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Après plus de deux décennies de pratique de la consolidation de la paix, l’enthousiasme initial a laissé la place à une vision plus critique (ou plus « réaliste ») du programme libéral de sortie de guerre. Cette étude bibliographique cherche à faire le point sur les avancées actuelles de la recherche et met l’accent sur une perspective spécifique : l’influence des acteurs locaux sur la mise en oeuvre du programme libéral. Elle se penche sur un corpus d’études récentes qui explore les limites du modèle d’établissement de la paix à long terme par la construction de l’État (state-building), l’un des aspects de la consolidation de la paix. Cette étude bibliographique est organisée, d’une part, autour de l’idée de l’« appropriation locale » des mesures internationales, entendue comme le transfert planifié et graduel de l’autorité vers les institutions locales (Narten 2008a : 254), qui est l’un des effets recherchés. Elle s’organise, d’autre part, autour de l’idée de « capture locale » des éléments du programme libéral ; une conséquence cette fois inattendue, qui est en fait une autre facette de la consolidation de la paix. Il semble en effet que la littérature prenne de plus en plus acte de ce phénomène que nous désignons comme la « capture » par les acteurs locaux des outils politiques introduits par les acteurs extérieurs dans les systèmes politiques visés.
Notre étude se penche ainsi sur la façon dont les acteurs internationaux influencent le paysage politique, sans pour autant être en mesure de prévoir et de contrôler l’orientation du changement politique ; ce qui crée des entités « hybrides », assimilant certains éléments seulement du modèle libéral, parfois afin de légitimer et de reproduire des structures de pouvoir antérieures à l’intervention. Ainsi, cette étude fait état de la réintroduction dans les schémas de réflexion des variables locales et des forces politiques nationales ainsi que de leur interaction avec les actions internationales. Elle souligne également les dilemmes de l’intervention qui préoccupent la plupart des auteurs contribuant aux ouvrages recensés.
I – Le modèle de consolidation de la paix
Comme c’est le cas dans plusieurs programmes de recherche, l’étude des opérations de consolidation de la paix se transforme au gré des expériences politiques. L’idéalisme initial, tant politique qu’universitaire, à l’égard du transfert des institutions et des règles de la démocratie libérale vers les États fragiles ou des sociétés à la sortie d’un conflit violent a graduellement cédé le pas à une plus grande réserve. Cette posture idéologique originale est le produit du « triomphalisme libéral » d’après-guerre froide, appuyé par une lecture sélective des expériences passées de reconstruction ayant suivi la Seconde Guerre mondiale et des vagues successives de démocratisation en Europe du Sud (1960-1970) et en Europe centrale et sud-orientale (1989-1991). Elle a généré un consensus libéral qui a guidé les politiques des États occidentaux et des organisations internationales à partir du début des années 1990. Les éléments de ce consensus se traduiront ainsi dans la gestion internationale des crises et des conflits, une nouvelle préoccupation mondiale corollaire à l’effondrement du système de la guerre froide[1].
L’Agenda pour la paix édicté par le secrétaire général Boutros Boutros-Ghali en 1992 pose les nouvelles fonctions de l’onu dans le système d’après-guerre froide. Au coeur du programme se trouve la consolidation de la paix, symbolisant les nouvelles ambitions du Conseil de sécurité qui cherche à régler les causes profondes des conflits (Tardy 2009 : 82) et à éviter le retour de la violence. Ces ambitions tranchent avec les visées initiales de l’organisation, limitées à éviter l’escalade des crises locales en conflits internationaux par l’observation, la médiation et l’interposition. Ce programme d’intervention deviendra en fait une nouvelle « ligne de services » des organisations internationales et régionales pour justifier leur existence malgré la disparition de l’Union soviétique, comme l’explique Thierry Tardy dans son ouvrage Gestion de crise, maintien et consolidation de la paix. Acteurs, activités, défis[2]. Il ne s’agit plus alors de « rétablir une normalité », mais de transformer l’organisation institutionnelle, politique et économique d’un territoire (Tardy 2009 : 21). Cette nouvelle formule d’intervention diffère ainsi des opérations de maintien de la paix par son caractère intrusif dans la souveraineté des États et l’organisation des sociétés, par l’importance des ressources mobilisées et la diversité des acteurs concernés, tant civils (organisations gouvernementales, internationales et non gouvernementales) que militaires (armées nationales, Casques bleus, firmes privées de sécurité). Une évolution qui suit l’élargissement de la notion de sécurité aux enjeux de développement, mais qui correspond aussi à l’idée selon laquelle la paix peut être acquise par l’établissement, grâce à une assistance étrangère, d’un État démocratique. Ainsi, à la base du programme de consolidation de la paix se trouve par ailleurs une conception selon laquelle la stabilité et la sécurité internationales reposent sur le renforcement des États démocratiques et libéraux en tant qu’unités de base des relations internationales.
