intérêt national, il s’en prend (conjointement avec Frédéric Ramel) aux différentes théories élaborées autour de ce concept. Selon les deux auteurs, « l’approche réaliste nous laisse ainsi avec un terme particulièrement équivoque qui se prête à toutes les justifications politiques, même les plus contradictoires (les auteurs réalistes se divisant sur le point de savoir si tel ou tel engagement armé des États-Unis relève ou non de “l’intérêt national” : Vietnam, Irak, etc. » (Devin et Ramel 2018 : 188). Les autres théories ne s’en sortent pas mieux : sous l’angle de la théorie libérale, « la notion perd de son unité pour se décliner au pluriel », tandis qu’avec la théorie constructiviste, la notion d’intérêt national paraît « renouvelée, mais elle n’est pas mieux fondée » (Devin et Ramel 2018 :189). Les deux auteurs concluent ainsi que « la théorie a peu de choses à nous dire sur la notion d’intérêt national. À la fois parce qu’elle lui donne un contenu trop fixe ou trop variable, mais aussi parce qu’elle pointe les limites d’une analyse abstraite et décontextualisée » (Devin et Ramel 2018 : 189-190).

Peut-on faire grief à Guillaume Devin de critiquer les limites des théories des relations internationales ? Quel internationaliste, en enseignant la politique internationale à des étudiants, n’a pas déjà ressenti les limites de la théorie réaliste pour rendre compte de phénomènes comme la globalisation, le fonctionnement des organisations internationales, les pratiques de négociations multilatérales, l’intégration européenne, la coopération internationale en matière d’environnement, les migrations, la diffusion des religions, mais même des enjeux de sécurité comme le terrorisme transnational ou les très nombreuses guerres civiles de l’après-guerre froide ? De même, qui ne s’est pas déjà senti en porte à faux par rapport à la manière dont la théorie institutionnaliste-libérale ignore les transformations des guerres, du terrorisme et de la conflictualité contemporaine et survalorise le rôle joué par des organisations internationales dont les échecs sont pourtant patents (l’onu en matière de résolution des conflits et de maintien de la paix, l’omc dans la régulation de la globalisation, etc.) ? Quel internationaliste, enfin, n’a pas eu le sentiment que le constructivisme réinventait un peu l’eau chaude en mettant en avant le rôle des idées et des normes en politique internationale ? A-t-il fallu attendre la percée constructiviste des années 1990 pour admettre que les bouleversements du monde contemporain depuis deux siècles – les révolutions, la constitution des nations et des empires, les totalitarismes, les guerres mondiales, la décolonisation, la guerre froide, les génocides – ont toujours été sous-tendus par des affrontements d’idées, d’idéologies, de valeurs, de perceptions ?

Pour autant, la sociologie des relations internationales de Guillaume Devin n’est pas « anti-théorique » ni même athéorique, loin s’en faut. Les étudiants qui, depuis vingt ans, abordent l’étude de la politique internationale en se référant à son manuel Sociologie des relations internationales sont immédiatement confrontés à une évocation de la théorie réaliste (pages 9-14 pour l’édition 2018), aux approches libérales et transnationalistes (pages 20-21), aux débats sur la puissance et l’intérêt national (pages 29-43). Dans ces pages, Devin se réfère à Aron, Morgenthau, Kissinger, Waltz, Schelling ainsi qu’à Nye, Keohane, Burton et Rosenau. Dans la partie de son manuel qu’il consacre à la force militaire (pages 84-94), il rend notamment compte de l’analyse de Clausewitz sur les guerres napoléoniennes et des théories de la dissuasion nucléaire chez Herman Kahn. Dans un autre texte, il s’intéresse suffisamment aux théories fonctionnalistes de David Mitrany pour consacrer un article à sa postérité intellectuelle (Devin 2008).

