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Les nouvelles concernant l’accord de partenariat transpacifique (ptp) ont suscité en Inde des commentaires allant du sentiment d’avoir raté le train du ptp à celui d’un plan délibérément ignoré pour préparer une entente commerciale dont les conditions seraient atteignables pour l’Inde. Quoi qu’il en soit, la réaction indienne face au Partenariat transpacifique nécessite une analyse plus approfondie, car l’Inde est devenue un acteur majeur de l’économie mondiale au moment où sa population active augmente à un rythme qui surpassera celle de la Chine dans les années à venir.

Bien que l’Inde poursuive la négociation de divers accords commerciaux avec plusieurs pays, elle a surtout conclu des ententes avec des pays asiatiques industrialisés comme le Japon, la Corée du Sud et Singapour, et très peu avec l’Occident. Les négociations entourant les accords de libre-échange avec l’Europe, l’Australie et le Canada sont toujours en cours et la libéralisation accrue du commerce avec les États-Unis demeure incertaine. Cet article examine la réaction indienne au ptp et présente les différentes raisons pour lesquelles l’Inde n’y a pas adhéré. La réglementation associée au ptp, qui pose de grands défis à l’État indien, sera mise en lumière afin de démontrer comment l’incapacité de l’Inde à répondre aux exigences de cet accord met en péril son potentiel d’exportation.

La part des pays en développement dans le panier des importations de l’Inde, qui était de 13 % en 2005, est passée à près de 30 % en 2014 (Banga et Sahu 2015). L’Asie représente maintenant environ 80 % de la totalité des échanges commerciaux de l’Inde avec les pays du Sud (y compris la Chine). Cette croissance des exportations vers l’Asie et les pays du Sud explique l’argument selon lequel le partenariat économique régional global (rcep – Regional Comprehensive Economic Partnership) est une meilleure affaire pour l’Inde que ne l’est le ptp, mais cela pourrait bien changer. Nous allons donc brièvement examiner l’impact de la prise de décision de l’Inde lorsque sont confrontés deux accords économiques multilatéraux.

I – Choisir son camp

Des facteurs décisifs (jonctions critiques) ouvrent la voie aux alliances stratégiques. Selon Giovanni Capoccia et Daniel Kelemen (2007), les jonctions critiques possèdent deux composantes. D’abord, ces décisions sont des destinations de choix en ce sens que, lorsqu’un État adopte une option particulière entre deux ou plusieurs possibilités, cela l’enferme dans une trajectoire géostratégique. Ensuite, une fois que la ligne est tracée, il devient de plus en plus difficile de revenir en arrière. Ainsi, ces jonctions critiques sont importantes, parce qu’elles placent les mécanismes institutionnels sur des pistes résistantes au changement. Voilà pourquoi le dilemme entre le ptp et le rcep peut être considéré comme un choix « spécial », puisqu’il révèle un engagement à l’égard de l’intensité bureaucratique et du choix stratégique. Étant donné l’ampleur structurelle du ptp, retarder son application permet à l’Inde de gagner du temps, mais cela ne l’empêchera pas d’en subir les impacts.

Le ptp est également un outil géostratégique du soft power : « Les États-Unis entendent obtenir des avantages géostratégiques en admettant l’Inde et d’autres membres de l’Asean dans le ptp, ce qui en fera un contrepoids plus efficace à l’hégémonie économique et politique de la Chine dans la région[1] » (Palit 2014 : 106). Greg Sheridan considère même le ptp comme étant le principal succès géostratégique d’Obama et de sa politique du « pivot vers l’Asie ». Comme l’affirme Sheridan (2015), le ptp « est une grande manoeuvre des États-Unis pour la poursuite de leur leadership géostratégique dans l’Asie-Pacifique. […] Le ptp est le seul pas en avant significatif des États-Unis en Asie dans le second mandat de Barack Obama. Tout est question de la rivalité Chine–États-Unis pour le leadership régional ». Dans la même veine, Hamanaka voit les accords économiques multilatéraux comme des outils géostratégiques comparables aux alliances de sécurité :

Les théoriciens classiques expliquent les efforts d’intégration régionale comme un phénomène d’« équilibrage ». Pour eux, le leadership des États-Unis lors des négociations du partenariat transpacifique (ptp) est lié à leur tentative d’équilibrer les puissances face à la montée de la République populaire de Chine (rpc). De même, ils soutiennent que la politique de la rpc d’établir le Regional Comprehensive Economic Partnership serait mieux comprise en tant que contre-proposition pour une coalition économique régionale vis-à-vis le ptp dominé par les États-Unis.