La formule de consolidation de la paix, qui prendra graduellement forme à partir de la fin des années 1980 et le début des années 1990 avec les opérations de l’onu en Namibie, au Mozambique et au Salvador, franchira un nouveau stade avec le déploiement de l’onu au Cambodge en 1991 et plus particulièrement entre 1992 et 1993 ; une mission qui s’est vu confier une autorité inédite. À partir de ce moment, une série d’administrations internationales (de facto ou de jure) seront mises sur pied en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo et au Timor oriental, de même que des opérations de paix ayant un mandat de réforme démocratique et politique. L’idée est en fait d’accompagner ces sociétés vers la souveraineté et l’indépendance juridique, mais surtout vers l’indépendance empirique par le développement de capacités de gouvernance (Jackson 1990 : 25). Des critiques se feront entendre quant au paternalisme de ces nouvelles administrations (Bain 2003 : 148-149), à leur tendance à utiliser des moyens peu libéraux et à leur parenté coloniale. Ces pratiques seront par ailleurs attribuées par certains analystes à une forme d’empire démocratique (Ignatieff 2003 : 111), à un « nouvel impérialisme » (Chesterman 2004 : 47), à un impérialisme qui tait son nom (empire in denial) (Chandler 2006). Sans nécessairement nier certaines similarités avec l’entreprise coloniale ou le système de mandats de la Société des Nations, puis de l’onu, d’autres analystes expliqueront les ratés de ces opérations par leur refus d’être franchement coloniales, et mettront en avant des formules plus invasives encore[3]. Au contraire, d’autres auteurs comme Caroline Hughes argumentent plutôt que les politiques internationales tendent à corrompre les normes libérales et qu’elles créent de nouvelles formes de faiblesse et de dépendance (Hughes 2009 : 220-221) ou alors qu’elles sont incapables d’apporter les bénéfices de la paix aux populations locales (Richmond et Franks 2009).
En effet, une réalité s’imposera rapidement : la conversion à la démocratie libérale ne s’opère pas d’elle-même, et rien ne laisse croire que des opérations plus intrusives pourraient être plus efficaces[4]. En fait, les progrès sont lents et dans plusieurs cas les réformes introduites amènent un lot d’effets inattendus. L’organisation d’un processus électoral, par exemple, sera associée à une montée des tensions sociales et à la consolidation de l’assise des acteurs arrivés au pouvoir par les armes et des entrepreneurs ethniques[5] : « Le paradoxe est ici que les résultats obtenus sont contraires à ceux recherchés et que l’opération devient potentiellement le problème et non la solution » (Tardy 2009 : 179). Toute une littérature sur le design institutionnel et constitutionnel et sur l’organisation des réformes se concentre alors sur la réalisation du programme libéral en zones de postconflit. Ces recherches rejoignent partiellement les approches critiques remettant en doute l’application à des contextes culturels distincts d’un modèle unique de transition, assorti d’une standardisation des techniques (Richmond et Franks 2009). Elles s’en distinguent pourtant, parce qu’elles tiennent pour acquis le potentiel de conversion des sociétés à la démocratie libérale, et proposent plutôt l’ajustement des pratiques au contexte sociopolitique. L’autre approche entretient des doutes plus fondamentaux quant au potentiel du modèle en tant que tel et à sa capacité de construire la paix pour les populations locales[6].