Clairement donc, la sociologie des relations internationales de Guillaume Devin ne méconnait ni n’élude la théorie des relations internationales. Mais ce dernier s’est toujours refusé à faire des théoriciens « canonisés » des relations internationales les maîtres à penser exclusifs de la politique internationale. Conformément à l’ancrage de son étude des relations internationales dans les sciences sociales, il n’a cessé de mobiliser bien d’autres auteurs, en particulier des sociologues. En témoignent notamment sa fidélité à Elias pour penser les évolutions du système international comme des configurations d’acteurs dynamiques caractérisées par un resserrement des liens d’interdépendance et des formes variées d’intégration et différenciation (Devin 1995 ; Devin 2022 : 84-89), son détour par Durkheim pour penser les phénomènes de solidarité transnationale dans toute leur « densité dynamique » (Devin 2004), ou encore ses emprunts à Goffman pour observer finement la « scène internationale » et ses rites d’interaction diplomatiques (Devin 2015b). Une inspiration sociologique qui s’est plus généralement illustrée par sa démarche consistant à enrôler ses collègues internationalistes dans la transposition des concepts-clés de nombreux autres sociologues « généralistes » – Giddens, Bourdieu, Weber, Hirschman, Boudon, Simmel, Mauss, Durkheim – à l’étude des relations internationales (Devin 2015a). En cela, Guillaume Devin n’a jamais vraiment dévié de la voie tracée il y a un demi-siècle par Aron pour qui « toute étude concrète des relations internationales est […] sociologique » (Aron 1967 : 852), en tant qu’approche « intermédiaire indispensable entre la théorie et l’événement » (Aron 2004 [1962] : 26).

II – Une sociologie relationnelle des dynamiques d’intégration

Comme chez Raymond Aron, l’usage des concepts sociologiques dans l’analyse relève moins de l’élaboration d’une simple boîte à outils que d’un recours érudit à la pluralité théorique pour enrichir la compréhension historique du cours des affaires du monde.

S’il fallait chercher, au-delà de la diversité apparente des emprunts aux grandes traditions sociologiques, une démarche analytique d’ensemble, suggérons que le terme de sociologie relationnelle telle que la définit Mustafa Emirbayer (1997) caractériserait assez bien la démarche de Guillaume Devin. Par sociologie relationnelle, Emirbayer entend une démarche qui fait primer l’analyse dynamique en termes de relations et de processus sur l’analyse statique en termes d’entités substantielles (classe, État, etc.). Ce type de démarche est suivi par des sociologues aussi divers que Simmel, Elias ou Goffman. Leurs oeuvres ont en commun de s’appuyer sur une conception des interactions qui n’est ni immédiatement cohérente et structurée, ni réductible à des intentions individuelles. Les relations ont pu être diversement définies : en termes de cercles, de configurations et de conflits par Simmel, en termes de jeux, d’interdépendance et de configurations par Elias, ou en termes d’expériences, de cadres sociaux, de scènes et d’institutions par Goffman. Au-delà des variations analytiques, la propriété commune de ces démarches est de ne pas concevoir les relations sociales comme de simples conventions de communication entre des individus. Elles sont en effet toujours conçues comme des formes d’échange immédiatement inscrites dans le produit impersonnel de leurs conditions d’exercice, qui dépassent ainsi toute intentionnalité simple des individus et les intègre dans un jeu complexe. C’est ainsi que la relation s’intègre dans un processus social autant qu’elle intègre celui-ci, sans qu’il soit irréversible : il y a toujours possibilité de conflit et d’exclusion chez Simmel, de désintégration chez Elias, de rupture de cadre chez Goffman.

Exposons quelques caractéristiques de cette perspective des relations internationales originale, puisqu’elle ne s’apparente vraiment ni avec la sociologie politique internationale héritée de Bourdieu et du constructivisme, ni avec les perspectives anglo-américaines du réalisme ou de l’institutionnalisme.

La première caractéristique de la démarche suivie est l’attention aux interdépendances et aux dynamiques d’intégration. Ce point est très précisément présenté dans l’article publié à la Revue française de science politique sur Norbert Elias et l’analyse des relations internationales (Devin 1995). Guillaume Devin retient de l’oeuvre du sociologue allemand les liens qu’il opère entre les jeux sociaux qui structurent les relations, les interdépendances que ces jeux génèrent et les dynamiques d’intégration dans des ensembles politiques complexes auxquels se trouvent confrontés les acteurs. Ces derniers sont ainsi confrontés à une double évolution : une épreuve des effets « à retardement » de l’intégration (Devin 1995 : 318) et une redéfinition conséquente des identités individuelles et collectives via la transformation de ce qu’Elias nommait leur économie psychique. Un élément essentiel de cette approche de l’intégration est qu’elle se démarque des vues fonctionnalistes par son caractère sociogénétique plutôt que téléologique et réversible plutôt qu’irréversible.

