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I – L’aide humanitaire dans les sciences humaines et sociales

L’aide humanitaire est un champ d’étude sans cesse questionné par les sciences humaines et sociales. Ce champ offre une grande diversité d’analyses et d’interprétations, dont l’absence de consensus relève tout autant de la pluralité des disciplines et des acteurs qui s’en emparent que de sa richesse et sa complexité. Les travaux couvrent des approches juridiques, historiques, économiques, anthropologiques, sociologiques, politiques, etc. Ils croisent des regards d’universitaires et ceux de professionnels de l’aide. Ils peuvent aborder l’aide humanitaire dans sa globalité, comme dispositifs institutionnels, ou par des analyses plus empiriques sur les jeux d’acteurs, déclinant ces approches par autant de secteurs ou problématiques spécifiques, telles que les réfugiés, la santé, le droit, etc. Un bref rappel des différents courants d’études sur l’aide humanitaire permet de mieux rendre compte de la façon dont elle suscite l’intérêt de diverses disciplines des sciences humaines et sociales. Cet aperçu situe également les contributions de ce numéro[1] dont les apports viennent en quelque sorte enrichir ce corpus par leurs approfondissements d’analyses ou réactualisations des terrains étudiés.

Les sciences juridiques traitent de l’aide humanitaire principalement sous l’angle du droit international humanitaire, comme partie du droit international, élaboré au cours des siècles sous forme d’accords temporaires puis au moyen de conventions internationales à partir de 1864 (Buirette 2019 : 32). Plusieurs travaux traitent de la généalogie et des ressorts de la formalisation de cet ensemble de règles internationales (Aspremont et Hemptinne 2012 ; Buirette 2019 ; Buirette et Lagrange 2008 ; Bula-Bula 2010) ; de ses paradoxes ainsi que des problématiques sous-jacentes telles que son inadéquation aux réalités complexes des conflits (Bula-Bula 2010 ; Bettati 1996 ; Buirette et Lagrange 2008) ; des facettes de l’ingérence internationale sur fond de responsabilité de protéger et d’universalité des droits de l’homme (Lochak 2009 ; Bettati 1996, 2012 ; Brockmeier, Kurtz et Junk 2014 ; Buirette 2019). Si au départ il était question d’alléger des souffrances et de garantir la protection des blessés, prisonniers et civils en période de guerre, le droit humanitaire international s’est aujourd’hui étendu par ses interventions et institutions aux thématiques de réfugiés et des victimes de catastrophes naturelles, multipliant ainsi les angles par lesquels les sciences juridiques l’abordent (Buirette 2019 : 3).

Les recherches sur l’histoire de l’humanitaire ont permis d’identifier les sources principales et les grandes étapes de l’émergence de l’aide humanitaire, mettant en lumière comment les innovations, modèles et pratiques évoluent et se reproduisent au cours du temps. Elles décrivent ainsi comment les mouvements philanthropiques, laïcs ou confessionnels des 18e et 19e siècles s’institutionnalisent progressivement en organisations humanitaires, notamment lors des périodes de crises et de guerres du 20e siècle. Elles montrent aussi comment l’émergence et l’évolution de l’humanitaire s’ancrent dans des évolutions ou mutations sociétales plus larges, marquées par des événements de nature diverse, et des dynamiques à la fois sociales, techniques, politiques, philosophiques et économiques, qui ont participé à façonner ses pratiques, ses valeurs, ses normes et ses institutions. On retiendra par exemple les travaux généralistes de Philippe Ryfman (2014, 2016a), ou plus spécifiques d’Axelle Brodiez-Dolino et Bruno Dumons (2009), qui livrent une lecture diachronique à partir d’un découpage historique problématisé et conceptualisé du champ de l’aide humanitaire. Ils rendent compte de ses trajectoires protéiformes, discontinues et plurielles, des événements relatifs aux droits et blessés de guerre aux mouvements philosophiques et caritatifs, jusqu’à la fusion de ces registres pour façonner l’humanitaire contemporain. Ces travaux sont complétés par les contributions anglo-saxonnes, notamment celles de Michael Barnett (2011) dont l’approche socio-historique révèle les dynamiques sociales, politiques et idéologiques de l’émergence et de la formalisation de l’aide humanitaire ; de Brendan Simms et David Trim (2011) qui reviennent sur les mouvements d’opposition aux persécutions et à la tyrannie, ainsi que la façon dont les préoccupations liées aux droits de l’homme ont évolué vers l’institutionnalisation de l’humanitaire ; et d’Eleanor Davey, John Borton et Matthew Foley (2013) qui proposent un essai introspectif sur les facteurs qui ont façonné l’aide humanitaire, tout en remettant en question ses fondations pour mieux en envisager une réforme.

