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Les attentats du 11 septembre 2001, puis les attaques meurtrières ayant tour à tour visé Madrid, Londres, Toulouse, Paris et Bruxelles, ont marqué l’actualité internationale et poussé la question du djihadisme sur le devant de la scène européenne. Dans le même temps, les mouvances djihadistes, et tout particulièrement l’organisation État islamique, ont suscité une adhésion croissante parmi les ressortissants européens, avec une prévalence marquée dans certains pays : le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Belgique et la France représentaient 80 % du contingent européen d’islamistes ayant participé aux activités d’organisations djihadistes en Syrie (Micheron 2020 : 11). À elle seule, la France a alimenté la moitié de ce contingent (Sueur 2015 : 37). Si ce phénomène n’était alors pas nouveau, son ampleur a, elle, été sans précédent : entre 2012 et 2018, le théâtre levantin a attiré entre 1500 et 2000 candidats français. Par comparaison, on estime que les départs à l’étranger pour participer au djihad depuis les années 1980 – vers la Bosnie, la Tchétchénie, l’Afghanistan, la Somalie ou le Sahel – ne concernaient jusqu’alors guère plus d’une cinquantaine de ressortissants français par an (Sueur 2015 : 36-37).

Cette évolution a donné lieu à un florilège d’ouvrages de qualité variable cherchant à rendre compte de ces problématiques : comment ces mouvances se sont-elles implantées en Europe et en France ? Qui part faire le djihad ? Pourquoi et comment prévenir ces tendances ? En 2019, Études internationales publiait une analyse des travaux de Thomas Bouvatier, David Thomson, Laurent Bonelli et Fabien Carré, dans laquelle Gilbert McLaughlin identifiait les caractéristiques sociales, politiques et psychologiques des candidats au djihad. Il évoquait également les principaux facteurs de risque de basculement dans une mouvance djihadiste ; enfin, il suggérait des pistes de sortie visant à encourager ces militants à s’en émanciper (McLaughlin 2019).

Les facteurs économiques, sociaux et psychologiques mis en lumière dans les ouvrages analysés par McLaughlin ne suffisent toutefois pas à expliquer pourquoi le djihad s’enracine dans un quartier plutôt qu’un autre présentant les mêmes caractéristiques socio- économiques. Les motivations rapportées par les djihadistes pour expliquer leur conversion et leur souhait de rejoindre la Syrie méritent également davantage d’attention. Le présent essai analyse des ouvrages à même de compléter une approche ne permettant pas à elle seule de rendre compte des logiques d’implantation de la mouvance djihadiste en France et d’expliquer son succès inédit au cours des dernières années. Il s’appuie pour ce faire sur des oeuvres relevant de champs disciplinaires variés, reflétant ainsi la diversité des travaux relatifs à la question djihadiste en France. Les recherches du politologue Hugo Micheron se proposent d’expliquer pourquoi, à facteur de risque social, économique et politique jugé comparable, le djihadisme prend pied dans certains territoires français et en épargne d’autres. Il dresse ainsi une géographie, mais également une histoire du djihadisme français, en mettant en lumière l’émergence, à l’orée des années 2000, de réseaux à l’origine des filières de départs vers le Levant et de la multiplication des attentats sur le sol européen dans les années 2010. Son ouvrage repose sur une méthodologie très riche associant des études de terrain en France, en Belgique, au Kurdistan irakien, au Liban et en Turquie, ayant permis de conduire des entretiens auprès de très nombreux acteurs au fait de la mouvance djihadiste, y compris quatre-vingts islamistes français incarcérés ; il s’agit là de l’échantillon le plus large et le plus diversifié des recherches à ce jour. Le travail de Guillaume Monod, psychiatre intervenant dans les maisons d’arrêt de la région parisienne, vise quant à lui à percer les motivations des militants islamistes et à comprendre les raisons de leur adhésion au projet djihadiste ; son travail repose également sur des entretiens avec des détenus, bien que son échantillonnage soit plus restreint. Enfin, Romain Sèze dresse une présentation critique des politiques publiques mises en place pour répondre à la menace djihadiste et de leurs limites. Cette sociologie de l’action publique repose sur la conduite de cinquante-neuf entretiens auprès d’acteurs impliqués dans la mise en place des politiques de prévention dans le secteur public, le milieu associatif, religieux, et auprès de membres de l’entourage des personnes visées par ces politiques de prévention.