Ne se limitant pas à une exégèse de cette approche, Guillaume Devin en a proposé une application très concrète dans l’analyse de la construction européenne qu’il a livrée avec Guillaume Courty (Courty et Devin 2018). Dans l’étude du fonctionnement du triangle institutionnel de l’Union (Commission, Conseil, Parlement) et de ses rapports avec une cour de justice qualifiée d’entreprenante, les auteurs expliquent très clairement les jeux de négociation à plusieurs niveaux, leur ritualisation, les interpénétrations entre administrations auxquels ils donnent lieu et les effets de transformation de l’économie psychique que produisent les nouvelles formes de socialisation.

La socialisation à l’Europe est désormais analysée comme un processus qui commence dès l’enfance, qui varie en intensité selon les États, les catégories sociales et les trajectoires professionnelles. Le résultat de cette intériorisation s’observe dans la vie quotidienne que partagent ces individus à Bruxelles mais également dans les pratiques institutionnelles qu’ils considèrent comme nécessaires et normales, une étrange alchimie où il est difficile de retrouver du « national » et où les façons d’être « européens » sont plus nombreuses et durables que ne le supposaient les néo-fonctionnalistes.

Courty et Devin 2018 : 61

Dans « Paroles de diplomates » (2013), il approfondit encore sa réflexion sur le rôle de la négociation dans les processus d’intégration internationale. À partir du témoignage de diplomates, il revisite les deux grandes formes canoniques de diplomatie que sont les négociations bilatérale et multilatérale. Il en souligne le caractère hautement labile et imprévisible qui ne se résume ni à des rapports de force objectifs, ni à l’inertie bureaucratique des grandes organisations internationales. Même au plan multilatéral, savoir négocier demeure « la matière d’une science expérimentale », le fruit d’une formation « sur le tas » où la variété des arènes traversées compte plus que l’enseignement académique (2013 : 81). On n’est donc jamais sûr de parvenir à ses fins sur le plan international et cette incertitude favorise, au moins jusqu’à un certain point, le maintien du dialogue. Sur ce point les arènes multilatérales représentent un avantage par rapport aux négociations bilatérales, car le refus de négocier débouche généralement sur un isolement coûteux alors qu’il est l’expression de sa force dans un rapport bilatéral : « L’art de convaincre prend ainsi tout son sens dans la diplomatie multilatérale » (ibid. : 94). « Concorde improbable, rupture impossible », pour reprendre le mot d’Aron, la négociation multilatérale demeure pour Guillaume Devin le seul lieu possible du compromis et de la formation d’un intérêt commun. On voit poindre, ici, une vision finalement très rousseauiste des relations internationales qui explique, certainement, la constance avec laquelle Guillaume Devin s’est intéressé, tout au long de sa carrière, aux processus d’intégration.

La deuxième caractéristique de cette démarche est son attention aux règles du jeu dans une perspective qui ne se limite pas à l’analyse du droit et de ses effets contraignants. Les jeux sociaux sont ritualisés, selon des contraintes propres liées au plurilinguisme, aux ambiguïtés des modes de présentation de soi sur la scène internationale. Faisant référence au front et au back tels que les analyse Goffman (2002 [1959]) dans The Presentation of the Self in Everyday Life, Guillaume Devin analyse ainsi comment s’entre-définissent sur la scène internationale les façades institutionnelles des acteurs collectifs et comment la capacité à les tenir, au sens de garder la face, conditionne le maintien ou la rupture du cadre :

Il y a d’abord les États qui occupent généralement le devant de la scène et qui évoluent en majesté diplomatique puis les organisations internationales avec leur cérémonial multilatéral et les autres acteurs non gouvernementaux dont le public s’attend toujours qu’ils introduisent quelques ruptures dans la représentation.