À travers des approches diverses, les sciences économiques interrogent principalement l’efficacité et l’efficience, les instruments financiers et les enjeux économiques de l’aide humanitaire, la questionnant aussi bien sous l’angle de la lutte contre la pauvreté que par le biais de thématiques plus spécifiques liées par exemple à la santé, au développement agricole ou plus récemment à l’un des 17 objectifs du développement durable (odd). Des travaux majeurs ont par exemple nourri le champ de perception et de mise en oeuvre des politiques de lutte contre la pauvreté et les inégalités, dont l’approche en termes de « capabilités » développée par Amartya Sen, centrée sur les libertés, le bien-être et les droits humains (Sen 1985, 1992, 1999 ; Bénicourt 2001, 2006, 2007), ainsi que les analyses de Jean-Michel Charbonnel sur les politiques mises en oeuvre et les représentations socioculturelles dans le contexte européen (Charbonnel, 2013, 2014). D’autres ont analysé les itinéraires rhétoriques et de justification de l’aide au développement face aux critiques (Servet 2010 ; Carbonnier 2010 ; Gunning 2005). Les Objectifs du millénaire pour le développement (omd) en 2000, suivis des Objectifs de développement durable (odd) depuis 2015 ont impulsé un cadre d’action internationale et influencé les modalités de financement du secteur de l’aide humanitaire, offrant aux économistes de nouveaux angles d’approches. Des travaux ont notamment analysé les instruments financiers de l’aide en rapport avec la multiplication des sources de financement et le foisonnement d’acteurs, ainsi que les sombres effets observés (Gabas et al., 2014 ; Gabas, Ribier et Vernières 2017 ; Hugon 2016), la fragmentation et la délégation de l’aide humanitaire qu’engendre la pluralité d’acteurs affectant son efficacité (Ferrière 2020 ; ocde 2009 ; Anderson 2012 ; Gehring et al. 2017).

Plusieurs courants de l’anthropologie et de la sociologie ont examiné les dynamiques de transformation sociale ayant favorisé l’essor de l’aide humanitaire, notamment par l’intermédiaire des courants de la socio-anthropologie empirique, de l’anthropologie des politiques, de la sociologie des professions ou encore des courants de l’anthropologie critique. La lignée de travaux empiriques restitue de façon non normative les dynamiques sociales des interventions de l’aide humanitaire (Olivier de Sardan 2001). Ces approches englobent les travaux de socio-anthropologie du développement de « l’école » de Norman Long, de l’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement (Apad) autour de Thomas Bierschenk et Jean-Pierre Olivier de Sardan, ainsi que des anglo-saxons David Lewis et David Mosse, tous deux rattachés à l’European Inter-University Development Opportunities Study Group (eidos). Le phénomène de courtage en développement (Bierschenk et al. 2000) a été traité par le réseau des chercheurs de l’Apad, avant qu’ils n’explorent les terrains de la décentralisation, des politiques de santé, du genre, de la gouvernance et de la corruption, etc. (Blundo et Le Meur 2009). David Lewis et David Mosse (2005, 2006) enrichissent l’usage des concepts d’interface et de courtage en incorporant les métaphores de « traduction » et de « chaîne de traduction » empruntées aux travaux de sociologie des sciences et de sociologie de la traduction développées par Bruno Latour (1996), Madeleine Akrich et Michel Callon (2006), tout en faisant référence aux travaux d’anthropologie des politiques (anthropology of policy) de Cris Shore et Susan Wright (1997). David Mosse a par ailleurs ciblé la réflexion en procédant à une « sociologie du document » et en se penchant sur « la vie sociale des projets » (Mosse 2005).