Hamanaka 2014 : 1

Les traités promus par la Chine et l’Inde, tels que le rcep, ont plusieurs objectifs : 1) renforcer la confiance mutuelle ; 2) institutionnaliser les relations de manière à faciliter le commerce et l’accès aux marchés en fixant des agendas communs entre les pays ou en excluant un autre d’un accord multilatéral ; 3) enfin, établir les normes et les règles des relations internationales. En revanche, les traités et les organisations régionales peuvent être utilisés pour saper la diplomatie de l’autre, comme en témoigne la méfiance structurelle entre la Chine et l’Inde (Malik 2012). Par exemple, l’utilisation par la Chine d’organisations régionales et internationales afin d’accroître sa puissance ajoute une nouvelle dynamique compétitive dans les relations des deux pays. Parfois, elle fait pression pour marginaliser l’Inde. Lors du sommet de l’Asean en 2005, la Chine a fait pression sur l’organisation pour prévenir une invitation faite à l’Inde d’adhérer à l’Asean–6 (Sommet de l’Asie orientale). De plus, au sein de la Banque asiatique de développement, la Chine a opposé son veto à un plan indien de développement dans l’Arunachal Pradesh, internationalisant ainsi un différend territorial bilatéral. L’émergence de la Chine ayant créé un malaise en Asie du Sud-Est, y compris en mer, le rôle d’équilibrage de l’Inde est bien perçu par l’Asean pour influencer le comportement chinois d’une façon plus coopérative. Sans surprise, l’Asean est à l’origine du rcep, qui inclut ses membres actuels plus six autres.

La plupart des observateurs du dilemme indien au sujet du ptp soulignent les récentes statistiques commerciales pour recommander une plus grande intégration économique de l’Inde avec l’Asie et la Chine. Une majorité d’entre eux croient que le choix ou la promotion du rcep est une sage décision à court terme, mais ils sont nombreux à exprimer leur désaccord quant à la manière dont l’Inde devrait envisager l’avenir. Dans la prochaine section, les commentateurs sont classés en quatre catégories. Il y a d’abord ceux qui estiment que l’Inde ne devrait pas signer le ptp, mais plutôt mettre en avant ses propres conditions. Puis il y a ceux qui croient que le rcep pourrait rivaliser avec le ptp et constituer une réponse asiatique à la standardisation du Nord. D’autres affirment que la standardisation du ptp est pour bientôt et que l’Inde devrait l’appréhender en fixant ses normes de production au même niveau que les règles d’or du ptp. Enfin, certains pensent que l’Inde devrait engager des pourparlers dans le but d’adhérer au ptp.

II – Les réactions au ptp

Lorsque les nouvelles concernant la conclusion du ptp ont été rapportées en Inde, tous les grands journaux l’ont commentée. Le Times of India (2015) a vu cet accord comme un « réveil brutal ». À la tête d’un premier gouvernement majoritaire en trente ans, le premier ministre Narendra Modi devait alors introduire des réformes radicales visant à moderniser la compétitivité de l’Inde en matière d’exportation et de production de marchandises. Making It India était un slogan électoral promettant la création de millions d’emplois grâce à l’industrie manufacturière, un secteur fortement dépendant des marchés mondiaux. Pour le Times, l’annonce du ptp ajoutait des obstacles imprévus à la promesse lancée par le gouvernement Modi de conclure des accords commerciaux qui accélèrent la croissance des exportations. Dans le Pioneer, Saikia souligne que « le pays doit être prudent et réformer les principaux secteurs économiques pour attirer davantage d’investissements étrangers » nécessaires à la construction d’un parc industriel (Saikia 2016 : 1).

