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Cet article a pour objectif de cerner la transformation postdéveloppementaliste de la politique commerciale du Japon (pcj) pour l’Asie en analysant deux de ses composantes – le légalisme et le libre-échange – qui rompent avec la diplomatie réactive de Tokyo et s’insèrent dans une réalité politique transnationale au sein de laquelle de nouveaux rapports de force surgissent des difficultés économiques de l’archipel, de l’intégration régionale et des impératifs concurrentiels de la mondialisation. En d’autres mots, du moment qu’ils décidaient d’ouvrir le Japon aux forces de la mondialisation, les dirigeants politiques relevaient le défi d’asseoir la prospérité intérieure sur l’intégration avancée de l’économie nationale à l’espace asiatique en se donnant les outils commerciaux et légaux nécessaires pour que la région soit stable, sécuritaire et concurrentielle.

La politique commerciale du Japon (pcj) est « multistratifiée » (meti 2000), libre-échangiste, légaliste (Pekkanen 2008) et, sous le « leadership directionnel » de Tokyo, en faveur d’une forme particulière d’intégration régionale qui a peu de choses à voir avec le modèle européen, mais qui cible plutôt l’approfondissement d’une division régionale du travail (drt) sur la base du bilatéralisme et du minilatéralisme[1]. Avec en main des accords préférentiels sur le libre-échange, les investissements, le travail et la coopération, le Japon renforce son potentiel industriel et commercial en Asie et, ipso facto, dans le monde (Matsushita 2008). La tâche première de la pcj n’est plus de tenir à bonne distance la concurrence étrangère, mais de servir et défendre les intérêts acquis des firmes globales japonaises dans une économie mondialisée et ouverte à la concurrence. À cet égard, la pcj reconnaît l’intérêt stratégique de l’Asie pour la compétitivité des firmes japonaises et lui dicte de protéger les échanges et la production industrielle contre les effets indésirables de la mondialisation en appuyant la signature d’accords de libre-échange[2] (ale) et une forme de légalisme commercial avec ses partenaires asiatiques[3]. Devant l’impasse du processus de libéralisation de l’Organisation mondiale du commerce (omc), le Japon participe directement au durcissement légaliste et à la régionalisation du système commercial global après-omc où réciprocité et multilatéralisme n’ont plus guère leur place.

Dans sa forme actuelle, la pcj tourne le dos aux politiques publiques et aux préférences mercantilistes de l’État. Il faut se rappeler que le Japon est devenu riche et prospère en privilégiant non pas le libre commerce et un système juridique ubiquitaire, mais un modèle de « planification non idéologique » (Johnson 1982 : 18) où les conflits au sein du marché étaient habituellement résolus sous le « parapluie de la bureaucratie » (Yoshimatsu 2003 : 11). La culture non litigieuse n’est pas donnée ; elle a été encouragée, après 1952, par un appareil bureaucratique qui, pour atteindre ses objectifs, exigeait de mettre au pas les sociétés privées en les insérant dans une « alliance capitaliste stratégique » (Gerlach 1992). Le mythe de la société harmonieuse non légaliste a pesé lourd dans la croissance économique du pays. On levait ainsi les obstacles à la poursuite de la doctrine Yoshida[4] en évitant les coûts et la rigidité liés, respectivement, à une trop forte concurrence et à la légalisation du monde des affaires (Upham 2007 : 50-56). En ce qui a trait au commerce extérieur, poussés par un développementalisme bien affirmé, par les organes bureaucratiques, en étroite collaboration avec le gouvernement et les grandes firmes, exerçaient un contrôle rigoureux afin de conquérir de nouvelles parts de marché et de dégager un surplus commercial (devenu récurrent dans les années 1980), tout en privilégiant la résolution diplomatique des différends commerciaux (Murakami 1996 : 192 ; Sumiya 2000 : 135-138, 422-225). Le modèle développementaliste opérait sensiblement de la même façon à l’intérieur de l’économie et dans ses rapports avec le reste du monde, ce qui l’a bien servi, car il n’a jamais été en contradiction avec le « libéralisme enchâssé » (Ruggie 1982) de l’après-guerre qui accordait aux États un rôle déterminant dans la gestion du commerce mondial.

L’ouverture aux forces de la mondialisation ne signifie pas pour autant que le modèle développementaliste ait été abandonné au profit d’une convergence néolibérale. Au contraire, le postdéveloppementalisme retient l’idée listienne, centrale à la pensée économique nipponne, selon laquelle l’ouverture du pays est une décision politique trop importante pour être laissée aux forces sociales du marché (Itoh etal. 1991 : 31 ; Murakami 1996 : 246-248). Cependant, le Japon a atteint le statut de grande puissance économique et il peut, voire il doit, favoriser une politique libre-échangiste pour la simple et bonne raison que la compétitivité, les parts de marché et la réussite technologique de ses firmes globales lui permettent d’en retirer de grands bénéfices. Depuis sa fondation, le Japon moderne a fait l’expérience de trois grandes périodes d’ouverture – Meiji, l’après-guerre et le libre-échange depuis le début du 21e siècle – durant lesquelles, chaque fois dans un contexte de crise brutale, il a intériorisé et adapté des normes et des règles globales et mis en place des mécanismes de contrôle discriminatoires de ce qui entre et de ce qui sort de son espace économique pour son bénéfice et selon ses préférences étatiques. Le libre-échange n’est pas envisagé sous la forme d’un rapport commercial permettant d’évacuer l’interventionnisme gouvernemental, mais comme un acte politique attelé fermement à la régulation et à l’expansion de la richesse nationale.

L’articulation de la pcj se fait dans trois domaines : les rapports inter-étatiques, l’économie politique internationale (épi) et le droit international. Nous allons donc formuler dans un premier temps une perspective théorique à caractère éclectique ou pragmatique en mesure d’amener à l’analyse de la pcj les facteurs explicatifs du nouveau libéralisme, de la légalisation et du légalisme et du rôle des firmes globales dans le système commercial mondial. Dans un deuxième temps, nous examinerons la transformation récente de la pcj, puis dans un troisième et un quatrième temps nous nous pencherons respectivement sur sa nouvelle monture légaliste et libre-échangiste.

I – Le nouveau libéralisme et l’analyse éclectique : l’État, la légalisation et les firmes globales

L’éclatement paradigmatique de la discipline des relations internationales depuis la fin de la guerre froide a offert l’opportunité de rencontres théoriques intéressantes et prometteuses, notamment avec le droit international et l’épi (voir les travaux de Pekkanen 2008 ; Biersteker et al. 2007 ; Brütsch et Lehmkuhl 2007 ; Reus-Smit 2004a ; Byers 1999 ; Slaughter et al. 1998). Ces travaux ont un fort caractère éclectique ou pragmatique et reconnaissent l’apport « communicatif » de disciplines diverses pour une analyse et une résolution « créative » des problèmes en relations internationales (Katzenstein et Sil 2008 : 118, 124). Les divisions traditionnelles s’avérèrent un obstacle[5] non seulement à l’analyse de nouveaux phénomènes issus de la mondialisation comme la gouvernance globale ou les autorités privées transnationales, mais aussi au réexamen de phénomènes « classiques » s’inscrivant dans des problématiques nouvelles d’intégration et de compétitivité comme la concurrence des firmes globales, la prolifération des accords de libre-échange (ale) ou la pluralité des processus de régionalisation. Par exemple, la création de l’Organe de règlement des différends (ord), qui a fait éclater l’intergouvernementalisme de l’omc comme en fait foi le blocage du cycle de Doha, favorise la légalisation du commerce en créant une jurisprudence contraignante et, à la limite, peut favoriser les puissances capables de mobiliser les ressources nécessaires à la défense de leurs intérêts commerciaux dans plusieurs juridictions sans le facteur de réciprocité propice à la libéralisation des échanges (Goldstein et Steinberg 2009 ; Siroën 2007 : 11-13).