Les moments clefs du développement de la mouvance djihadiste en France

En s’appuyant sur les travaux de Bernard Rougier (2020 : 19-44), le djihadisme sera défini comme un courant islamiste visant à « dissocier les musulmans de leur citoyenneté politique […] sur un mode violent » ; il se distingue en cela du salafisme, qui rejette le passage à l’acte violent. Au sein du djihadisme, deux tendances se distinguent : l’une dont la priorité est « la défense du monde musulman face aux agressions extérieures » et dont Al-Qaïda est le produit ; l’autre prônant « l’établissement de la loi de Dieu » hic et nunc, c’est-à-dire la restauration du califat modelé sur un passé mythifié. C’est de cette deuxième tendance que l’État islamique se réclame. L’islamisme est compris comme le refus de définir l’islam comme une culture, une idéologie ou une religion. Il se caractérise par sa volonté de soumettre l’espace social, voire l’espace politique, à un régime de règles spécifiques.

La genèse de l’utopie djihadiste

Bien avant la proclamation de l’État islamique, cette recherche d’un environnement leur permettant de vivre pleinement leur foi en adéquation avec le dogme djihadiste conduit certains adeptes à fonder des enclaves. La communauté d’Artigat, toujours en activité à ce jour, en constitue un exemple emblématique dont Micheron détaille les activités. Elle a été fondée dans l’arrière-pays ariégeois à la fin des années 1980 par Olivier Corel, dit « l’émir blanc », à son retour d’Afghanistan. Au cours des années 2000, cette communauté a accueilli quelques-unes des figures les plus marquantes de la mouvance djihadiste française. Fabien et Jean-Michel Clain, anciennes personnalités influentes de l’État islamique impliqués dans les attentats parisiens de novembre 2015 ; Mohamed Merah, auteur des attaques de Toulouse de mars 2012 ; ou encore son mentor Sabri Essid, autre figure clef de l’État islamique, y ont vécu. La communauté offre à ses résidents l’opportunité de se former au salafisme et au djihadisme auprès de Corel et de vivre selon les principes stricts du dogme auquel ils adhèrent. Elle constitue un espace d’échange pour les militants qui y noueront des relations ainsi que des contacts permettant à certains d’entre eux de partir se former dans des centres d’études rigoristes moyen-orientaux. Micheron analyse ensuite comment ces enseignements vont être diffusés dans des banlieues populaires de Toulouse par le truchement de militants d’Artigat.

L’auteur montre avec précision comment ces djihadistes prennent pied dans certaines banlieues toulousaines et parviennent progressivement à s’insérer dans le paysage local. Leur arrivée coïncide avec celle d’anciens membres du Groupe islamique armé, un groupe salafiste et djihadiste actif au cours des années 1990 dans le contexte de la guerre civile algérienne. En 1999, ses combattants emprisonnés sont amnistiés au titre de la loi sur la Concorde civile. Craignant que le régime ne revienne sur sa décision, une partie d’entre eux quittent rapidement le territoire algérien et se réfugient notamment en France. Ils font également la promotion d’un islam rigoriste dans ces banlieues de Toulouse, en y organisant par exemple des séminaires. D’autres quartiers et villes en France, à l’image de Strasbourg, Trappes, Nice, Lunel, font l’objet de la même offensive idéologique, en raison de l’implantation de petits groupes militants actifs et très prosélytes. Dans les années 2010, c’est de ces espaces que de nombreux militants désireux de rejoindre l’État islamique émergeront.

L’irruption de la question djihadiste dans le débat public : attentats sur le territoire national et départs pour le Levant

Micheron, Monod et Sèze soulignent tous trois comment les attentats de Toulouse perpétrés par Mohammed Merah en 2012, puis surtout ceux de Charlie Hebdo et du 13 novembre à Paris en 2015, vont remettre cette question sur le devant de la scène et l’inscrire durablement au coeur du débat public.

