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Introduction

Plus de soixante ans après, le « mystère » relatif aux objectifs poursuivis par le général de Gaulle en Algérie, au moment de son retour au pouvoir en 1958, continue de fasciner et d’intriguer. Une majorité d’historiens et de biographes du chef de la France libre ont démontré que celui-ci souhaitait éviter l’indépendance dans le sens d’une sécession et qu’il ne croyait plus à l’option de l’intégration. Par conséquent, de Gaulle aurait eu l’intention de privilégier la recherche d’un statut d’association, peut-être dans le cadre de la Communauté française (Terrenoire 1964 ; Tournoux 1967 : 193 ; Ageron 2005 : 537-548 ; Pervillé 2008, 2018 ; Stora 2009 ; Lacouture 2010 : 510-512 ; Vaïsse 2013 : 60-63 ; Jackson 2019 : 560-564). Cependant, les prises de parole volontairement énigmatiques et parfois contradictoires du général de Gaulle avant et après son retour au pouvoir continuent d’entretenir le flou sur ses intentions précises[1]. Dès lors, plutôt que de chercher à résoudre le « mystère de Gaulle » en posant la question de savoir ce qu’il voulait faire, il convient peut-être davantage d’examiner ce qu’il pouvait faire et ce qu’il a tenté de faire. Pour cela, il est nécessaire en particulier de replacer la politique algérienne du général de Gaulle dans son contexte international marqué par la guerre froide et l’émergence du tiers-monde. Les enjeux propres au conflit algérien et à la relation entre pouvoir civil et militaire en France doivent ainsi être appréhendés de façon connexe avec les limites de la puissance française dans le système international bipolaire. Sur ce point, les deux historiens étatsuniens Irwin Wall et Matthew Connelly ont mis à jour de façon détaillée les tentatives du président français d’obtenir des États-Unis qu’ils soutiennent sa politique algérienne (Wall 2006 ; Connelly 2014). Tout en conservant cette perspective internationale du conflit et en s’appuyant sur un large corpus historique portant sur la politique algérienne du général de Gaulle, cet article vise à renouveler l’approche du sujet en analysant les ressorts du discours sur l’autodétermination de l’Algérie le 16 septembre 1959 grâce à l’apport des théories du changement.

L’étude du changement à partir de l’analyse des politiques publiques et de la politique étrangère

À la fin des années 1950, Charles Lindblom, en s’intéressant aux décisions politiques dans le temps, a mis l’accent sur la notion d’incrémentalisme pour souligner que les changements constituent une donnée quasiment constante mais qu’ils sont le plus souvent d’une faible ampleur et s’effectuent lentement (Lindblom 1959). Par la suite, la mise à jour du poids des choix du passé sur toute action publique a conduit à l’émergence du concept de dépendance au sentier formulé par Paul Pierson (Pierson 1994). Ces deux concepts conduisent à distinguer les grands changements, qui ne surviennent que rarement, des changements à la marge, beaucoup plus fréquents. Un tel prisme favorise donc une focalisation sur une temporalité lente du changement et une intensité faible, hormis en cas de crise (Hall et Taylor 1997 ; Gourevitch 1986). Cependant, d’autres auteurs ont remis en cause cette analyse en soulignant que les changements radicaux surviennent fréquemment. Dans ce sens, la notion d’équilibre ponctué, tirée de la biologie évolutionniste, permet de souligner qu’une modification des perceptions ou des institutions dominantes peut entraîner des changements rapides ou radicaux (Baumgartner et Jones 1991). Enfin, d’autres auteurs remettent en cause la dichotomie entre changement mineur en temps normal et changement radical dans des circonstances exceptionnelles, en faisant valoir que les changements incrémentaux peuvent être à la source de transformations profondes (Daujbjerg 2003 ; Coleman et al. 2002).

En définitive, il semble périlleux d’établir une corrélation entre la récurrence des changements (rares ou fréquents) et leurs effets (considérables ou marginaux). Cette difficulté qui tient notamment à la porosité de toute politique publique par rapport à son environnement ne peut être que décuplée s’agissant de la politique étrangère (Snyder et al. 2002 : 89). En effet, en raison de sa double nature, « intérieure par sa formation ; extérieure pour son exécution », celle-ci constitue le point de rencontre par excellence de la politique publique et des relations internationales (Roosens et Bento Beja 2004 : 25). Dès lors, c’est à partir de la prise en considération de l’interaction entre le système international, le niveau étatique et l’échelle individuelle que peuvent être analysés les changements d’orientations en matière de politique étrangère (Carlsnaes 2012 : 335). Dans ce sens, James Rosenau a identifié quatre types de changements possibles :

  • 1. adaptation de préservation (répondant à la fois aux demandes intérieures et extérieures de changement) ;

  • 2. adaptation consentante (répondant aux demandes extérieures de changement) ;

  • 3. adaptation intransigeante (répondant aux seules demandes intérieures de changement) ;

  • 4. adaptation par prise d’initiative (ne répondant ni aux demandes intérieures ni aux demandes extérieures de changement) (Rosenau 1981 : 50).

Si la redéfinition d’une politique étrangère se fait en lien ou même en réponse aux évolutions de l’environnement international, en soulignant l’absence d’automaticité entre les incitations de l’environnement international et la prise de décision, le modèle de Rosenau nous invite à nous concentrer sur l’action des décideurs, en particulier sur la perception qu’ils ont de leur marge de manoeuvre par rapport à leur environnement intérieur et extérieur (Rosenau 1981 : 128 ; Rosati et al. 1994)[2]. Par conséquent, afin d’analyser la politique algérienne du général de Gaulle, il est d’abord nécessaire de restituer l’état de l’environnement national et international au moment de son retour au pouvoir.

