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Au centre d’un débat qui l’a vu s’opposer à Hans Morgenthau avant d’être à son tour critiqué par Kenneth Waltz, Raymond Aron a été largement oublié depuis son décès. De multiples raisons sont susceptibles d’expliquer l’ignorance dont il est aujourd’hui victime, allant des critiques parfois violentes dont il a fait l’objet, par exemple de la part de Oran Young aux États-Unis qui lui reproche son approche traditionaliste en pleine révolution behavioriste, jusqu’à l’évolution du champ disciplinaire des Relations internationales en France, à la suite de l’essor du transnationalisme promu par Marcel Merle au détriment du statocentrisme auquel Aron est toujours resté fidèle[1]. Mais peut-être l’approche particulière de ce théoricien y est-elle aussi pour quelque chose, tant en effet son positionnement scientifique rend difficile toute tentative de classification au sein d’une discipline traversée depuis sa naissance par des débats entre paradigmes concurrents – le réalisme et le libéralisme, de même que le marxisme il y a deux générations, et le constructivisme de nos jours.

On en veut pour preuve l’attitude de ses partisans. Dans le dossier spécial de la revue International Studies Quarterly publié après le décès de Raymond Aron en 1985, Stanley Hoffmann estime que, « si on le compare aux spécialistes américains de relations internationales, Aron apparaît comme fortement original » (Hoffmann 1985 : 13), et, s’il admet que « son analyse semble appartenir à l’école réaliste » (ibid. : 15), il n’en souligne pas moins les spécificités de l’approche d’Aron que sont d’après lui :

  • le rejet de toute conceptualisation a-historique de la politique internationale, telle que notamment présente chez Morgenthau ;

  • le scepticisme à l’égard des ambitions à la fois normatives et prédictives des théorisations en relations internationales ;

  • le refus de postuler la primauté de la haute politique que serait la politique internationale sur la basse politique que serait la politique interne ;

  • la prise en compte de facteurs négligés par les autres réalistes, le facteur économique dans une certaine mesure, mais d’abord et surtout le facteur nucléaire.

L’idée que « la relation d’Aron avec les réalistes et néoréalistes purs est complexe » (ibid. : 18) est partagée par Bryan-Paul Frost. Après avoir noté dans un article de la Review of International Studies que, « trop souvent, les chercheurs en politique internationale ou bien ignorent complètement Aron ou bien le rangent à tort dans la rubrique des réalistes classiques », Frost précise en note de bas de page que « dire cela ne revient pas à nier l’existence de points d’accord entre Aron et des théoriciens tels que Carr et Morgenthau, mais tout simplement à indiquer que trop de chercheurs manquent de prendre en compte les nombreuses différences fondamentales entre Aron et d’autres réalistes classiques » (Frost 1997 : 143).

Il est vrai que cette réception est confortée par Aron lui-même, volontiers critique envers les réalistes de son temps. Morgenthau est sa cible préférée[2], qu’il accuse de proposer une « pseudo-théorie » avec sa formule « selon laquelle les États agissent en fonction de leur “intérêt national” » (Aron 1967a : 862) et traite de « pseudo-réaliste » (Aron 1954a : 916), entre autres parce qu’il pose le principe de la continuité des politiques extérieures des États. De façon plus générale, Aron multiplie les remarques acerbes contre « l’école réaliste », celle qui « commet trop souvent l’erreur de confondre le réalisme avec la considération exclusive des rapports de force », celle qui a tendance à « prendre pour l’essence de la politique étrangère la forme qu’a revêtue celle-ci à certaines époques de l’histoire européenne, essentiellement la diplomatie des Cabinets ou des États nationaux » (ibid. : 918), alors que dans des « périodes de troubles » telles que la guerre froide « aucune puissance ne restreint ses objectifs à l’intérêt national, au sens qu’un Mazarin ou un Bismarck donnait à ce terme » (Aron 1953 : 967).

Reste à bien comprendre le sens de ces critiques qui s’expliquent moins par l’ontologie d’Aron que par son épistémologie, par son refus de toute théorisation calquée sur le modèle des sciences de la nature ou même de la science économique. Sceptique envers la possibilité d’aboutir à « une théorie de la politique internationale » (Morgenthau 1993 : 3) à laquelle aspirait un Morgenthau persuadé d’être capable d’expliquer les relations entre États, d’illuminer les dilemmes éthiques de l’action diplomatique ainsi que d’évaluer et de prévoir les politiques étrangères des différentes nations, Aron critique moins la substance du réalisme qu’il n’attaque la démarche des réalistes de son époque. D’après Aron, « toute étude concrète des relations internationales [est] une étude sociologique et historique » ; « il ne peut pas y avoir de théorie pure des relations internationales » (Aron 1967a : 866, 863), parce que l’on ne saurait ni prêter aux acteurs internationaux un objectif unique comparable à celui – le profit – qui guide l’homo oeconomicus, ni discriminer les variables endogènes au système international, tels que les rapports de force, des variables exogènes, comme la distribution de la richesse ou la nature des régimes internes.

Au-delà cependant de ce refus de la démarche scientiste des réalistes de son époque, la sociologie des relations internationales que propose Raymond Aron est fondée sur une « conceptualisation » (ibid. : 862) dont l’inspiration substantielle est réaliste. Et cela, non seulement par défaut, c’est-à-dire du fait de son refus des deux autres approches qui, du temps de son vivant, se partageaient la discipline. Inutile de s’attarder sur son rejet du marxisme : s’interrogeant dès La société industrielle et la guerre sur la validité de la théorie marxiste selon laquelle « le capitalisme impliquerait l’expansion impérialiste et celle-ci, à son tour, aboutirait fatalement à la guerre entre impérialismes » (Aron 1957 : 818), Aron estime dans Paix et guerre entre les nations que la Première Guerre mondiale, dans laquelle les marxistes voient une guerre entre États capitalistes « pour le partage de la planète », est en fait « un phénomène traditionnel, […] une guerre générale de caractère typique » (Aron 1962 : 271). Il écrit également que l’impérialisme colonial, à supposer qu’il ait une signification économique, « n’était pas le dernier stade du capitalisme, mais le dernier stade de l’impérialisme mercantile, lui-même dernier stade de l’impérialisme millénaire » (ibid. : 278).