Si l’ouvrage de Sèze mentionne comment les tueries perpétrées par Merah ont à l’époque largement été interprétées comme le fait d’un « loup solitaire », le travail d’analyse fine de Micheron révèle comment elles sont en réalité le fruit du renforcement de la mouvance djihadiste en France depuis le début des années 2000, mouvance à laquelle le jeune homme, qui avait notamment fréquenté la communauté d’Artigat, était tout à fait intégré. En retour, les témoignages des détenus recueillis par Monod et Micheron soulignent comment les agissements de Merah ont donné une visibilité au djihadisme dans le débat public et l’ont rendu plus attractif auprès de potentielles recrues. Les attentats de Toulouse inaugurent ainsi une période au cours de laquelle les appels à « faire le djihad » se multiplient : soit sous forme d’attentats directement sur le sol européen sur le modèle de Merah ; soit au Levant, à la faveur d’une djihadisation du conflit syrien résultant d’une part de l’envoi de contingents islamistes depuis l’Irak pour former le front Al-Nosra, et de l’autre de la libération de certains éléments islamistes par le régime syrien lui-même. Les recherches de Micheron éclairent avec précision ces évolutions.

Cette année 2012 donnera lieu à la première vague de départ de Français pour la Syrie. Il s’agit majoritairement d’hommes d’une trentaine d’années, arabophones, bien introduits auprès des organisations combattantes levantines et fervents idéologues, comme Jean-Michel Clain ou Salim Benghalem. Quelques années plus tard, on les retrouvera dans les milieux dirigeants de l’État islamique. Ces meneurs jouent un rôle clef dans la mise sur pied de filières favorisant, à partir de l’été 2013, l’arrivée de leurs compatriotes désireux de participer au conflit syrien aux côtés de l’État islamique en Irak et au Levant. En août 2013, la décision de la diplomatie américaine de ne pas intervenir en Syrie en dépit de l’utilisation d’armes chimiques dans la banlieue de Damas – alors qu’elle avait précédemment annoncé que cela entraînerait une réaction forte de sa part – vient nourrir un sentiment d’impunité auprès des membres de l’État islamique en Irak et au Levant et sonne le coup d’envoi du projet califal, qui sera officiellement annoncé en juin 2014 sous le nom d’État islamique. Cette évolution renforce davantage encore l’attractivité de l’organisation et favorise l’arrivée d’étrangers candidats au djihad en nombres d’une ampleur sans précédent. Parmi le contingent européen, les Français sont les mieux représentés : on en décompte près de 1500 (Sueur 2015).

Les profils de ces nouveaux venus sont plus diversifiés que les premiers arrivants : de plus en plus jeunes, majoritairement des hommes mais comptant également quelques femmes, de moins en moins formés idéologiquement, peu ou pas insérés dans les réseaux djihadistes locaux et peu au fait des rivalités que ces derniers entretiennent, ainsi que de la réalité de la situation en Syrie. La rigidité du mode de vie imposé par Daech, puis les défaites que l’organisation subit à partir de 2016, et enfin la chute de ses derniers bastions, conduisent de nombreux Français à revenir sur le territoire national. S’ils ne sont initialement pas toujours inquiétés à leur retour, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo de janvier 2015, tous sont systématiquement arrêtés. Cette évolution contribue à faire de l’univers carcéral un véritable espace d’évolution de la mouvance djihadiste française, vers lequel convergent les travaux de Sèze, Monod et Micheron.

L’univers carcéral : un espace de vie à part entière de la mouvance djihadiste

Si certains militants avaient déjà été emprisonnés en raison de leur appartenance à des mouvances djihadistes – gia, filières bosniennes puis irakiennes, Al-Qaïda – les incarcérations de djihadistes augmentent de manière exponentielle à partir de 2015, au gré des retours du théâtre levantin et des attentats déjoués sur le territoire français. De 80 détenus en 2014, ils sont 500 en 2020 : les maisons d’arrêt sont ainsi devenues un lieu clef de vie et d’évolution de la mouvance djihadiste en France.