Le poids de l’environnement intérieur en faveur de l’Algérie française

Revenu au pouvoir à la faveur de la pression exercée par l’armée, l’homme du 18 Juin se trouve dans une situation précaire. En dépit du prestige qui l’entoure, son avenir politique semble conditionné à la résolution du conflit algérien (Elgey 2008 : 75-88 ; Vaïsse 2011 : 85-167). Alors qu’en Algérie, les représentants de l’État agissent dans un environnement contraignant et éprouvent bien souvent un sentiment de vulnérabilité face aux militaires (Theisse et Ratte 1974 : 216), l’armée peut être considérée comme étant en position de « joueur véto », défini par le politiste Georges Tsebelis comme un « acteur individuel ou collectif dont l’accord est nécessaire pour la décision politique » (Tsebelis 1995, 2002 : 344 ; Elgey 2008 : 75-88 ; Vaïsse 2011 : 85-167). Si la poursuite de la guerre est l’objet de divisions au niveau intérieur (Goldmann 1988 : 51), le retour du général de Gaulle, porté par l’armée, fait pencher l’équilibre des forces en faveur d’une défense résolue de l’Algérie française[3].

Par ailleurs, si tous les proches du général de Gaulle ne partagent pas la même vision de l’avenir de l’Algérie, ils s’attendent à ce que le chef de la France libre fasse usage de son pouvoir charismatique pour faire respecter les intérêts de la France par les puissances étrangères. Lors de sa conférence de presse du 19 mai 1958, de Gaulle avait insisté sur la nécessité de mettre fin à l’internationalisation du conflit en accusant les responsables de la IVe République de s’être orientés « vers les offices de l’étranger » et en excluant la possibilité d’un « Diên Biên Phu diplomatique » (De Gaulle 1970 : 4-10). Après son retour au pouvoir, il refuse donc en bloc toute ingérence. Pourtant la pression extérieure en faveur d’une libéralisation de la politique française se fait aussi insistante que la pression interne en faveur du maintien de l’Algérie française.

Le poids de l’environnement extérieur en faveur de l’indépendance de l’Algérie

Les répercussions internationales de la guerre d’Algérie constituent une donnée essentielle du conflit au moment où le général de Gaulle accède au pouvoir. N’ayant pas les moyens de mettre en place une stratégie de conquête territoriale, le fln poursuit deux objectifs : créer un climat de tension permanente en interne et renforcer son action diplomatique afin d’isoler la France sur le plan international (Abbas 1962 : 220-224). Ces deux objectifs se révèlent complémentaires dans la mesure où, comme le souligne l’historien allemand Hartmut Elsenhans, « la perception d’un soutien international modifie les espérances de succès des populations colonisées et ces perspectives constituent un élément structurel de leur motivation » (Elsenhans 2000 : 142). Depuis 1954, la pression extérieure à l’encontre de la politique française n’a pas cessé d’augmenter. Au-delà du soutien du camp communiste, la cause algérienne est également défendue par le mouvement du tiers-monde, constitué comme force politique à la suite de la conférence de Bandoeng (18-25 avril 1955). Dans ce contexte, la guerre d’Algérie pèse sur les relations entre la France et ses partenaires africains, regroupés au sein de l’Union française, qui contestent en particulier l’enrôlement de soldats africains (Ageron 1990).

Le rejet croissant de la guerre affecte également les relations entre la France et ses alliés occidentaux, notamment après le bombardement français du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef le 8 février 1958, mené en représailles d’une l’attaque du fln sur un avion d’observation français. Si les partenaires de la France au sein de l’Europe des Six attendent de celle-ci qu’elle s’engage à mettre un terme à la dispersion de ses forces armées en dehors du vieux continent (Masset 1988 ; Vaïsse 2013 : 63-65 ; Müller 1990 ; Rainero 1990), c’est surtout l’attitude des États-Unis qui inquiète les autorités françaises. Bien que partagés depuis le déclenchement du conflit entre leur volonté de ménager un allié au sein de l’Otan et leur refus de soutenir ouvertement la politique française en Algérie pour ne pas dégrader leurs relations avec les États du groupe afro-asiatique, les dirigeants étatsuniens considèrent l’indépendance de l’Algérie comme une issue inéluctable au moment où le général de Gaulle revient au pouvoir (Mélandri 1990 ; Connelly 2014 : 216-223 ; Wall 2006 : 134). Déjà manifestes à l’occasion de la crise de Suez, les tensions transatlantiques se sont encore accrues après la crise de Sakiet Sidi Youssef et la décision des États-Unis d’envoyer une mission de bons offices.

Si les pressions de l’environnement intérieur poussent donc à maintenir le cap de l’Algérie française, l’environnement extérieur pousse dans une direction opposée (Putnam 1988). Dans ce contexte, l’évolution de la politique algérienne de la France ne peut être analysée que dans une perspective diachronique. À travers l’étude croisée de l’action du général de Gaulle pour peser sur son environnement national et international, l’objectif de cet article est de démontrer qu’après avoir adopté une politique d’adaptation par prise d’initiative afin de modifier à la fois le rapport de force au niveau national et au niveau international, le président français a opté pour une politique d’adaptation consentante, en réponse aux seules pressions de l’environnement international, à l’occasion du discours prononcé le 16 septembre 1959 sur le droit à l’autodétermination de l’Algérie. Le choix de centrer l’analyse de la politique algérienne de la France sur l’action du général de Gaulle est justifié par le fait que celui-ci s’est trouvé en mesure de réunir les trois critères permettant une concentration du pouvoir de décision : un système institutionnel garantissant la mainmise du pouvoir exécutif sur la politique étrangère, un intérêt personnel pour s’approprier le pouvoir de décision et un contexte de crise à même de renforcer le pouvoir individuel (Hermann et al. 2001 : 83-131).

Dans un premier temps, notre étude revient sur les stratégies mises en place par le général de Gaulle afin d’augmenter sa marge de manoeuvre. Sur le plan intérieur, cette action va se traduire par l’adoption d’une nouvelle constitution renforçant le poids de l’exécutif et par l’affirmation de l’autorité du pouvoir civil sur l’armée. Sur le plan de la politique extérieure, la stratégie du président français va viser à contraindre les États-Unis à appuyer la France en Afrique du Nord. Après avoir expliqué l’échec de cette seconde stratégie, la deuxième partie de notre étude est consacrée à l’analyse du tournant en faveur de l’autodétermination. Si ce changement proclamé le 16 septembre 1959 est lié à l’évolution des relations transatlantiques, il doit être rapporté à la situation de la politique étrangère française dans son ensemble et en particulier à l’évolution du projet de Communauté française regroupant la France et ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne. Au final, l’importance du changement ne doit pas être mesurée à l’aune de ses effets immédiats mais à travers la capacité du général de Gaulle de confirmer sa décision malgré le maintien d’une forte résistance intérieure.