Les choses sont un peu plus compliquées en ce qui concerne son attitude à l’égard du libéralisme, dans ses variantes à la fois transnationaliste et pluraliste. En effet, dans la présentation de la huitième édition de Paix et guerre entre les nations, Aron revient sur les critiques qui lui ont été adressées, relatives à sa non-prise en compte des phénomènes transnationaux qui « traversent les frontières des États et échappent en quelque mesure à l’autorité ou au contrôle des États » (Aron 1962 : vi-vii), et des « organisations […] et des conseillers personnels » (ibid. : xi) du Prince dont le rôle avait été souligné par Graham Allison. Mais après s’être demandé s’il s’était « rendu coupable de holisme en traitant les États comme un “acteur” » et si son livre « regarde […] le passé » en se focalisant sur « le système interétatique » (ibid. : x, ii), Aron rejette les critiques :

Reprenons un instant la question que j’ai développée : le système interétatique, celui dans lequel les acteurs obéissent à des considérations diplomatico-stratégiques, perd-il peu à peu son importance ? […] Ma réponse n’a pas varié. […] Encore aujourd’hui, ce système ma paraît dominant, bien qu’au fil des jours il semble passer à l’arrière-plan. En fait, c’est lui qui structure la société internationale en dépit des traits originaux de celle-ci.

ibid. : xxxv-xxxvii ; souligné par nos soins

Ce statocentrisme, dans sa double dimension de l’État acteur unique et unitaire, est la première indication de son réalisme substantiel. C’est loin d’être la dernière. Avec les réalistes classiques tels que Morgenthau, Aron partage la même vision tragique de la politique internationale « en tant que telle politique de puissance », tant « les unités politiques s’efforcent de s’imposer l’une à l’autre leur volonté » (Aron 1962 : 133, 81), n’hésitant pas, pour ce faire, à recourir à la force : de même que chez Morgenthau les principaux États sont « en permanence en train de se préparer à, activement engagés dans, ou en train de récupérer des formes organisées de violence que sont les guerres » (Morgenthau 1993 : 50), de même chez Aron les relations interétatiques « se déroulent à l’ombre de la guerre ou […] comportent, par essence, l’alternative de la guerre et de la paix » (Aron 1962 : 18). « La guerre est de tous les temps historiques et de toutes les civilisations » (ibid. : 157), et la paix n’est d’après lui qu’une simple trêve, « la suspension, plus ou moins durable, des modalités violentes de la rivalité entre unités politiques, […] à l’ombre des batailles passées et dans la crainte ou l’attente des batailles futures » (ibid. : 158).

À propos de la puissance, Aron la définit dans une perspective wébérienne comme « les capacités d’agir les unes sur les autres que possèdent les unités politiques » (ibid. : 158), ce qui là encore le rapproche de Morgenthau, ancien élève de Max Weber à Munich avant de traverser l’Atlantique et pour qui la puissance « est le contrôle d’un homme sur l’esprit et les actions d’autres hommes » (Morgenthau 1993 : 30). Les deux dressent une liste parfaitement comparable des éléments composant la puissance. Les neuf éléments de Morgenthau que sont la géographie, les ressources naturelles, la capacité industrielle, le degré de préparation militaire, la population, le caractère national, le moral national, la qualité de la diplomatie et la qualité du gouvernement (Morgenthau, 1993 : 124 et s.) sont regroupés en trois ensembles d’éléments chez Aron : le milieu, relatif à l’espace occupé par les unités politiques ; les ressources, au sens de matériaux et d’hommes susceptibles d’être transformés en armes et en soldats ; l’action collective, qui renvoie à la capacité d’un État à organiser une armée, à la discipline des combattants, à la qualité du commandement civil et militaire, à la solidarité des citoyens confrontés à l’épreuve de feu (Aron 1962 : 65 et s.).

Certes, Aron refuse de suivre Morgenthau lorsque celui-ci affirme que la recherche de la puissance est toujours le but immédiat de la politique extérieure d’un État : il n’y voit qu’un but parmi d’autres, à côté notamment de la sécurité, de la gloire, de l’idée (ibid. : 81 et s.). De même refuse-t-il de voir dans la nature humaine, caractérisée par les « pulsions bio-psychologiques élémentaires que sont la volonté de vivre, de propager et de dominer » (Morgenthau 1993 : 37), le facteur explicatif ultime de la politique de puissance : « les données constantes […] de la nature humaine » ne sont chez lui que l’une des deux « conditions structurelles de la bellicosité », à côté des « données constantes de la société internationale » (Aron 1967a : 868). Mais ces différences qui séparent Aron de Morgenthau ne remettent pas en cause son appartenance au réalisme. C’est vrai pour la première différence, qui n’est pas plus importante que celle qui sépare Waltz de Morgenthau, lorsque Waltz fait de la recherche de la sécurité – plutôt que de la puissance – le principal objectif que la politique extérieure des États cherche à satisfaire. C’est aussi et surtout vrai pour la deuxième différence, relative à l’abandon de la nature humaine comme déterminant ultime du comportement des unités politiques. Car si Aron ici se sépare du réalisme classique de Morgenthau, c’est pour mieux annoncer ce que sera plus tard le néoréalisme de Kenneth Waltz.

