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Depuis l’accession de Vladimir Poutine à la présidence, la question du pouvoir russe donne souvent lieu à des débats aussi polarisants que passionnés quant à sa caractérisation et à sa dynamique. Le système politique actuel est-il le produit de l’histoire ou la résultante d’une conjoncture politique provisoire ? S’agit-il en tout état de cause d’un retour au despotisme éclairé cher au Candide de Voltaire, d’un rétablissement progressif des anciennes structures soviétiques ou bien d’un projet politique inédit dont l’hybridité, revendiquée, affecterait des éléments à la fois démocratiques et autoritaires ? La Russie saura-t-elle un jour instruire les bases de l’émergence d’une véritable démocratie moderne ? L’essai Ruling Russia : Authoritarianism from the Revolution to Putin s’inscrit dans le prolongement de ces interrogations éthico-normatives.
Soviétologue établi, professeur émérite au Centre d’études politiques de l’Université du Michigan et instigateur depuis les années 1960 d’un imposant corpus de recherches sur les relations entre la société et le pouvoir politique en URSS et en Russie contemporaine, William Zimmerman met brillamment à profit cet acquis dans cette monographie qui condense ses réflexions vis-à-vis du processus de démocratisation en Russie au cours de l’Histoire. Zimmerman justifie d’emblée la non-linéarité de cette dynamique à l’aune de l’évolution historique de la taille du « sélectorat », concept qu’il désigne comme l’ensemble des électeurs pouvant participer à l’élection directe et sans intermédiaire du dirigeant politique selon des procédures préalablement établies. Tout au long de l’histoire soviéto-russe, ce groupe se serait ponctuellement élargi puis contracté, restreignant ou élargissant – selon l’époque et la sensibilité des dirigeants successifs – l’incertitude principielle inhérente à toute gouvernance démocratique. La thèse avancée par l’auteur dans cette publication est celle d’un basculement progressif du régime russe actuel vers un autoritarisme qui, bien qu’il ne puisse se comparer au totalitarisme stalinien, accuse de subtiles affinités avec l’ancien régime soviétique.
La première partie de l’ouvrage couvre la période s’étendant de la Révolution russe aux purges staliniennes des années 1930. Si les impératifs idéologiques liés à la mobilisation des masses ont largement contribué à l’ouverture relative du « sélectorat » dans les balbutiements du régime communiste naissant, la révolte de Kronstadt a amorcé, selon l’auteur, un mouvement inverse de contraction de la « base sélective » du jeune parti communiste que Staline parachèvera peu avant la Seconde guerre mondiale, notamment par la neutralisation graduelle des principales institutions soviétiques (dékoulakisation, sape délibérée du Comité central du Parti communiste, aveulissement du Politburo).
La seconde partie du livre retrace la trajectoire tourmentée de l’élargissement progressif, mais toujours mesuré du « sélectorat » depuis les années 1950 jusqu’à la crise financière de 1998. Zimmerman affirme que l’accession au pouvoir de Nikita Khrouchtchev a consacré l’émergence fluctuante d’un nouveau « sélectorat », d’abord exclusivement limité aux membres du Politburo, puis s’élargissant peu à peu avec la présidence réformatrice de Mikhaïl Gorbatchev. L’auteur souligne en outre que le processus de démocratisation en Russie a connu, sous l’impulsion enthousiaste de Boris Eltsine, une accélération décisive, avec la tenue des premières élections au suffrage universel direct de 1991 et de 1996.
La dernière partie de cette monographie analyse l’érosion croissante du « sélectorat » depuis les élections présidentielles ayant porté dès l’an 2000 Vladimir Poutine au pouvoir. Conjuguées à sa gestion convulsive de la question des oligarques, des médias et des organisations non gouvernementales (ong), la suspension du suffrage direct pour les élections sénatoriales, la nomination ex abrupto de Dmitri Medvedev à sa succession et sa candidature systématique et controversée à un troisième mandat auront en définitive favorisé une dislocation du processus de démocratisation en Russie ainsi qu’une attrition drastique du « sélectorat ». Avec sa réélection en 2012, la propension autoritaire de Poutine s’est notamment confirmée, selon l’auteur, par la dissuasion musclée de toute manifestation politique d’opposition, l’éviction d’une coalition démocratique menée par Boris Nemtsov et la poursuite des attaques ciblées contre les ong et internet.
Le survol historique du processus de démocratisation en Russie auquel convie l’auteur appelle différentes remarques ; nous en retiendrons deux. Tout d’abord, l’entreprise heuristique de clarification historique et de caractérisation du système politique russe est largement entravée par l’absence de définition rigoureuse et uniforme du concept de « sélectorat ». Son emploi flou et sa confusion fréquente par l’auteur comme synonyme de « corps électoral » ne parvient pas à convaincre du bien-fondé de cette notion empruntée à Bruce Bueno de Mesquita. En outre, la notion d’autoritarisme, abondamment citée dans le corps du texte, gagnerait en clarté et en cohésion si elle se démarquait de celle plus nuancée de dirigisme. Sur le plan théorique, la démarche de Zimmerman reste à bien des égards problématique dans la mesure où l’interprétation qui en résulte demeure trop influencée par une lecture occidentale qui inscrit l’histoire de la Russie dans le paradigme de la dégradation et de la régression. Or, une circonscription de l’analyse contemporaine aux vestiges soviétiques censure la prise en compte de la spécificité du système politique actuel tout en ravivant une spéculation déterministe qui est loin de faire consensus dans le débat universitaire. Les parallèles historiques entre Lénine, Staline et Poutine peuvent assurément impressionner, mais ils n’ont aucune valeur scientifique et ne sauraient être considérés comme tels. La Russie est aujourd’hui un pays plus démocratique que l’Union soviétique même si son degré de démocratisation demeure insuffisant à l’aune de certains critères internationaux.
Ces quelques observations n’enlèvent cependant rien à l’apport factuel conséquent de l’ouvrage, qui sonne comme une invitation à développer davantage, à partir du référentiel russe, les recherches sur l’exercice du pouvoir en Russie au prisme de la démocratisation.