I – Les tentatives inabouties du général de Gaulle d’obtenir une réduction de la pression extérieure

Le 13 mai 1958, la prise du bâtiment du gouvernement général par la foule à Alger et la formation d’un comité de salut public annoncé par le général Massu entraînent le retour au pouvoir du général de Gaulle, investi le 1er juin 1958 comme dernier président du conseil de la IVe République (Tournoux 1967 ; Nick 1998 ; Elgey 2008). Dès ses premières semaines au pouvoir, de Gaulle va chercher à obtenir une plus grande marge de manoeuvre au niveau intérieur comme au niveau extérieur pour conduire sa politique algérienne.

A – L’action du général de Gaulle pour réduire la pression intérieure

Grâce au vote de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 sur les pleins pouvoirs, le général de Gaulle obtient les moyens d’asseoir son autorité. Libéré du contrôle des assemblées, il voit ensuite sa légitimité politique renforcée par la victoire du « oui » lors du référendum sur « la nouvelle Constitution de la France, de l’Algérie et de tous les territoires d’outre-mer » le 28 septembre, qui permet la promulgation de la Constitution de la Ve République le 4 octobre (Hermann et Hermann 1989 ; Maus 1990 ; Hermann et al. 2001 : 84 ; Valence 2010). S’il s’agit d’un succès important, la nouvelle constitution n’offre pas pour autant de garantie absolue face au pouvoir acquis par l’institution militaire.

En insistant sur la nécessité de « gagner la guerre » et sur l’objectif d’un « cessez-le-feu » préalable à toute discussion avec l’adversaire, de Gaulle souhaite d’abord rassurer l’armée (Lacouture 1986 : 32-48). En février 1959, l’adoption du plan Challe, visant à quadriller le pays et à bloquer les membres de l’Armée de libération nationale postés en Tunisie marque la détermination du gouvernement sur le plan militaire. Dans le même temps, alors que l’armée se sent confortée par le coup de force du 13 mai et le soutien d’une majorité de la population[4], de Gaulle insiste pour qu’elle se détache de la politique et se recentre sur ses tâches opérationnelles (Elgey 2008 : 160-161 ; de Gaulle 2010 : 58, 66-67). Dans une lettre adressée au général Salan, de Gaulle indique que les militaires ne sauraient être habilités à tirer des conclusions politiques du référendum et exige leur départ des comités de salut public (de Gaulle 2010 : 58, 66-67). Le président français procède par la suite au remplacement d’officiers trop favorables aux « ultras » d’Algérie. Au cours de sa conférence de presse du 23 octobre, il affirme que l’armée qui devait « prendre sa distance et sa hauteur […] l’a fait sous [son] ordre » (de Gaulle 1970 : 55). Deux mois plus tard, la mise à l’écart du général Salan, qui cumulait les pouvoirs civils et militaires en Algérie depuis le 13 mai, consacre la volonté de reprise en main du chef de l’État par l’affirmation de son pouvoir de choisir les acteurs et de définir leur capacité d’action (Krasner 1972).

Sur le plan gouvernemental, le choix de Michel Debré, connu pour ses diatribes pro-Algérie française, pour occuper la fonction de premier ministre, est un signe de bonne volonté envoyé à l’armée (Debré 1990 : 368). Néanmoins, le rôle de Matignon dans la conduite de la politique algérienne de la France décroît rapidement au profit de l’Élysée (Berstein et al. 2005). C’est d’ailleurs dans ce contexte de concentration du pouvoir dans les mains du président qu’apparaît, en janvier 1959, la notion de « domaine réservé » (Fauvet 1959). Ce concept sera ensuite mobilisé par le président de l’Assemblée nationale Jacques Chaban-Delmas et le secrétaire général de l’Union pour la nouvelle République (unr), Albin Chalandon, afin d’imposer le principe d’une loyauté absolue des membres du parti gaulliste envers la politique du général de Gaulle en dépit des divisions provoquées par l’annonce sur l’autodétermination de l’Algérie le 16 septembre. À l’occasion d’un Congrès de l’unr à Bordeaux du 14 au 16 novembre 1959, Chaban-Delmas établira une distinction entre les sujets ouverts au débat et ceux faisant partie d’un « secteur présidentiel comprenant l’Algérie, sans oublier le Sahara, la Communauté franco-africaine, les Affaires étrangères, la Défense » (Charlot 1967 : 80-81 ; Lavroff 1997 : 85-87 ; Audigier 2010).

B – L’enjeu algérien au centre des tensions transatlantiques

Alors que le fln tente de tirer profit de l’isolement de la France sur le plan international en lançant la création le 18 septembre 1958 d’un Gouvernement provisoire de la République algérienne (Grimaud 1984 : 175-176), le général de Gaulle ne croit pas en une issue exclusivement militaire du conflit et cherche à provoquer un changement de rapport de force au niveau diplomatique (Faivre 1998 : 22 ; Mélandri 1990 ; Connelly 2014 : 245). Pour cela, la diplomatie française a peu de cartes en mains. En effet, dans le cadre bipolaire de la guerre froide, seul un soutien des États-Unis semble en mesure de provoquer un renversement significatif du rapport de force international. Par conséquent, dès ses premiers entretiens avec les responsables étatsuniens et britanniques, de Gaulle fait part de son insatisfaction quant au fonctionnement de l’Alliance atlantique et défend l’idée d’un élargissement à l’ensemble de la planète de l’alliance entre la France, les États-Unis et le Royaume-Uni (Vaïsse et al. 2012 : 222 ; David 2011 : 507). Progressivement, il laisse entendre que sa priorité est d’obtenir que l’action de la France en Afrique du Nord soit reconnue comme étant celle de l’ensemble des alliés. Ainsi, à l’occasion de ses premiers entretiens avec Foster Dulles au début du mois de juillet 1958, de Gaulle souligne que « l’organisation a été créée à un moment où l’Afrique et l’Orient étaient hors de cause », et il réaffirme son souhait de « faire entrer dans la défense l’Orient et l’Afrique, en tout cas l’Afrique du Nord et le Sahara » (Documents diplomatiques français 1992). Les revendications françaises sont formalisées à travers l’envoi d’un mémorandum confidentiel à Eisenhower et à Macmillan le 17 septembre 1958, remettant en question l’intégration militaire et le monopole atomique américain et demandant surtout la mise en place d’une direction stratégique du monde libre entre les trois partenaires (de Gaulle 2010 : 53-54 ; Peyrefitte 1994 : 352).