Alors que Morgenthau, dans la foulée de Niebuhr et Carr, n’avait pas établi de distinction entre politique interne et politique internationale, estimant que la politique en général était déterminée par la nature humaine et postulant que « l’essence de la politique internationale est identique à son équivalent interne », les deux étant « des luttes pour la puissance seulement modifiées par les conditions différentes dans lesquelles cette lutte se déroule en interne et à l’international » (Morgenthau 1993 : 37 ; souligné par nos soins), Aron tout au contraire souligne la spécificité radicale de la sphère politique internationale en comparaison avec l’ordre politique interne. Dans Paix et guerre entre les nations, il écrit :

tant que l’humanité n’aura pas accompli son unification dans un État universel, il subsistera une différence essentielle entre politique intérieure et politique extérieure. Celle-là tend à réserver le monopole de la violence aux détenteurs de la violence légitime ; celle-ci accepte la pluralité des centres de forces armées. La politique, en tant qu’elle concerne l’organisation intérieure des collectivités, a pour fin immanente la soumission des hommes à l’empire de la loi. La politique, dans la mesure où elle concerne les relations entre États, semble avoir pour signification […] la simple survie des États face à la menace virtuelle que crée l’existence des autres États ».

Aron 1962 : 19

Revenant sur cette problématique dans Qu’est-ce qu’une théorie des relations internationales ?, Aron ajoute :

J’ai cherché ce qui constituait la spécificité des relations internationales ou interétatiques et j’ai cru trouver ce trait spécifique dans la légitimité et la légalité du recours à la force armée de la part des acteurs. Dans les civilisations supérieures, ces relations me paraissent les seules, parmi toutes les relations sociales, qui admettent le caractère normal de la violence. Cette définition nullement originale passait pour évidente aux yeux des philosophes classiques et des juristes qui ont édifié le droit des gens européens… Ni le pacte Briand-Kellogg, ni les Nations Unies n’ont jusqu’à présent supprimé le trait spécifique du système international que les philosophes et les juristes des siècles passés désignaient par le terme état de nature. … Max Weber, on le sait, définissait l’État par le « monopole de la violence légitime ». Disons que la société internationale se caractérise par « l’absence d’une instance qui détienne le monopole de la violence légitime »[3].

Aron 1967a : 857-860

Surtout, Aron propose sa conception des relations internationales comme réponse – positive – à la question de savoir si les relations internationales peuvent faire l’objet d’une analyse qui leur serait propre, différente de celles des relations sociales autres qu’internationales : « Les États ne sont pas sortis, dans leurs relations mutuelles, de l’état de nature. Il n’y aurait pas de théorie des relations internationales s’ils en étaient sortis » (Aron 1962 : 19). Or, la délimitation d’un objet spécifique d’étude est précisément la première condition que Waltz pose à la création d’un savoir disciplinaire autonome : « La théorie devient possible seulement si différents objets et processus, mouvements et événements, actes et interactions sont considérés comme pouvant être étudiés en soi » (Waltz 1990 : 23). Autrement dit, l’accentuation par Aron de la différence entre l’interne et l’externe anticipe l’hypothèse fondamentale du néoréalisme structuraliste américain distinguant, et opposant même, les « systèmes domestiques […] centralisés et hiérarchiques » des « systèmes internationaux décentralisés et anarchiques » (Waltz 1979 : 88).

La séparation de principe entre politique nationale, « domaine de l’autorité, de l’administration et du droit », et politique internationale, « domaine de la puissance, de la lutte, et de l’accommodement » (Waltz 1979 : 113), n’est pas la seule indication permettant de dire que les analyses d’Aron « ont parfois précédé celles qui apparurent plus tard du côté (américain) de l’Atlantique » (Hoffmann 1985 : 14). Lorsque Waltz attribue « l’étonnante similarité de la vie internationale à travers les millénaires » au « caractère anarchique de la politique internationale » (Waltz 1979 : 66), il ne fait que répéter ce que Aron avait écrit quelques années auparavant :

Les États, à notre époque comme durant les siècles précédents, se réservent le droit de décisions autonomes, y compris les décisions de paix et de guerre. […] Si l’on appelle politique de puissance le commerce, pacifique ou belliqueux, entre États qui ne reconnaissent ni loi ni arbitre et s’efforcent de se contraindre, de se séduire, de se convaincre réciproquement, la politique de notre âge est plus que jamais conforme à ce modèle séculaire.

Aron 1962 : 430

De même, en écrivant que chaque unité politique « ne peut, en dernière analyse, compter que sur elle-même » (ibid. : 82), Aron anticipe l’idée du self-help au centre de l’analyse de Waltz, alors qu’en soulignant que « le jeu international [est] un combat dans lequel celui qui respecte les règles risque d’être victime de sa relative moralité » (ibid. : 565) il s’inscrit dans la lignée de la métaphore du chasseur primitif de Jean-Jacques Rousseau à laquelle renvoie Waltz lorsqu’il souligne les obstacles à la coopération entre unités qui se trouvent en état d’anarchie.

En résumé, les analyses d’Aron contiennent des éléments qui, d’un côté, rappellent le réalisme classique de Morgenthau et, de l’autre, anticipent le néoréalisme structuraliste de Waltz. Son approche relève donc bien de la tradition réaliste des relations internationales. Michael Doyle ne s’y est pas trompé lorsque, dans son Ways of War and Peace, il considère Aron comme faisant partie du réalisme, et non pas du libéralisme ou du marxisme. Surtout, Doyle a le mérite de proposer une typologie originale du réalisme et de situer Aron à l’intérieur de cette typologie.