Avec une population augmentant à un rythme élevé comme la Chine n’en a jamais vécu, l’Inde doit utiliser d’urgence ses capacités de production et d’exportation pour fournir des emplois à des centaines de millions de personnes. Toute diminution ou marginalisation des exportations indiennes dans les marchés mondiaux affectera sa stabilité sociale et il est impossible pour l’instant d’envisager la demande domestique en tant que principal facteur de croissance ou de création d’emplois. Or, les nouvelles du ptp ont provoqué une certaine nervosité quant à la future capacité d’exportation de l’Inde. Le ministre du Commerce et de l’Industrie, Nirmala Sitharaman, a assuré qu’il n’y avait « aucune raison de s’inquiéter de l’impact négatif du ptp sur l’Inde. Nous avons pris [dit-il] les mesures nécessaires pour stimuler le commerce et les investissements de l’Inde à l’aube d’une nouvelle architecture commerciale émergente » (Vaid et Singh Maini 2016 : 1). On peut en douter.

Certains critiques du ptp « soutiennent [que l’accord, qui] ne sert que les intérêts des pays riches et des grandes entreprises américaines, impose de lourds fardeaux aux pays en développement et que l’Inde ferait mieux de s’en tenir loin. Les normes du ptp sont trop strictes de toute façon et l’Inde n’est pas en mesure d’y répondre » (Inamdar 2014 : 1). L’un des plus virulents opposants au ptp est Jagdish Bhagwati, à qui l’on doit l’image du spaghetti bowl. Ce professeur de l’Université Columbia donne dans le Hindustan Times une réponse fortement nationaliste au prochain accord commercial. Il fait valoir que l’Inde est indépendante des États-Unis et qu’elle peut tracer son propre chemin pour les ententes commerciales et résister « à coucher dans chaque lit que nous trouvons […]. Ainsi, si nous voulons adhérer à un club de golf, nous devons savoir comment jouer au golf […]. Nous avons notre mot à dire sans agir comme un petit pays sans importance qui n’a pas d’autre choix que de s’agenouiller » (Bhagwati 2015 : 3). Il suggère également que l’Inde devrait définir ses propres normes et essayer de se concentrer sur les exportations vers les marchés compatibles, principalement ceux des pays du Sud et des pays asiatiques. Abhijit Das, directeur du Centre for wto Studies, Indian Institute of Foreign Trade, affirme que « le choix de l’Inde était clair dès le départ – demeurer exclue du ptp, et vivre avec une perte de quelques milliards en exportations, ou rejoindre le ptp et affronter une hausse des prix des médicaments. Considérant ses impératifs de santé publique, le pays a sagement choisi la première option » (Das 2015 : 1). Das souligne également que l’adhésion au ptp compromettrait la vitalité du secteur pharmaceutique indien, une industrie nationale forte. P. K. Sahu rappelle que l’Inde n’est pas prête à s’engager dans un accord multilatéral aux exigences strictes et que, de ce fait, négocier une entente moins contraignante semble plus accessible et faisable : « Il est sans doute préférable pour l’Inde de rester en dehors du ptp et de négocier avec le reste du monde en participant au rcep […]. Ainsi, le coût pour participer au ptp est bien plus élevé que celui associé au fait de ne pas adhérer au bloc […]. Ne pas faire partie de l’entente constitue pour l’Inde une bonne décision à ce stade-ci » (Sahu 2016 : 1).

Certains commentateurs s’opposant à l’admission de l’Inde dans le ptp préféreraient voir le pays s’engager dans les négociations du rcep de façon à limiter les pertes occasionnées par le ptp. À cet effet, Banga et Sahu affirment que « rester en dehors du bloc commercial est plus avantageux pour l’Inde que d’y avoir accès. Le détournement du commerce n’est pas substantiel, mais rejoindre le ptp peut conduire à une augmentation beaucoup plus forte des importations que des exportations. Le potentiel d’investissements et les opportunités d’affaires sont plus viables en restant en dehors du ptp » (Banga et Sahu 2005 : 25). Kumar et Singh (2015) avancent que les tarifs douaniers indiens ne sont pas prêts à faire face au ptp, mais que l’Inde et la Chine doivent mettre de côté leurs divergences et aboutir à un accord commercial qui rivalisera avec les normes américaines. Comme le souligne Shiro Armstrong, directeur du centre Australie-Japon, dès que les normes sont établies, les autres doivent suivre, « contraints alors de répondre à des conditions largement fixées par les États-Unis et le Japon ainsi que par d’autres pays voisins » (Hall 2015 : 1). Également, pour Hamanaka (2014 : 15), l’Inde, en retard, n’est aucunement en mesure de modifier les pratiques et les normes établies par les initiateurs du ptp. Les raisons d’opter pour le rcep sont triples : (i) une présence accrue dans les marchés du Sud-Est et de l’Est asiatiques ; (ii) des relations plus étroites avec l’Asean en tant qu’institution ; (iii) une connectivité accrue avec l’Asie du Nord et l’Océanie. En étant l’un des premiers instigateurs, l’Inde offre également un outil à la Chine pour restreindre l’influence américaine en Asie :