Si l’historien Georges-Henri Soutou a souligné l’intérêt d’un triumvirat pour renforcer la place de la France dans l’Europe des Six (Soutou 1996 : 130), les travaux plus récents des historiens Irwin Wall et Matthew Connelly ont surtout montré le lien très fort entre le mémorandum, sa principale proposition sur le triumvirat occidental et les tentatives du général de Gaulle pour obtenir des États-Unis qu’ils soutiennent sa politique algérienne (Wall 2006 ; Connelly 2014). Dans la mesure où le mémorandum visait en effet à l’élaboration d’une politique commune dans chacune des régions du monde, l’effet premier aurait bien été de provoquer un changement d’attitude des États-Unis en Afrique du Nord.

Alors que depuis l’année 1957 les dirigeants français cherchent à obtenir des États-Unis un arrêt des livraisons d’armes à destination de la Tunisie et du Maroc et une reconnaissance de la primauté française dans la région, en juin 1958, le général Salan considère que « l’élimination du fln de Tunisie » constitue « le vrai problème dans l’immédiat, auquel tout doit être consacré pour le résoudre » (Elgey 2008 : 189 ; Debré 1990 : 219 ; Wall 2006 :146-153, 276-279). Or, le soutien apporté par les États-Unis au régime de Bourguiba, perçu comme un « ami du monde libre », limite considérablement la marge de manoeuvre de la France[5]. Dans ce contexte, le mémorandum apparaît bien comme un moyen à la fois intelligible et discret de réclamer un changement dans la politique algérienne des États-Unis (Connelly 2011 : 253). Lors de son entretien avec Foster Dulles le 15 décembre 1958, en proposant l’idée d’adopter la ligne politique de la puissance la plus impliquée dans telle ou telle zone, et en prenant l’exemple du Maroc et de la Tunisie où la position commune « devrait être celle de la France », de Gaulle confirme que sa démarche est avant tout destinée à obtenir un soutien de la politique française en Afrique du Nord (Bozo 1996 : 38-40). Les pressions de la France s’inscrivent également dans le cadre de l’ouverture de la 13e session de l’Assemblée générale de l’Onu. Tout en boycottant les débats, le gouvernement français tente d’obtenir des États-Unis qu’ils soutiennent sa position. De ce point de vue, l’abstention de la délégation étatsunienne lors du vote sur une résolution hostile à la politique française en Algérie marque un premier échec de la stratégie française (Vaïsse 1990 : 456 ; Gamrasni 2012 : 100).

En février 1959, afin d’augmenter la pression et de faire plier les États-Unis, de Gaulle procède au retrait de la flotte française en Méditerranée du commandement de l’Otan. Cette décision constitue une mise en application des menaces exposées dans le mémorandum sur une reconsidération de la participation française dans l’Alliance. Elle intervient en outre dans un contexte de crise internationale, après l’envoi d’un ultimatum par Khrouchtchev sur la question de Berlin le 27 novembre 1958[6]. Par la suite, l’ouverture de discussions sur la question de la coopération entre les forces navales françaises et les forces alliées en Méditerranée, puis de consultations tripartites afin d’aborder la possibilité d’une coopération mondiale, permettent aux officiels français de promouvoir le remplacement du commandement Otan de la Méditerranée par un commandement pour la Méditerranée orientale et un commandement occidental dont la responsabilité échoirait à la France (Documents diplomatiques français 1994). Peu de temps avant l’ouverture de ces entretiens, la décision du général de Gaulle de demander aux États-Unis de retirer leurs escadres de bombardiers F100 basés sur des installations appartenant à l’Otan, pouvait être susceptible de donner plus de poids encore à la pression exercée par la France (David 2011 : 82). Cependant, les manoeuvres françaises ne produisent aucun changement de ligne de la part des autorités étatsuniennes. Après l’échec des consultations tripartites, Debré considère, dans un échange épistolaire avec l’ambassadeur américain Amory Houghton, que « l’indulgence » des États-Unis constitue le « meilleur atout de la rébellion ». Le 25 mai 1959, de Gaulle adresse une lettre au président Eisenhower, réclamant à nouveau « une coopération organisée dans le domaine politique et dans le domaine stratégique pour la sécurité mondiale » (De Gaulle 2010 : 148-150).

C – Les limites de la stratégie française vis-à-vis des États-Unis

Aux cours des années précédant le retour du général de Gaulle, les dirigeants de la IVe République avaient régulièrement tenté d’obtenir un changement d’attitude des États-Unis vis-à-vis de la guerre d’Algérie (Wall 2006 : 155 ; Vaïsse 2013 : 16). De ce point de vue, la stratégie du président français n’est pas novatrice. Cependant, en retirant la flotte française du commandement de l’Otan après le rejet du mémorandum, de Gaulle passe de la parole aux actes, quand ses prédécesseurs n’avaient jamais mis leurs menaces à exécution. En provoquant une rupture du statu quo au sein de l’Alliance transatlantique, le président français cherche ainsi à renverser le rapport de force en faisant du changement de politique des États-Unis en Afrique du Nord le préalable au retour à une pleine coopération de la France dans l’Alliance.

