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La prolifération d’acteurs engagés dans la résolution internationale des conflits armés est une caractéristique bien connue. Teresa Whitfield en présente une illustration documentée à travers cette étude systématique qui porte sur les groupes d’amis et autres groupes informels d’États ou de personnalités, constitués ad hoc dans le sillage des efforts déployés au Secrétariat et/ou au Conseil de sécurité de l’onu pour la résolution des conflits. L’ouvrage vient ainsi s’ajouter à la liste des travaux récents de l’us Institute for Peace, qui vise à nourrir la connaissance pratique et l’intérêt public – en particulier auprès des étudiants aux États-Unis et ailleurs – pour ce domaine d’action internationale. Fidèle à ce credo, Teresa Whitfield écarte les débats théoriques « macro » des relations internationales pour privilégier la restitution narrative – à partir de nombreux entretiens – des enjeux et difficultés concrètes rencontrées par les acteurs face à cette nouvelle pratique.
L’introduction de l’ouvrage souligne les caractéristiques majeures de ces microcoalitions, informelles et ad hoc, d’États ou d’organisations qui s’impliquent et apportent leur soutien dans la résolution de conflits et la mise en oeuvre d’accords de paix, et qui ont été créées et reproduites une trentaine de fois à ce jour. Elles répondent à un objectif de « délégation » régionale des enjeux de sécurité collective, source de flexibilité et de coopération, mais aussi d’intérêts nouveaux qui viennent s’imbriquer avec les situations de conflits : les membres de ces groupes trouvent en effet dans leur participation un moyen d’influence régionale à moindre coût. Pour en mesurer les résultats, l’auteure souligne cinq facteurs à prendre en considération : 1) l’environnement régional : en la matière, ces groupes d’amis présentent l’intérêt majeur de permettre un engagement central et prolongé de représentants d’États ou d’organisations qui ne siègent pas au Conseil ; 2) la nature des belligérants eux-mêmes et leurs relations avec le Secrétariat de l’onu et avec les membres de groupes d’amis, en particulier à l’égard de groupes rebelles ou sécessionnistes, qu’il est parfois difficile de traiter sur un pied d’égalité ; 3) la composition de ces groupes ; 4) la question du leadership entre ces groupes, le Secrétariat et les États membres du Conseil de sécurité, qui a tantôt permis de surmonter les conflits d’intérêt entre les différents acteurs en présence, et tantôt aggravé ces conflits ; 5) les différentes phases du conflit dans lesquelles les groupes s’impliquent – dans la recherche d’un accord de paix, dans sa mise en oeuvre ou bien à un stade plus précoce.
Le premier chapitre est consacré au contexte qui a conduit les secrétaires généraux de l’onu – et en particulier Javier Pérez de Cuéllar au Salvador – à développer ce mécanisme comme un moyen d’acquérir un rôle propre dans la prévention et la résolution des conflits armés face à une multiplication d’acteurs engagés dans ces « nouvelles » guerres et face aux réticences des membres permanents du Conseil d’accorder trop de poids à l’onu.
Teresa Whitfield nous plonge dans ces contradictions diplomatiques à travers six chapitres couvrant chacun un cas d’étude approfondi (Salvador, Guatemala, Haïti, Géorgie/Abkhazie, Sahara occidental, Timor oriental) et un huitième chapitre évoquant plus succinctement les cas récents (Myanmar, Afghanistan, Angola, Chypre, Colombie, Somalie, rdc, Liberia et Sierra Leone, Soudan).