D’autres travaux récents ont contribué aux dernières réflexions sur l’anthropologie de l’aide humanitaire. Le numéro thématique d’Ethnologie française, « Ethnographies de l’aide », coordonné par Laëtitia Atlani-Duault et Jean-Pierre Dozon (2011), livre un ensemble de regards sur les itinéraires de l’anthropologie de l’aide, ses champs d’action diversifiés, ses configurations évolutives ainsi que les mécanismes en jeu dans les modalités de sa mise en oeuvre. L’ouvrage de Laëtitia Atlani-Duault et de Laurent Vidal (2009) a nourri les réflexions critiques sur les postures anthropologiques et le rapport aux institutions, terrains et pratiques de l’aide humanitaire par le biais de questionnements méthodologiques, épistémologiques et éthiques. L’ouvrage collectif dirigé par Philippe Lavigne-Delville et Marion Fresia (2018) élargit le champ d’étude aux terrains institutionnels et sur les postures réflexives des chercheurs au sein de ces institutions. Ce regard prolonge les travaux consacrés aux praticiens de l’aide (Mosse 2011 ; Fechter et Hindman 2011), voire à une sociologie des professions, s’intéressant aux modalités d’engagement et d’entrée dans le secteur de l’aide humanitaire, et les transformations des pratiques professionnelles (Le Naëlou 2013 ; Siméant et Dauvin, 2002). D’autres travaux ont analysé l’évolution du secteur de l’aide humanitaire par l’approche des effets contrastés d’une professionnalisation qui a émergé et s’est imposée comme condition sine qua non de la légitimité et de la survie des acteurs du secteur (Le Naëlou et Freyss 2004 ; Le Naëlou, Hofmann et Kojoué 2020 ; Dauvin 2004 ; Siméant 2001 ; Cumming 2008).

Enfin, il faut citer la généalogie critique de l’humanitaire s’inscrivant dans la filiation des réflexions des philosophes Michel Foucault et Giorgio Agamben sur la biopolitique, des courants de l’anthropologie critique du développement d’Arturo Escobar et James Ferguson, et des travaux d’anthropologie médicale critique, en particulier de Didier Fassin (Pandolfi et Corbet 2011). Selon ce courant de pensée, l’humanitaire constitue un mode de gouvernementalité biopolitique moderne, où l’état d’exception est devenu la règle en discriminant et excluant des populations maintenues à l’état de survie, telles que celles des réfugiés, symboles même de la simple « vie nue » (Agamben 1999 ; Saillant 2007). Ces travaux interrogent les formes de « gouvernements humanitaires » qui ont émergé en même temps que se multipliaient et se diversifiaient les acteurs du monde de l’aide (Agier 2008, 2013 ; Fassin 2010, 2013), et que les registres rhétoriques de légitimation étaient mobilisés par les différents acteurs, y compris militaires (Fassin et Pandolfi 2013 ; Pandolfi et Corbet 2011), autour de sentiments moraux et d’une morale humanitaire porteuse de valeurs transcendantes (Fassin 2010 ; Redfield et Bornstein 2011). Notons que d’autres sociologues se sont également intéressés aux politiques et dynamiques discursives résultant des sentiments moraux (Boltanski 2007 ; Kurasawa 2012, 2015 ; Wilkinson 2013).