Dans une lettre adressée au général de Gaulle le 14 mars, le président Eisenhower ne dissimule pas le tort causé par le retrait de la flotte française du commandement intégré de l’Otan et souligne que « tout ce qui est possible devrait être fait pour assurer le maintien de la force militaire et de l’unité politique de l’alliance » (Documents diplomatiques français 1994). Face au risque de division au sein de l’Otan, le secrétaire d’État adjoint pour l’Europe, Livingston Merchant, tente à plusieurs reprises de défendre l’idée d’une politique plus conciliante avec la France (Wall 2006 : 276-280). Mais la manoeuvre gaullienne n’impressionne pas l’administration américaine dans son ensemble. Si la position de Merchant est défendue par le chef d’état-major des armées, elle n’est pas partagée par Eisenhower (Mélandri 1990 : 441). Au cours d’une réunion du conseil de sécurité nationale, le 18 août 1959, le président étatsunien fait part de sa conviction que la démarche de son homologue français a pour objectif de « nous obliger à soutenir sa position en Algérie » et refuse de céder à un « chantage » qu’il compare à celui de Khrouchtchev sur la question de Berlin. Si Eisenhower dit comprendre la position des militaires « de préférer l’Otan à l’Algérie », il souligne que l’action de la France en Algérie « est interprétée par le reste du monde comme du colonialisme militant », et affirme au nom d’une vision mondiale des intérêts des États-Unis la nécessité de « maintenir une position quelque peu réticente » (Wall 2006 : 282-286 ; Reyn 2010 : 236).

Si cet article n’a pas pour objet d’explorer en détail les causes de l’inflexibilité du gouvernement américain, il convient en revanche de souligner les limites de la stratégie française. De ce point de vue, si le général de Gaulle se donne bien les moyens de mettre la pression sur les États-Unis en portant préjudice à l’unité de l’Otan dans un contexte de tension Est-Ouest marqué par l’ultimatum lancé par Khrouchtchev le 27 novembre 1958, ce même contexte contribue à limiter le poids des menaces françaises. En effet, face au danger d’une perturbation de l’ordre établi en Europe menaçant directement sa sécurité, la France ne peut pas se désolidariser des anglo-saxons, d’autant que de Gaulle craint de les voir faire des concessions à Khrouchtchev. Ainsi, lors des négociations qui s’ouvrent avec l’urss sur le statut de Berlin en mai 1959, le gouvernement français choisit de jouer la carte de la solidarité occidentale (De Gaulle 2010 : 133-135, 143).

Si nous avons vu qu’au même moment, le général de Gaulle a demandé aux États-Unis de retirer leurs escadres de bombardiers F100, faisant ainsi la démonstration que la France souhaite poursuivre sa remise en cause du fonctionnement du partenariat transatlantique, une conversation entre Michel Debré et le nouveau secrétaire d’État des États-Unis Christian Herter, le 1er mai, en marge des discussions sur Berlin, permet de mesurer les limites de l’action du gouvernement français. Interrogé sur la décision du général de Gaulle de retirer les escadres alors « qu’une crise peut se produire à tout moment, en particulier sur Berlin », le premier ministre français conditionne alors l’évolution de la position française « en fonction de la façon dont seront réglés les trois points suivants […] : mémorandum, importance du hors zone, coopération atomique ». Debré insiste en particulier sur la question du « hors zone » en soulignant qu’il est « essentiel pour le gouvernement français d’harmoniser les impératifs de la sécurité nationale en Europe avec ceux de la sécurité nationale de l’autre côté de la Méditerranée » (Documents diplomatiques français 1994).

Le raisonnement français, tendant à mettre en avant le décalage entre la solidarité occidentale en Europe et les dissensions sur l’Afrique du Nord, est rejeté par Herter. Soulignant que la demande américaine sur le stockage de bombes atomiques de l’aviation tactique américaine en France constitue une « requête qui est évidemment dans l’intérêt commun », celui-ci sous-entend que tel n’est pas le cas pour la politique que la France entend poursuivre en Afrique. Par conséquent, si Debré souligne que l’Algérie « est aussi vitale pour la France que quoi que ce soit d’autre en Europe », du point de vue de l’administration américaine, il apparaît surtout que c’est la présence américaine en Europe qui est vitale pour la France et ses voisins européens (Connelly 2011 : 265). Dans ces conditions, même lorsque le premier ministre français indique que « le soutien que la France apportera à l’Alliance dépendra de celui qu’elle lui apportera en Méditerranée et en Afrique », l’administration américaine refuse de céder, d’autant que la France n’est pas encore une puissance nucléaire et que sa contribution à l’Alliance atlantique est faible, avec quatre divisions en Europe contre seize en Algérie (Wall 2006 : 274). À ce titre, Eisenhower observe lors d’un entretien avec Macmillan que cette fois-ci, de Gaulle est probablement « dans une situation dans laquelle il se retrouve en désavantage » (Reyn 2010 : 55).

II – Un changement de cap contraint et périlleux

Alors que la stabilité d’une politique est généralement perçue de façon positive, dans certaines circonstances elle peut au contraire devenir un facteur d’affaiblissement et d’isolement (Skidmore 1996 : 19). Pour Rosenau, les changements « ont plus de chances de se produire lorsque s’expriment au niveau intérieur des nouvelles attentes et des nouveaux souhaits par rapport à l’environnement, ou lorsque les développements extérieurs mettent en exergue d’éventuelles menaces pour leurs structures essentielles » (Rosenau 1981 : 50). Confronté à des pressions contradictoires entre son environnement intérieur et extérieur, le général de Gaulle a mis en place une stratégie double visant, au niveau international, à renverser le rapport de force et, au niveau intérieur, à réduire la dépendance du pouvoir exécutif vis-à-vis des « joueurs vétos ». Cette politique, qui peut être qualifiée d’adaptation par prise d’initiative selon la typologie de Rosenau, n’a eu d’effet que dans sa dimension intérieure. Par conséquent, la reconnaissance du droit à l’autodétermination de l’Algérie va marquer le passage à une politique d’adaptation consentante, en réponse aux pressions de l’environnement international. Au-delà des effets immédiats du changement, son importance doit être mesurée en rapport avec le maintien d’une forte pression de l’armée pour contraindre le président français à revenir sur sa décision.