Le cas salvadorien (chap. 2) révèle combien la formule du groupe d’amis initiée par Alvaro de Soto (assistant de Pérez de Cuéllar) a permis un climat d’échange et une implication forte des ambassadeurs et même des présidents des quatre États membres du groupe. Une certaine cohésion extérieure a ainsi été atteinte – en dépit des manoeuvres dilatoires initiales des États-Unis – et a offert le climat d’échange et les garanties nécessaires pour que la volonté initiale des deux belligérants d’aboutir à une issue négociée soit conduite jusqu’à son terme, d’où le relatif succès de cette expérience. Le long conflit au Guatemala (chap. 3) a motivé une transposition du groupe d’amis du Secrétaire général pour le Salvador, avec des résultats mitigés, toutefois, du fait d’une configuration différente d’intérêts pour les États de la région et surtout de la spécificité des belligérants et des dynamiques complexes du conflit, qui renvoient aux structures du pouvoir étatique et économique au Guatemala. L’implication durable de la Norvège aux côtés du Secrétariat, avec la confiance des États-Unis, puis d’autres bailleurs de fonds, a toutefois contribué à la mise en oeuvre – lente (15 ans) mais réussie – du processus de paix. En Haïti (chap. 4), les groupes d’amis se sont maintes fois transformés, mais leur fonction a pour l’essentiel consisté à réunir les soutiens au Conseil de sécurité et à peser sur les directions choisies au Secrétariat, et ce toujours en lien direct avec les bornes érigées par les États-Unis, voire avec leurs préférences du moment. Tantôt source de légitimité au Conseil de sécurité, tantôt moyen de contenir ce dernier, ces « amis » parfois très intrusifs et pas toujours impartiaux ont vu, comme l’onu, leur crédibilité progressivement affaiblie auprès des Haïtiens, vu l’incapacité de ces acteurs internationaux à stabiliser le pays. Le cas de la Géorgie-Abkhazie (chap. 5) illustre les conséquences d’une rivalité géopolitique frontale entre puissances régionales, c’est-à-dire entre la Russie et les États occidentaux en l’occurrence. Même si ces « amis » ont rapproché le Secrétariat des parties au conflit et ont institutionnalisé cette présence internationale malgré les fortes réticences initiales russes, ce fut avec le seul résultat de geler la situation contre tout risque de conflit ouvert, mais sans aucun progrès dans la recherche d’une solution politique durable. Au Sahara occidental également (chap. 6), les puissances régionales « amies » initialement réunies étaient très loin de l’idéal de désintéressement et de coopération, vu les fortes polarisations en présence, avant un recentrage sur les membres du Conseil de sécurité pour favoriser la discussion – sans grand enjeu stratégique ni grand succès. Le Timor oriental (chap. 7) a fourni l’exemple d’un Core Group permettant d’équilibrer les intérêts régionaux et d’attirer les soutiens extérieurs pour ouvrir la voie à un important déploiement de l’onu accepté par l’Indonésie, mais échouant à maintenir le niveau de cohérence et d’engagement nécessaire à la stabilisation à mesure que le groupe s’élargissait et gagnait en poids, au détriment du Secrétariat. Le chapitre 8 montre bien que la multiplication de ces groupes, comme vecteur de coordination ou parfois par simple habitude bureaucratique, n’offre aucune garantie de succès, selon la détermination des voisins et des belligérants à faire cesser le conflit, et selon la stratégie des médiateurs, preuve d’un maintien de la paix onusien à géométrie variable.
Riche en informations, l’ouvrage s’adresse clairement à des publics désireux de toucher du doigt le travail des acteurs de la résolution des conflits armés. Ce faisant, il montre l’intérêt de la recherche empirique dans ce domaine. Essentiellement nourrie d’entretiens couvrant de nombreux événements tirés d’un (trop ?) grand nombre de cas, cette recherche renseigne sur l’univers des diplomates en charge de conflits armés, leurs modes de pensée dominants, leurs dilemmes, etc. Le lecteur notera à l’occasion une sympathie claire en faveur de l’idéal onusien et une critique fréquente des pratiques « belligènes » des États, États-Unis en tête. Le revers de la médaille en est une certaine fragilité des conclusions à prétention généralisable concernant les facteurs de succès ou d’échec des groupes d’amis. En effet, ces conclusions se fondent sur une restitution des événements inspirée des témoignages des protagonistes. Pointons ainsi tout le poids régulièrement accordé par l’auteure aux perceptions des acteurs, à leurs traits de caractère supposés, à leur interprétation parfois héroïque des choses, etc., malgré les risques de rationalisations ex post de ces souvenirs vieux de 10 à 20 ans. Les entretiens menés auraient mérité des enquêtes complémentaires dans l’environnement de ces personnes (documents officiels, analyse de la presse locale, entretiens avec des partenaires et surtout des rivaux dans les champs professionnels et politiques concernés), afin de les resituer dans leur parcours, leurs stratégies et leur positionnement social, professionnel et politique. Malgré cette nécessaire prudence liée à la méthodologie choisie, l’ouvrage n’en demeure pas moins très instructif.