Le fonctionnement de l’économie mondiale et ses rapports de force sous-jacents demandent une approche éclectique pour analyser et comprendre, comme le cas de l’ord l’indique bien, les liens entre les affaires gouvernementales, les activités des firmes globales – lesquelles intègrent de plus en plus souvent la jurisprudence internationale à leur planification stratégique (Jackson 2005 : 664) – et l’intérêt grandissant pour la légalisation comme mode de sécurisation des échanges transnationaux. Cette approche théorique est le point de départ le plus adéquat pour expliquer l’établissement d’une légalisation commerciale planétaire – à défaut d’une libéralisation planétaire – dans un système juridique international passablement fragmenté et complexe (Paulus 2009 : 50-51), dominé par les firmes globales et les gouvernements des États les plus puissants, mais graduellement accepté par d’autres pays dans la mesure où une politique commerciale légaliste permet aussi aux « perdants » de la concurrence économique de faire des gains qu’ils ne pourraient espérer tirer de politiques protectionnistes (Naoi 2009 : 421). L’éclectisme fait donc référence à des « analyses théoriques qui, enchâssées à l’origine dans des traditions de recherche distinctes, peuvent être détachées de leurs fondements respectifs, traduites éloquemment et recombinées dans le cadre d’une permutation originale des concepts, méthodes et modèles analytiques et empiriques » (Katzenstein et Sil 2008 : 110-111). Il est impossible d’analyser la pcj et le système commercial global sans recourir à des référents théoriques tirés du droit international, de l’épi et du nouveau libéralisme. Ces traditions analytiques génèrent cependant des modèles explicatifs empiriques et des interprétations de la réalité commerciale qui ne sont pas nécessairement concomitants, puisque ces traditions ont leurs propres fondations épistémologiques et ontologiques ne permettant pas de croire qu’une synthèse interparadigmatique est possible, voire nécessaire (Katzenstein et Sil 2004 : 5, 8-9). Mais ces modèles et explications ne sont pas, a priori, exclusifs et en opposition. L’analyse éclectique propose justement l’idée que le comportement d’un État ou d’une firme globale s’explique à partir de plusieurs postulats issus de traditions de recherche différentes arrivant à des explications solides de la réalité qui peuvent être regroupées en fonction de leurs « conclusions analytiques » (Katzenstein et Sil 2004 : 13). Il ne s’agit pas ici de fournir une synthèse théorique de ces trois disciplines[6], mais d’établir un cadre de référence pour arriver à une conception et à une compréhension plus nuancées de la réalité mondiale, d’élargir le champ d’investigation au-delà des divisions disciplinaires et, peut-être, d’offrir un nouveau point de vue ou un nouvel assemblage des différentes relations qui marquent l’évolution de cette réalité (Reus-Smith 2004b : 14-15). L’éclectisme propose une problématique plus complexe de la politique étrangère et de sa composante commerciale, mais exige un fil conducteur en mesure d’exploiter parcimonieusement le potentiel explicatif des trois disciplines. À cet égard, le poids de chaque discipline n’est pas égal. Le nouveau libéralisme est notre « première explication causale » (Moravcsik 2008 : 235) ou ce fil conducteur auquel nous rattachons les modèles explicatifs complémentaires du droit international et l’épi. Par exemple, l’action juridique d’un État pour défendre les prérogatives de ses firmes globales au sein d’une organisation internationale ou dans un système juridique étranger en vue de faire dominer son interprétation des règles commerciales est une problématique du nouveau libéralisme qui reprend des variables de la jurisprudence et des rapports de puissance derrière les efforts de libéralisation des échanges (Moravcsik 2008 : 240-246 ; Slaughter 2004 : 78-79).

A — Le nouveau libéralisme, les préférences étatiques et le leadership directionnel

Le nouveau libéralisme ancre la rationalité de l’acteur sociétal avec ses demandes et besoins, l’instrumentalisation de l’État et l’interdépendance du système international à un cadre d’analyse des variations des préférences étatiques en politique étrangère. Ces préférences étatiques sont socialement déterminées par des individus ou des groupes qui ont des « motivations matérielles » à poursuivre des interactions transnationales. La « raison instrumentale » de l’État dans la poursuite de ses préférences est contrainte par les préférences des autres États. Le système international est ainsi structuré selon une « configuration des préférences étatiques » dans un monde interdépendant. Les conflits et la coopération viennent à la fois de l’alignement transnational des préférences des groupes et des individus, de la forme et des pratiques représentatives de l’État et de la distribution des préférences à l’échelle internationale. Le nouveau libéralisme suggère donc l’existence d’une société interdépendante, globalisée, bref, une société « nationale et transnationale » à l’interface de laquelle l’État se trouve socialisé simultanément par l’interne et l’externe dans la définition de ses préférences. Celles-ci sont du domaine des rapports interétatiques, mais tirent leur origine de la société nationale et transnationale (Moravcsik 1997, 2008).

Qu’est-ce qui amène les acteurs à avoir certaines préférences ? Gerry Simpson souligne l’origine indéterminée de « l’identité politique » (2008 : 257) dans le nouveau libéralisme. La théorie suggère un état « prépolitique » ou purement social, lieu de débats et de luttes sociales irréconciliables entre des acteurs aux « goûts, engagements, dotations » opposés, mais à l’origine de leurs attributs en politique et, selon leur pouvoir social et la nature des institutions représentatives, des préférences étatiques. Inutile donc de chercher les origines prépolitiques de ces dernières, affirme Moravcsik (2008 : 241). Mais est-il vraiment nécessaire de faire ainsi, d’autant plus qu’on connaît peu l’effet de retour du politique vers le social dans la définition des préférences des groupes et individus (Simpson 2008 : 257).