Ainsi donc, le rcep offre une tribune à l’Inde et à la Chine pour s’associer dans un accord commercial régional. […] [Le] rcep est une configuration régionale englobante et positive qui permet au dynamisme économique de l’Inde et de la Chine de contribuer aux perspectives régionales de création d’échanges. Les négociations doivent être rapides, en tenant compte des différences économiques des membres, afin de surpasser la concurrence posée par le ptp.

Batra 2015 : 40

Il est important de noter que le ptp pousse la Chine et l’Inde à accélérer les négociations en vue d’un premier accord de libre-échange avec l’Asean, elle aussi divisée sur l’adhésion envers le ptp. Pour l’instant, l’Asean promeut le principe de non-ingérence, qui ne contient pas de règles d’or comme celles du ptp : « Il est peu probable que l’Inde se joigne au ptp dans sa forme actuelle, parce que cet accord oblige les membres à modifier leurs règles et leurs normes en matière de changements climatiques, d’environnement et de droits de l’homme » (Batra 2015 : 40). Un chercheur estime d’ailleurs que « l’Inde aurait du mal à être “socialisée” par son adhésion au ptp » (Hamanaka 2014 : 15). New Delhi pourrait aussi recruter des partenaires de l’Asean qui préféreraient suivre les règles du rcep plutôt que les normes du ptp :

Dans ce stratagème régional, les relations sino-indiennes peuvent assister à de nouvelles dynamiques de puissance en Asie orientale ou dans la grande région de l’Asie pacifique. Cela peut également ouvrir une fenêtre d’opportunité à une plus grande intégration de l’Inde avec l’Asie de l’Est. L’Inde doit soigneusement analyser l’efficacité et les implications à la fois du rcep et du ptp pour voir jusqu’où ils servent ses propres intérêts régionaux. Le rcep peut éventuellement faciliter la Look East Policy plus efficacement que le ptp.

Panda 2014 : 1

Le fait que le processus d’intégration de l’Inde soit un succès jusqu’à présent jette les bases pour une plus grande affirmation en Asie. Kristy Hsu explique ainsi qu’une « forte volonté politique derrière l’initiative du rcep est motivée par le désir de faire avancer le processus d’intégration stagnant qui entrave la croissance économique depuis la crise financière mondiale en 2008 » (Hsu 2013 : 42). L’Inde doit mettre en avant ses propres conditions commerciales, et l’Asie semble être le meilleur endroit pour le faire : « Pour l’Inde, l’accord fournit l’occasion de revoir son approche des négociations commerciales multilatérales » (The Hindu 2016). Nataraj (2015 : 1) fait aussi valoir que, « [s]i l’Inde souhaite atteindre les plus hauts sommets économiques et géopolitiques, elle doit devenir plus intégrée ».

Le troisième groupe de commentateurs estime que, si l’Inde n’est pas signataire du ptp, elle doit immédiatement combler l’écart de ses conditions pour répondre aux règles d’or fixées par le ptp. Cela implique qu’elle doit renoncer à son propre programme au sein des futurs accords de libre-échange et combler rapidement les écarts des règles d’or établies par le ptp. Ranjan (2015 : 1) note en ce sens que, « si l’Inde décide de se joindre au ptp, elle devra renoncer à plusieurs objectifs stratégiques clés et accélérer considérablement les réformes domestiques pour répondre aux normes ». Ajoutant à ce qui semble être un fait accompli, Vaid et Singh Maini (2016 : 1) affirment que :

le programme de réformes de l’Inde peut être guidé par les règles commerciales énoncées par le ptp, que suivent les États-Unis et qui sont en passe de devenir le nouveau paradigme du commerce mondial. Cela pourrait aider à augmenter la part de l’Inde dans le commerce mondial au-dessus de son niveau actuel de 2,1 %.

Selon M. Kumar et R. Kumar Singh (2015), l’Inde « prévoit rendre son régime tarifaire plus conforme aux normes mondiales » et a déjà commencé à établir des normes de références dans des négociations avec des pays développés, mais elle devra également le faire avec les économies en développement. Le Pioneer soutient que « sept pays au sein du rcep étant membres du ptp, il pourrait y avoir une possibilité qu’ils plaident tous pour l’adoption des normes supérieures prescrites par le ptp » (Saikia 2016 : 1). Inamdar écrivait pour sa part dans le Business Standard :

Quel que soit le point de vue approprié, le fait demeure que l’Inde ne peut pas se permettre d’ignorer les progrès du ptp. De son isolement comme plateforme de production à la perspective de voir s’éloigner les chaînes d’approvisionnement mondiales, l’Inde sera forcée d’adhérer à des degrés supérieurs de réglementation par les pays membres.

Inamdar 2014 : 1

Enfin, il y a ceux qui croient que l’Inde devrait participer au ptp. Selon Meltzer (2015 : 5), par exemple, « l’absence de l’Inde du ptp sera coûteuse. D’une manière générale, le ptp détournera le commerce vers les pays du ptp et loin de l’Inde ». Rajagopalan (2015 : 1) estime pour sa part que le fait de ne pas intégrer le ptp « va éroder les préférences actuelles pour les produits indiens sur les marchés traditionnels établis, tels que les États-Unis et l’Union européenne, au profit des partenaires de l’entente ». Ranjan, Banga et Sahu ainsi que Vaid et Singh Maini, quant à eux, renvoient à deux études menées par le Peterson Institute : le rapport India’s Rise : Toward Trade-Led Growth de Bergsten (2015) et la note de recherche de Petri et Plummer (2016) intitulée The Economic Effects of the Trans-Pacific Partnership : New Estimates. Les auteurs évaluent l’exclusion de l’Inde du ptp à une perte annuelle de 2,7 milliards de dollars américains, un chiffre qui pourrait grimper à au moins 50 milliards par année si la Chine et l’Asean rejoignaient le ptp. Selon ces deux études, l’adhésion au ptp assurerait une croissance annuelle de 8 à 10 %, soit la cible visée par le gouvernement indien. Soulignant l’incapacité de l’Inde à répondre aux normes imposées par le ptp, les trois auteurs précédents estiment qu’une inclusion reportée constitue le choix optimal. De son côté, Ranjan (2015) fait écho à l’étude de Bergsten qui affirme que l’intégration indienne conduirait à des gains d’exportation massifs et augmenterait le revenu national du pays d’environ 4 %.

III – L’impact du ptp sur l’Inde

Il existe une variété d’opinions quant aux conséquences possibles pour l’Inde si elle ignore le ptp ou tout autre accord de libre-échange similaire. La plupart des commentateurs spéculent autour des quelques études qui tentent d’estimer les trajectoires d’exportation. Certains prédisent que l’Inde devra appliquer les normes et qu’elle verra sa puissance diminuée si elle n’accélère pas ses réformes commerciales. Ils précisent que l’Inde est à la traîne dans de nombreux domaines, notamment en droit du travail et de l’environnement, et qu’elle doit faire face à ces enjeux pour atteindre les normes imposées par les A. De plus, des commentateurs préviennent que les flux d’investissements directs étrangers seront fortement affectés si l’Inde ne garantit pas un environnement d’affaires approprié pour les multinationales étrangères. Enfin, d’autres soulignent que le ptp exacerbera les déficiences indiennes si elles ne sont pas traitées dans les futurs accords de libre-échange. Ils estiment que les défis du ptp auxquels l’Inde doit faire face mineront sa capacité à conclure des ententes.