L’analyse de Micheron souligne l’existence d’un continuum entre le milieu carcéral et le reste de la société. À ce titre, il critique la difficulté de la puissance publique à percevoir la prison comme un réceptacle des évolutions ayant cours dans le reste de la société, et comme une source des tendances qui vont à leur tour s’exprimer à l’extérieur ; pour lui, ces deux espaces sont fortement liés, s’influencent l’un l’autre, et doivent ainsi faire l’objet d’une analyse conjointe. Son argument est étayé par une relecture critique de Foucault, dont l’ouvrage Surveiller et punir, paru en 1975, présente la prison comme un lieu clos et isolé du monde extérieur. Si cet ouvrage a joué un rôle clef dans la réflexion relative à l’univers carcéral et continue à ce jour de faire référence, il s’agit d’une modélisation théorique dont l’analyse repose sur certains éléments aujourd’hui obsolètes. Cet aspect de son analyse fait débat, les recherches de certains penseurs de référence sur le domaine carcéral ou le djihadisme tels que Gilles Chantraine (2014) ou Farah Khosrokhavar (2016) continuant toutefois de s’appuyer sur une analyse foucaldienne du milieu carcéral pour en étudier le fonctionnement.

À l’appui de son raisonnement, Micheron relève comment l’incarcération des djihadistes en unités dédiées conduit graduellement à la reproduction du système d’enclave déjà expérimenté en France sur le modèle d’Artigat, ou en Syrie à l’occasion de leur passage par l’État islamique, d’autant plus qu’ils y retrouvent souvent les mêmes personnes. Certaines étapes du conflit syrien, à l’image des luttes intestines au sein des mouvances djihadistes syriennes, et tout particulièrement celle ayant conduit à la rupture entre Daech et le front Al-Nosra au printemps 2013, sont ainsi rejouées en 2015 lorsque des membres de différentes factions ennemies se retrouvent incarcérés ensemble. La prison est également décrite comme un incubateur des évolutions du djihadisme à venir dans le reste de la société. Outre le fait qu’elle constitue un lieu de rencontre et de recrutement pour les militants, la concentration de militants conduit certains détenus à présenter la prison comme un espace de réflexion et de réforme pour leur mouvement, particulièrement au lendemain de la défaite de l’État islamique. Les témoignages de détenus recueillis par Micheron illustrent d’ailleurs que le milieu carcéral est perçu par nombre d’entre eux comme une étape à part entière de la formation. Ils tirent ainsi avantage de leur incarcération pour approfondir leur éducation religieuse et reprendre des études, qui doivent les aider à promouvoir leur système de valeurs à leur libération. Comment toutefois expliquer l’adhésion des militants djihadistes à la vision du monde empreinte de violence qu’ils défendent ? Et pourquoi ont-ils choisi de se rendre en Syrie pour la réaliser ?

Pourquoi rejoindre le théâtre levantin ?

Les travaux de Monod et de Micheron font émerger trois sources de motivations clefs et susceptibles de se recouper conduisant les aspirants djihadistes à rejoindre la Syrie.

Combattre le régime syrien au côté de la rébellion djihadisée

Monod souligne comment la médiatisation des exactions du régime syrien au début de la guerre civile a encouragé les aspirants au djihad à aller « défendre les sunnites » au côté des organisations djihadistes s’opposant au régime. La lutte de la coalition internationale, y compris la France, contre Daech est perçue comme une hypocrisie par ces militants, pour qui l’effort de guerre devrait se concentrer sur le régime de Bachar Al-Assad et non pas sur l’État islamique, qui fait partie de ses opposants. Certains militants, dont Monod se fait l’écho, défendent ainsi un engagement solidaire aux côtés de l’organisation djihadiste, qu’il soit logistique ou militaire à proprement parler. Cette revendication humanitaire est critiquée par d’autres djihadistes dont Micheron rapporte les propos : « [c]es gars, ils [ne] partaient pas pour faire de l’humanitaire, c’est des conneries ça ! Ils partaient pour le combat. Ils s’étaient équipés pour ça […] ils savaient où ils mettaient les pieds » (Micheron 2020 : 154). Ces revendications contradictoires révèlent le caractère protéiforme de l’engagement djihadiste au nom de l’opposition au régime syrien. Les dissensions au sein de la mouvance djihadiste, qui culmineront avec la scission entre Al-Nosra et l’État islamique au printemps 2013, seront source de désillusion pour ces militants. Elles aboutiront en effet à des luttes entre organisations islamistes et les détourneront dans une certaine mesure du combat contre le régime syrien.