Dans son compte rendu de l’histoire de la pensée politique réaliste à travers les âges, Doyle pose comme point de départ qu’il y a une « continuité sans unité » (Doyle 1997 : 50) depuis Thucydide. Continuité parce que tous les réalistes sont d’accord pour imputer les récurrences de la politique internationale et les comportements conjoncturels des États-nations à trois ensembles de facteurs liés aux trois images de Waltz que sont la nature humaine, la société interne et le système interétatique ; diversité parce qu’ils se divisent dans la façon dont ils combinent l’importance respective de ces variables. Doyle distingue alors quatre types de réalisme : le « réalisme complexe » de Thucydide, qui accorde une importance égale aux trois ensembles de facteurs ; le « réalisme fondamentaliste » représenté par Machiavel et fondé sur l’importance prioritaire de la nature humaine ; le « réalisme structuraliste », incarné par Hobbes, dans lequel le système interétatique est la variable principale ; et le « réalisme constitutionnaliste », associé à Rousseau, dont l’approche repose sur le rôle essentiel accordé au régime politique interne.

Selon Doyle, le réalisme constitutionnaliste « examine les effets des variations dans les institutions culturelles, sociales, économiques et politiques » (Doyle 1997 : 48) sur la politique internationale, et son apport majeur réside dans le fait qu’il « offre une sociologie puissante de la politique mondiale, identifie des contraintes larges et générales, et suggère les conséquences des réformes ou révolutions intérieures » (ibid., p. 48). Rousseau en est d’après lui le fondateur parce qu’il « se concentre sur les effets de la culture européenne et la civilisation commerciale et examine les effets de la démocratie et de la monarchie, des États justes et injustes » (ibid., p. 48). Quant à Aron, il en est le principal représentant contemporain, car il partage l’hypothèse réaliste de l’état de guerre et donc prend en compte la distribution des rapports de force, tout en se demandant « si les sociétés et cultures internes sont hétérogènes ou homogènes, si les capacités étatiques ou sociétales sont fortes ou faibles » (ibid., p. 151). Paix et guerre entre les nations illustre plus particulièrement « la puissance d’une généralisation systématique contenue dans un cadre qui dépeint la politique mondiale comme un domaine semi-autonome façonné par des diplomates et des guerriers » (ibid. : 48).

Au-delà, Doyle estime que Raymond Aron partage des points communs avec d’autres réalistes contemporains comme Henry Kissinger et Stanley Hoffmann, ainsi que Robert Gilpin, Stephen Krasner et Peter Katzenstein[4]. Surtout il fait dans une note de bas de page une allusion à une communication de Gideon Rose désignant les recherches des auteurs en question comme relevant du « soft realism » (ibid. : 151). Or, depuis lors, cette communication de Rose a été publiée, et le soft realism est devenu le « réalisme néoclassique » (Rose 1998). C’est cette dernière piste que nous allons explorer dans la suite de cet article, en posant comme hypothèse que Raymond Aron est un réaliste néoclassique avant la lettre. Plus précisément, nous allons montrer que « le réalisme vrai » que Aron espérait rencontrer un jour au-delà du « faux réalisme » (Aron 1953 : 963, 958), incarné d’après lui par les réalistes américains des années 1950, est l’équivalent de ce que de nos jours on appelle le réalisme néoclassique.

Dans un article publié dans World Politics en 1998, Gideon Rose forge le label « réalisme néoclassique » pour désigner un ensemble de monographies parues dans les dix années précédant sa revue de la littérature et portant sur la perception de l’équilibre des puissances par les Américains et les Soviétiques pendant la guerre froide (Wohlforth 1993), l’utilisation interne par les responsables américains du conflit sino-américain pendant les années 1949-1950 (Christensen 1996), l’ascension tardive des États-Unis au statut de puissance mondiale (Zakaria 1998), la politique expansionniste de Hitler au sein du système tripolaire de l’entre-deux-guerres (Schweller 1998). Depuis lors, le label a été adopté par les auteurs concernés (Schweller 2003) et par d’autres (Rathbun 2008) ; de nouvelles monographies se sont ajoutées, notamment celle de Taliaferro sur la politique américaine d’équilibrage des risques dans des zones périphériques (Taliaferro 2004) ; surtout, des programmes de recherche ont été lancés, en Amérique du Nord (Lobell, Ripsman, et Taliaferro 2009) et en Europe (Toje et Kunz 2012).

Comme son nom l’indique, le réalisme néoclassique ambitionne de proposer une synthèse du réalisme classique de Morgenthau et du néoréalisme de Waltz. Plus précisément, le programme de recherche réaliste néoclassique est articulé autour d’une démarche méthodologique, d’un postulat substantiel et d’un objectif scientifique.

En ce qui concerne l’objectif qu’ils poursuivent, les réalistes néoclassiques visent à établir une théorie générale du comportement extérieur des États susceptible d’« expliquer les variations de la politique extérieure d’un même État à travers le temps ou des politiques extérieures de plusieurs États faisant face aux mêmes contraintes externes » (Lobell, Ripsman et Taliaferro 2009 : 21). À cette fin, ils commencent par des études de cas de comportements concrets d’États prenant telle décision ou entreprenant telle action, ce que Waltz avait négligé lorsqu’il disait que sa théorie de la politique internationale – entendue comme ensemble de résultats récurrents sur le plan systémique des différentes actions entreprises sur le plan individuel – ni ne permettait ni ne cherchait à expliquer « pourquoi tel État a entrepris telle action mardi dernier » (Waltz 1979 : 121).