Cet effet de retour impose une double problématique. Premièrement, est-ce que les individus et les groupes d’une société, disons chinoise, peuvent être cooptés par les individus et les groupes dominants de la société japonaise, et, par le fait même, favoriser la convergence des préférences ? La théorie du nouveau libéralisme n’est pas claire à ce sujet, préférant orienter la définition des préférences en accentuant les effets incitatifs de la mondialisation sur les acteurs sociaux (Moravcsik 2008 : 236), mais pour ignorer ensuite les effets locaux particuliers. Deuxièmement, la critique de Peter Spiro (2007 : 253) selon laquelle les préférences étatiques, une fois déterminées nationalement, apparaissent relativement indépendantes des changements dans le système international n’est plus pertinente dans la mesure où il est difficile d’imaginer qu’un État puisse se dégager de cet effet de retour. Il est tout à fait possible pour un État – et d’autant plus s’il est en mesure d’offrir un « leadership directionnel » (Malnes 1995 : 92) – de travailler en conjonction avec d’autres groupes pour à long terme réduire les externalités négatives et favoriser les externalités partagées pour lesquelles la coopération est souvent la solution optimale lorsque surgit un différend. Cette double problématique dynamise l’articulation des préférences étatiques au sein du nouveau libéralisme en suggérant que des groupes sociaux (dans notre cas, les firmes globales) et des politiques publiques d’un État puisent se renforcer mutuellement et influencer, voire façonner, l’évolution des préférences d’un autre État. Dans la pcj, il y a clairement une tentative d’aligner les préférences asiatiques (très différentes d’un pays à l’autre compte tenu du niveau de développement de chaque économie) aux préférences japonaises en sachant très bien que cet alignement peut générer des gains mutuels et ainsi favoriser la coopération, voire la convergence des politiques publiques au fur et à mesure que les disparités économiques entre les pays de la région s’amenuisent. À la différence de la théorie de la stabilité hégémonique qui exige une structure matérielle de domination, le leadership directionnel d’un État propose d’atteindre des buts communs par la persuasion, l’orientation, voire la « cajolerie », appelant aux normes et valeurs que les autres États considèrent comme importantes et qui s’accordent à ses propres préférences étatiques (Terada 2001 : 197-199 ; Wiener 1995 : 225). Des préférences intenses, nous rappelle Moravcsik (1997 : 242), peuvent compenser de plus faibles capacités matérielles. L’effet de retour social[7] engagé par la présence solide des firmes globales japonaises dans les réseaux de production régionaux ou par la coopération élargie de Tokyo avec les pays asiatiques est bien connu et peut se faire par des politiques publiques substantielles et variées comme les accords de libre-échange, l’établissement d’organisations régionales ou par la promotion d’une opulente classe moyenne asiatique ouverte à l’influence nipponne (meti 2005 : 314). À l’intérieur de l’Asie commerciale, la société nationale et transnationale est donc ouverte au positionnement coaxial des préférences étatiques nipponnes et asiatiques.

B — Légalisation, légalisme et libre-échange

Les travaux portant sur la légalisation de la politique mondiale se rencontrent au carrefour du droit international, des relations internationales et de l’épi et ils réagissaient à l’expansion de la règle de droit de « quelques îles » à presque l’ensemble de l’archipel de la politique mondiale (Goldstein et al. 2001 ; Beck 2009) avec la création d’institutions majeures comme la Cour pénale internationale ou l’ord. La légalisation se rapporte à trois dimensions institutionnelles. L’« obligation » des États et autres acteurs commerciaux de respecter un ensemble de règles et d’engagements légaux qui sont assujettis au droit international ; la « précision » des règles qui définissent clairement et sans ambiguïté les comportements et les actions qu’elles exigent, autorisent et interdisent ; et la « délégation » à une troisième partie de l’autorité d’implanter, d’interpréter et d’appliquer les règles, de résoudre les différends et de faire de nouvelles règles (Abbott et al. 2001 : 17-18). Dans ce texte, la légalisation fait référence à l’institutionnalisation de la règle de droit (Zangl 2008 : 825-826) par les États et les firmes globales, toujours selon un « degré de gradation » de la légalisation variant du hard law au soft law, selon les régions et les pays (Abbott et al. 2001 : 18). Ces trois dimensions, non seulement « épaulent et facilitent » les rapports commerciaux (Pekkanen 2008) – la légalisation des affaires commerciales n’est plus à démontrer : les activités de l’omc se judiciarisent et avec le droit international sur le commerce viennent modifier les pratiques et les systèmes juridiques nationaux –, mais elles ont aussi un effet constitutif sur les préférences étatiques et les rapports de puissance.

La redistribution largement inégale des gains de la libéralisation des échanges peut favoriser des conflits ou des tensions en mesure d’éloigner les préférences étatiques des politiques libre-échangistes (Moravcsik 2008 : 243). La propension à la légalisation des rapports commerciaux au sein d’ale ou dans le cadre de l’omc est une internalisation par les acteurs les plus puissants d’une « structure d’incitatifs » induite par la libéralisation des échanges et de laquelle ils peuvent retirer des gains considérables. Les « effets » de cette légalisation donnent forme à un légalisme commercial où les rapports de force surgissent de la confrontation des préférences étatiques.

Dans sa forme la plus simple, le légalisme signifie l’utilisation d’un raisonnement et d’une stratégie juridiques (Iida 2006 : 31) et peut s’avérer une arme redoutable pour ceux qui sont en mesure d’en contrôler la jurisprudence, lui donnant ainsi une connotation agressive. Mais le légalisme peut être aussi l’arme des faibles pour forcer « une redéfinition des identités et des intérêts sociaux » des grandes puissances (Reus-Smit 2004a : 10). On ne peut cependant réduire le légalisme à ce rapport de force Nord-Sud. Il est également utilisé pour son efficacité par les États-Unis, le Japon et l’Europe dans le cadre de leurs rapports commerciaux de longue date (Zangl 2008) ou dans le contexte plus politique de leurs rapports avec la Chine, en particulier avec la légitimité croissante des recours aux tribunaux d’arbitrage (Nakagawa 2007). Le légalisme commercial fait donc référence :

[à] l’utilisation ou à l’appel de règles légales dans le cadre de consultation, de négociation, d’accords, de procédures administratives et de résolution des différends afin de contrecarrer ce que les acteurs concernés reconnaissent comme étant des actions, des demandes et des pratiques économiques nocives et peu raisonnables de la part de leurs partenaires commerciaux les plus importants.

Pekkanen 2008 : 5

L’aspect « agressif » fait référence pour sa part à « l’utilisation systématique et observable du légalisme dans l’intérêt des industries dominantes […] afin d’ouvrir et de garder ouverts des marchés étrangers, de sécuriser et garantir des avantages économiques dans le marché local ou dans les marchés étrangers et de niveler […] le terrain de la concurrence » (Pekkanen 2008 : 5). Le légalisme peut être également faible ou ferme (assertive) et, selon ses répercussions locales, régionales ou globales, les rapports de puissance et les considérations stratégiques viennent influencer son caractère offensif ou défensif. Par exemple, le Japon prend très rarement des dispositions légales agressives contre ses partenaires asiatiques, bien qu’ils soient à l’origine, après les États-Unis, de la majorité des mesures antidumping contre les firmes japonaises. Pour l’instant, le légalisme agressif du Japon apparaît réservé aux différends avec les États-Unis. Mais le légalisme systématique de la pcj est une bonne indication qu’au-delà des instruments juridiques de l’omc, Tokyo est prêt à forcer les systèmes juridiques nationaux à se conformer au droit international tout en participant à la création de nouvelles règles globales sur le commerce (Pekkanen 2008 : 9-28). Ce dernier point est important, notamment dans le contexte d’une faible institutionnalisation de la règle de droit dans les rapports commerciaux asiatiques. En effet, si les règles du commerce international ne sont pas aisément sujettes au changement selon les velléités des politiques publiques, il n’en demeure pas moins que de nouvelles règles et leur renforcement, voire leur positionnement au pinacle du système juridique global peuvent modifier le comportement des États et jouer un rôle constitutif dans la distribution régionale ou globale des préférences étatiques (Byers 1999 : 13-18). En l’absence de délégation, l’obligation et la précision proposent une forme d’institutionnalisation de la règle de droit où les rapports de force se traduisent en un légalisme commercial variable selon les acteurs étatiques et les firmes globales.

