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À rebours des discours alarmistes qui prédisent régulièrement, jusque dans les plus grands médias, l’imminence d’une course aux ressources ou aux armements dans l’Arctique, le présent ouvrage met au contraire l’accent sur la stabilité géopolitique du Grand Nord.
Dans un premier chapitre sur l’histoire des relations géopolitiques dans l’Arctique au vingtième siècle, Tamnes et Holtsmark décrivent une région où sont aux prises différents États dont les intérêts divergent, mais qui sont condamnés à cohabiter. En plus d’un rappel historique, ce chapitre pose un cadre conceptuel pour l’ouvrage, car il évoque déjà ce qui en constitue le fil conducteur : l’émergence historique d’une pluralité d’arrangements institutionnels dans l’Arctique, qui assure la sécurité des États et des sociétés. Chacun des cinq chapitres qui suivent se penche plus précisément sur un grand enjeu contemporain des relations géopolitiques ou de la sécurité. Celle-ci est comprise ici dans une acception ouverte, à la fois étatique et sociétale ; on y retrouve les questions d’accès aux ressources pétrolifères et de protection de l’environnement (chapitres 4 et 5), et une distinction est faite entre les moyens militaires affectés à la sécurité de l’État et les moyens affectés à la sécurité civile (chapitre 7).
Les huit auteurs, des chercheurs pour le programme norvégien GeoPolitics in the High North, analysent au fil des chapitres la variété des dispositifs qui, pris ensemble, dessinent un régime de gouvernance particulier. L’étude se penche surtout sur les activités, les stratégies politiques et les relations entre les cinq principaux pays ayant une frontière au nord du cercle polaire (Canada, Danemark/Groenland, États-Unis, Norvège, Russie), mais les auteurs étendent régulièrement leurs analyses aux États plus périphériques jouant un rôle dans l’Arctique (pays scandinaves, Union européenne, voire Asie de l’Est). Ce régime arctique aux vastes contours comprend des organisations formelles comme le Conseil de l’Arctique, des traités internationaux comme la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, mais aussi des arrangements en partie informels. Ce dernier cas est mis en évidence par une analyse fine du cas exemplaire du Svalbard (chapitre 4). La situation de cet archipel disputé, au coeur des convoitises stratégiques scandinaves, européennes et russes, est désormais stable, faite de compromis juridiques, de conventions tacites quant à l’usage de la mer et d’institutions permettant d’accepter et de contenir une divergence de vues entre les pays sans obérer leurs collaborations. Les accrochages entre garde- côtes norvégiens et pêcheurs russes, bien que spectaculaires, demeurent rares et n’entraînent de réaction que rhétorique.
Les auteurs montrent ainsi avec acuité que le régime de gouvernance de l’Arctique assure une stabilité géopolitique au niveau régional, dont ils dégagent les conditions de possibilité. Celles-ci traduisent souvent des arrangements d’ordre mondial entre des États ou des organisations pour qui l’Arctique est un intérêt géostratégique parmi d’autres, doublé d’une interface géographique commune. Paradoxalement, le flou et la complexité de cet équilibre en sont les meilleurs garants, ce que Stokke appelle une « incertitude constructive » (« productive unclarity », page 131). En effet, cet équilibre procède d’une multitude de relations juridiques bilatérales et internationales, politiques et économiques, encastrées dans un réseau de relations interétatiques (Offerdal décrit dans le chapitre 4 les différents cercles internationaux de collaboration : « Arctic Five », « Arctic Eight » et nouveaux venus). Cette stabilité est moins synonyme de fixité que de dynamisme, car certains conflits de souveraineté territoriale ne sont pas formellement réglés ; le cas le plus célèbre est celui du passage du Nord-Ouest, revendiqué comme eaux intérieures par le Canada et la Russie, comme eaux internationales par l’Union européenne et les États-Unis. Néanmoins, les États ont le plus souvent « convenu de leurs désaccords » (« agree to disagree », page 171), acceptant le statu quo dans le moyen terme.
À cette lecture institutionnaliste l’ouvrage intègre une analyse réaliste, en montrant que les arrangements qui garantissent la stabilité dynamique de l’Arctique tiennent avant tout à l’intérêt bien compris qu’ont les puissances arctiques à maintenir cet équilibre. En effet, la complexité des relations impliquées et la minimisation des divergences font qu’une rupture d’équilibre présenterait des risques qu’aucun État, à commencer par la Russie, ne semble prêt à prendre. Tamnes et Offerdal en concluent qu’une escalade conflictuelle inhérente à l’Arctique est peu probable, que ce soit sur des questions militaires ou liées aux ressources – la plupart de ces dernières se situant sur des territoires dont la propriété nationale ne fait pas débat.
Au cours de la lecture, on regrette que, malgré le large horizon d’acteurs étudiés, les différentes organisations de la société civile ne fassent pas l’objet d’une attention particulière. Si les États sont bien au coeur des mécanismes de stabilité géopolitique, des acteurs non étatiques peuvent émerger et perturber ce jeu bien réglé en cherchant à tisser de nouvelles alliances. C’est le cas des organisations autochtones qui aspirent à plus d’autodétermination, par exemple à travers le Conseil circumpolaire inuit ou le nouveau ministère des Affaires étrangères du Groenland. L’ouvrage pourrait aussi bénéficier d’une mise à jour qui donnerait toute sa place à une analyse du rôle et de la stratégie nouvelle de la Chine dans l’Arctique. En dépit de ces réserves, l’ouvrage parvient à résumer clairement la situation géopolitique contemporaine de l’Arctique, en gardant un oeil sur les problématiques régionales et l’autre sur les enjeux nationaux et mondiaux essentiels à la compréhension de ce qui se joue dans le Grand Nord. Les auteurs réussissent à la fois à rédiger un bon manuel pour qui s’intéresse aux questions de géopolitique et de sécurité dans l’Arctique et à établir une thèse originale, qui invalide les discours alarmistes des pythies médiatiques d’une nouvelle guerre froide et déconstruit les effets d’annonce et les stratégies rhétoriques des gouvernements intéressés par l’Arctique.