Devin 2015 : 13

Là où la sociologie politique inspirée par la relecture d’Elias et du pragmatisme par Bourdieu insiste sur la domination par la violence symbolique, la performation du discours et les stratégies de distinction, l’approche en termes de règles du jeu insiste sur la force de la dépendance, la performance dans la gestion de l’impression (impression management chez Goffman [ibid.]) et les pratiques rusées permettant de se dégager des interdépendances trop pesantes. Il en résulte un « ordre incertain et destructible » (Devin 2015 : 18), une relativité des dominations à l’échelle du temps long, toute hégémonie étant par définition réversible : « La solution de la stabilité imposée par une puissance hégémonique apparaît nécessairement éphémère (le temps de l’hégémonie) et dangereuse (en nourrissant l’hostilité) » (Devin 2009 : 26).

La troisième caractéristique est l’attention à l’ambivalence des ruptures et des expériences de conflits, qui sont tout autant facteurs de désintégration que vecteurs de pacification ultérieure en ce qu’elles génèrent de nouvelles interdépendances et de nouvelles formes d’intégration et d’identification collective. La guerre est ainsi « pacificatrice quoique destructrice, destructrice quoique pacificatrice » (Devin 2017 : 459).

D’une part, les formes d’engagement dans les conflits évoluent, du fait de la montée en puissance de la dissuasion et de l’intensification de la guerre économique. C’est ici un réel pas de côté par rapport aux thèses d’Elias, en même temps qu’un prolongement de ses réflexions sur la civilisation des moeurs. Guillaume Devin souligne notamment l’absence d’articulation, chez Elias, entre la guerre entendue comme dynamique sociale et la guerre comme activité humaine. Il évoque très explicitement ce silence :

À ne considérer la guerre que comme une dynamique sociale, Elias a largement éludé la question de la violence des engagements guerriers et ce que l’on peut en dire d’un point de vue socio-historique. Or, la façon de combattre n’est-elle pas aussi un marqueur du « processus de civilisation » ? Le silence de Norbert Elias sur ce point peut paraître étonnant compte tenu des « souvenirs vagues et terrifiants » associés à sa participation à la Première Guerre mondiale […].

Devin 2017 : 458

D’autre part, la sortie des conflits est souvent plus intéressante à analyser en termes dynamiques d’évolution des règles du jeu et des interdépendances qu’elles génèrent qu’en termes statiques de gains territoriaux ou de prises diverses. Il y a sans doute ici une conception de l’éthique du sociologue à l’égard de la force : ni la négliger comme élément essentiel des rapports humains, au risque de promouvoir la voie de l’irénisme, ni se laisser fasciner par son usage, au risque de promouvoir celle de l’escalade.

III – Une démarche d’enquête cumulative

Au-delà de sa grande attention à la théorie sociologique, Guillaume Devin a réalisé un certain nombre d’enquêtes appréciables tant par la diversité des sources et des méthodes employées que par leur dimension collective.

A – Transmettre le goût de l’enquête dans l’analyse des relations internationales

L’enquête pour le doctorat menée sur l’Internationale socialiste sous la direction d’Hugues Portelli se distingue déjà par sa grande rigueur (Devin 1993). L’exploration minutieuse des archives de l’organisation s’y combine avec un ensemble d’archives nationales complémentaires. Guillaume Devin se révèle ainsi, par exemple, un collaborateur régulier de l’Office universitaire de recherche socialiste, où il échange longuement avec des militants et historiens comme Denis Lefebvre ou Gilles Morin. Loin de se limiter à l’exploration méthodique des archives, son enquête doctorale est complétée par un ensemble d’entretiens avec des responsables socialistes, qui permet d’éclairer les preuves historiques, d’opérer des mises en relation imprévues, de dresser des hypothèses originales. Au final, cette enquête produit un livre de référence, salué par tous les spécialistes comme une somme sur la question de l’évolution de l’internationalisme des socialistes et des reconfigurations successives de son organisation. La même démarche prévaut dans l’analyse des dimensions internationales du syndicalisme, menée en collaboration avec Jean-Marie Pernot, dont il dirige la thèse à ce sujet. (Pernot 2001). Sa capacité à transmettre les ficelles de l’enquête dans les archives des organisations internationales et de tisser à partir de celles-ci un faisceau d’enquêtes complémentaires irriguera par la suite des travaux doctoraux plus spécialisés, sur le contrôle international des drogues, la production des statistiques internationales contre la drogue et le crime, la contribution des ong à la fabrication du droit international public, la médiation internationale, la représentativité à l’oit, etc. Le bilan des 35 thèses dirigées par Guillaume Devin depuis 1998 illustre cette forte disposition : neuf concernent directement le système onusien (y compris institutions spécialisées et diplomatie multilatérale à l’onu), dix touchent à l’élaboration de régimes internationaux (drogues, santé, habitat, genre, transparence dans l’industrie extractive, enfants dans les conflits armés) et 5 les dynamiques de coopération régionale (intégration européenne et extra-européenne).