II – L’écart entre le projet libéral et sa réalisation
Comment faut-il alors comprendre les revers de cette formule d’intervention ? À quel point l’application d’un ensemble uniforme de pratiques ou de « standards de civilisation » (Zaum 2007 : 40) joue-t-elle un rôle dans les dérives de la consolidation de la paix ? Les opérations de consolidation de la paix se tiennent simultanément sur cinq grands chantiers : la démocratisation, l’État de droit, les droits de la personne, l’administration publique et l’économie de marché. Pourtant, lorsqu’elles sont déployées sur le terrain, ces interventions montrent plusieurs différences. D’une perspective plus opérationnelle et moins fonctionnaliste, ces projets politiques apparaissent comme la combinaison d’une série de facteurs émanant de l’interaction des approches des acteurs, de leur coordination et de leurs motivations. Ces éléments prennent une importance relative selon l’intégration des composantes à l’intérieur de chacune des opérations, et donnent lieu à des dynamiques variables de coopération et de compétition entre les institutions[7]. Paris (2008 : 59) et Tardy (2009 : 27) soulignent pertinemment la diversité des approches et des logiques d’intervention introduites par les acteurs du développement et des droits de la personne, des institutions financières internationales et de gouvernance démocratique, qui contrastent notamment avec celle des forces militaires dans la gestion des réformes et l’organisation des priorités. Par ailleurs, il est notoire que la contribution en matière de ressources et d’engagement de la part des États n’est pas le seul produit d’une analyse objective des besoins de la gestion de crise, mais plutôt le fait d’un calcul politique et d’un engagement sélectif dans certaines régions et à l’intérieur de certaines organisations (Tardy 2009 : 29, 176)[8].
Tardy distingue trois grandes catégories de motivations à l’origine de l’engagement d’un État : 1) des intérêts directement liés au conflit (existence d’une menace ; proximité géographique) ; des intérêts liés aux grandes lignes de politique étrangère de l’État intervenant, sans lien direct avec la crise (stature internationale ; démonstration des capacités, partage du fardeau de la sécurité internationale) ; et des intérêts liés davantage à la politique intérieure ou à des considérations d’ordre économique, sans lien avec le conflit (2009 : 45). Ces motivations agissent sur le niveau d’engagement des acteurs de la consolidation de la paix, d’autant plus que l’onu, ne disposant pas d’une force armée permanente, est soumise à la volonté de ses États membres et à l’intérêt du Conseil de sécurité pour une crise particulière.
De façon plus fondamentale, la hiérarchie des préférences des intervenants peut différer d’un cas à l’autre, et être l’objet d’une compétition entre les acteurs qui priorisent certains objectifs ou stratégies (Kahler 2008 : 295). Comme on le voit nettement aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine, cette compétition entre des conceptions divergentes de l’intervention affaiblit considérablement la position de négociation collective des intervenants (Kahler 2008 : 295)[9]. Les acteurs locaux sont très sensibles aux incohérences parce que la structure des intérêts des intervenants représente leur levier d’influence principal sur les priorités internationales. Ainsi, les acteurs internationaux tout comme les acteurs nationaux ont la possibilité de réorganiser l’agenda de consolidation de la paix. Pourtant, bien que le niveau d’engagement international soit souvent reconnu comme un facteur déterminant (Doyle 2001 ; Stedman et al. 2002 ; Dobbins et al. 2005), il ne semble pas suffisant pour assurer la réussite de l’entreprise selon les standards de la paix libérale. En réalité, et comme nous le verrons plus loin, ce qui manque cruellement, c’est un leadership local, une assise indigène soutenant le projet de démocratisation et de construction de l’État.
Dans les faits, une fois déployés, les intervenants doivent faire face aux pressions constantes des forces sociales nationales ; les intérêts de celles-ci, associés à une capacité relative de nuisance, les forcent à constamment revoir leurs objectifs. Les acteurs entrent ainsi dans un jeu interactif à travers lequel chacun cherche à réaliser ses objectifs minimaux : le but premier des intervenants est de maintenir la stabilité, alors que celui des élites locales est de maintenir leur position de domination d’un segment des ressources ou du territoire (Barnett et Zürcher 2008 : 24). La négociation entre les joueurs a de fortes chances de favoriser le statu quo, au détriment de l’introduction de changements fondamentaux de l’organisation du pouvoir comme la consolidation de la paix l’exige ; une disposition quasi « naturelle » des intervenants dans un contexte hostile (Barnett et Zürcher 2008 : 24)[10] .
III – Les dilemmes de l’intervention
La littérature actuelle sur la consolidation de la paix met l’accent sur les dilemmes qui se posent dans le cadre de ces opérations[11]. Paris et Sisk (2008 : 304-315) identifient cinq principales sources de contradictions qui résument bien l’état des réflexions traversant ce champ d’étude :
Une intervention externe a pour objectif de favoriser l’autonomie locale.
