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Alors que plusieurs juristes internationalistes continuent à voir les violations des règles juridiques comme étant une anomalie qui peut être normalisée par quelque moyen relevant du droit international, adoptant ainsi implicitement une vision binaire (déterminée par l’opposition légal/illégal) de leur objet d’étude, certains politologues, prétextant que le droit semble impuissant dans plusieurs situations où des violations évidentes se produisent, persistent à reproduire la thèse selon laquelle celui-ci n’existerait pas. Or, il appert de plus en plus que le rôle que joue ce système normatif dans l’ordre international est bien plus complexe et qu’il doit être évalué autrement qu’au seul regard de cette relation binaire.
On remarque en effet que même lorsque les États ne respectent pas leurs obligations, celles-ci réussissent néanmoins souvent à infléchir leurs actions. Aussi, même lorsque la poursuite de leurs objectifs politiques leur font adopter des comportements apparemment illicites, certains États cherchent de manière récurrente à dévier le moins possible du droit grâce, notamment, à des interprétations particulières de celui-ci. Parallèlement à cela, on remarque que les acteurs non étatiques s’approprient de plus en plus le « langage » du droit international comme nouveau cadre normatif afin de structurer leurs revendications[1]. Enfin, force est d’admettre que dans de nombreux domaines (pensons aux relations économiques), le droit international (di) a un impact important sur les relations internationales (ri). En d’autres termes, il n’est plus possible de penser les ri sans intégrer dans l’analyse la dimension juridique, pas plus qu’il n’est possible de penser le di sans en considérer la politisation autant au moment de son écriture, que de son interprétation et de son utilisation.
L’objectif principal de ce numéro spécial est d’offrir des pistes de réflexion qui puissent rendre compte du rôle constitutif du di et des ri au regard des rapports, dynamiques et hiérarchies de pouvoir au sein du système international. Il cherchera notamment à questionner la valeur heuristique des dichotomies qui constituent traditionnellement le fondement de ces disciplines. Un tel travail peut difficilement se concevoir autrement que par une approche critique qui cherche à historiciser les relations de pouvoir et les institutions et qui soit mue par une normativité émancipatrice.
L’introduction à ce numéro spécial procédera en trois temps : nous commencerons par expliquer la pertinence du décloisonnement des deux disciplines en expliquant l’importance que celui-ci revêt dans la compréhension de l’une et de l’autre. Autrement dit, nous soutiendrons qu’il n’est plus possible d’avoir une compréhension juste des ri sans intégrer dans l’analyse la dimension juridique des rapports internationaux ; et qu’une analyse dépolitisée du di est également grandement impertinente, cette discipline n’étant vraisemblablement rien de plus qu’une sous-discipline des ri. Un nombre grandissant d’auteurs ont, au cours des dernières années, cherché à établir ce lien interdisciplinaire, et cette première partie sera par-là l’occasion de souligner leur contribution tout en montrant leur insuffisance. Elle cherchera également à mettre en relief l’importance d’aborder la problématique du décloisonnement disciplinaire sous l’angle des approches critiques. La seconde partie développera brièvement quelques idées sur l’objectif émancipateur des approches critiques en les comparant avec les objectifs normatifs des théories de résolution de problèmes. Nous terminerons avec une courte présentation des contributions à ce numéro spécial.
I – