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Le livre de Lily Ling est un ouvrage ambitieux qui suscite la réflexion. En effet, Ling, professeure en affaires internationales à l’université New School de New York, tente d’établir une nouvelle façon de concevoir et de vivre les relations internationales. Cet ouvrage propose un arrimage des travaux issus du féminisme postcolonial et du constructivisme social avec une dialectique taoïste. De cette rencontre émerge la conception d’une politique mondiale « mondiste », un dao ou « voie », respectant les « multiples mondes », qui décentre à la fois la théorie et la pratique de ce que Ling appelle l’hégémonie du « monde westphalien ». Pour élaborer sa conception, Ling s’éloigne des méthodes conventionnelles. Elle inclut même deux chapitres sous forme de pièces de théâtre et fait appel aussi bien à des exemples historiques qu’à des oeuvres de fiction ou à des notions de cuisine.
L’argument central concerne le Monde westphalien, épithète désignant la pensée et la pratique occidentales soumises aux idées réalistes et libérales. L’auteure allègue que ce monde génère des relations de hiérarchie, de violence et d’hégémonie. Ling propose de refonder les relations internationales sur une conception mondiste qui permettrait de mener les relations internationales vers la parité, la fluidité et l’éthique.
Tout au long de l’ouvrage, Ling mobilise avec efficacité les outils du féminisme postcolonial pour mettre en évidence les travers de l’Occident qui, prétendument porteur d’un projet émancipateur universel, cache un institutionnalisme eurocentrique perpétuant les valeurs sexistes et racistes et la volonté de domination de l’ère coloniale. L’auteure ne s’arrête pas au diagnostic des travers de l’Occident. Elle propose plutôt une solution à ce qu’elle considère comme un déséquilibre entre le Monde westphalien et les multiples mondes en existence.
La solution avancée par Ling réside dans l’application d’une dialectique taoïste (qui se conjugue bien, selon elle, avec d’autres visions du monde comme l’andinisme). Cette optique relie les opposés, rappelant que, à la façon du yin et du yang, chaque chose porte en elle le germe de son opposé, est en relation d’interdépendance avec son opposé et qu’il y a relation d’engendrement et de mutation de l’une en l’autre. Ling applique cette dialectique aux relations entre les nations, entre les civilisations, entre la persona externe et interne d’un État, etc. Cette vision du monde présuppose une parité ontologique, plutôt qu’une hiérarchie, entre toutes choses.
À partir de cette vision du monde, Ling critique les visions dominantes du dialogue, qu’elle qualifie de factices, optant pour un nouveau dialogue mondiste. Au dialogue socratique, elle reproche une forme d’intimidation rhétorique : on connaît la vérité avant d’avoir dialogué. Au dialogue habermasien elle reproche l’eurocentrisme et l’impossibilité de dialogue avec l’Autre réellement différent. Quant au dialogue bakhtinien, plus ouvert à l’échange et à l’Autre, il lui semble, sur les plans culturel et temporel, tout de même limité à l’horizon westphalien.
Trois outils spécifiques seraient utiles pour mettre en oeuvre son dialogue inspiré par une dialectique taoïste : la relationnalité (Qui dit quoi, à qui et pourquoi ? ; quel est le contexte du dialogue ?), la résonance (D’où proviennent les discours alternatifs et que signifient-ils ?) et l’interêtre (Tu es en moi, je suis en toi. Sachant cela, comment puis-je agir éthiquement et avec compassion ?).
La portée de ces outils en relations internationales ne coule pas de source. Pour illustrer la portée de la relationnalité, Ling analyse la thèse de la « menace chinoise » à l’ordre mondial. Elle démontre que cette thèse est le produit de relations et de dialogues ancrés dans la pensée des élites sécuritaires américaines parvenues à imposer leur pensée aux élites sécuritaires chinoises. Le contexte plus large permettrait d’autres dialogues, évitant ainsi que la thèse de la menace chinoise devienne une prophétie autovalidante. Ling rappelle que la concrétisation de la volonté hégémonique de la Chine ne dépend pas seulement des élites chinoises, mais d’un contexte plus large comprenant la diaspora chinoise, les pays et populations asiatiques, les théoriciens en relations internationales.
Ling propose la résonance pour sortir la relation Chine–Taïwan–États-Unis de son blocage. À cette fin, elle démontre qu’il y a résonance émotionnelle et normative entre organisations et groupes chinois et taïwanais. À partir de cette résonance peuvent se créer des canaux de solution au problème. De manière similaire, Ling identifie en Chine et en Inde une tradition d’interêtre, ancrée dans la médecine traditionnelle, qui faciliterait, si on la valorisait, le dialogue et l’harmonie entre ces deux géants asiatiques.
L’ouvrage de Ling est à la fois dérangeant et intéressant. Il dérange en ce sens qu’il sort tellement des sentiers battus qu’on peut en venir à douter de sa validité. Il est aussi porteur d’une critique très radicale de l’Occident comme projet et des théories dominantes en relations internationales. C’est justement cette radicalité, qui va au-delà de la déconstruction et propose une nouvelle vision de la théorie et de la pratique des relations internationales, qui suscite l’engouement. On se prend à souhaiter l’atteinte du monde de compassion promis par le dao de Ling !
À l’évidence, cet ouvrage vise à inventer de relations internationales. À ce titre, il est intéressant de le lire à la lumière d’un livre dirigé par Nicolas Guilhot (The Invention of International Relations Theory, 2011) qui nous rappelle que la théorie réaliste aussi a commencé comme une tentative d’« inventer les relations internationales » et qu’elle reposait partiellement sur des fondements normatifs même si l’on a finalement choisi de se draper dans la respectabilité du béhavioralisme, contrairement à ce que Ling propose.