Les sciences politiques se sont intéressées à la façon dont le déploiement de l’aide humanitaire soulève des enjeux politiques et de diplomatie (Apodaca 2017 ; Ryfman 2010 ; Pouligny 2002 ; 2003), à la communication et aux modalités de collecte de fonds des organisations humanitaires (Dauvin 2010 ; Pérouse de Montclos 2009 ; Lefèvre 2011), à l’aide humanitaire face aux conflits armés et à la complexité des réalités politiques locales (Pouligny 2003 ; Pérouse de Montclos 2020), et aux crises, dilemmes du secteur, ainsi qu’aux risques d’instrumentalisation des acteurs (Verlin 2018 ; Pérouse de Montclos 2012 ; Ryfman 2016b ; Kenyon Lischer 2005). Les politologues Mark Duffield et Michaël Barnett sont souvent invoqués pour leurs analyses de l’aide humanitaire, appliquant l’analyse de Ferguson au complexe contexte humanitaire (Duffield 2001, 2009), et mettant en jeu des tensions entre politique et apolitisme de l’aide, faisant de l’humanitaire une « machine antipolitique » (Barnett 2011).

Pour terminer ce bref aperçu du traitement de l’aide humanitaire par les sciences humaines et sociales, précisons que les professionnels du secteur contribuent amplement aux réflexions et aux débats sur leurs pratiques, et que leurs apports nourrissent les réflexions de chaque discipline selon les thématiques abordées. On citera rapidement les travaux de Rony Brauman (2018, 2009, 2005), Pierre Micheletti (2008, 2012), Olivier Ray (2015 ; Ray et Severino 2012). Enfin, il est crucial de souligner avant de terminer cette partie que les travaux sur l’aide humanitaire répertoriés dans une discipline ne relèvent pas toujours systématiquement des profils de chercheurs issus de cette discipline, et que les références et axes thématiques cités n’épuisent pas la diversité et la richesse des travaux existants. L’objectif est surtout de mettre en évidence le phénomène d’interdisciplinarité, avec les « connexions entre concepts, outils d’analyse et modes d’interprétation de différentes disciplines », et de pluridisciplinarité, avec la « juxtaposition de points de vue qui délivrent chacun une connaissance particulière sur le phénomène étudié » (Charaudeau 2010 : 4), qu’offre la thématique de l’aide humanitaire.

II – Continuum urgence/développement

En préambule, il convient de commencer par proposer une définition et un cadrage suivant la perspective développée dans ce numéro. L’aide humanitaire dont il est question ici englobe les activités couvertes par les organisations non gouvernementales, alliant les missions de « l’urgence » à celles du « développement », les modes de gestion participative à ceux de l’intervention extérieure, accordant les temporalités courtes et longues, déployant des moyens non militaires. Si, dans les années 1970 et 1980, l’humanitaire a d’abord été réduit à sa dimension urgentiste, le registre du développement lui étant dénié (Pérouse de Montclos 2009 : 752), aujourd’hui la complexité des terrains, le chevauchement des projets et des champs d’action, et la simultanéité des besoins remettent en question la pertinence de la stricte séparation des deux registres d’action. En réalité, qu’il s’agisse d’urgence ou de développement, les organisations humanitaires mènent des activités qui visent à atténuer les souffrances à court, à moyen et à long terme. Ainsi que le remarque Marc-Antoine Pérouse de Montclos, les exemples tels que les « Big Five », que constituent Catholic Relief Services, Oxfam, Save the Children, World Vision et Care, qui se décrivent comme des ong humanitaires engagées dans des actions de développement, tendent à rendre stérile le débat du cloisonnement des champs d’action urgence/développement (Pérouse de Montclos 2015 : 16). La porosité entre l’urgence et le développement (Siméant 2001 : 29), formant un « continuum temporel » et « spatial » entre les deux approches (Pérouse de Montclos 2009 : 753), et la couverture progressive des deux champs par les organismes concourent à conforter cette position. Cela étant, il faut prendre acte de savoir-faire, de métiers, d’approches et de réseaux, voire d’économie et d’échelles d’action très différents entre les deux champs, et de ce qu’une telle distinction est entretenue par les bailleurs de fonds dont les lignes budgétaires urgence/développement sont distinctes, malgré les évolutions d’un « nexus » entre les deux pratiques qui peine à émerger et se concrétiser. Mais pour les besoins de cadrage conceptuel de ce numéro, axé sur les discours, les terrains et les dynamiques d’acteurs, nous décidons de partir du décloisonnement des deux champs d’action, les englobant dans la formule « aide humanitaire » et focalisant l’attention sur les activités menées principalement par des organisations non gouvernementales et leurs rapports avec d’autres acteurs (médiatiques, politiques, intergouvernementaux, bailleurs de fonds, etc.). Il convient aussi de souligner qu’il existe une grande diversité d’organisations humanitaires, incluant celles qui revendiquent ou sont associées au label « humanitaire » – les organisations d’origine anglo-saxonne et francophone, confessionnelle ou laïque –, et dont les échelles d’intervention sont également diverses – nationales ou internationales, etc.