A – Le choix de l’autodétermination : une adaptation consentante

Dès le mois de juillet 1959, dans un contexte marqué par le refus des États-Unis de changer de position en s’engageant à soutenir la politique française à l’Onu[7], de Gaulle décide de prendre un tournant en préparant l’annonce du droit à l’autodétermination de l’Algérie. Le 10 août, il justifie sa décision auprès de son premier ministre en soulignant la nécessité de « penser à l’Onu » et affirme vouloir « clouer le bec » aux adversaires de la France (Debré 1990 : 226-228). L’annonce du changement intervient à l’occasion d’une allocution le 16 septembre 1959 au cours de laquelle il prononce le droit de l’Algérie à l’autodétermination et propose trois solutions pour l’avenir : 1) « la sécession, où certains croient trouver l’indépendance » ; 2) « la francisation complète » ; 3) « le gouvernement des Algériens par les Algériens, appuyé sur l’aide de la France et en union étroite avec elle » (De Gaulle 1970 : 117-123).

Le refus des États-Unis d’apporter un soutien inconditionnel à la France joue donc un rôle décisif dans le changement de politique. Pour autant, les relations entre Paris et Washington ne peuvent être considérées comme le facteur univoque de la décision prise par le président français. Le choix d’une adaptation consentante est en effet également encouragé par la fragilisation de la position française en Afrique subsaharienne.

Dès les premiers mois de l’année 1959, la Communauté française présente des signes de faiblesse, notamment au Soudan français où, le 10 mars, le Haut-commissaire observe que la « méfiance à l’égard de la Communauté est devenue profonde »[8]. La remise en cause du statu quo au sein de la Communauté française ravive l’affrontement entre les partisans d’un fédéralisme franco-africain et les tenants d’un modèle confédéral qui avait marqué les débats sur l’élaboration de la constitution de 1958 (Guéna 1962 : 121-133). Si le gouvernement français tente d’impliquer davantage les dirigeants des pays de la Communauté dans les affaires communes, les mesures adoptées s’avèrent insuffisantes (Guéna 1962 : 96-105). L’activisme international de Sékou Touré après l’admission de la Guinée à l’Onu le 10 décembre 1958 et la perspective de l’indépendance du Togo et du Cameroun le 1er janvier 1960 renforcent la volonté des dirigeants africains de définir leur propre politique étrangère. Dès le 3 juin 1959, de Gaulle reconnaît que la Communauté « va prendre une forme nouvelle » (de Gaulle 1970 : 222-223). Quelques jours avant son discours du 16 septembre, il met en avant « le caractère évolutif de la Communauté » lors de la cinquième réunion du conseil exécutif à Paris les 10 et 11 septembre (Maus 2014 : 60-62 ; Dia 1985 : 96).

Durant l’été 1959, il apparaît donc de plus en plus que la Communauté ne pourra pas fournir une matrice pour la refondation du lien avec l’Algérie. À l’inverse, c’est la persistance de la guerre d’Algérie qui risque de compromettre le maintien de relations privilégiées avec les pays de la Communauté en précipitant la fin des liens organiques et même en entravant l’établissement de liens privilégiés avec les nouveaux États. Dans son tempo, la déclaration sur l’autodétermination résulte donc tout autant de la confirmation de l’inflexibilité américaine que de l’évolution de la Communauté française (Theis et Ratte 1974 : 225-241 ; Malek 1995 : 47 ; Peyrefitte 1997 : 34). Ce changement qui répond à un contexte marqué par la montée des contraintes extérieures conjuguée à une baisse relative de la pression interne, s’accorde avec le schéma de David Skidmore sur la réponse apportée par les États au changement international (Skidmore 1994 : 49 ; Goldmann 1988 : 50).

Figure 1

Prédire la réponse des États au changement international

Prédire la réponse des États au changement international
Skidmore 1994 : 49

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L’adaptation de la France aux pressions de l’environnement international tient en partie aux limites de ses capacités dans le cadre de la guerre froide. Ainsi que le souligne Keohane, « des puissances de niveau intermédiaire peuvent difficilement supporter la défense de politiques internes mal adaptées à leur environnement. Les conséquences néfastes de telles politiques sont rapidement ressenties et entraînent sous peu la recherche d’un ajustement » (Keohane 1982 : 70 ; Skidmore 1996 : 8). De ce point de vue, il est possible de considérer que l’éveil du tiers-monde, la nécessité de se conformer aux pratiques tolérées par les deux grands et l’échec visant à obtenir un soutien des États-Unis rendaient presque inéluctable un changement de politique. S’il n’est donc pas étonnant de voir la pression de l’environnement international l’emporter, le général de Gaulle demeure cependant soumis à une pression intérieure qui n’a été que partiellement réduite.

B – Un changement fragile en raison du maintien de la pression de l’environnement intérieur

En s’engageant dans son discours du 16 septembre 1959 « à demander, d’une part aux Algériens, dans leurs douze départements, ce qu’ils veulent être en définitive » et d’autre part à « tous les Français d’entériner ce choix » (de Gaulle 1970 : 117-123), de Gaulle renonce à l’application du principe d’indivisibilité de la République à l’Algérie. Cependant, la solution implicitement préconisée par le président français, celle d’une « union étroite », préserve un flou sur le contenu et le degré de la future relation entre la France et l’Algérie (Lacouture 1986 : 75). L’historiographie de la guerre d’Algérie est traversée par l’interrogation sur la nature du changement induit par la déclaration du général de Gaulle. Est-ce que ce discours marque un tournant décisif qui va guider sa politique, comme il l’affirme dans ses mémoires (de Gaulle 2010b : 945, 950), ou s’agit-il plus simplement d’une étape parmi d’autres dans l’adaptation progressive du décideur à son environnement extérieur ? Cette interrogation conduit à relever deux types de changements qui se distinguent par leur tempo et leur ampleur : le changement évolutionniste et le changement sporadique (Skidmore 1994). Parce qu’ils insistent sur le lien constant entre l’environnement international et les décisions prises par les dirigeants, les auteurs réalistes privilégient une analyse évolutionniste. Ils estiment ainsi que les dirigeants sont amenés à un travail d’ajustements continus en rapport avec les contraintes rencontrées dans leur environnement extérieur (Morgenthau 1978 : 5). À l’inverse, selon l’approche institutionnaliste, le coût du changement est considéré comme étant généralement trop élevé en raison notamment des contraintes internes. Par conséquent, le changement est rare. En revanche, lorsqu’il a lieu, il est de grande ampleur (Krasner 1984).