Des acteurs étrangers ont l’autorité nécessaire pour déterminer les élites locales légitimes.
La promotion de valeurs universelles est conduite afin de résoudre des problèmes locaux.
La construction de l’État exige à la fois une rupture avec le passé et une réaffirmation de l’histoire.
Les objectifs à court terme entrent en conflit avec ceux à long terme.
Dans les faits, plusieurs de ces dilemmes sont inextricables : la poursuite d’objectifs à court terme entre en conflit avec l’exigence de soutenir l’autonomie locale, alors que celle-ci peut empêcher une rupture avec l’organisation de l’autorité et du pouvoir héritée du conflit. Par exemple, les exigences d’efficacité à court terme conduisent à « importer des capacités », c’est-à-dire passer par l’embauche internationale au lieu de construire des capacités locales (Fukuyama 2005 : 41). Les intervenants peuvent aussi être tentés d’accroître et de prolonger indéfiniment leur autorité sur les processus locaux s’ils ne parviennent pas à faire progresser leur projet politique. En retour, ce « glissement d’autorité » (Ford et Oppenheim 2008 : 60) entraîne avec lui une dépendance, alors que les relations politiques se réorganisent à partir d’un schéma dans lequel un acteur international prend les décisions difficiles et arbitre les conflits[12].
Par ailleurs, si le décalage de la tenue d’élections vise à favoriser des objectifs à long terme, soit le renforcement des institutions, comme le préconise notamment Roland Paris (2004), il rend difficile l’implication des acteurs locaux dans les processus politiques et leur appropriation des institutions, alors qu’aucun processus démocratique n’intervient pour désigner les parties légitimes. Il est donc alors laissé à la discrétion des intervenants, qui ont tendance à choisir comme interlocuteurs les parties signataires des accords de paix ; ce qui revient le plus souvent à légitimer les acteurs militarisés, notamment parce qu’ils sont les plus susceptibles de perturber le processus de paix si leurs intérêts ne sont pas pris en compte (Pouligny 2004 : 83 ; Narten 2008a : 260, 261). Trois aspects principaux, le degré d’intrusion, la dépendance locale et les perturbateurs locaux, sont en effet étroitement liés dans le dilemme de l’appropriation locale selon Jens Narten (2008 : 262) : une trop longue ou trop courte intrusion dans les processus politiques peut entraîner une dépendance, alors que cette même dépendance a pour effet de favoriser une plus grande intrusion des acteurs externes. Cette suspension de l’autonomie politique a en retour le potentiel de générer des protestations par les acteurs locaux, celles-ci remettant en question la stabilité de la société (Narten 2008 : 262-263)[13]. Cet apparent cercle vicieux représente en fait la nature même du processus de consolidation de la paix dont l’évolution est la somme des interactions entre les stratégies internationales et locales. On constate en fait que la légitimité des intervenants et le consentement des parties fluctuent au fil du temps, alors que le rapport de force entre intervenants et acteurs locaux évolue au bénéfice de ces derniers au fur et à mesure qu’il y a une plus grande appropriation locale (Narten 2008b : 371). (Contrairement à Narten, nous utiliserions plutôt ici le terme de « capture » locale tel qu’il est défini en introduction.)
Par définition, un dilemme n’est jamais résolu ; il ne permet pas une solution optimale, car il est impossible de réconcilier des propositions contradictoires. Le dilemme oblige plutôt l’acteur à faire des choix et par conséquent des compromis. Cette façon de poser les problèmes de la consolidation de la paix est tout à fait instructive d’un quasi-consensus entre les auteurs sur l’idéalisme du modèle initial et sur les dissonances entre la théorie et la pratique. En réalité, comme l’illustre le jeu interactif de Barnett et Zürcher brièvement présenté plus haut, il semble que les choix des intervenants ne soient pas le seul résultat de leur analyse du problème, mais surtout le produit de l’approche adoptée, qui est conditionnée par les contraintes à l’engagement énoncées précédemment, mais aussi par la disposition à coopérer et la capacité de négociation des acteurs locaux[14]. Ainsi, les réponses formulées pour tenter de résoudre les dilemmes de l’intervention varieraient considérablement d’un contexte à l’autre. En somme, selon cette perspective, le progrès du projet politique de la paix libérale n’est pas le simple fait d’une mauvaise planification de l’intervention, mais aussi le fait de l’imbrication des programmes dans les calculs des élites locales et de leur réponse aux initiatives internationales (Kahler 2008 : 292). Comme le soutient aussi Oliver P. Richmond : « Il devient manifeste que ce recul est en fait la renégociation de la paix libérale afin qu’elle reflète les dynamiques politique, économique, sociale et culturelle dans leur contexte local » (Richmond 2009 : 72).