Ce numéro réunit des contributions de chercheurs issus de trois disciplines : l’anthropologie, les sciences politiques et les sciences de l’information et de la communication. Elles prolongent les réflexions sur l’anthropologie de l’aide humanitaire, les registres rhétoriques mobilisés, le foisonnement d’acteurs et les enjeux politiques et de diplomatie. Ce faisant, plutôt que de s’inscrire dans un changement de paradigme, l’ensemble des contributions propose une approche réactualisée des enjeux, défis et évolutions liés aux pratiques des acteurs de l’humanitaire. La perspective développée part d’une approche diachronique pour mieux situer l’influence des contextes socioéconomiques et politiques actuels sur le phénomène humanitaire. À travers une vision pluridisciplinaire et complémentaire qui se décline en une grande variété d’approches, de matériaux et de méthodologies, les quatre analyses se focalisent spécifiquement sur les crises et enjeux liés aux discours, aux dynamiques d’acteurs et aux terrains de l’aide humanitaire. Elles interrogent quatre dimensions principales du phénomène de l’aide humanitaire : les dynamiques info-communicationnelles, les rapports entre l’humanitaire et le politique, les rencontres avec les bénéficiaires, et les problématiques liées à la coordination des politiques et des actions sur les terrains.

III – La communication institutionnelle : les limites de l’humanitaire contemporain ?

Engagé depuis les années 1980, le phénomène de professionnalisation a donné lieu à l’émergence et à la construction de nouvelles compétences, de nouveaux savoirs et modes d’actions, à l’harmonisation des pratiques, ainsi qu’à une « managérialisation » qui se traduit par l’importation de méthodes de gestion issues du privé (Cazenave, Garbe et Morales 2020). Sur le plan communicationnel, l’entrée des professionnels du marketing et de la communication, issus du secteur entrepreneurial, a impulsé la transposition des méthodes commerciales au secteur de l’aide humanitaire, l’exposant à de nombreuses critiques quant à son engrenage dans une recherche de visibilité (Lefèvre 2007, 2011 ; Dauvin 2010 ; Corbet 2014). Sans nous laisser prendre à une tentative de généralisation, au regard de l’hétérogénéité des acteurs et des pratiques, notons qu’il a été observé qu’une grande partie des acteurs de l’aide humanitaire recouraient de plus en plus aux images à fort impact émotionnel. Les critiques se sont alors attachées à dénoncer les conditions de présentation de ces corps en souffrance (Pérouse de Montclos 2009 ; Manzo 2008 ; Dauvin 2010) et la convocation immédiate de l’émotion à dessein de susciter le don, au détriment de la compréhension des enjeux contextuels et de la complexité des situations locales, au risque de réduire ces problématiques multifacettes aux seules logiques financières (Mesnard 2002 ; Dauvin 2010 ; Pérouse de Montclos 2009 ; David 2019).