Pour David Skidmore, les deux théories du changement, plutôt que d’être opposées entre elles, doivent être mobilisées à partir de la prise en compte du rapport de force entre l’environnement intérieur et extérieur. De ce point de vue, Skidmore souligne que la théorie réaliste « est mieux placée pour expliquer le comportement des États caractérisés par un pouvoir modeste à l’étranger et une grande puissance au niveau intérieur », dans la mesure où, dans cette configuration, les États « sont clairement incités à répondre aux contraintes internationales plutôt qu’aux contraintes intérieures ». En revanche, l’approche institutionnelle « est plus appropriée afin d’expliquer le comportement des États caractérisés à la fois par un grand pouvoir à l’extérieur et un pouvoir faible au niveau intérieur ». Dans ces conditions, les États seront incités à adopter « une politique inflexible ou de résistance au changement international plutôt qu’une politique d’adaptation » (Skidmore 1996 : 8-9).

Ce débat théorique autour du changement permet de mieux appréhender le débat historique sur l’importance à accorder au discours du général de Gaulle sur l’autodétermination. Dans l’analyse d’Irwin Wall, la mise en avant des limites de la déclaration du 16 septembre et du fait qu’elle ne constitue qu’une adaptation à la pression des États-Unis avant l’ouverture des débats à l’Onu sous-tend une démonstration visant à prouver que le président français aurait eu la volonté de garder le cap de l’Algérie française à travers une politique d’intégration (Wall 2006 : 291). Cette analyse a le mérite de mettre en relief le caractère incrémental du processus de changement. Il est vrai que l’importance du temps écoulé entre la proclamation du principe de l’autodétermination et la fin de la guerre d’Algérie interpelle sur la réalité du changement. On serait alors tenté, en suivant les auteurs réalistes, d’analyser le tournant vers l’autodétermination non comme un choix ferme et décisif mais comme une simple étape dans un processus continu d’adaptation parà-coups aux contraintes posées par l’environnement.

Cependant, la vision d’un changement limité, lié principalement aux pressions de l’environnement extérieur, ne doit pas occulter la particularité de la situation dans laquelle se trouve le général de Gaulle, liée notamment au maintien d’une forte pression interne contre le changement. De ce fait, contrairement à ce qu’Irwin Wall tente de démontrer, les limites du changement dans le discours du 16 septembre ne sont pas à rechercher dans une ruse du décideur, mais sont rendus nécessaires par la pression que continue d’exercer l’armée d’Algérie. En conséquence, ce qui fait la force du changement, dans un premier temps, ce n’est pas sa portée immédiate, mais la capacité du décideur de ne pas renier le nouveau cap fixé, car si le discours du 16 septembre suscite l’approbation de l’opinion (Ageron 1990 ; Stora 2009 : 126) et des principales formations politiques, malgré quelques remous au sein du parti gaulliste (Cointet 1995 : 59 ; Debré 1990 : 230, 287 ; Wieviorka 2005 : 181), c’est surtout chez les pieds-noirs et dans l’armée que les réactions sont scrutées par le pouvoir politique. Avant même le discours du 16 septembre, le refus du général de Gaulle de parler d’intégration, le flou sur ses intentions et les mutations d’officiers avaient attisé la colère des militaires. Le 3 août, Debré rapportait ainsi « l’amertume » d’une grande partie de l’armée « à l’égard du gouvernement, voire du général de Gaulle lui-même ». Après le discours sur l’autodétermination, le premier ministre fait part de « renseignements multiples et concordants sur l’aggravation du malaise dans l’armée » (Villatoux 2007 : 229-230 ; Laurent 2005 : 476-480).

Au début de l’année 1960, le gouvernement fait face à la colère d’une majorité des pieds-noirs au cours de la semaine des barricades du 24 janvier au 1er février 1960 (Frémeaux 1997). À l’origine de ces événements figure le rappel à Paris du général Massu consécutivement à un entretien accordé au Süddeutsche Zeitung dans lequel il mettait en doute la politique poursuivie par le gouvernement français. Alors que Michel Debré et le commandant en chef des forces en Algérie, Maurice Challe, veulent éviter son renvoi pour ne pas provoquer la colère d’Alger, de Gaulle refuse de transiger et rejette un démenti préparé par le ministre des Armées Pierre Guillaumat. Intransigeant sur l’attitude des militaires, le président français ne l’est pas moins sur le plan de sa politique. Lorsque le général Challe lui demande de mettre un terme à l’incertitude qui règne en se prononçant pour l’intégration, il rétorque qu’il serait « périmé » de vouloir imposer aux Algériens le statut de leur pays et insiste sur le fait qu’il n’y a « aucune autre réalité que le choix des Algériens » (Gorce 2013 : 289-294 ; Villatoux 2007 : 226-240).

Les réactions suscitées par la proclamation sur l’autodétermination soulignent le fait que le changement est souvent caractérisé par un coût élevé par rapport à un résultat incertain (Holsti 1982 : 199). Comme le rapporte Paul-Marie de La Gorce, « tous les chefs militaires, à peu d’exception près, un bon nombre de ministres, le premier ministre lui-même, avaient préconisé, face aux hommes des barricades et à leurs soutiens dans l’armée, la patience, et, si possible, un arrangement » (Gorce 2013 : 296 ; Berstein 2005 : 134-137). Dans ces conditions, la confirmation du changement est un acte aussi important que sa proclamation. Or, si le général de Gaulle, à l’occasion de deux interventions les 25 et 29 janvier 1960, dément vouloir se « retirer de l’Algérie et la livrer à la rébellion », il confirme à nouveau le changement vers l’autodétermination, « seule issue digne de la France » (de Gaulle 1970 : 162-166 ; Jackson 2019 : 570-572).