C — Les firmes globales : acteurs centraux de l’économie politique internationale

Dans la pcj, les préférences étatiques sont celles des firmes globales qui ont « saisi » ou « capturé » les appareils étatiques pour protéger et favoriser leurs intérêts transnationaux. Moravcsik explique que l’État est une « courroie de transmission » par laquelle la « puissance sociale d’individus ou de groupes se traduit en politique étrangère ».

En politique mondiale, l’État est un instrument pour atteindre des objectifs définis au nom d’individus qui sont incapables dans leur conduite privée d’atteindre efficacement de tels buts. À l’international, l’État est un acteur ayant une finalité, mais à l’interne il est une institution représentative sujette constamment à être saisie et ressaisie, construite et reconstruite.

Moravcsik 2008: 237

En droit international, les firmes globales sont « invisibles ». Comme pour les organisations internationales, elles sont investies d’un certain degré de légalité transnationale par les États, mais ces derniers demeurent la seule personnalité légale reconnue par le droit international (Cutler 2006 : 202). Malgré l’influence grandissante de la lex mercatoria et des autorités privées transnationales dans la gouvernance globale des affaires commerciales (Hall et Biersteker 2002 ; Teubner 1997) et la possibilité pour les firmes globales de défendre avec leurs propres ressources leurs droits et privilèges dans des juridictions étrangères, il n’en demeure pas moins que dans le cadre juridictionnel toujours mouvant de la mondialisation, les différences nationales amènent des variations rapides et importantes dans les coûts et bénéfices des affaires transnationales. Les firmes globales peuvent bénéficier à la fois des ressources étatiques – par exemple en faisant respecter les règles du libre commerce – et de la socialisation des coûts par leur saisie de l’État. Cette saisie est d’autant plus facile que, plus une industrie domine le commerce d’un pays, plus ses intérêts économiques seront défendus par les différents canaux juridiques dont dispose l’État, et souvent de façon agressive, puisque cette industrie apparaît essentielle à l’économie nationale (Pekkanen 2008 : 31-35).

Dans ce texte, les firmes globales sont des géants qui dominent le commerce extérieur du Japon. Les travaux de Kiyota et Urata (2008) soulignent que les firmes globales forment à peine 12,4 % des firmes japonaises, mais qu’elles sont à l’origine de 93,6 % des exportations et de 81,2 % des importations ; elles représentent 39,2 % de la force de travail et 52,7 % des ventes nationales. Le parcours de ces firmes indique qu’elles avaient à l’origine de fortes capacités d’exportation et d’importation et qu’elles ont lancé des projets d’investissements directs étrangers (ide) sans pour autant diminuer ces capacités ou abandonner leurs activités productrices sur le territoire japonais. Aujourd’hui, les dix plus grandes firmes globales font la moitié de leur chiffre d’affaires à l’étranger. Kiyota et Urata confirment ainsi les résultats de nombreux travaux sur le commerce intrafirme, les ide et les réseaux de production des keiretsu qui notent tous que ces derniers ont mis en branle dans les années 1980 un processus de globalisation de leurs activités manufacturières en faisant du Japon un exportateur, à la fois, de pièces et composantes à forte teneur technologique, notamment vers leurs filiales américaines et asiatiques, et de produits finis sophistiqués (Boulanger 2006 ; Takeuchi 2002 ; Hatch et Yamamura 1996)[8].

C’est ainsi que les firmes globales japonaises sont souvent les premières à vouloir le respect des règles commerciales. Dans leurs rapports avec les autorités politiques et les firmes étrangères, elles ont moins le statut de compliance constituencies disposées à se conformer aux règles internationales que celui de enforcement constituencies disposées à faire respecter, par des moyens coercitifs au besoin, les règles du jeu. Cette distinction entre compliance constituencies (qui conforment au droit) et enforcementconstituencies (qui mettent la loi en application) indique que les firmes globales sont moins intéressées à imposer à leur pays une conformité au droit international (sauf quand les règles locales sont désuètes ou inexistantes) qu’à favoriser la mise en application de la règle de droit dans les pays étrangers comme pour la Chine ou à défendre par des recours juridiques leurs parts de marché et leurs pratiques commerciales comme aux États-Unis (Iida 2006 : 27-30). Les variations régionales du recours au légalisme par Tokyo reflètent possiblement la diversité géographique des stratégies d’affaires des firmes globales. Enfin, le légalisme est à la fois une épée et un bouclier. Le Japon a créé de toutes pièces une nouvelle législation en matière de droits de propriété intellectuelle (dpi) pour répondre non seulement aux exigences de l’omc, mais aussi aux besoins des firmes japonaises en conflit le plus souvent entre elles sur le marché local et pour les protéger de l’ouverture commerciale comme l’indiquent les efforts considérables de Tokyo pour que la Chine respecte la propriété intellectuelle[9]. Le légalisme pour les firmes japonaises est une nouvelle tactique – une méthode d’action alternative dans un contexte différent – plutôt qu’une nouvelle stratégie, car l’objectif demeure toujours le même : limiter l’ouverture du pays aux effets déstabilisateurs du commerce extérieur tout en protégeant leurs marchés étrangers.

L’analyse subséquente de la pcj sera guidée par trois éléments théoriques : les origines sociétales des préférences étatiques et le leadership directionnel comme outil favorisant les externalités partagées et l’émergence d’une gouvernance économique régionale ; le rôle des firmes globales à titre d’enforcement constituencies et leur propension à favoriser le légalisme afin de profiter des gains induits par la libéralisation des échanges et, enfin, la place de la légalisation dans l’éclosion d’un soft law asiatique. Cette reconstitution de l’analyse de la pcj jette un regard nouveau sur les origines sociétales de la puissance nipponne et remet en question la nature réactive de la politique étrangère de Tokyo.