L’attirance pour un espace fantasmé déconnecté de la réalité de la situation levantine

Sur la base d’entretiens réalisés auprès de djihadistes français, Micheron souligne comment leur adhésion à une lecture extrêmement rigoriste de l’islam place ces militants en porte-à-faux avec le cadre démocratique et libéral au sein duquel ils évoluent en France et qui est pour eux une source de tentations qu’ils considèrent comme illicites : alcool, relations hors mariage, jeux d’argent, etc. De surcroît, leur pratique religieuse est souvent source de tensions dans leur vie professionnelle, sociale et familiale. À l’image de ceux qui, dans les années 1990 et 2000, ont cherché à s’isoler dans des enclaves comme la communauté d’Artigat ou bien à émigrer au Moyen-Orient à la recherche d’un environnement de vie en adéquation avec leur pratique de la foi (Caillet et Puchot 2017 : 191), l’État islamique apparaît pour certains militants résidant en France comme un havre. Un détenu passé par la Syrie évoque ainsi la perspective d’un « eldorado, la solution de mes problèmes en France ». Pour ces activistes, le voyage en Syrie est souvent l’occasion d’une grande désillusion devant la réalité du terrain, qui les conduit à revenir précocement en France : un pays en guerre, des conditions de vie et notamment sanitaires très difficiles en raison des pénuries, des conflits au sein même de la mouvance djihadiste syrienne, et, après l’avènement du califat, l’imposition de conditions de vie parfois jugées trop rigoristes par les militants eux-mêmes.

Les travaux de Micheron soulignent comment la proclamation du califat, qui s’est associée au renforcement d’une propagande en ligne bien rodée, a favorisé le départ d’un public de plus en plus jeune et de moins en moins au fait des réalités du terrain. Cette « génération Facebook », perçue avec un certain dédain par les militants plus aguerris arrivés avant eux sur le théâtre syrien et qui les qualifient volontiers de « rigolos » ou de « touristes du djihad », a largement servi de chair à canon au service de l’avancée militaire rapide de Daech. Cette situation a également été source de désillusions pour une part importante de ces nouveaux venus. Les entretiens conduits par Monod soulignent ainsi comment de nombreux militants avancent comme motivation principale à leur départ pour la Syrie la volonté de faire leurs classes et d’apprendre la religion, dont ils reconnaissent n’avoir eu qu’une connaissance élémentaire avant leur départ. Leur venue au Levant est nourrie par la croyance que les véritables savants de l’islam se trouvent sur place.

Pour certains, leur démarche s’inscrit dans le cadre d’une recherche identitaire facilitée par l’engagement militant. Il s’agit de donner du sens à son existence à la suite d’un échec ou en l’absence de projet professionnel et personnel. Les travaux de Monod et de Micheron partagent ce constat. Monod y voit également une manière pour les plus jeunes militants qu’il rencontre de se construire et de passer à l’âge adulte.

Une propagande bâtie sur une vision mythologique et apocalyptique du monde

La méconnaissance avouée de l’islam de nombre de ces aspirants djihadistes n’empêche pas une adhésion fervente à l’État islamique en raison de la dimension mythologique, et non pas véritablement politique ou religieuse, au coeur de la propagande de l’organisation.