Comme le soulignent Banga et Sahu, « les recherches empiriques dans le contexte indien sont encore limitées ». La plupart d’entre elles s’en remettent aux études mentionnées plus haut et « la littérature existante suggère que le pib de l’Inde, son bien-être économique et le commerce seraient réduits de façon marginale » (Banga et Sahu 2015 : 6). Il est ainsi prévu que l’Inde perdrait 0,1 % de ses parts de marché dans les cinq prochaines années. Cependant, les négociations actuelles influenceraient fortement l’avenir en contractant davantage les exportations indiennes sur les marchés mondiaux. Les secteurs des exportations indiennes similaires à celles des membres du ptp diminueraient probablement. Le Vietnam et la Malaisie sont les exemples les plus souvent cités pour démontrer que l’Inde perdrait son avantage commercial dans l’industrie du textile (Lehmann et Fernandes 2014). Les exportations de textile représentent 17 %, tandis que les produits alimentaires correspondent à 15 % de la totalité des exportations. Cela signifie que les réglementations du ptp acceptées par le Vietnam, membre du ptp, vont sans doute directement concurrencer l’Inde pour l’accès au marché américain. Si les règles du ptp étaient appliquées aujourd’hui, on estime que l’Inde perdrait 96 millions en exportations vers les États-Unis, dont le tiers est constitué de produits du textile (Banga et Sahu 2015 : 17-18) en plus de perdre 45 milliards de dollars en exportations si les pays de l’Apec se joignaient au ptp. Au total, si l’Inde adhère au ptp et au rcep, cela augmenterait ses exportations de 60 %, plus que pour tout autre pays (Banga et Sahu 2015 : 6). Bref, pour l’instant, l’exclusion de l’Inde a des impacts limités sur ses exportations, mais un déclin important est à prévoir si le rcep échoue.

IV – Des règles d’or

Avec ou sans ptp, les « règles d’or » deviendront de plus en plus sévères. Pour Meltzer, les normes internationales du ptp (ou d’autres types d’accords) « vont progressivement devenir de facto les normes mondiales. Le ptp officialisera la coordination pour l’élaboration de règles d’or entre les membres et dans les organismes internationaux de normalisation » (Meltzer 2015 : 42). L’Inde sera tenue de se conformer si elle souhaite intégrer les chaînes de valeur ou du moins répondre en partie à ces exigences. De plus :

[u]ne forte coordination entre les membres du ptp peut accroître leur capacité à influencer les résultats de l’omc et affaiblir la capacité de l’Inde à en faire autant. Pour éviter un tel scénario, les négociations du rcep devraient être accélérées, car cela pourrait servir de possible solution de rechange à l’actuel ptp en matière de perspectives commerciales.

Sahu 2016 : 1

Batra estime pour sa part que certains membres de l’Asean ayant signé le ptp exerceront une pression sur l’Inde (et d’autres membres) pour implanter les normes du ptp :

Toutefois, pour une mise en oeuvre réussie, le rcep devra faire face non seulement à la présence préalable du ptp dans la région en tant que formule alternative, mais également aux normes plus élevées contenues dans les clauses du ptp. Si certains membres de l’Asean se joignent au ptp et acceptent ainsi les « règles d’or » des dispositions du ptp, le chevauchement des adhésions avec le rcep va inévitablement conduire à des pressions immenses pour des réformes de la part de ses membres.

Batra 2015 : 40

En ne respectant pas les normes du ptp, l’Inde risque d’être exclue des chaînes de valeur, particulièrement en raison des règlements sur les lois du travail et les conditions environnementales de production. Comme l’indique Rajagopalan (2015 : 1), les membres du ptp « sont susceptibles de développer une architecture réglementaire qui imposera un plus grand fardeau de conformité sur les normes indiennes de fabrication et de services pour l’accès aux marchés des pays participants ». Jusqu’à présent, l’Inde ne s’est pas conformée aux normes du travail du ptp. En particulier dans l’industrie du textile, « les règles sur la sous-traitance […] sont là pour aider les membres du ptp, tels que les Philippines et le Vietnam, à gruger dans les exportations et la sous-traitance indiennes » (Chaudhuri 2015 : 1). L’Inde dispose d’une infrastructure juridique pour implanter des lois du travail, mais devra sensiblement réduire, à un coût très élevé, les délais de son système judiciaire, qui est bloqué. Le Vietnam, membre du ptp, devra améliorer ses lois du travail et les États-Unis devront mettre en place un mécanisme pour vérifier le respect par le Vietnam des critères du ptp en la matière. Cela pourrait être un moyen pour l’Inde de satisfaire aux exigences du ptp et d’ainsi maintenir sa position dans les chaînes de valeur.