IV – Une version locale de la paix libérale ?
Les environnements dans lesquels les opérations de consolidation de la paix sont déployées diffèrent en plusieurs points ; l’un des aspects centraux qui les différencient est l’existence ou non d’un embryon d’État (Kahler 2008), ou alors le degré d’intégration des structures de pouvoir constituées dans la semi-clandestinité. Cette base d’organisation donne aux acteurs locaux une capacité relative de négociation, en particulier lorsque les institutions héritées du conflit bénéficient d’un haut degré de légitimité locale, comme dans le cas du Timor oriental (Hughes 2009 : 219) ou du Kosovo, ou alors lorsque le contrôle des instruments de coercition est concentré entre les mains d’un seul acteur, comme dans le cas du Cambodge (Roberts 2008). En aucun cas, l’onu n’intervient dans un vacuum social et politique complet ; un tel point de vue tend à négliger les formes d’organisation fondamentale de la société civile, qui recèle plus de capacités qu’on ne le présume (Pouligny 2004 ; Richmond et Franks 2009).
Dans cette perspective, il devient donc essentiel d’obtenir l’adhésion locale au projet politique de la paix libérale. D’autant plus que, pour la plupart de ces sociétés, ce projet représente une rupture à la fois avec le passé récent et le passé ancien dans l’organisation des relations sociales et politiques. Pour y parvenir, les intervenants ont besoin du consentement des parties, mais ils jouent aussi régulièrement dans les répertoires de la cooptation et de la coercition. Le recours à la force est par contre limité par la nature consensuelle du projet de consolidation de la paix et par l’hésitation de l’onu et des États participants à s’engager sur le chemin glissant de la coercition. Les intervenants ont aussi couramment recours à la cooptation des élites locales lorsqu’ils sont incapables de générer une véritable coopération, comme dans le cas de la Bosnie-Herzégovine (Richmond et Franks 2009 : 54-82). Ces dernières ont leurs propres priorités ; elles vont se conformer minimalement aux exigences pour l’obtention de ces ressources sans nécessairement poursuivre les objectifs de construction des capacités de l’État, notamment sans chercher à développer les services à la population (Kahler 2008). (En réalité, si l’on se réfère à la littérature classique sur la construction de l’État, les élites nationales risquent d’y être fort peu enclines étant donné que la dotation en ressources financières et en légitimité politique est effectuée au regard de la satisfaction des demandes externes et non des demandes internes[15].)
V – Entre hybridité et continuité
Dans les faits, bien que ces déploiements soient impressionnants en matière de ressources et insurpassés en matière d’autorité, leur occupation du territoire et leur influence sur les environnements locaux restent relativement superficielles. Dans ces circonstances, le projet d’introduire une rupture radicale avec le passé et de transformer les anciennes structures de pouvoir apparaît donc comme très ambitieux. Néanmoins, contrairement à ce que certains auteurs de l’école de la dépendance semblent suggérer, il n’est pas crédible que les intervenants sociaux puissent dans ces circonstances ériger un État complètement « importé », et soumettre ces sociétés à des structures de pouvoir constituées de l’extérieur. En fait, ce ne sont pas les défaillances d’un « État importé » qui se manifestent aujourd’hui, mais plutôt la récupération des « greffons libéraux » par les institutions informelles de pouvoir, ce qui génère des formes politiques « hybrides[16] ». Ainsi, si les élites locales sont susceptibles d’être cooptées, elles cherchent aussi à capturer les programmes internationaux. Comme l’ont constaté plusieurs auteurs des ouvrages recensés, ce phénomène donne lieu à des changements très superficiels des relations politiques (ex. : Roberts 2008). Ainsi, si les symboles et les rituels de la paix libérale sont préservés, l’esprit des programmes est perdu par un « détournement » de la consolidation de la paix (Barnett et Zürcher 2008 ; Richmond 2009 : 72). Par exemple, selon l’analyse de Richmond et Franks, les élites albanaises du Kosovo ont su adopter le langage de la paix libérale pour ainsi poursuivre leur projet d’État indépendant albanais au Kosovo, au détriment du pluralisme ethnique défendu par l’onu, un processus qui a conduit à la marginalisation de la minorité serbe.