Les deux premiers articles de ce numéro s’inscrivent dans le prolongement des réflexions sur les dynamiques discursives des organisations humanitaires. Ils s’attachent à examiner en particulier les enjeux et stratégies de « captation » par les émotions, par les représentations humanitaires. Selon Patrick Charaudeau (1995), la stratégie de « captation » vise à toucher l’affect des publics, à les séduire pour mieux les influencer et les faire adhérer au contenu propositionnel de l’énoncé. Pour ce faire, les jeux de spectacularisation et de dramatisation sont souvent mobilisés (Charaudeau 2006) et les formes narratives s’appuient généralement sur l’attendrissement du spectateur, formant ce que Luc Boltanski (2007) appelle la « topique du sentiment ». C’est dans cette perspective que François Enten analyse les modalités actuelles de mise en discours des famines au travers d’un regard rétrospectif et comparatif. S’inspirant de Luc Bolstanki qui décrit les récits humanitaires comme une articulation entre registres émotionnel, technique et esthétique, il analyse la façon dont les médias et les professionnels de l’aide humanitaire ont traité les crises récentes en Somalie et au Yémen. Il montre comment cette combinaison aboutit à des récits de « famines imaginaires », au caractère performatif inédit, et décuplé par l’usage des réseaux sociaux et leur capacité exceptionnelle de mobilisation des opinions, de collecte de fonds et de déclenchements d’opérations d’urgence.

L’apparition de nombreux nouveaux acteurs sur un terrain déjà occupé a donné lieu à un phénomène de concurrence accrue, chaque acteur étant soucieux d’accroître ses capacités d’action et de financement face aux besoins croissants (Ryfman 2014 ; Verlin 2018). Une attention particulière est portée à l’image renvoyée aux publics, impliquant les enjeux de légitimité, de notoriété et d’attractivité (Dillière-Brooks 2008 ; Dauvin 2010 ; Corbet 2014). En effet, dans un contexte de profonde remise en question planétaire, la crise générale de légitimité qui émerge, se manifestant par sa fragilité et les exigences de preuves, n’épargne pas le secteur de l’aide humanitaire (Dillière-Brooks 2008 ; Hatzfeld 2014). La stratégie de captation vise aussi, au-delà de la mobilisation et du déclenchement des réactions engagées, à se démarquer des autres acteurs et à négocier les enjeux de légitimité. À cet égard, l’article de Lyonnelle Ngouana propose quelques éléments de réflexions sur la façon dont les images de malheureux secourus par les humanitaires sont mises à contribution dans la négociation de ces enjeux de légitimité. Jusqu’ici, la plupart des travaux traitant de l’utilisation des images de victimes se sont attachés à dénoncer une stratégie de « compassion lucrative », c’est-à-dire l’utilisation d’images à fort impact émotionnel en vue de susciter une réaction engagée, matérialisée par le don. L’article de Lyonnelle Ngouana propose un nouveau regard en montrant que les enjeux pécuniaires sont loin d’être les seuls à l’oeuvre dans les représentations humanitaires de la victime. Si le don, par exemple, peut simplement se demander dans un énoncé, la légitimité, elle, ne se demande pas, mais se gagne, au prix d’un certain nombre de preuves. L’auteure s’attache à examiner comment ces preuves visuelles (indissociables des discours qui les accompagnent), dans leur dimension testimoniale, constituent un réservoir d’opérateurs de légitimation, de crédibilisation et de visibilité. L’analyse s’appuie principalement sur les productions de l’ong Action contre la faim, déployées dans le cadre des campagnes d’appels aux dons.

IV – Humanitaire et politique : des relations à clarifier

Outre les mobilisations de divers ordres, la stratégie de captation et plus globalement les actions de communication s’insèrent souvent dans une dimension politique, plus ou moins clairement assumée comme telle. Les pratiques communicationnelles liées au plaidoyer, au lobbying politique et, de manière générale, aux luttes pour les droits de l’homme constituent autant d’occasions de rapports inévitables avec les acteurs politiques (Pérouse de Montclos 2015). Pour faire pression sur les acteurs politiques, le plaidoyer reste l’une des stratégies les plus mobilisées par les organisations humanitaires. Il désigne, dans la perspective humanitaire, un registre d’actions qui vise à défendre la ligne politique des « plaideurs » et à influer sur les décisions des acteurs identifiés par ceux-ci comme décisionnaires dans les thématiques traitées ; les actions de plaidoyer sont déployées par le biais de campagnes nationales et internationales, alliant stratégies médiatiques et appels tant au public (pétitions) qu’aux responsables politiques (lettres officialisées, rencontres médiatisées, etc.) (Ollion et Siméant 2015). Afin de peser sur les négociations, le plaidoyer humanitaire revêt la forme d’un « lobby moral » mené au nom de « causes universalisables » (Ollion et Siméant 2015 : 12), fondé sur une argumentation rationnelle, une expertise technique et des « interactions poursuivies entre pouvoirs et plaideurs » (Lavigne Delville et Saïah 2015 : 104). À noter que par-delà la dimension discursive, les terrains d’intervention humanitaire sont des espaces de négociation permanente avec les acteurs politiques (Weissman 2013).