Micheron souligne comment cette dernière s’appuie sur l’approche littérale de la révélation coranique au coeur du dogme djihadiste. Le retour à un passé mythifié doit permettre la réalisation de la prophétie de Mahomet. En vertu de cette croyance, l’Apocalypse aura lieu au Cham – identifié par les djihadistes contemporains à la Syrie : le Messie y affrontera l’antéchrist au pied du minaret blanc de la grande mosquée de Damas. La propagande de l’État islamique se nourrit de ce récit mythologique. Il en offre une synthèse présentant son territoire comme le lieu d’un affrontement entre les forces vives de l’islam légitime qu’il entend incarner et les suppôts du mal – le reste du monde qui n’adhère pas à cette idéologie. Ainsi, la perte de Dabiq, en octobre 2016, porte atteinte à la communication et à la crédibilité de l’État islamique. La bourgade du nord-ouest syrien était en effet réputée être le lieu mythique de l’affrontement ultime contre les mécréants ; elle occupait ainsi une forte importance symbolique au sein de la propagande de l’organisation, et son magazine en portait d’ailleurs le nom.

Cette vision manichéiste du monde fait écho au principe dit « de l’allégeance ou du désaveu » qui, tel qu’interprété par les djihadistes, oblige les musulmans à faire un choix entre la promotion d’un islam djihadiste, considéré comme le seul dogme légitime, et la défense des sociétés démocratiques, jugées incompatibles avec l’adhésion à ce dogme. Dans cette optique, le monde se répartit entre le camp des islamistes, les purs, et tous les autres, les impurs.

Monod relève ainsi comment ce récit explicatif du monde offre aux aspirants djihadistes un cadre de pensée leur permettant de mener leur projet à bien, qu’il s’agisse d’un attentat sur le sol européen ou d’un départ vers une Syrie fantasmée. C’est l’adhésion à cette vision mythologique du monde qui conduit bien souvent à l’engagement djihadiste en Syrie, dont l’objectif majeur est de sauver le monde de l’impiété, d’en préserver et d’en promouvoir la pureté consubstantielle au dogme djihadiste. Si cet aspect de l’analyse du psychiatre est bien mené, on pourra en revanche regretter les trop nombreux développements philosophiques ponctuant son ouvrage, qui ne parviennent pas toujours à éclairer les mécanismes d’adhésion à la mouvance djihadiste qu’il entendent mettre en lumière et qui affaiblissent ainsi souvent son argumentaire.

L’adhésion à ce roman apocalyptique conduit les djihadistes à un récit fait d’amalgames de références héroïques et de signes puisés dans l’actualité censés évoquer la fin du monde. Un militant interrogé par Micheron évoque à cet effet « le réchauffement climatique, le dérèglement des saisons, la corruption du système politique, la multiplication des injustices de par le monde ». Pour qui n’est pas au fait des ressorts idéologiques sur lesquels il s’appuie, leur discours n’est guère compréhensible. Sèze évoque ainsi les difficultés des familles des militants à appréhender les raisons de leur conversion, ce qui les conduit souvent à affirmer que leur proche a fait l’objet d’un embrigadement sectaire. Ces difficultés à percevoir les motivations de l’engagement djihadiste sont révélatrices des obstacles que rencontrera le pouvoir étatique en France lorsqu’il cherchera à comprendre et à répondre à l’attraction exercée par la mouvance djihadiste sur son propre territoire.

État des lieux des politiques publiques destinées à enrayer la progression du phénomène djihadiste en France

L’inscription de la prévention de la radicalisation à l’agenda politique en France

Depuis les attentats du 11 Septembre, la question de l’antiterrorisme et de la prévention de la radicalisation se sont progressivement taillé une place au sein des agendas politiques américains puis européens. La notion de radicalisation est ici comprise comme la « posture de rupture vis-à-vis de la société d’appartenance, [qui] accepte au moins en théorie le recours à des formes non conventionnelles d’action politique illégales, voire violentes » (Sommier 2012 : 15) ; en l’occurrence donc en raison d’une adhésion au djihadisme tel que défini ci-dessus.

Sèze identifie deux aspects majeurs de la prévention de la radicalisation : la prévention primaire, qui cherche à limiter en amont les vulnérabilités socio-économiques suspectées d’être le terreau de la radicalisation ; et la prévention secondaire, qui vise, elle, à encourager le désengagement d’individus préalablement radicalisés. La première relève d’une logique sociale, la seconde d’une logique sécuritaire. En France, c’est en 2012 que les attentats de Toulouse conduisent progressivement à la constitution de la radicalisation comme un problème public. La crise des filières levantines mises au jour l’année suivante accélère cette tendance, en révélant que plus de 700 Français ou résidents participent à ces réseaux. La mobilisation des milieux associatifs participe également de ce mouvement, à l’image du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam. Créée en avril 2014, cette structure est alors dirigée par Dounia Bouzar, une figure médiatique particulièrement influente dans le domaine de la déradicalisation sous la présidence de François Hollande.