II – La politique commerciale du Japon : entre puissance et régionalisme

A — Politique étrangère et expansion économique : l’impasse théorique

L’expansion de la puissance économique du Japon a été largement ignorée ou sous-estimée dans les analyses en politique étrangère et en relations internationales, lesquelles affirmaient que, bien au chaud dans la « serre internationale américaine » (Hellmann 1988), le Japon n’avait pas d’intérêts stratégiques puisque sa défense et sa sécurité dépendaient de Washington. Le concept d’État « réactif » (Calder 1988) – l’idée que la condition naturelle du Japon est l’inertie, donc incapable d’une politique étrangère autonome – a fait école (McCormark 2007) en accentuant l’immobilisme du système politique nippon et sa dépendance aux pressions extérieures. Par contre, des analyses plus pointues ont intégré le facteur « superpuissance économique » en soulignant que le Japon, sans faire de vagues, savait fort bien défendre ses intérêts. La politique étrangère est ici déterminée par des préférences étatiques à caractère économique émergeant d’un processus de négociation dans et entre les appareils bureaucratiques développementalistes, la grande industrie et le gouvernement. Ces préférences du « Japon inc. » n’ont jamais eu de prétention hégémonique et respectaient un ordre du jour peu étoffé donnant priorité à l’expansion de la richesse nationale. Quoi qu’il en soit, plus généralement, on affirmait, à l’instar de Yôichi Funabashi, que le Japon ne participe que très rarement à la création des règles du jeu en politique étrangère. « Le Japon tente simplement de s’adapter à ces règles et, si possible, d’exceller au jeu. Cependant, il les ignore ou les rejette quand elles lui apparaissent problématiques » (cité dans Hayashi 2006 : 8). Bref, toutes les « avancées historiques du Japon », écrit Kenneth Pyle, peuvent être analysées sous un même angle : « le Japon s’ajuste à l’ordre international, il ne le crée pas » (2007 : 279).

Les déboires financiers et la stagnation économique des années 1990 ont laissé place à l’indifférence des chercheurs face à la politique étrangère du Japon (Cooney 2002 : 104 ; Mulgan 2000), mais l’importance croissante de sa composante asiatique a été notée par Hatch et Yamamura (1996), qui ont mis en évidence l’expansion rapide de l’influence économique nipponne en Asie sous la forme de réseaux de production, de contacts administratifs et de liens politiques extensifs recouvrant la quasi-totalité des rapports transnationaux. La puissance japonaise avait des bases solides pour créer une « alliance régionale de production », voire un projet hégémonique régional (Johnson 1995). Du moins, c’est ce qu’on croyait, jusqu’à la « Grande Dépression asiatique » de 1997-1998 (Woo 2007 : 5) qui a ravivé les analyses soulignant la fin du modèle asiatique ou japonais et l’échec d’une politique étrangère originale « derrière les rideaux » (MacIntyre et Naughton 2005). Le Japon a tenté de fixer ses propres règles du jeu et il a échoué. La Grande Dépression associée à la « décennie perdue » a poussé les travaux en épi dans la même impasse que ceux en politique étrangère et en relations internationales : le Japon est « acteur passif » (Hellmann 1988 : 356).

Pourtant, le Japon n’a jamais remis en question sa politique asiatique, d’autant plus que la Grande Dépression n’a pas véritablement fait dévier la région de sa trajectoire : elle a replacé l’Asie au centre de l’économie mondiale sur des bases institutionnelles et légales plus solides (Woo 2007 : 4-8). Tokyo a intensifié ses efforts en équipant sa politique asiatique d’outils commerciaux et légaux comme les ale et en l’associant au projet à long terme d’une communauté asiatique. À l’instar de la politologue Shigeko Hayashi, il faut reconnaître que l’émergence d’un projet régional asiatique et l’accentuation du rôle politique du Japon dans la région sont « beaucoup plus qu’une simple coïncidence » (2006 : 4). La pcj s’insère en définitive dans une politique d’endiguement de la puissance chinoise, d’autres parleront de sa dilution, dans une grande Asie (Terada 2010 ; Hughes 2009 ; Matsushita 2008 : 43 ; Mulgan 2008) où la légalisation progressive des rapports commerciaux respecte une loi d’airain de la diplomatie japonaise pour l’Asie : la séparation du politique et de l’économique (seikei bunri).

B — Une politique commerciale pour la mondialisation, mais avec l’Asie comme vecteur principal

Sous les coups de la mondialisation et des déboires économiques de l’archipel, le gouvernement annonçait pour la première fois depuis l’époque coloniale son intérêt pour des ale. En 2000, il a proposé une première ébauche de sa nouvelle politique commerciale multistratifiée qui visait à sortir le pays de sa léthargie économique. Cette politique s’inscrivait dans un contexte commercial incertain : les processus de libéralisation des échanges du forum de l’Asia-Pacific Economic Cooperation (apec) et de l’omc étaient paralysés, sans compter l’abandon de l’Accord multilatéral sur les investissements auquel le Japon accordait une grande importance. Tout en reconnaissant la centralité de l’omc, Tokyo affirmait – dans le contexte d’une interdépendance toujours plus étroite des politiques publiques – que les efforts multilatéraux devaient se combiner avec un bilatéralisme commercial, notamment pour la création de règles en matière de libéralisation des échanges, la protection des investissements et des dpi. L’énoncé demeure assez vague, mais graduellement se précisent quatre éléments prioritaires :

  • La légalisation de la politique commerciale : l’élaboration de nouvelles règles commerciales et leur défense dans les entités juridiques pertinentes à chaque cas.

  • Les accords préférentiels et les traités sur les investissements.

  • L’intégration économique régionale, mais plus particulièrement l’accentuation de la division régionale du travail (drt).

  • La participation du Japon à la construction d’une communauté asiatique (meti 2000, 2005).

Nous aborderons plus attentivement les deux premiers éléments de l’énoncé dans les sections iii et iv. Il est tout de même important de noter, en ce qui a trait à la drt, que Tokyo innove en associant étroitement sa politique industrielle et plus spécifiquement – compte tenu de la vitesse de la transformation technologique de la structure de production mondiale – sa « gouvernance du changement industriel » (Weiss 1998 : 4) aux exigences juridiques de sa politique commerciale, alors qu’auparavant l’industrialisation intensive et optimale de l’archipel pliait à sa discipline la diplomatie commerciale (Gao 1997 : 49). Depuis, Tokyo considère l’espace asiatique comme une seule zone économique au sein de laquelle le Japon tient le haut du pavé pour la production industrielle à forte valeur ajoutée, mais demeure dépendant des réseaux de production et d’assemblage asiatiques, toutes nationalités confondues. La libre circulation des biens est donc essentielle à l’échelle régionale, sinon c’est « l’usine Asie » qui cesse d’être compétitive (meti 2010). Les ale et la légalisation des rapports commerciaux (nous y reviendrons) viennent assurer la compétitivité et le succès de la drt. Enfin, le côté flamboyant des déclarations d’intention et des projets politiques non seulement japonais mais aussi chinois et asiatiques en faveur d’une communauté régionale indique que cette dernière sera en définitive le résultat par défaut, d’une part, d’un long processus d’intégration de facto marqué par l’absence d’une coordination centralisée et, d’autre part, d’un rapport de force entre les principales puissances de la région où chacune semble avoir une profonde aversion pour le projet communautaire de l’autre (Boulanger et al. 2009).