Conclusion

En cherchant à arracher un soutien des États-Unis pour sa politique algérienne, le général de Gaulle a tenté de réduire le fossé entre la pression interne et la pression extérieure. Couplé sur le plan économique et social au plan de Constantine, et au niveau militaire au plan Challe, ce projet diplomatique s’inscrivait dans une action tendant à obtenir les capacités d’impulser librement la rénovation du lien entre l’Algérie et la France. La mise en lumière des manoeuvres du président français ne résout pas pour autant le « mystère de Gaulle », dans la mesure où celles-ci ne présument en rien des orientations précises qui auraient été prises en cas de succès.

En revanche, le choix du général de Gaulle d’une adaptation consentante avec son discours sur l’autodétermination témoigne de sa prise de conscience que le coût de la continuité était devenu trop élevé pour la politique étrangère française (Krasner 1984). Mais si l’environnement extérieur invitait au changement, il n’y forçait pas. Ainsi, pour Philip H. Gordon, le mérite du général de Gaulle réside dans sa capacité de saisir la portée des contraintes et d’admettre la nécessité d’une adaptation (Gordon 1993 : 6). De ce point de vue, c’est bien sa perception du poids des contraintes extérieures qui a constitué le facteur décisif du tournant pris le 16 septembre (Holsti 1982 ; Wohlfort 1993).

Cependant, une fois proclamée, une politique d’ajustement à l’environnement international est rarement linéaire (Hermann 1990 : 13-14). Les effets non maîtrisés d’une politique d’ajustement peuvent même conduire le décideur à renoncer au changement et à revenir à une politique de résistance[9]. Dans le cas de la proclamation de l’autodétermination de l’Algérie, le maintien d’un haut degré de résistance interne laisse toujours planer le risque d’un échec de la politique d’ajustement. En effet, si à l’été 1959, de Gaulle a acquis la conviction que la continuité serait plus coûteuse que le changement, son diagnostic est loin de faire l’unanimité. De ce point de vue, le cas du chef d’état-major de la défense nationale Paul Ély est particulièrement intéressant. Tout comme le général de Gaulle, ce dernier est conscient du poids des États-Unis dans l’issue du conflit et du fait que la supériorité militaire ne peut suffire à assurer une victoire politique. Dans un mémento envoyé au premier ministre le 4 août 1959, il estime que la paix « dépend aussi de nos alliés et tout particulièrement des Américains. Si les États-Unis acceptaient notre thèse et la proclamaient, la rébellion s’effondrerait en quelques semaines car elle vit d’espoir… Et cette remarque vaut pour la Tunisie et le Maroc » (Faivre 1998 : 108-109 ; Faivre 2004 : 157-162). Cependant, face à la question américaine, il estime que le bras de fer entamé par le général de Gaulle avec le retrait de la flotte française du commandement méditerranéen constitue une mauvaise stratégie et entrave un accord sur l’Algérie (Vaïsse 2011 : 234 ; Faivre 1998 : 50-51). Ce raisonnement, partagé par de nombreux cadres de l’armée ainsi que certains proches du général de Gaulle, comme le ministre des Armées Pierre Guillaumat, est résumé par Maurice Vaïsse selon le schéma suivant : « 1) Si l’armée française est engagée en Algérie, elle doit pouvoir compter sur ses partenaires en Europe ; 2) la fidélité sans faille à l’Otan désamorcerait une possible hostilité des États-Unis à l’action de la France en Algérie » (Vaïsse 2011 : 132).

Pour le général Ély, il est « inconcevable que les États-Unis et la France ne puissent trouver une politique commune vis-à-vis de l’Algérie ». Un tel objectif lui paraît d’autant plus indispensable qu’il ne croit plus à la solution de l’indépendance de l’Algérie, « possible il y a cinq ans » mais qui désormais « déclencherait en France la guerre civile » (Faivre 1998 : 108-109). Celui-ci développe donc une analyse totalement opposée à celle du général de Gaulle, en considérant que la pression interne est trop forte mais qu’il est encore possible d’agir sur l’environnement extérieur. Cette perception qui peut s’expliquer par sa proximité avec les officiers étatsuniens de l’Otan, plus favorables que les dirigeants politiques à la prise en compte des intérêts français en Algérie, ne peut être qu’amplifiée par les officiers en poste en Algérie (Dubois et Sergent 1974 : 160-161). Leur absence de clairvoyance relève d’une vulnérabilité face à une « pensée groupale », liée aux intérêts bureaucratiques de l’armée, favorisant la rigidité cognitive, la polarisation et la sélection arbitraire des informations (Janis 1972 : 12). Ainsi, si les contraintes de l’environnement extérieur ne sont pas toujours ignorées, elles font l’objet d’une déformation quant à leur origine, puisque les officiers rebelles associent la position étatsunienne à une réaction contre le président français ou à l’inaction des diplomates plutôt qu’aux intérêts de leur politique étrangère (Jervis 1992 : 143-145)[10]. Des contraintes institutionnelles (liées aux intérêts de l’armée) et cognitives (l’association du fln avec le danger communiste) empêchent ces acteurs de percevoir l’environnement extérieur tel qu’il est. Le reproche que leur adresse le général de Gaulle est lié à cette évaluation tronquée : « Je comprends la nostalgie de nos officiers […] mais ils ne sont pas réalistes. Les suivre serait vouloir ne pas aboutir » (Vaïsse 2011 : 132).

En définitive, le putsch d’Alger, le 21 avril 1961, va à la fois mettre fin aux illusions des généraux français en raison de l’absence de soutien des États-Unis[11], et va démontrer l’importance et la difficulté du changement décidé le 16 septembre 1959. En effet, après la semaine des barricades de janvier 1960, le putsch souligne à nouveau le gouffre entre la proclamation du changement et sa concrétisation en raison des perceptions divergentes sur l’état de la situation internationale[12]. Par conséquent, bien que le général de Gaulle ait longtemps continué à privilégier la solution d’une association et l’objectif d’une victoire militaire sur le fln afin d’obtenir un cessez-le-feu préalable à des négociations[13], le fait d’avoir résisté à la tentation d’un retour en arrière justifie le caractère décisif attribué au discours du 16 septembre 1959.