B – Initier des enquêtes collectives

Au début des années 2000, Guillaume Devin propose à ses doctorants de s’interroger sur les processus d’internationalisation sociale et sur les formes de solidarité transnationale, en inversant en quelque sorte la vulgate surplombante de la mondialisation qui s’impose à l’époque dans les sciences sociales. Le volume II de l’Annuaire Français de Relations Internationales sur « l’internationalisation de la société française » qui résulte de ces recherches collectives met ainsi en lumière la « projection internationale » croissante de certaines catégories d’acteurs (touristes, entreprises, corps administratifs, collectivités territoriales, etc.). La démarche expose ainsi un ensemble d’analyses socio-historiques fines de l’institutionnalisation d’engagements internationaux dans une multiplicité d’espaces de la société française.

Dans ce dossier, il livre lui-même une enquête méconnue sur le tourisme des Français à l’étranger, où il évalue à la fois quantitativement et qualitativement les évolutions historiques de cette pratique. Pour l’évaluation quantitative, il confronte les enquêtes « Vacances » de l’insee[1] et « Suivi des Déplacements Touristiques » (Direction du Tourisme/sofres), qu’il complète par l’examen de la ligne « Voyages » de la Balance des paiements. Si l’analyse fait apparaître une croissance historique des séjours à l’étranger, celle-ci reste inférieure à celle de sociétés nationales voisines. Insistant sur la prégnance du tourisme de proximité, « l’évasion rêvée », il livre de prudentes interprétations de l’évolution de cette forme de tourisme. Du point de vue des modes de distinction, l’analyse renvoie à l’évolution des formes du « grand tour » (apprentissage des langues, ouverture, mobilité), de promotion sociale, mais aussi d’appartenance à une élite sociale.

Ce type d’analyse, développé ensuite par Yves Dezalay (2004) et Anne-Catherine Wagner (2007), a sa pertinence pour caractériser les pratiques élitaires. Mais, comme le constate Guillaume Devin, elle ne suffit pas à expliquer la « massification » du tourisme à l’étranger et l’émergence d’une nouvelle culture vacancière, ni à confirmer ou infirmer si elle est susceptible d’introduire en retour – et au retour – « un mélange des mondes », ni encore à saisir leur effet sur certains comportements politiques (vote, engagement, pratiques de solidarité).

D’autres enquêtes collectives initiées et soutenues par Guillaume Devin, bien qu’il y ait pris une part moins active, ont porté sur les processus de normalisation internationale. Ce champ a été ouvert par une première enquête dont il a assumé la supervision scientifique relative à la normalisation des technologies de l’information et de la communication (Devin et al. 2007). Cette enquête a été dans l’espace francophone l’une des premières à porter sur la normalisation comme « politique publique internationale » (Petiteville et Smith 2006), avec celles menées par Jean-Christophe Graz. Elle a conduit à la rédaction d’un rapport de recherche et à une série de publications dont il a laissé l’initiative à ses collaborateurs (par ex. Dudouet et al. 2006 ; Diaz et al. 2013). Cette attention à la construction et à l’usage des normes volontaires a été prolongée par la recherche collective de chercheuses et chercheurs formés par Guillaume Devin sur les « bonnes pratiques » promues par les organisations internationales (Klein et al. 2015).