La pcj n’a pas été élaborée dans un vacuum sociopolitique. Elle s’insère dans un projet plus large de réforme de l’archipel visant à accentuer la compatibilité de la société japonaise avec la mondialisation, celle-ci étant marquée par une configuration systémique des préférences des grandes puissances en faveur de la légalisation et de la libéralisation des échanges. La mondialisation exige, comme l’indiquent la multiplication des traités sur l’investissement ou la création de l’ord, la protection des actifs transnationaux et des marchés étrangers par le truchement de cadres juridiques justes et précis. À cet égard, la pcj est porteuse des revendications des firmes globales qui soutiennent activement les ale, les traités d’investissement, l’intégration régionale et, notamment, sa propension au légalisme qui leur apparaît comme le moyen le plus utile pour éloigner Tokyo de son ancienne diplomatie commerciale « réactive », axée sur les solutions quantitatives à ses différends commerciaux. Le gatt a traditionnellement été la pierre angulaire de la pcj, mais le cadre politique de l’omc ne satisfait plus Tokyo, qui met l’accent sur la défense de ses préférences à l’intérieur du cadre juridique de l’ord. Le Japon ne cherche plus à s’adapter à un environnement commercial donné, mais à l’influencer, à le transformer et à lui imposer ses principes et ses règles qui lui apparaissent les plus aptes à défendre les intérêts de ses firmes globales, voire à rendre légitimes leurs préoccupations car elles sont les plus sujettes à devoir affronter les dérives protectionnistes, les infractions aux dpi et les dérogations aux obligations fiscales de leurs partenaires commerciaux étrangers (Pekkanen 2008 : 31-35 ; Davis et Shirato 2007 : 288-291).

III – Légalisation et légalisme dans les rapports commerciaux avec l’Asie

Le degré d’intérêt porté à la légalisation des rapports commerciaux peut varier d’un État à l’autre selon une série de facteurs internes comme le niveau de développement socioéconomique, l’importance accordée à la protection des droits de propriété et les méthodes juridiques en vigueur pour régler les disputes commerciales ou pour faire respecter les ententes contractuelles. Dans le Japon des années 1950-1980, l’informalité et la schématisation des contrats et leur incorporation dans des normes sociales de confiance et d’harmonie faisaient en sorte qu’ils étaient peu contraignants et souvent délaissés à la faveur d’ententes orales qui n’exigeaient pas, en définitive, une intervention juridique pour les contractualiser (Uchida et Taylor 2007 : 454-455). C’est ainsi qu’on trouvait, jusqu’à récemment, peu d’avocats dans le service des affaires juridiques des grandes entreprises (Nagashima et Zaloom 2007 : 136-139). La mondialisation de leurs activités commerciales d’une part et la dérégulation de la société de l’autre (Uchida et Taylor 2007 : 455-6) transforment cependant la « conscience contractuelle » des firmes, lesquelles critiquent l’informalisme du système juridique nippon et la médiation bureaucratique omniprésente (Vanoverbeke 2008 : 582). Elles soulignent en même temps la judiciarisation croissante de leurs activités aux États-Unis, par exemple en recourant de plus en plus souvent à la loi contre des firmes et le gouvernement américains pour une résolution rapide et non politique de leurs griefs (Nagashima et Zaloom 2007 : 141). Si les firmes japonaises respectent les règles du jeu, le recours à des méthodes juridiques de résolution des différends viendra confirmer la justesse de leurs actions, alors que dans le passé les firmes ont absorbé des restrictions volontaires à leurs exportations, non pas parce qu’elles se croyaient fautives, mais pour calmer les tensions politiques liées à l’expansion de leurs parts de marché à l’étranger.

L’intérêt pour la judiciarisation des affaires et son influence sur la composante asiatique de la politique commerciale s’insèrent dans un contexte particulier : le légalisme commercial japonais est agressif dans ses rapports commerciaux avec les États-Unis, mais plus réservé avec l’Asie. La pcj utilise le légalisme à titre de référent constitutif orientant la participation du Japon à la construction d’un espace économique régional stable et prospère, et ce, pour quatre raisons :

  • La faible propension des Asiatiques pour la légalisation, certes célèbre (la façon asiatique – The Asian Way), mais qui tend à s’effriter comme l’indiquent à la fois leur recours au légalisme commercial et leur respect croissant pour la règle de droit dans leurs rapports politiques (Davidson 2009 ; Nakagawa 2007).

  • La volonté du Japon de participer au développement d’institutions légales asiatiques selon sa propre expérience juridique.

  • L’importance du commerce intrafirme qui ferme la porte à une série de mesures de rétorsion qui ne pourraient éviter de nuire aux firmes japonaises établies en Asie.

  • Le contexte historique qui incite Tokyo à ne pas monter en épingle les différends commerciaux et à préférer le soft law comme modèle de légalisation pour éviter que le légalisme agressif se retourne contre lui.

Les mesures légales agressives récentes contre les États-Unis font suite aux affrontements commerciaux des années 1980-1990 où l’inexpérience juridique japonaise favorisait leur résolution politique sans empêcher les tensions acrimonieuses et nationalistes (le Japan bashing) qui mettaient en péril les acquis économiques des deux pays (Iida 2006 : 7). Depuis, Tokyo a affûté ses armes juridiques pour les retourner contre Washington. Avec l’Asie, les rôles sont inversés, mais l’époque n’est plus la même. La mondialisation des échanges, l’intégration régionale et la concurrence chinoise menacent les firmes globales japonaises, lesquelles doivent affronter les dérives protectionnistes des gouvernements ou les actions et décisions irrégulières de leurs partenaires commerciaux. Ces trois facteurs amènent une confusion des genres, par exemple dans le cas du textile où les firmes japonaises établies en Chine sont à l’origine de plus de 50 % des exportations de ce pays vers l’archipel, faisant de l’ouverture de l’espace économique national une bonne chose pour deux groupes : les consommateurs et les firmes globales. Une situation plutôt rare au Japon (Yoshimatsu 2003 : 38), mais pas surprenante : 90 % du commerce nippon avec l’Asie est intrafirme, dominé par des entreprises qui craignent, entre autres, les mesures de sauvegarde. Cette coalition hétéroclite ne favorise pas la mise en place d’une stratégie agressive de commerce vers l’Asie. Si le Japon ne veut pas exacerber les réflexes nationalistes de ses partenaires régionaux, c’est qu’il fait reposer son avenir économique sur l’Asie, alors qu’avec les États-Unis la priorité est accordée à l’accès facile au marché. Au pire, les coûts de transaction augmenteront pour les firmes japonaises, mais le marché américain ne sera pas fermé, alors qu’avec la Chine ce résultat a déjà été noté lors de disputes commerciales ou diplomatiques[10].