De plus, les normes alimentaires peuvent affecter la capacité de l’Inde à exporter non seulement vers les États-Unis, mais également vers des partenaires asiatiques. Environ 15 % des exportations indiennes proviennent de l’agriculture, et ce secteur sera soumis à la réglementation et à la concurrence du ptp sur les marchés asiatiques : « Le ptp entraînerait des coûts énormes pour quelques industries indiennes protégées » (Nataraj 2015 : 1). Les normes sanitaires et phytosanitaires (sps) mettront à l’épreuve le secteur agricole en Inde si New Delhi souhaite maintenir un degré élevé de production. Les produits de la pêche, le lait et tous les aliments transformés devront répondre aux normes définies par les États-Unis. D’ailleurs, l’Inde ne dispose pas des outils législatifs nécessaires pour respecter les règlements du ptp en matière de brevets pharmaceutiques, de droits d’auteur et de lois sur la contrefaçon. Par exemple, des règles contraignantes en matière de protection de la propriété intellectuelle favoriseraient les lobbys pharmaceutiques américains et européens tout en paralysant l’industrie pharmaceutique indienne, reconnue pour la fabrication de médicaments à bas prix (Times of India 2015).

À long terme, le ptp mine les chances de l’Inde d’accéder aux marchés des pays développés tout en maintenant ses capacités d’exportation vers les pays en développement. En outre, les normes sps peuvent être invoquées par les pays en développement parce que les normes de l’omc ont tendance à suivre les normes américaines, lesquelles dictent celles qui seront employées dans le ptp.

V – Les investissements directs étrangers en Inde

Certains observateurs soulignent l’impact structurel du désinvestissement lié au ptp si rien n’est fait en Inde. Hemant K. Singh, professeur au Indian Council for Research in International Economic Relations, affirme que « plus que pour le commerce l’Inde sera touchée en termes d’investissements. Les investisseurs seront assurément attirés vers les États membres du ptp » (Chaudhuri 2015 : 1). Cela est particulièrement inquiétant, car les investissements directs étrangers en Inde ont mis l’accent sur l’acquisition de marchés intérieurs plutôt que sur l’industrie manufacturière destinée à l’exportation :

La part des exportations indiennes dans le réseau mondial de production est marginale, augmentant de 0,1 % en 1992-1993 à 0,5 % en 2010-2011. En comparaison, la part de la Chine est passée d’un maigre 2 % à 20,1 % durant la même période. [En tant que pays destinataire d’investissements étrangers directs], l’Inde est aujourd’hui parmi les cinq pays les plus attrayants en termes d’investissements. Elle a bénéficié d’investissements équivalant à 155,3 milliards de dollars américains sur une base cumulative pour la période 1991-2010.

Batra 2015 : 31

Étant le futur plus grand employeur du monde, l’Inde a besoin d’investissements étrangers pour sa croissance industrielle. Or, les règlements du ptp la mettent en péril. De plus, les investissements en provenance des pays du ptp se chiffraient à 60 milliards en 2014 et « les trois principaux pays investisseurs en Inde font partie du ptp, à savoir Singapour, le Japon et les États-Unis. Ensemble, ils ont investi plus du quart (26 %) de la totalité des flux d’investissements directs durant la période d’avril 2000 à janvier 2015 » (Batra 2015 : 15). Rappelons également que l’Inde n’a signé aucun accord de protection des investissements avec ces trois partenaires. Pour maintenir un tel niveau d’investissement, l’Inde doit conclure rapidement les négociations sur le libre-échange avec d’autres partenaires comme l’Europe, l’Australie et le Canada afin de compenser les pertes liées à la mise en oeuvre du ptp en matière d’investissements directs étrangers.

VI – L’Inde et les accords de libre-échange

Comme indiqué en introduction, l’Inde a signé peu d’accords de libre-échange avec les pays industrialisés. L’obstruction de l’Inde aux rondes de négociations commerciales, comme à Doha, ne peut durer éternellement. Les négociations avec l’Europe, l’Australie et le Canada s’éternisent et l’annonce d’une 19e ronde de négociations du rcep retarde notamment la conclusion des accords. En outre, le fait que les négociations du rcep soient en cours freine l’empressement de l’Inde à conclure des ententes bilatérales avec les partenaires du ptp. Par exemple, les discussions avec l’Australie et le Canada ont été très lentes et les négociations concernant un traité bilatéral d’investissement avec les États-Unis, qui ont commencé en 2008, sont toujours en cours. L’absence de l’Inde du ptp va également nuire à sa capacité à mener des accords de libre-échange, en particulier avec les pays développés : « L’Inde doit en priorité achever ces négociations et, si possible, veiller à ce que ces accords de libre-échange comportent des clauses de nation plus favorisée qui donneront à l’Inde les avantages d’un traitement favorable que ces pays accordent aux autres parties du ptp » (Meltzer 2015 : 44).