Dans le contexte actuel, où l’environnement international ne cesse de se détériorer, où les crises et les conflits s’enlisent et se complexifient, induisant un accroissement et une diversification des besoins humanitaires, les réponses à ces différentes situations de crise revêtent plusieurs formes et sont aussi portées par des acteurs hybrides qui chevauchent explicitement les champs humanitaire et politique. Marc-Antoine Pérouse de Montclos analyse les stratégies déployées par l’un de ces acteurs, l’International Crisis Group (icg), une ong spécialisée dans le plaidoyer sur les conflits armés. Ses objectifs sont de prévenir les conflits et de promouvoir la paix en proposant des solutions basées sur des études, des enquêtes et des analyses de terrains. Sorte de « vigie » agissant à la façon d’un système d’alerte précoce, l’ong cible spécifiquement la classe dirigeante, les décisionnaires politiques, dans le but d’influer sur les processus de décision des États. Les modes et les registres d’action de cette organisation posent la question de la pertinence et des modalités d’une articulation entre politique et humanitaire dans la gestion des situations de crise ; mais se pose aussi la question du positionnement de ce type d’acteur hybride dans l’écosystème humanitaire, et surtout de l’impact ou des effets de ses actions sur les activités des organisations humanitaires, au regard de ses prises de position parfois aux antipodes de ces dernières. On peut enfin s’interroger sur la réelle efficacité de ce mode d’action, de cette nouvelle façon revendiquée d’agir directement sur les politiques.

V – Rencontres avec les bénéficiaires et coordination des politiques et actions sur le terrain

La coordination constitue un véritable défi pour l’aide humanitaire et se situe au coeur des débats sur l’efficacité de la réponse humanitaire. Condition annoncée de l’amélioration de la réponse multidimensionnelle aux crises, elle implique un mécanisme de concertation et un accord sur un certain nombre de critères, de normes et d’objectifs qui ne font pas toujours l’unanimité. Le processus de réforme engagé depuis 2005 sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies, avec notamment le Bureau sur la coordination des affaires humanitaires, l’ocha (Office for Coordination of Humanitarian Affairs), avait pour principal objectif la coordination entre les acteurs humanitaires (Verlin 2018 ; Martel 2014). L’approche dite « par cluster » a été adoptée pour une coordination sectorielle et internationale, avec à la tête de chaque cluster thématique une ou deux organisations considérées comme expertes (Egger 2015). Cette approche reste cependant critiquée en raison de la forme de « gouvernance » humanitaire et des jeux de pouvoirs auxquels elle donne lieu, des problèmes d’appropriation locale qu’elle pose, et finalement de son efficacité contrastée (Ryfman 2016a ; Martel 2014 ; Egger 2015).