L’objectif ultime de la pcj ne se résume donc pas à proposer des mesures légales pour répondre aux différends commerciaux : elle oriente graduellement la région vers une gouvernance économique régionale fondée sur la règle de droit, certes pour contenir les réflexes nationalistes pouvant mettre en péril la sécurité économique de l’archipel, mais surtout pour compléter la façon asiatique qui a échoué plus d’une fois à garder intacts les réseaux de solidarité. Au cours de la « décennie perdue », le Japon a entrepris des réformes juridiques en vue de renforcer la règle de droit pour affronter la crise économique, la dérégulation sociale et la fragmentation du pouvoir politique (Vanoverbeke 2008 : 594-595) pour ensuite fortifier le volet juridique de sa politique commerciale. À cet égard, le Japon tire de son expérience deux leçons pour l’Asie. D’une part, la Chine s’efforce d’établir le principe de primauté du droit au sein du marché (Wei 2006). Cette évolution juridique devrait se propager aux rapports commerciaux, comme l’indique le cas sud-coréen : mais, ici, le renforcement de la règle de droit depuis le début de la transition démocratique a été suivi d’un légalisme commercial de plus en plus ferme, voire agressif, qui indispose le Japon. D’autre part, le renforcement graduel des mécanismes de résolution des différends et des fonctions du secrétariat de la zone de libre-échange de l’asean[11] a fait suite à la modernisation des systèmes juridiques nationaux et à la consolidation de la règle de droit indiquant que la façon asiatique peut être complétée par des mécanismes légaux en mesure de cimenter les obligations des acteurs régionaux (Yoshimatsu 2003 : 128-131), comme l’a fait Tokyo en instituant le recours au tribunal d’arbitrage comme procédure normale dans ses ale avec l’Asie. Par contre, les nombreux problèmes de l’action collective freinent l’intégration économique de l’asean et confirment que l’établissement d’une gouvernance économique régionale demeure un défi colossal. Encore très souvent, les accords, ententes et traités sont écrits de manière à ce que les parties concernées – toujours très jalouses de leur souveraineté – puissent les interpréter à leur manière, selon leurs préférences, si cette interprétation respecte les objectifs initialement négociés. À cet égard, le « dialogue incessant » (Evans 2005 : 196) qui caractérise la façon asiatique est donc une forme de soft law, dans la mesure où il donne lieu à des déclarations communes et écrites qui orientent l’Asie dans une direction précise et permet de lutter contre les resquilleurs ou les parties peu respectueuses de leurs engagements en favorisant la pression des pairs plutôt que les mesures coercitives (Davidson 2009).

Le soft law est une « pratique étatique […] par laquelle les gouvernements ont fait des déclarations normatives dans le cadre d’instruments politiques non contraignants [autres que les traités, sauf pour leurs sections non contraignantes] comme des déclarations, des résolutions et des programmes d’action, mais aussi en suggérant que la conformité aux normes est attendue ». Le soft law exprime donc une préférence et non pas une obligation pour les États d’agir ou de ne pas agir selon un certain type de comportement et il se manifeste sous la forme de déclarations finales lors de sommets diplomatiques ou de résolutions au sein d’organisations internationales (Shelton 2009 : 90). La façon asiatique de gestion des rapports interétatiques est justement une forme de soft law que le Japon ne cherche pas à transformer en hard law, mais à inscrire dans un cadre juridique plus détaillé et contraignant. Avec le soft law comme point de départ, la « démocratisation » du légalisme est donc possible : il ne serait plus imposé par la puissance dominante ou ne dégénérerait plus en rapports agressifs, mais deviendrait une norme régionale. Le leadership directionnel du Japon peut donc offrir le soft law comme solution alternative au soft power chinois, fondamentalement a-juridique et enclin dans des poussées de fièvre nationaliste à sombrer dans le légalisme agressif.

Par contre, le soft law apparaît comme un baume plutôt que comme une solution aux problèmes des firmes globales japonaises. Celles-ci sont des enforcement constituencies cherchant à faire respecter leurs droits et les obligations commerciales du pays hôte. La propension de Tokyo à préférer le soft law au détriment d’une légalisation ferme des rapports commerciaux est en soi un moindre mal. Les ale favorisent tout de même les dimensions d’obligation et de précision de la légalisation et reflètent cette volonté d’instaurer une gouvernance économique, sans affaiblissement de la souveraineté, sur la base d’une réciprocité juridique facilitée par l’ancrage des systèmes juridiques aux valeurs asiatiques ou à une tradition confucéenne commune, du moins pour l’Asie du Nord-Est.

IV – Les ale : au-delà de l’intégration de facto

Le Japon n’a jamais envisagé le processus d’intégration dans une optique européenne, mais plutôt comme une expansion et un approfondissement de la drt sans perte ou sans partage de souveraineté, car pour les pays asiatiques l’intégralité des souverainetés nationales – un acquis de la décolonisation – n’est pas perçue comme un obstacle à éliminer. De l’intégration doit émerger une organisation plus performante de l’industrie régionale et une exploitation plus efficace des ressources technologiques, humaines et naturelles pour faire de l’Asie une région non pas plus autonome, mais globalement plus compétitive. À la différence de l’Europe, l’intégration n’est pas une fin en soi, mais un outil de compétitivité et de puissance économiques, par exemple en offrant aux firmes japonaises installées en Asie des capacités d’exportation toujours plus concurrentielles. Cette tentation du libre-échange n’est pas réservée au Japon, mais s’étend aussi au reste de l’Asie (Terada 2007 : 58). C’est une petite révolution dans le mode de pensée des dirigeants asiatiques. Alors qu’au forum de l’apec les États-Unis et le Canada étaient seuls à défendre une légalisation du processus de libéralisation des échanges, maintenant les pays asiatiques – qui ont justement refusé à l’apec de prendre cette avenue en 1997 – sont les défenseurs d’une forme d’obligation pour leurs rapports commerciaux. Bref, les pays asiatiques, le Japon en tête, sont passés d’une défense de l’article 1 du gatt sur la non-discrimination à la défense de l’article 24 sur le régionalisme discriminatoire (Terada 2007 : 63-67), parce que l’impasse dans laquelle se trouve le multilatéralisme politique de l’omc peut aisément être dépassée par l’approfondissement de la division régionale du travail (drt) et de sa légalisation par le biais d’accords de libre-échange. Il est évident que pour les pays asiatiques les externalités du virage libre-échangiste du Japon ont été positives et les ont incités à signer des ententes avec d’autres partenaires régionaux, recouvrant l’Asie d’une toile d’ale. De plus, pour la Chine, les accords commerciaux bilatéraux lui permettent d’affaiblir les restrictions insérées dans son protocole d’accession à l’omc, notamment dans les cas de dumping où les gouvernements plaignants ont une plus grande marge de manoeuvre pour imposer des sanctions si les conditions d’une économie de marché ne sont pas remplies[12].

Par contre, il ne peut y avoir une mobilisation durable des forces économiques en faveur d’une drt concurrentielle sans une certaine dose de contraintes légales pour que tous les partenaires respectent leurs engagements et ne fassent pas défection à la moindre crise. Les ale (et autres ententes commerciales) offrent au commerce et aux réseaux de production asiatiques un cadre juridique régional avec ses droits de propriété, ses systèmes de régulation et ses méthodes contractuelles, alors que traditionnellement ce cadre n’existe que sur une base nationale (Zangl 2008 ; Robé 1997). Cela explique l’importance accordée à la coopération et au minilatéralisme dans les ale[13]sans que ces derniers aient montré jusqu’à ce jour des effets tangibles sur les échanges. La recherche de gains à long terme (un accès préférentiel ciblé pour les firmes globales ou la protection de leurs investissements) domine la poursuite de gains à court terme amenés par la diminution des tarifs douaniers.