En retour, la prévention de la radicalisation s’impose progressivement à l’agenda politique : la puissance publique ne cherche plus uniquement à réprimer l’engagement djihadiste, mais également à en comprendre et à en prévenir les causes. Cette évolution conduit à la commande d’un rapport, remis en octobre 2013, Prévention de la radicalisation ; puis à la mise en place d’un premier plan de prévention en avril 2014 : le Plan de prévention de la radicalisation et d’accompagnement des familles. Ce dernier consiste en la création d’une plateforme de signalement et en la prise en charge des individus signalés par des cellules départementales dédiées. Il est ensuite mis à jour et complété par le plan d’action pour la radicalisation (Part) en mai 2016, puis en février 2018 par le plan national de prévention de la radicalisation, Prévenir et protéger. Le travail de Sèze dresse un historique minutieux des différentes structures impliquées dans la conception et la mise en oeuvre de ces politiques publiques.

Une évaluation très mitigée des politiques de prévention

Une analyse croisée des travaux de Sèze et de Micheron suggère quelques succès relatifs. Les lieux de recrutement privilégiés par la mouvance djihadiste – le cadre scolaire, les lieux d’activités sportives et religieuses – semblent par exemple avoir été correctement identifiés par les décideurs politiques. De surcroît, certains dispositifs de lutte contre la radicalisation affirment avoir rencontré quelques succès : en décembre 2015, le Comité interministériel de prévention de la délinquance déclare ainsi avoir permis le désengagement de 234 aspirants djihadistes sur les 1301 qu’il suit ; l’activiste Dounia Bouzar affirme de son côté avoir désembrigadé avec succès une centaine de jeunes. Cependant, ces chiffres suggèrent que seule une fraction des radicalisés suivis ont été réceptifs aux programmes qui leur ont été proposés.

La participation aux programmes de déradicalisation repose de surcroît le plus souvent sur la base du volontariat, et la multiplication des initiatives lancées au niveau local conduit à une offre très disparate, ce qui ne facilite pas l’évaluation globale des prises en charge proposées aux individus radicalisés. Ce phénomène est d’autant plus problématique que l’inscription de la radicalisation à l’agenda politique, puis les attentats terroristes perpétrés sur le territoire national ont favorisé l’accord de financements étatiques généreux. En juillet 2017, un rapport du Sénat recommande par exemple l’abandon du centre de prévention, de réinsertion et de citoyenneté de Pontourny. Ce projet-pilote de l’Indre et Loire, au sud du bassin parisien, qui ne semble pas avoir obtenu de résultats probants, a pourtant absorbé à lui seul près de 2,5 millions d’euros de financement public. Le rapport dénonce également la mise en place d’un « business de la radicalisation » ayant donné lieu à des dérives, comme l’illustre la condamnation de Sonia Imloul[1] pour détournement de fonds publics en mars 2017.

Enfin, Sèze défend la thèse d’un effet pervers de l’évolution de la prise en charge de la radicalisation islamiste au lendemain des attentats de janvier 2015. Ces derniers sont largement interprétés comme le symbole d’une crise des valeurs républicaines et sociales, jusqu’alors perçues comme un rempart face à la radicalisation djihadiste. Ils conduisent ainsi à une redéfinition de la prise en charge de la radicalisation qui, en sus d’un volet sécuritaire, intègre à part entière un volet social. Cette évolution amène à concentrer l’effort de prévention de la radicalisation vers les milieux jugés les plus vulnérables sur le plan socio-économique : les segments de la population les plus défavorisés, souvent issus de l’immigration et de confession ou de culture musulmane. Ce faisant, la volonté de promouvoir la cohésion sociale face au djihadisme conduit à l’identification d’une population jugée à risque, et nourrit, à rebours de son intention initiale, la défiance à son encontre. Pour Sèze, ce phénomène risquerait ainsi de faire le jeu de la propagande djihadiste.