Pour ce qui est de leur hypothèse de travail, ces réalistes renvoient d’abord à Thucydide, en qui ils voient le premier réaliste néoclassique parce que, dans le dialogue des Méliens, il fait dire aux généraux athéniens que les forts font ce qu’ils ont la capacité de faire et que les faibles acceptent ce qu’ils sont forcés de subir. Ils posent de ce fait comme premier postulat que « la portée et l’ambition de la politique étrangère d’un État sont fonction d’abord et surtout de sa puissance matérielle relative » (Rose 1998 : 146). Mais, d’emblée, ils nuancent ce point de départ en estimant que « l’impact des capacités de puissance sur la conduite extérieure est indirect et complexe, tant en effet les pressions systémiques doivent être traduites à travers des variables intermédiaires situées au niveau d’analyse de l’acteur telles que les perceptions des décideurs ou la structure étatique » (ibid. : 146) dans ses rapports avec la société civile. Autrement dit, les réalistes néoclassiques expliquent leur variable dépendante qu’est le comportement extérieur d’un État par deux variables : une variable indépendante située au niveau du système et une variable intermédiaire qui, située au niveau de l’unité, amortit l’impact de la variable indépendante. Si, sur le long terme, le comportement extérieur d’un État répond aux incitations du principal facteur systémique qu’est la distribution de la puissance matérielle entre États, sur le court terme les décisions et les actions externes d’un État fluctuent considérablement en fonction de facteurs Innenpolitik, à commencer par la perception des rapports de puissance par les leaders et la capacité des autorités gouvernementales à extraire les ressources de la société civile pour les affecter à la politique étrangère.

Quant à la démarche scientifique choisie par les réalistes néoclassiques, elle consiste à recourir aux deux disciplines « histoire diplomatique et Relations internationales » (Schweller 2003 : 344). Persuadés que la « parcimonie doit être évaluée eu égard à sa portée explicative » (Lobell, Ripsman et Taliaferro 2009 : 23) et non eu égard à sa seule élégance, les réalistes néoclassiques lient la rigueur théorique des postulats structuralistes des néoréalistes avec la subtilité historique des hypothèses individualistes des réalistes classiques, car voilà le seul moyen pour étancher « la soif de rigueur et de richesse de la discipline » (Schweller 2003 : 344), ce que ne sont capables de faire « ni la modélisation abstraite de type théorie des jeux ni la description détaillée de type récit historique » (Rose 1998 : 166).

Cette via media méthodologique est très exactement celle que privilégie Aron. À l’image des réalistes néoclassiques, Aron est insatisfait des approches exclusivement historique ou réaliste, ledit réalisme étant celui a-historique, ou a-contextuel, de Morgenthau que, de nos jours, on assimilera au néoréalisme structuraliste de Waltz et de ses disciples, vu leur théorisation désireuse d’imiter la démarche prévalant en sciences économiques :

La première simplification, celle de l’école historique, aboutirait à raconter, sans les expliquer, les vicissitudes des relations internationales ; la seconde, celle de l’école réaliste, tend à hypostasier les États et leurs prétendus intérêts nationaux, à prêter à ces intérêts une sorte de rationalité ou de constance et à réduire l’interprétation des événements aux calculs de force et aux compromis d’équilibre. Le récit historique n’apprend rien s’il n’est articulé par la référence à des concepts, s’il ne comporte l’effort pour séparer l’essentiel du secondaire, les forces profondes des accidents […] La simplification réaliste risque de fausser la psychologie réelle des gouvernants, de méconnaître certains facteurs d’une importance parfois décisive, l’action des régimes, des idéologies, sur la conduite des affaires diplomatiques.

Aron 1967b : 890

Logiquement, Aron opte alors pour ce qu’il appelle une « sociologie des relations internationales » (Aron 1963), en vue de « comprendre, en profondeur, la diversité historique des systèmes internationaux grâce à la discrimination entre les variables qui ont une signification différente d’époque en époque et les variables qui, provisoirement au moins, survivent telles quelles » (Aron [1967a] : 868). Il ne fait aucun doute que cette volonté d’aboutir à une théorie ambitionnant une « valeur supra-historique », tout en étant désireuse de « comprendre la diversité historique » (Aron 1962 : 87), rejoint la dialectique qui sous-tend la posture réaliste néoclassique affirmant que, « sur le long terme, les processus politiques internationaux reflètent la distribution de la puissance », mais que sur « le plus court terme, les politiques que les États poursuivent effectivement sont rarement prédictibles sur la base d’une analyse purement systémique » (Lobell, Ripsman et Taliaferro 2009 : 4).

D’autant plus que, pour ce qui est de sa substance, la sociologie historique des relations internationales d’Aron consiste concrètement à « mettre en forme conceptuelle les événements de politique internationale à l’aide de l’antithèse situation-décision » (Aron 1967b : 884). Plus précisément, Aron part de l’idée que :

l’analyse d’une situation, par les hommes d’État qui prennent les décisions ou les sociologues qui les interprètent, comporte d’abord la détermination de trois éléments : Quel est le champ diplomatique ? Quelle est la configuration des relations de puissance à l’intérieur de ce champ ? Quelle est la technique de guerre à laquelle plus ou moins clairement se réfèrent les gouvernants pour estimer l’importance des positions ou des relations ? […] Trois autres éléments interviennent, qui, ensemble, constituent l’aspect idéologique des relations internationales : jusqu’à quel point les États aux prises se reconnaissent-ils les uns les autres de telle sorte que les frontières, non l’existence, des États eux-mêmes constituent l’enjeu de la lutte ? Quelle est la relation entre le jeu de la politique intérieure et les décisions des hommes d’État ? Quel sens ceux-ci donnent-ils à la paix, à la guerre, aux relations entre États ?[5].

Aron 1967b : 881-882

Or, voilà qui annonce l’hypothèse de travail qu’avanceront les réalistes néoclassiques contemporains lorsqu’ils disent vouloir :

… expliquer pourquoi, comment et sous quelles conditions les caractéristiques internes des États – la capacité d’extraction et de mobilisation des institutions politico-militaires, l’influence des acteurs sociétaux et des groupes d’intérêt internes, le degré d’autonomie de l’État par rapport à la société, et le degré de cohésion des élites et de la société – interviennent entre l’évaluation des menaces et opportunités internationales par les leaders et les politiques diplomatiques, militaires, et externes effectives que ces leaders poursuivent.