En somme, les études sur la réalisation du programme de consolidation de la paix amènent à conclure que, si l’appropriation locale des institutions libérales connaît des ratés, la « capture » par les élites nationales des outils politiques libéraux se fait en dépit des intervenants. Il semble en effet que ces derniers aient négligé de prendre en compte cette autre facette « inconsciente » de la transformation de l’ordre politique.
Appendices
Note biographique
Kathia Légaré
Candidate au doctorat, Département de science politique, Université Laval et auxiliaire de recherche, Programme Paix et sécurité internationales, Institut québécois des hautes études internationales (hei), Université Laval, Québec.
Notes
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[1]
Certains noteront pourtant la transition des politiques internationales d’un néolibéralisme affirmé, faisant la promotion d’un État minimal, vers une pensée franchement plus institutionnaliste, soutenant la construction des États fragiles.
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[2]
Contrairement aux autres ouvrages recensés dans cette étude, le livre de Thierry Tardy se veut d’abord didactique. L’enseignant-chercheur au Centre de politique de sécurité de Genève fournit un outil pédagogique de première qualité aux classes francophones sur la gestion des crises et les opérations de paix.
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[3]
Différentes formes de tutelles sont proposées (Fearon et Laitin 2004; Krasner et Pascual 2005).
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[4]
Christoph Zürcher cherche à évaluer l’effet des opérations de reconstruction selon cinq aspects correspondant aux fonctions traditionnelles de l’État : l’absence de guerre, le rétablissement d’un monopole complet de la violence par l’État sur son territoire, le développement économique, la démocratie et les capacités institutionnelles. Il évalue ainsi le succès de 17 missions en fonction du niveau d’intrusion dans les processus politiques. Il arrive à la conclusion suivante : « Le problème à résoudre n’est pas celui de savoir si les missions invasives sont meilleures ou pires que celles qui ne sont pas invasives. Il faut plutôt se demander pourquoi même les missions les plus invasives sont aussi piètrement équipées pour favoriser le changement » (2006 : 23).
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[5]
Concernant l’impact des élections sur la stabilité, voir Mansfield et Snyder (2005) ainsi que Jarstad et Sisk (2008). Roland Paris répertorie les conséquences inattendues de la démocratisation et de la libéralisation pouvant menacer la paix : 1) le problème de la « mauvaise » société civile; 2) le comportement opportuniste des « entretrepreneurs ethniques »; 3) le risque que les élections servent de point focal d’une compétition sociétale destructive; 4) le risque posé par les « saboteurs » locaux qui se cachent dernière le manteau de la démocratie en tentant de miner la démocratie; 5) les effets perturbateurs et générateurs de conflits de la libéralisation (Paris 2004 : 159).
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[6]
Ces deux perspectives sont bien représentées dans les ouvrages collectifs recensés pour cette étude : par exemple, Roland Paris et Timothy Sisk sont proches du courant libéral institutionnaliste, alors qu’Oliver Richmond (et Jason Franks) propose une critique plus fondamentale du modèle libéral.
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[7]
Par exemple, le discrédit de l’ONU à la suite des cafouillages de la gestion de crise en Yougoslavie a relégué l’organisation à un rôle secondaire dans la gestion de la transition de la Bosnie-Herzégovine, qui est plutôt coordonnée par un haut représentant international associé à un conseil de mise en application de la paix composé de 55 États et organisations (11 d’entre eux composent son comité directeur) créé par les accords de Dayton en décembre 1995.
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[8]
Par exemple, les pays occidentaux ne contribuent plus de façon importante aux contingents de Casques bleus, à l’exception peut-être de la finul ii au Liban (à partir de 2006). En date du 31 mars 2009, les Casques bleus venaient en premier lieu d’Asie du Sud : Pakistan (10 740 militaires) ; Bangladesh (9 234) ; Inde (8 631) (Tardy 2009 : 185).