En prison, l’échec de la prise en charge de la radicalisation en unité dédiée

Les recherches conduites par Micheron confortent cette analyse et illustrent un échec de la prise en charge de la radicalisation en milieu carcéral, en particulier au sein d’unités dédiées mises en place pour les accueillir. Les entretiens avec les détenus laissent entrevoir une incapacité du personnel encadrant à évaluer avec justesse leur adhésion militante : si la reprise d’un cursus universitaire est ainsi interprétée comme une volonté de réinsertion dans la société, de nombreux djihadistes emprisonnés expliquent pourtant être motivés par le souhait de développer leurs connaissances au service de la défense de leurs convictions. L’attentat perpétré par un détenu radicalisé à la maison d’arrêt d’Osny le 4 septembre 2016, au cours duquel deux surveillants sont grièvement blessés, sonne le glas des unités dédiées. Lors de son procès, le détenu, qui était jusque-là l’un des mieux perçus de sa structure, explique avoir berné sans difficulté le personnel intervenant. Il y souligne l’inanité du programme de déradicalisation en place au sein de l’unité – qui comprenait des « ateliers de massage, [des] projets artistiques sur “sa vision du monde” » – arguant qu’ils démontraient une incompréhension complète des pouvoirs publics quant à la nature du djihadisme. On peut y voir l’aboutissement d’une logique, décrite par Sèze et dénoncée par Monod et Micheron, tendant à faire du djihadiste la victime d’un embrigadement sectaire. Cette conception, qui a marqué la structuration de la réponse publique et des politiques de lutte contre la radicalisation, fait débat. Si elle semble avoir rencontré quelques succès, quoique limités, dans l’approche mise en place auprès des générations des plus jeunes aspirants au djihad, elle s’avère particulièrement ineffective dans la prise en charge de ceux qui sont revenus de Syrie idéologiquement convaincus, et témoigne ainsi d’une difficulté à percevoir le phénomène djihadiste dans sa globalité. Plusieurs détenus décrivent la prison comme un passage obligé à même d’affermir leur foi et d’asseoir leur légitimité en tant que militants djihadistes, ne laissant aucune place à une perspective de désengagement radical. L’incompréhension du phénomène djihadiste dont témoignent de nombreux programmes de déradicalisation est également condamnée par David Thomson (2016) et Yves Trotignon (2017). Ce dernier, ancien analyste des services de renseignement et spécialiste du terrorisme, rappelle notamment les propos de Mourad Benchellali. Ce djihadiste repenti décrit le désengagement radical comme une démarche personnelle qui peut certes être accompagnée, mais en aucun cas forcée. Il ne s’agit donc pas de condamner les politiques de prévention de la radicalisation dans leur ensemble, mais d’encourager les décideurs politiques à mieux comprendre les phénomènes qu’ils entendent défaire, et à être davantage conscients de leurs limitations intrinsèques.

Le choc des attentats de novembre 2015, à l’issue desquels la lutte contre le djihadisme devient pour le gouvernement français une « priorité absolue » (Micheron 2020) aura des conséquences significatives pour l’avenir de la mouvance djihadiste en France comme en Syrie. Il a créé un moment d’opportunité grâce auquel les diplomaties américaine, russe et française parviennent à un accord harmonisant leur position vis-à-vis de Daech, permettant notamment la conduite de frappes aériennes contre l’État islamique sur le territoire syrien. Les tueries de novembre sont ainsi perçues par plusieurs djihadistes incarcérés comme une erreur stratégique de la part de l’État islamique ; ils critiquent également la pertinence des cibles choisies. Pour ces derniers, la défaite de Daech n’est pas pour autant interprétée comme l’échec de l’utopie djihadiste que l’organisation incarnait à leurs yeux. Le milieu carcéral, où une part importante de la population djihadiste est actuellement prise en charge, s’affirme ainsi comme un lieu privilégié pour l’étude et la compréhension du futur de la mouvance djihadiste en France.