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George Orwell a écrit un jour que celui qui contrôle le passé contrôle également le présent et le futur. Cette maxime s’applique parfaitement à certaines situations étudiées dans cet ouvrage collectif dont les dix contributeurs se sont penchés sur les tragédies de la Seconde Guerre mondiale tant en Europe qu’en Asie. Ceux-ci se sont attachés, de manière critique et sans a priori, à comparer la manière contrastée dont ces événements s’inscrivent dans la mémoire collective des peuples concernés. Mémoire, mythe, culpabilité, honte, repentir et réconciliation sont les maîtres-mots de l’ouvrage.
Les différentes relations entre histoire et mémoire sont clairement mises en évidence. L’histoire étudie et tente de comprendre le passé, souvent de manière problématique et incomplète ; elle appelle l’analyse et le discours critique. La mémoire ravive le souvenir des événements du passé et les préserve de l’oubli. Elle est toujours portée par des groupes vivants et, à ce titre, elle évolue constamment, souvent inconsciente dans ses déformations successives, également vulnérable à toutes les formes de manipulations.
Ce qu’on appelle la mémoire historique est généralement considéré comme une forme particulière de mémoire collective, qui se distingue des souvenirs individuels. Elle vise à renforcer le sentiment de communauté en fonction des changements rapides qui affectent la société, la politique, l’économie et la culture. Par ailleurs, la mémoire historique ne reflète pas forcément les réalités historiques. Subjectivité et jugements de valeur sont souvent en filigrane. Elle peut ainsi jouer un rôle fonctionnel, ce qui l’expose à d’éventuelles manipulations, au risque d’être utilisée pour falsifier ou donner une interprétation volontairement erronée de l’histoire.
Les directeurs de l’ouvrage ne manquent pas de rappeler combien les mémoires sont tributaires des contextes spécifiques. Ainsi, le lecteur sera frappé tout de go par la diversité et l’intensité des controverses qui agitent encore de nos jours l’Asie. Les contentieux territoriaux, pour quelques îles souvent inhabitées, du Japon avec la Chine, avec la Corée du Sud ou encore avec la Russie s’inscrivent, certes, dans une dimension géostratégique ayant pour toile de fond une concurrence pour le leadership régional, voire international, et un contrôle des richesses naturelles. Toutefois, ces contentieux entraînent les protagonistes à invoquer le passé, à savoir essentiellement l’impérialisme japonais et ses conquêtes territoriales à partir de 1931 en Mandchourie, puis en 1937 dans le reste de la Chine, sans oublier la colonisation de la Corée à partir de 1905. Les différents « lieux de mémoire » des uns et des autres ravivent périodiquement les revendications sur ces territoires contestés. Ces tensions sont exacerbées par les courants néo-nationalistes au Japon, certains ne cachant ni leur sympathie ni leur nostalgie pour l’ancien empire militaire. Selon eux, le Japon d’après-guerre n’a pas à se repentir pour ses actions passées, car la guerre était destinée à libérer les peuples d’Asie de la domination coloniale occidentale. Ces dérives et l’absence officielle de repentir pèsent lourd dans l’issue d’éventuelles négociations. Mais le Japon n’est pas le seul en cause : les historiens officiels chinois réécrivent systématiquement l’histoire de l’Asie et même celle du monde afin de légitimer la montée en puissance (pacifique !) d’une Chine en pleine expansion économique et militaire (voir à ce sujet l’apport de Gilbert Rozman).
Le cas de l’Allemagne occupe, bien évidemment, une place de choix dans cette large approche comparative adoptée par les directeurs de l’ouvrage. Contrairement au Japon, l’Allemagne fédérale (mais non l’Allemagne communiste de 1949 à 1990) reconnaît très tôt sa responsabilité dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ; son repentir des innombrables crimes perpétrés par les nazis a ouvert la voie de la réconciliation en Europe et a permis également l’établissement de relations avec l’État d’Israël (un chapitre de Fania Oz-Salzberger concerne les Israéliens et l’Allemagne). Mais le « modèle allemand » – dans lequel l’Holocauste occupe une place centrale – ne s’est pas imposé partout avec la même célérité. L’Autriche, comme le montre Thomas Berger, n’a pas suivi le même chemin que l’Allemagne. Pendant longtemps, elle s’est présentée comme une victime et non comme coresponsable de l’Holocauste. Ce n’est qu’après la guerre froide que cette narration tronquée a été corrigée.
La France fait également l’objet des commentaires judicieux de Julian Jackson. Le régime du maréchal Philippe Pétain a suscité d’énormes controverses sur sa légalité et ses relations avec l’occupant. L’auteur insiste notamment sur le fait que le général de Gaulle, qui est parvenu habilement à se glisser parmi les vainqueurs, élabore après 1945 le mythe de la « France résistante » (avec la complicité du Parti communiste à l’époque tout puissant) arguant que le gouvernement de Vichy était « nul et non avenu » et que la République ne s’est jamais soumise à l’occupation nazie. Ce mythe a été ensuite dégonflé grâce aux contributions d’historiens et à quelques procès retentissants.
Les pays d’Europe centrale et orientale occupent une large place dans l’ouvrage. Jusqu’en 1989, la narration historique de ces pays porte l’empreinte du pouvoir communiste. Depuis, certaines vérités historiques ont été rétablies dans le but avoué de revitaliser l’identité nationale, mais les controverses n’ont cessé de rebondir sur la collaboration et les massacres de Juifs, notamment dans les pays baltes occupés par les soviétiques de 1939 à 1941, par les troupes allemandes de 1941 à 1944, et à nouveau par les soviétiques jusqu’en 1991. Il faut lire à ce sujet les contributions éclairantes d’Igor Torbakov et de Roger Petersen.
Au final, ce livre passionnant, écrit dans un style clair et qui dispose d’une importante bibliographie et d’un index, répond aux besoins du lecteur féru d’histoire de satisfaire sa curiosité intellectuelle. Et sans nul doute, il l’invitera à la réflexion non seulement sur l’importance de la mémoire du passé mais également sur le présent et le futur de nos sociétés.