Lobell, Ripsman et Taliaferro 2009 : 4

Dans les détails, Aron commence par poser que « la caractéristique première d’un système international est la configuration du rapport des forces » (Aron 1962 : 104), et, à l’image de la majorité des réalistes[6], il oppose la configuration pluri/multipolaire, au sein de laquelle l’équilibre est fonction de la rivalité entre plusieurs unités, à la configuration bipolaire, où l’équilibre n’est possible qu’entre deux camps constitués autour de deux puissances prédominantes auxquelles les puissances moindres sont obligées de s’agréger. Mais Aron précise d’emblée que « la conduite extérieure des États n’est pas commandée par le seul rapport des forces », parce que les « idées et sentiments influent sur les décisions des acteurs. Une conjoncture diplomatique n’est pas pleinement comprise tant que l’on se borne à décrire la structure, géographique et militaire, des alliances et des hostilités […] Encore reste-t-il à saisir les déterminants de la conduite des principaux acteurs, autrement dit la nature des États et les objectifs que se donnent les détenteurs du pouvoir » (ibid. : 108). En d’autres termes, l’intérêt national d’après lui ne saurait être défini :

… abstraction faite du régime intérieur, des aspirations propres aux différentes classes, de l’idéal politique de la cité. […] Comment les unités politiques pourraient-elles garder, à travers les révolutions, les mêmes ambitions et les mêmes méthodes ? Certes, formellement, la conduite de tous les diplomates présente des similitudes. N’importe quel homme d’État cherche à recruter des alliés ou à réduire le nombre de ses ennemis. Volontiers les révolutionnaires reprennent, au bout de quelques années, les projets des régimes qu’ils ont abattus. La continuité incontestable est issue de la tradition nationale, imposée par les impératifs du calcul de la force. Il reste à démontrer que des hommes d’État, inspirés par des philosophes différents, agissent de la même façon dans les mêmes circonstances. […] Or, une telle démonstration me paraît inconcevable, l’hypothèse elle-même absurde.

ibid. : 101

Lorsqu’on lit ce passage d’Aron, on ne peut s’empêcher de penser que les réalistes néoclassiques se trompent lorsqu’ils disent redécouvrir Morgenthau parce que ce dernier, contrairement aux néoréalistes, permettrait d’étudier le comportement concret des États en fonction de conjonctures diverses liées aussi à l’évolution des régimes internes. Tout autant que Waltz, Morgenthau a de la politique étrangère une vision déterministe, bien qu’elle soit fondée sur le postulat de la nature humaine plutôt que sur celui de la structure anarchique. Revenons à Morgenthau :

Le concept d’intérêt défini comme puissance […] procure une discipline rationnelle dans l’action et crée cette étonnante continuité dans la politique étrangère qui fait que la politique étrangère américaine, britannique ou russe apparaît comme un continuum intelligible, rationnel, dans l’ensemble conséquent avec lui-même, indépendamment des différents motifs, préférences et qualités intellectuelles et morales des hommes d’État successifs.

Morgenthau 1993 : 5

Jamais Aron ne souscrit à une telle affirmation, qui l’amènerait à nier les différences, par exemple, entre la politique extérieure de la Russie des tsars et celle de l’URSS des Soviets :

Dire que l’Union soviétique conduit ses affaires extérieures en fonction de son « intérêt national » signifie qu’elle n’obéit pas exclusivement à des considérations idéologiques, à l’ambition de répandre le communisme. Une telle proposition est incontestable ; en conclure que les dirigeants d’une Russie gouvernée selon d’autres méthodes et adhérant à une autre idéologie auraient eu la même diplomatie entre 1917 et 1967 est tout simplement absurde. La tâche de l’étude empirique des relations internationales consiste précisément à déterminer la perception historique qui commande les conduites des acteurs collectifs, les décisions des chefs de ces acteurs.

Aron 1967a : 863

C’est bien Aron, et non pas Morgenthau, qui est le réaliste classique à qui devraient renvoyer les réalistes néoclassiques quand ils disent qu’une meilleure compréhension de « la politique internationale de tous les jours » (Rose 1998 : 145) et qu’une bonne explication des « variations dans le temps des politiques extérieures d’un même État » (Lobell, Ripsman et Taliaferro 2009 : 21) exigent de postuler que « les forces systémiques guident in fine le comportement extérieur », mais que le rôle des « acteurs subétatiques est loin d’être négligeable » (Lobell, Ripsman et Taliaferro 2009 : 26). C’est bien de Raymond Aron que les réalistes néoclassiques devraient se réclamer quand ils soulignent que « comprendre les liens entre puissance et politiques exige un examen scrupuleux des contextes au sein desquels les politiques étrangères sont formulées et exécutées » (Rose 1998 : 146), tant c’est Aron qui reconnaît que si, « en tous les siècles », les États cherchent la puissance, la sécurité et la gloire, « de multiples circonstances – de technique militaire ou économique, d’origine institutionnelle ou idéologique – interviennent pour limiter et préciser les objectifs qu’effectivement se donnent les hommes d’État » (Aron 1962 : 87). C’est bien Aron, quand il dit que « la science des relations internationales ne peut pas […] méconnaître les liens multiples entre ce qui se passe sur la scène diplomatique et ce qui se passe sur les scènes nationales » (ibid. : 18), qui, comme les réalistes néoclassiques, privilégie l’étude des « relations complexes entre les variables systémiques et individuelles qui façonnent la politique étrangère » (Lobell, Ripsman, et Taliaferro 2009 : 4).

Qui plus est, non seulement Aron postule, comme les réalistes néoclassiques, que « la situation en face de laquelle se trouve l’homme d’État se décompose en deux parties : la structure de la conjoncture internationale d’une part, d’autre part les forces multiples qui, à l’intérieur de la nation, pèsent sur les gouvernants » (Aron 1954b : 919), mais il fait de la « conjoncture internationale » sa variable indépendante, et de « l’intérieur de la nation » sa variable intermédiaire : à l’image de la combinaison à laquelle procèdent les réalistes néoclassiques, son analyse est hiérarchisée, les facteurs systémiques privilégiés par les réalistes l’emportant en importance sur les facteurs domestiques soulignés par les libéraux.

