Article body

Depuis dix ans maintenant, la mobilité des individus par-delà les frontières se trouve inscrite dans un contexte renouvelé par la lutte contre le terrorisme. S’inscrivant dans le champ de la sociologie politique de l’international, Mobilité(s) sous surveillance. Perspectives croisées ue-Canada s’intéresse aux transformations politico-juridiques, sociales, technologiques et technocratiques les plus récentes entourant les mouvements de population aux portes du Canada et de l’Union européenne.

La mobilité transfrontalière est synonyme, dans l’imaginaire contemporain, de liberté et de capacité de résistance aux tyrannies locales. Mais force est de constater que cet idéal cosmopolite n’est pas réalisable pour tout un chacun. Certains ont la capacité et le droit de traverser les frontières qui quadrillent l’espace international, d’autres non. Pour les auteurs de cet ouvrage collectif et multidisciplinaire, liberté et sécurité sont les deux faces d’une même logique concernant la mobilité des personnes. Cette dernière agit comme une force discriminante. On n’immobilise plus, mais on surveille et on contrôle. Cela explique la structure du livre, qui se divise en deux grandes sections, la première portant sur les liens entre la mobilité et la notion de citoyenneté, la deuxième sur les avancées technologiques et les politiques de contrôle frontalier. Chacune de ces sections débute par des études de cas et se clôt par des chapitres plus théoriques. Trois réflexions centrales forment le fil conducteur de l’ouvrage : la redéfinition des droits individuels, que ce soient ceux des citoyens ou des étrangers ; le rôle ambigu des entités juridiques face aux restrictions de la mobilité ; les technologies de surveillance mises en place.

La première logique de fond a trait à une vague de restrictions face à la citoyenneté. Celle-ci est visible des deux côtés de l’Atlantique, bien qu’elle ne prenne pas tout à fait les mêmes formes. Un très bon chapitre de Delphine Nakache en fait la démonstration convaincante en repartant des caractéristiques du multiculturalisme. La réputation canadienne d’être un pays ouvert à l’immigration, facilitant l’accès à la citoyenneté et accordant de nombreux droits et libertés, y compris aux étrangers, se voit attaquée par la suspicion non seulement envers les ressortissants étrangers, mais aussi de plus en plus envers des détenteurs de la citoyenneté. Le fait d’être un Canadien né au Canada n’est plus garant d’une protection de ses droits à l’étranger, si la communauté considère l’individu comme un « étranger dans la cité » sur la base de certains marqueurs identitaires (parents immigrants, religion, couleur de peau, lieu de résidence, etc.), comme le cas d’Omar Kadhr l’illustre. Noura Karazivan et François Crépeau, qui signent un texte sur le cas Arar, se demandent même s’il existe encore une rule of law qui puisse s’imposer à la suite des événements décrits. En Europe, l’intégration sociale passe à présent par une re-ethnicisation de la citoyenneté, avec une suspicion particulière à l’égard des communautés musulmanes, sans distinction des différences qui les traversent. Un système de citoyenneté à deux niveaux semble en train de s’installer dans les pays étudiés. L’ensemble des contributions sur ce sujet démontrent ainsi que la restriction de la mobilité ne touche pas tous les individus de la même façon.

Dans ce contexte, les instances judiciaires ont leur rôle à jouer et celui-ci ne va pas forcément dans le sens des exécutifs nationaux. Au contraire, un conflit entre l’appareil judiciaire et l’appareil politique émerge concernant l’application des droits associés à la citoyenneté. Dans l’ensemble, le constat semble être que c’est l’autorité gouvernementale qui l’emporte, au détriment de l’indépendance des tribunaux. Cela démontre le parti pris de la plupart des auteurs en faveur du droit tel qu’il est (ou qu’il était dans la mesure où il subit des pressions telles qu’il est en pleine transformation).

Finalement, s’est installé un continuum des mesures de sécurité par un contrôle avant l’entrée sur le territoire, pendant la présence sur le territoire (voire au-dessus, lors du passage dans la zone aérienne sans même toucher le sol américain) et à la sortie. Une logique de l’hypermodernité, pour reprendre le terme utilisé par Patrick Woodtli, dont la sécurité biométrique représente l’expression la plus patente. La surveillance repose sur des technologies dont l’objectif est d’être plus rapides à transmettre de l’information que le mouvement physique des personnes suspectes. Ses conséquences : déficit démocratique, erreurs possibles avec implication sur les droits de la personne et les libertés civiles. Bien qu’elle se soit renforcée dernièrement, l’utilisation de technologies biométriques poursuit une logique d’identification préexistant depuis le 18e siècle au moins.

La critique qui traverse l’ensemble de ce livre oscille entre des perspectives radicalement libérales et la sociologie critique. Les styles des différents auteurs sont éclatés, certains flirtant avec le journalisme d’enquête, d’autres étant de facture plus classique et d’autres encore utilisant des formulations alambiquées d’inspiration deleuzienne ou foucaldienne. Mais par-delà les différences de style et les partis pris normatifs, et sans être réellement comparatifs (ce qui est peut-être une lacune de l’ouvrage), les chapitres portant sur le Canada et ceux portant sur l’ue dans son ensemble ou sur certains pays membres montrent des similitudes indéniables dans les logiques de contrôle et de surveillance à l’oeuvre d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. Nous sommes ici loin des thèses de la disparition des frontières.