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[9]
Une partie des intervenants favorisent une diminution de la présence internationale et la fermeture du Bureau du haut représentant, qui a encore le pouvoir de faire adopter des lois sans passer par les institutions nationales ainsi que de démettre des élus et des fonctionnaires ne se conformant pas selon lui aux accords de Dayton. L’autre groupe fait plutôt pression pour le maintien et le renforcement de l’autorité internationale afin de permettre un renforcement de l’État central.
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[10]
« … malgré une présence internationale robuste et autoritaire, l’intervention a toujours un biais envers le maintien du statu quo. L’objectif central des acteurs internationaux a été de préserver la stabilité autant que possible tout en négligeant le besoin impératif de changement. Cette préoccupation a mené les acteurs internationaux à soutenir des structures politiques dysfonctionnelles qui sont apparues avec la guerre, tout en négligeant de renforcer le développement d’alternatives politiques et de projets sociaux et politiques alternatifs » (Belloni 2007 : 5).
-
[11]
L’ouvrage dirigé par Stephen Baranyi (2008) apporte un éclairage très concret sur ces contradictions.
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[12]
Ford et Oppenheim expliquent que ce glissement est dû à la gestion par les administrateurs d’un dilemme lié à l’ambiguïté de leur relation avec les acteurs politiques locaux. Ils ont le choix soit de gouverner par consensus en négociant avec ces derniers – ce qui risque de retarder la progression des réformes –, soit d’employer leur pouvoir discrétionnaire afin de contourner les acteurs non coopératifs, ce qui mène à un « glissement d’autorité » (Ford et Oppenheim 2008 : 60).
-
[13]
Cette dynamique est aussi soulignée par Astri Suhrke, qui la résume par l’expression danger of a tight embrace (le risque d’une étreinte trop étroite) : « Accorder au leader, au régime ou à l’État à construire trop peu de soutien pourrait miner la croissance, la protection physique, l’efficacité et d’autres résultats concrets que les fonds extérieurs, la technologie et les troupes peuvent apporter, mais accorder un soutien trop important pourrait étouffer l’appropriation, la croissance des capacités locales et les structures de responsabilité locale et, plus généralement, la légitimité de l’entreprise » (Suhrke 2008 : 230).
-
[14]
Béatrice Pouligny avait déjà défini cette dynamique évolutive : « Un même acteur, persuadé d’être en position de force à un moment donné, pourra se sentir contraint peu de temps après, parce que la configuration des rapports de pouvoir se sera modifiée dans l’intervalle ou que la tractation portera sur un autre domaine dans lequel il ne dispose pas tout à fait des mêmes ressources. Ces variations sont d’autant plus fréquentes que l’interaction ne se joue pas dans un tête-à-tête entre les missions et chaque acteur pris isolément. Elle s’inscrit à l’inverse dans des réseaux d’interrelations souvent complexes et mouvants. Il faut souvent procéder à une reconstitution, au jour le jour, des faits et gestes de chaque acteur afin de saisir des micro-évolutions parfois décisives dans la compréhension des choix – parfois surprenants – qui sont posés » (Pouligny 2004 : 268).
-
[15]
Paddy Ashdown, haut représentant en Bosnie-Herzégovine de 2002 à 2005, résume très candidement cette dynamique : « … [nous] avions l’habitude de voir des Bosniens venir à notre rencontre et nous dire : “Pourquoi devrions-nous faire telle ou telle chose ?” Je répondais : “Si vous ne le faites pas, vous ne recevrez pas cette partie de l’argent.” Ils se mettaient parfois en colère : “Comment osez-vous dire une chose pareille ? Est-ce que vous nous faites chanter ?” Ce à quoi je répondais : “Pardonnez-moi, mais il s’agit de l’argent de mes électeurs. Si vous croyez que mon électorat va me permettre de déverser de l’argent dans un ‘trou noir’ en Bosnie-Herzégovine afin de payer pour cinq à dix fois plus de politiciens que le pays en a besoin, alors vous faites erreur.” » (Ashdown 2007 : 115).
-
[16]
Nous faisons ici référence à la thèse de l’extranéité de l’État colonial, soutenue par Bertrand Badie (1992), et à la position divergente défendue par Jean-François Bayart (1996).
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