Certes, certains passages de ses écrits peuvent soulever des doutes quant à l’inspiration fondamentalement réaliste plutôt que libérale de son analyse. Au postulat holiste selon lequel « la caractéristique première d’un système international est la configuration du rapport de forces » (Aron 1962 : 104), Aron ajoute en effet une hypothèse individualiste selon laquelle « à chaque époque, les acteurs principaux déterminaient le système plus qu’ils n’étaient déterminés par lui. Il suffit d’un changement de régime à l’intérieur d’un des acteurs principaux pour changer le style et parfois le cours des relations internationales » (ibid. : 104). Ce dont il déduit qu’un système international affecte le comportement des États non seulement par sa structure en termes de rapports de puissance, mais aussi par sa nature en termes de partage de valeurs entre les principaux États :

Une conjoncture diplomatique n’est pas pleinement comprise tant que l’on se borne à décrire la structure, géographique et militaire, des alliances et des hostilités, à situer sur la carte les centres de forces… Encore reste-t-il à saisir les déterminants de la conduite des principaux acteurs, autrement dit la nature des États et les objectifs que se donnent les détenteurs du pouvoir. Ainsi la distinction entre systèmes homogènes et systèmes hétérogènes me paraît-elle fondamentale. J’appelle systèmes homogènes ceux dans lesquels les États appartiennent au même type, obéissent à la même conception de la politique. J’appelle hétérogènes, au contraire, les systèmes dans lesquels les États sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires.

ibid. : 104

Si c’est le cas, alors les variables domestiques, relatives à la nature des régimes, aux idéologies dont ils se réclament et aux personnalités des grands hommes d’État, semblent être primaires par rapport aux variables systémiques, hypothèse confirmée par le fait que Raymond Aron attribue la stabilité du 19e siècle à la nature homogène d’un système composé par des monarchies conservatrices plutôt qu’à sa structure multipolaire. À l’opposé, Aron impute l’instabilité de la guerre froide à sa nature hétérogène, due à la rivalité idéologique entre la démocratie de marché américaine et le totalitarisme socialiste soviétique, plutôt qu’à sa structure bipolaire.

Reste qu’il ne faudrait pas déduire de ces passages le penchant « réductionniste » d’Aron, comme le fait Waltz lorsqu’il l’accuse « d’insister sur la nécessaire consonance entre les catégories des théoriciens et les motivations et perceptions des acteurs » et de « comprendre et d’expliquer la politique internationale en examinant les actions et les interactions entre unités, les États qui peuplent la scène internationale et ceux qui conduisent leurs politiques » (Waltz 1990 : 33). En effet, si pour Aron « la logique de l’action et non pas seulement la logique des systèmes constitue l’objet à connaître » en RI (Aron 1953 : 875), son approche n’en est pas moins top-down plutôt que bottom-up et, à ce titre, elle est d’essence réaliste. Et pas seulement parce qu’elle est lue a contrario, la phrase « la conduite extérieure des États n’est pas commandée par le seul rapport des forces » signifie bien que le rapport des forces est la variable principale.

La même priorité est en effet explicitement rappelée par Aron à plusieurs reprises, par exemple dans La société industrielle et la guerre. Critiquant, à partir de l’exemple de la Première Guerre mondiale, à la fois la thèse de Comte posant la propension à la paix des sociétés industrielles et la thèse marxiste établissant un lien entre mode de production capitaliste et comportement international agressif, Aron note :

… aucun régime économique par lui-même n’écarte les risques de guerre parce qu’aucun ne met fin à l’état de nature qui règne entre souverainetés rivales. […] Au début du siècle, ce n’était pas le capitalisme mais la vie internationale elle-même, avec les « nationalismes commercialisés », les « impérialismes idéologiques », les volontés de puissance rivales, qui portait en elle la guerre comme la nuée porte en elle l’orage.

Aron 1957 : 823 ; souligné par nos soins

Voilà bien une analyse réaliste assimilant vie internationale et état de nature synonyme d’état de guerre. Dans son essai Les tensions et les guerres du point de vue de la sociologie historique, lorsqu’il compare les manquements respectifs des approches unilatérales, consistant à privilégier soit les facteurs matériels externes soit les facteurs psychologiques internes, Aron, soulignant le rôle des « fondements culturels » des décisions et actions en politique étrangère, note ce qui suit :

Les hommes d’État pensent selon un certain système de valeurs, selon une conception de leur communauté et du monde qui reflète l’originalité de la nation. Il est parfaitement légitime – bien plus, il est nécessaire – de déterminer effectivement en chaque circonstance, en chaque pays, le système idéologique dans lequel se meuvent les responsables, les influences de tradition et d’opinion qui s’exercent sur eux. Mais, autant le théoricien de l’équilibre fausse la réalité de la politique internationale lorsqu’il se présente tous les chefs d’État sur le modèle d’un Talleyrand ou d’un Bismarck renouvelant de jour en jour leurs calculs du rapport de forces, autant l’anthropologue culturel qui passe, presque sans intermédiaire, du modèle culturel et de l’interprétation psychanalytique de celui-ci à la conduite de la diplomatie commet une erreur, […] le contenu des décisions […] étant toujours, au moins pour une part, déterminées par le rapport de forces. […] Toutes les études psychologiques, psychanalytiques, anthropologiques sur les déterminants, intérieurs aux collectivités, de la politique extérieure constituent […] un complément indispensable de l’étude proprement diplomatique. Isolées de cette dernière, elles n’autorisent l’affirmation d’aucune relation causale. […] On commence par situer une certaine politique dans la constellation des forces et l’on explique le style, les objectifs, voire les moyens de cette politique, et par les données internes et par la conjoncture. Toute étude limitée à l’un ou à l’autre type d’explication demeure incomplète, mais une étude du premier type (données internes) comporte de plus grands risques d’erreur. […] À s’en tenir aux études psychologiques ou psychanalytiques, on risque de prendre pour cause ce qui n’est qu’un effet ».