La plupart des commentateurs encouragent l’Inde à conclure le rcep, car il s’agit de l’accord le plus « faisable ». Si c’est réussi, le rcep sera en mesure de rivaliser avec le ptp en termes de pib collectif. Les pays membres du ptp représentent environ 40 % du commerce mondial, alors que le rcep totalise un peu moins de 30 % du pib mondial. Cependant, la population des pays du rcep est quatre fois plus nombreuse que celle du ptp et son pib nominal par habitant est cinq fois plus faible. Kristy Hsu explique qu’en vertu du rcep « il sera inévitable pour l’Inde de s’engager davantage et d’ouvrir son marché aux produits et aux services chinois. Cela peut changer la nature des relations économiques sino-indiennes et avoir d’importantes conséquences politiques, économiques et sécuritaires » (Hsu 2013 : 49). De plus :

Le rcep accordera une flexibilité aux différents membres pour décider de leurs niveaux d’engagement en matière de libéralisation et de leurs approches de négociation et, donc, rendra plus facile leur participation comparativement au ptp. Par ailleurs, le rcep offrira un traitement spécial et différencié aux pays moins développés, à savoir le Cambodge, le Laos, le Myanmar et le Vietnam, et il n’abordera pas les sujets « sensibles » tels que la protection de l’environnement, les normes du travail et les réformes des sociétés d’État, ce qui le rendra plus accueillant pour la plupart des pays en développement (Hsu 2013 : 43).

Sur l’ensemble des accords de libre-échange passés par l’Inde, un seul implique un grand pays industrialisé. Le traité conclu entre l’Inde et le Japon, également membre du pib, ne fournit pas d’aide substantielle dans l’établissement d’un cadre à partir duquel d’autres accords de libre-échange peuvent être construits. En revanche, le rcep offre plus de gains à court terme : « Étant donné l’importance de l’entente, l’Inde a accordé plusieurs concessions à ses partenaires dans le cadre du rcep – en particulier depuis la signature du pib » (Nataraj 2016 : 1). Le rcep est censé harmoniser les règles liées au commerce et aux investissements :

Cette harmonisation des règlements aiderait les entreprises indiennes à intégrer les chaînes de valeur régionales et mondiales, et débloquerait le réel potentiel de l’économie indienne. Il y aurait un accroissement des investissements directs étrangers entrants et sortants, en particulier les investissements orientés vers l’exportation (Chatterjee et Singh 2015 : 1).

Voilà pourquoi les accords de libre-échange posent de grands défis à l’Inde et à ses capacités de libre-échange, car l’échec du rcep signifierait la mise à l’écart de l’Inde des pays asiatiques membres du ptp.

Conclusion

Parachever des accords ne constitue pas l’aboutissement de la politique. Qu’il s’agisse du rcep ou du ptp, ces accords auront des conséquences majeures sur le tissu social de l’Inde. Combler l’écart entre les lois indiennes du travail et les normes du ptp, abaisser les tarifs douaniers pour les produits chinois tout en essayant de concurrencer le secteur industriel et conseiller les entreprises et les firmes à propos des normes à venir et des mécanismes de vérification appropriés pour les accords multilatéraux est une lourde tâche pour le gouvernement indien. Étant donné que l’Inde atteindra presque le milliard de population active vers 2045, il paraît évident que son choix entre le ptp et le rcep affectera l’économie mondiale.

Après une analyse de la réaction indienne au ptp et un examen des principales inquiétudes des commentateurs, trois constatations s’imposent. D’abord, la majorité des observateurs reconnaissent que l’Inde n’a guère d’autre choix que de mettre en oeuvre son propre programme avec des résultats réalisables. Pour cette raison, le rcep reçoit une approbation générale des commentateurs. Ensuite, tous s’inquiètent des effets à long terme de l’inaptitude de l’Inde à répondre aux futures normes à l’intérieur ou à l’extérieur du ptp ou de tout autre accord de libre-échange comparable. Enfin, le succès de l’Inde dans la sécurisation de son empreinte sur le rcep, si tel est le cas, la mettra dans une meilleure position pour affronter les États-Unis. Pour cela, la Chine est nécessaire.