Le Japon indiquait pour la première fois son intérêt pour une politique commerciale libre-échangiste en 1998 lors d’un sommet avec la Corée où les dirigeants des deux pays annonçaient le lancement pour l’année suivante de la négociation d’un partenariat économique. Depuis, Tokyo a signé 12 ale et 13 traités bilatéraux sur les investissements, dont la majorité avec des pays asiatiques. L’évolution vers le libre-échange des préférences étatiques nipponnes a été cahoteuse. Le lobby anti-libre-échange a sérieusement retardé l’abandon des anciennes pratiques protectionnistes et a presque réussi à faire dérailler les négociations en défendant l’indéfendable : l’exclusion totale de l’agriculture des ale, alors que la valeur de la production agricole était en 2006 plus faible que les ventes annuelles de la compagnie Panasonic (Yamashita 2010). Ce lobby, dominé par les groupes de pression et les factions bureaucratiques et partisanes liés à la communauté agricole, a été affaibli par les efforts du gouvernement de Junichiro Koizumi de repenser la sécurité alimentaire du pays et la compétitivité de l’agriculture locale dans une société ouverte à la mondialisation (meti 2005)[14]. Mais ce n’est que sous la direction des firmes globales que les préférences étatiques en faveur du libre-échange ont été intégrées à la politique commerciale. Celles-ci sont récupérées par plusieurs pays asiatiques qui ont vite compris que l’approfondissement de la drt leur permettait grâce au libre-échange d’accroître leur compétitivité et d’encadrer la déviation du commerce vers la Chine. Un effet de retour imprévu pour Tokyo : la Chine a choisi de libéraliser ses échanges avec les pays de l’asean, la chasse gardée des firmes japonaises, forçant Tokyo à laisser tomber ses hésitations, à choisir la défense de ses firmes globales au détriment de secteurs en déclin et à accélérer les négociations avec l’asean[15].

Les firmes globales, par le truchement du Nippon Keidanren[16], ont eu une influence déterminante sur l’établissement du libre-échange comme préférence étatique légitime. Cette organisation a affaibli durablement le lobby anti-libre-échange en jouant un triple rôle : premièrement, en influençant directement les préférences des acteurs politiques[17], notamment le Parti libéral-démocrate (pld)[18] ; deuxièmement, en se positionnant comme source informationnelle stratégique pour le gouvernement et ; troisièmement, en coordonnant les intérêts pro-libre-échange du secteur privé, localement et en Asie[19] (Corning 2009). Dans le cas des négociations avec Singapour, le Keidanren, voyant la volatilité des préférences étatiques en matière de libre-échange, est allé au-delà des demandes et préoccupations habituelles et il a débroussaillé ses objectifs en matière de libre-échange : améliorer « l’environnement des affaires », renforcer la compétitivité industrielle, promouvoir des liens commerciaux plus étroits avec l’Asie et clarifier la politique de Tokyo en matière d’ouverture commerciale (Yoshimatsu 2005 : 264). Les ale jouent un rôle stratégique, selon le lobby des affaires, dans la relance de l’économie et ils doivent améliorer les capacités exportatrices des firmes japonaises établies en Asie. Sans l’influence du Keidanren dans le processus de négociation des ale et l’inclusion de la grande majorité de ses demandes dans les accords finaux, ceux-ci auraient été vidés de leur substance. Depuis 2005, la politique d’ouverture commerciale du meti reprend les grands thèmes développés par le Keidanren et les négociations se sont accélérées en laissant les partenaires asiatiques engranger d’importants gains agricoles (Heydon et Woolcock 2009 : 30).

Conclusion

Cet article avait pour objectif d’évaluer l’évolution légaliste et libre-échangiste de la pcj dans un cadre théorique éclectique en mesure d’intégrer les contributions du nouveau libéralisme, du droit international et de l’épi. Nous pouvons tirer deux conclusions qui soulignent peut-être moins le potentiel explicatif en soi de cette perspective que sa contribution à la définition d’une réalité alternative derrière les préférences commerciales japonaises. Premièrement, une certaine complémentarité a émergé de cette réflexion en ce qui a trait à la puissance japonaise : elle se présente dans un ensemble de préférences étatiques d’une société ouverte à la mondialisation, réagissant aux opportunités offertes par celle-ci et participant à la stabilité et à la sécurité de l’espace économique asiatique, voire à sa démocratisation. L’instrumentalisation de l’État par les firmes globales n’a pas amené une hausse du protectionnisme pour affronter la récession ou la concurrence chinoise, mais une préférence pour le respect de la règle de droit et la promotion du libre-échange, des instruments légaux et commerciaux que le Japon ne dédaigne plus utiliser et qui génèrent des gains plus importants que le protectionnisme en assurant la libre circulation des biens et le nivelage de la concurrence à l’échelle régionale. Sans tourner le dos au multilatéralisme commercial, le Japon l’affaiblit en lui préférant un bilatéralisme et un minilatéralisme en mesure de combler les lacunes d’une intégration de facto avancée et de lui offrir les armes commerciales et juridiques pour affronter la Chine, d’autant plus que les statistiques sur le commerce et les investissements manufacturiers du Japon indiquent le rôle déterminant de l’Asie dans la compétitivité des firmes nipponnes. Alors que le multilatéralisme de l’omc fait du surplace depuis une décennie en l’absence d’une puissance hégémonique prête à supporter ses coûts, le bilatéralisme nippon se construit et se reconstruit constamment, selon les conditions changeantes de la mondialisation, mais toujours à la mesure des aspirations économiques de son leadership directionnel fondé sur une légalisation soft et « démocratique » des rapports politiques.

Deuxièmement, le Japon a fait l’expérience de plusieurs crises au cours des vingt dernières années et, chaque fois, l’aspect légal de sa politique commerciale a été renforcé. Un phénomène semblable s’est produit en Asie après la Grande Dépression et, enfin, la crise financière mondiale de 2008-2009 n’a pas donné lieu à une hausse du protectionnisme – notamment de la part de la Chine (Wan 2010) – malgré la crainte d’un retour à une situation similaire à celle des années trente si les pays avancés ne réformaient pas le système financier mondial. Notre perspective indique que le légalisme commercial, dans sa forme non agressive, est une protection assez solide contre les tares du capitalisme – le protectionnisme et le nationalisme – et il est néfaste au bloc discriminatoire dans la mesure où il réduit, dans un contexte d’interdépendance, l’incertitude liée à l’affaiblissement de la souveraineté. Bref, le légalisme commercial a un fort contenu normatif libéral – en opposition aux anciennes règles du 19e siècle qui ne rejetaient pas l’utilisation de la force dans les affaires commerciales –, comme en fait foi l’importance accordée par les États non seulement aux ententes contraignantes de l’omc, mais aussi au soft law, voire aux ententes contractuelles des firmes globales. Le monde après-omc sera moins fondé sur la réciprocité non juridique et le multilatéralisme que sur le respect de la règle de droit. Cependant, les rapports de force ne disparaîtront pas pour autant : le droit international, nous rappelle Andreas Paulus (2009 : 46), peut se « traduire en ordres et interdictions » pour ceux qui savent l’utiliser.