Au-delà de la coordination entre les acteurs de l’aide, reste la question de l’articulation entre les politiques et les actions déployées par les États en crise et les opérations de terrain menées par les acteurs humanitaires. Les questions environnementales et les catastrophes naturelles accroissent ce besoin de coordination pour des réponses efficaces et adaptées, en particulier dans le cas de certaines régions régulièrement sujettes aux catastrophes climatiques, où les communautés affectées doivent trouver des stratégies de survie lorsqu’elles se trouvent dans l’impossibilité de se déplacer. Dans cet ordre d’idées, l’article de Camille Raillon étudie la gestion politique et opérationnelle des catastrophes naturelles et les formes de résilience à l’échelle de la famille. La résilience désigne la capacité d’une communauté à faire face aux chocs en résistant et en s’adaptant, voire aussi en s’y préparant (Lallau, Laissus-Benoist et Mbetid-Bessane 2018). Entre 2010 et 2016, l’auteure a observé les stratégies de résilience élaborées par 120 familles bangladaises affectées par les cyclones Sidr en 2007 et Aila en 2009. Si la diversité des stratégies de rebond déployées par les différentes familles montre la nécessité d’approcher la résilience comme un phénomène social complexe, elle explique également les difficultés à trouver une définition et des indicateurs communs de résilience de la famille après une catastrophe. Ainsi, la lecture ambiguë des différentes formes de résilience génère des problèmes d’articulation entre les politiques de reconstruction, de réduction des risques et d’adaptation, dans une collaboration parfois tendue entre les politiques, les acteurs humanitaires et les familles elles-mêmes.

Chaque époque féconde de nouveaux regards, questionnements et constats. L’objet de ce numéro est de porter un regard actualisé sur l’aide humanitaire, en mettant en lumière la vitalité et la pluralité méthodologique, théorique et épistémologique qui la traversent. Plutôt que de rompre avec les points de vue précédents, il est question de les faire dialoguer à partir de quelques éléments de réflexion autour des pratiques discursives, des jeux des acteurs et des enjeux liés aux terrains. Ce que montrent les différentes contributions par rapport aux recherches existantes, c’est que les crises et les enjeux de l’aide humanitaire ne sont finalement pas nouveaux, car ils existaient déjà, pour une grande partie, à mesure de l’émancipation du secteur. Leur particularité aujourd’hui tient à leur ramification et leur hybridation dans un contexte d’enlisement des crises, de prolifération des acteurs et d’émergence d’ambitions dépassant le seul cadre d’assistance aux populations en crise. La plupart des travaux s’accordent sur la pluralité des facettes et des enjeux de l’aide humanitaire, qui évoluent et se complexifient parallèlement aux mutations sociales, économiques et politiques. Ainsi, par exemple, les mutations sociotechniques liées aux technologies de l’information et de la communication influent sur les modalités de communication. L’influence s’observe tant au niveau des émetteurs, avec l’accroissement des personnalités publiques et le buzz associé, capables de mobiliser en faveur de causes humanitaires, qu’au niveau du message et de sa réception, avec notamment les jeux d’inflation lexicale dans un contexte concurrentiel, incertain et marqué par l’habituation des publics de donateurs. Le paysage de l’aide humanitaire se modifie considérablement, s’enrichissant de nouveaux types d’interlocuteurs aussi bien engagés dans une dynamique de solidarité internationale qu’utilisant l’aide humanitaire comme un instrument de soft power. Enfin, l’imbrication des enjeux environnementaux, sociaux, économiques, politiques et même sanitaires (avec en particulier la pandémie de Covid-19 et la récession qu’elle entraine), réactualise la nécessité d’une concrétisation ou d’une amélioration des mécanismes de coordination et de concertation efficaces et appropriés, articulant l’urgence et le développement.

Pour finir, ce numéro invite aussi les autres disciplines à porter un regard actualisé sur les enjeux et les défis de l’aide humanitaire. D’autres thématiques méritent en effet d’être traitées pour contribuer à dresser un portrait plus récent et pluridisciplinaire de l’aide humanitaire. On citera pour exemples la transition humanitaire, les logiques et les circuits de financement (finance mixte par exemple), les problèmes de la fragmentation de l’aide, les effets de l’humanisation du droit international, les conditions du rapport social entre les acteurs humanitaires et les bénéficiaires, etc. Il est certain, en ce qui concerne ce dernier point, que les dynamiques de la transition humanitaire et les mutations sociales dans les pays du Sud ont fait émerger chez ces derniers une volonté d’autonomisation, une volonté de jouer un rôle plus actif dans l’ensemble des processus et des niveaux de l’aide humanitaire, depuis la conception des projets jusqu’à la gestion des flux financiers.