Article body
La thèse d’une dénationalisation de la défense a produit certaines des analyses les plus stimulantes en sociologie et en science politique ces dernières années. Alors que Charles Moskos évoque une « armée postmoderne », Lorraine Elliott et Graeme Cheeseman parlent d’un « militaire cosmopolite ». Il semblerait que la relation longtemps symbiotique entre l’État et sa force armée se délite, en Occident tout au moins. Le soldat ne s’engage plus par patriotisme, les citoyens se désintéressent de leur armée et l’État n’utilise plus le militaire principalement pour sa défense. Comme le fait remarquer Anthony Forster dans Armed Forces and Society in Europe (2006), ces analyses souffrent toutefois d’un certain relâchement dans l’articulation entre la proposition conceptuelle, très ambitieuse, et les fondations empiriques, souvent minces.
C’est une lacune que Denationalization of Defence tente de combler. D’entrée de jeu, les directeurs de l’ouvrage, Oyvind Osterud et Janne Haaland Matlary, posent les termes du débat. Ils définissent la dénationalisation comme un développement à deux faces. D’une part, l’internationalisation des forces armées les amène à fonctionner dans un cadre de plus en plus multinational, avec des équipements similaires, des pratiques convergentes et une langue commune, l’anglais. D’autre part, la privatisation de la sécurité entraîne le recours de plus en plus massif à l’entreprise, non seulement pour les services de soutien, comme la construction des camps, mais également pour l’usage de la force par l’entremise de sociétés militaires privées comme Blackwater.
Cette définition a l’avantage de réunir sous un même vocable deux phénomènes importants qui sont souvent étudiés séparément, le premier par les sociologues militaires, et le deuxième par les spécialistes en Relations internationales. Il ressort en effet du livre que les phénomènes d’internationalisation et de privatisation sont liés sur un point essentiel : l’effritement progressif du « monopole de la violence légitime » wébérien comme fondement de l’État moderne. Comme l’écrivent les auteurs dans la préface, « la trinité clauswitzienne du peuple, de l’État et de l’armée se désintègre ». En inscrivant les débats sur internationalisation et privatisation dans ce cadre proprement politique, le livre fait oeuvre utile.
La dénationalisation de la défense est ainsi étroitement associée à la chute importante des crédits militaires depuis la fin de la guerre froide en Europe, les « dividendes de la paix », ainsi qu’à la fin du service militaire dans plusieurs pays européens. Mais les contributeurs identifient d’autres facteurs, notamment la diffusion des risques, l’élargissement des missions aux tâches humanitaires et à l’imposition de la paix, l’élévation du niveau de scolarité des militaires, les besoins de l’interopérabilité, l’accroissement des coûts liés à l’acquisition de technologie (le fameux « désarmement structurel ») et la prime de légitimité accordée à la multinationalité, par exemple dans le cadre de l’onu, de l’otan ou de l’Union européenne.
Les facteurs de dénationalisation et l’expression de celle-ci sont abordés dans huit chapitres empiriques de niveau inégal. Si certains, comme celui de Jan Joel Andersson sur les transformations de la politique de défense suédoise, marient bien la théorie à l’empirie, d’autres sont un peu trop étroitement descriptifs pour réellement contribuer à l’exploration des hypothèses du livre. De manière générale, les études de cas de la Norvège, du Danemark, de la Suède et de la Finlande sont plus convaincantes que l’analyse des facteurs de privatisation et d’internationalisation. On aurait souhaité une analyse plus approfondie des questions d’interopérabilité technique et culturelle, qui sont au coeur des processus d’internationalisation militaire.
Il est par ailleurs plutôt dommage que l’analyse se limite aux pays scandinaves, dont les formes armées, depuis longtemps ouvertes aux femmes, aux syndicats, aux homosexuels et à la coopération internationale, ne sont pas les plus représentatives de la situation générale. En particulier, les États-Unis, dont les forces armées sont très ouvertes sur certains points comme l’éducation et le rôle des femmes ou des minorités ethniques, mais très fermées sur l’homosexualité et la multinationalité, semblent constituer un cas très à part. Mais les auteurs font le pari que les pays scandinaves, à l’avant-garde de la dénationalisation, permettent de dégager les traits de la politique de défense de l’avenir. La prégnance des modèles nationaux qui se dégage des analyses empiriques proposées dans l’ouvrage permet aussi de nuancer fortement la thèse d’une armée complètement dénationalisée.
Malgré ces quelques réserves, Denationalization of Defence apporte un éclairage conceptuel nouveau dont les spécialistes de la politique de défense, mais aussi, au-delà, ceux qui s’intéressent aux transformations de l’État, auraient tort de se passer.