C – Rester fidèle à ses engagements initiaux : le fil rouge des droits des immigrés et réfugiés

Avant de rejoindre l’université et la science politique, Guillaume Devin a d’abord exercé le métier d’avocat, notamment auprès de Stanislas Mangin, ancien résistant devenu conseiller d’État puis avocat des immigrés, à une époque où l’« infra-droit » – selon l’expression de Danièle Loschak, qui désignait par-là une absence de protection juridique des travailleurs immigrés (Loschak 1976) – était la règle. Professeur agrégé de science politique à l’issue du concours de 1991, il n’en abandonne pas pour autant son engagement pour la défense des droits. Pendant plus de dix ans, de 1993 à 2005, il siège comme assesseur du Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (unhcr) à la Commission française des recours des réfugiés (crr) – désormais Cour nationale du Droit d’Asile – seule instance à examiner les recours contre les décisions de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (ofpra) lorsque ce dernier refuse la reconnaissance de la qualité de réfugié ou le bénéfice de la protection subsidiaire. En 2007-2008, il répond avec un groupe de partenaires (Bertrand Badie, Rony Brauman, Emmanuel Decaux, Catherine Wihtol de Wenden) à la sollicitation de la Direction générale de la coopération internationale et du développement du ministère des Affaires étrangères et européennes (Bureau de la veille stratégique et de la prospective de la Direction des politiques du développement) en vue de mener une réflexion prospective sur la prise en charge des migrations internationales. Les auteurs du rapport entendent alors dépasser les crispations suscitées par ce « sujet qui fâche » (Badie et al. 2008 : 9) pour plaider notamment pour une plus grande implication décisionnelle de la société civile dans la gestion des mobilités internationales. Guillaume Devin a également dirigé plusieurs thèses sur ce thème, dont celle d’Alice Baillat sur la « soft diplomacy » déployée par le Bangladesh pour défendre sa cause de pays parmi les plus menacés par les déplacés environnementaux dans les grands symposiums internationaux (Baillat 2017).

Conclusion

Chacun connaît la célèbre maxime de Descartes dans la partie « Quelques règles de morale tirées de la méthode » de son Discours de la méthode :

Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir : car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt.

Descartes 1963 [1637] : 2-3

En suivant le chemin tracé par Guillaume Devin dans la forêt parfois très ombrageuse de l’analyse des relations internationales, nous avons cherché à faire ressortir ce qui en a constitué la boussole au long d’une riche carrière d’enseignant-chercheur. Nous avons d’abord souligné une posture aronienne dans le fait d’entretenir une exigence de dialogue critique entre théories des relations internationales et théories sociologiques. Nous avons ensuite exposé que cette posture ne pouvait se confondre avec la sociologie de Raymond Aron, d’inspiration plus wébérienne. La sociologie des relations internationales pratiquée par Guillaume Devin s’inspire bien davantage d’une « sociologie relationnelle » qui rassemble des auteurs aussi divers que Simmel, Elias ou Goffman. Elle prête une attention prioritaire aux interdépendances et aux dynamiques d’intégration, aux règles du jeu et à leur ritualisation, à l’ambivalence des ruptures et à l’évolution des formes de la guerre comme manifestation de la civilisation des moeurs. Elle est aussi une sociologie multi-située de l’institutionnalisation des droits des immigrés et des réfugiés, attentive au continuum entre asile et immigration en fonction des phases de dépolitisation et de politisation du sujet, de la diplomatie et de l’acceptation du phénomène dans l’opinion publique, à la déconstruction des catégories entre migrants forcés et volontaires, individuels et collectifs, politiques et économiques.

Nous avons également mis en exergue un goût constant pour l’enquête et une forte capacité à le transmettre dans un champ d’études où il n’est pas partagé par tous. Ce goût a permis à Guillaume Devin de se poser, tout au long de sa carrière, avec une certaine modestie, comme un passeur entre trois générations de chercheurs, ses fidèles collègues du ceri, porteurs d’une section d’études internationales de l’Association française de science politique (AFSP) postérieure au magistère exercé par Marcel Merle, les politistes et sociologues qu’il a formés ou accompagnés dans les années 1990 et 2000 et celles et ceux qu’il a encadrés dans les années 2010. En leur nom et en espérant porter un écho fidèle au chaleureux hommage qu’ils lui ont rendu à Sciences Po Paris en septembre 2022, nous le remercions vivement pour sa contribution et l’inspiration qu’elle nous donne pour poursuive ses réflexions.