Aron 1967b : 885-888

Voilà bien une critique des explications accordant la priorité aux facteurs associés à l’unité plutôt qu’au système. Le réalisme de principe d’Aron est enfin confirmé dans la façon dont il appréhende le rôle des facteurs domestiques et, plus exactement, les relations entre hommes d’État et acteurs sociétaux. S’il refuse de considérer l’État comme une boîte noire, s’il se rapproche du postulat libéral d’un Andrew Moravcsik affirmant que la politique étrangère d’un État est « contrainte par les identités, intérêts et ressources de pouvoir sous-jacents des individus et groupes qui, au sein en dehors de l’appareil étatique, exercent une pression sur les décideurs centraux pour qu’ils poursuivent des politiques conformes à leurs préférences » (Moravcsik 1997 : 518), Aron souligne néanmoins que « l’intérêt national […] n’est pas réductible aux intérêts privés et collectifs. […] Il rappelle aux gouvernants d’un jour que la sécurité et la grandeur de l’État doivent être les objectifs de “l’homme diplomatique”, quelle que soit l’idéologie qu’ils invoquent » (Aron 1962 : 101). Voilà qui est proche de l’hypothèse des réalistes néoclassiques acceptant l’idée que le pouvoir exécutif « doit marchander avec les acteurs internes (tels que les élus, les partis politiques, les secteurs économiques, les classes ou le public dans son ensemble) pour pouvoir mettre en oeuvre sa politique », tant « la définition et l’articulation des intérêts nationaux ne sont pas exemptes de controverses », tout en posant, « par opposition au libéralisme et au marxisme », que les États ne « font pas que simplement agréger les demandes des différents groupes sociétaux ou classes économiques. Plutôt, les décideurs définissent les “intérêts nationaux” et conduisent la politique étrangère sur la base de leur évaluation de la puissance relative de leur État et des intentions des autres États, mais toujours sous la contrainte domestique » (Lobell, Ripsman et Taliaferro 2009 : 25-26). Et de même que les réalistes néoclassiques considèrent que « le chef du gouvernement et les ministres et officiels en charge de la politique extérieure et de sécurité » sont « les mieux équipés pour percevoir les contraintes systémiques et en déduire l’intérêt national » parce qu’ils « sont situés à la jonction de l’État et du système international, et bénéficient d’une information privilégiée en provenance de l’appareil politico-militaire de l’État » (ibid. : 25), de même Aron rappelle le rôle de l’homme d’État en matière d’extraction et de mobilisation des ressources sociétales, en jouant pour ce faire sur le subtilités de la langue française distinguant « pouvoir » et « puissance » :

Appelons force potentielle l’ensemble des ressources matérielles, humaines, morales, que chaque unité possède sur le papier [souligné dans l’original], appelons force actuelle celles de ses ressources qui sont mobilisées pour la conduite de la politique extérieure, en temps de guerre ou en temps de paix. […] Entre les forces potentielles et les forces actuelles s’interpose la mobilisation. Les forces, utilisables par chaque unité politique dans sa rivalité avec les autres, sont proportionnelles non pas au potentiel mais au potentiel de mobilisation. Celui-ci à son tour dépend de circonstances multiples que l’on peut réduire à deux termes abstraits : capacité et volonté. Les conditions de capacité, économique et administrative, et de résolution collective, affirmée par les chefs et soutenue par les masses, varient d’époque à époque. […] L’unité politique […] ne peut agir comme unité politique que par l’intermédiaire d’un ou de quelques hommes. Ceux qui arrivent à la puissance, pour traduire littéralement l’expression allemande (an die Macht kommen), sont les guides, les représentants de l’unité vers l’extérieur. […] Ils ont la charge de mobiliser les forces de l’unité, pour lui permettre de survivre dans la jungle où s’ébattent des « monstres froids ».

Aron 1962 : 60 ; souligné par nos soins

Voilà la preuve que la vision aronienne de l’homme d’État comme « intelligence de l’État personnifié » (Aron 1976, t. 2 : 223 et s.) correspond exactement au « siège de la raison d’État » (Lobell, Ripsman et Taliaferro 2009 : 281) que le chef d’État incarne d’après les réalistes néoclassiques.

Le renvoi par les réalistes néoclassiques à la notion de raison d’État, dont il est utile de rappeler l’origine machiavélienne, en dit long sur leur accord avec Raymond Aron, vu l’hommage que ce dernier rend au rôle du Prince quand il écrit qu’« en dernière analyse on ne peut pas ne pas retrouver la responsabilité des individus. […] La situation dicte rarement, dans les conjonctures, la décision et […] celle-ci, en dernière analyse, incombe à un ou à quelques hommes » (Aron 1954b : 932). Il ne fait aucun doute que nul mieux que Raymond Aron, avec son postulat de la nature fondamentalement indéterminée du politique, ne pourrait souscrire à l’espoir des réalistes néoclassiques de voir prospérer leur programme de recherche « précisément parce que ses adhérents n’ont pas perdu de vue le “politique” dans l’étude de la politique internationale, de la politique étrangère, et de la grande stratégie » (Lobell, Ripsman et Taliaferro 2009 : 299). De même que nul mieux que Aron, sceptique envers une science positive des relations internationales, ne pourrait être d’accord avec les réalistes néoclassiques convaincus qu’une « adhésion à la parcimonie, la monocausalité et l’orthodoxie métathéorique ne devraient pas empêcher les politologues de poser de grandes et importantes questions et d’essayer d’y répondre » (ibid. : 299).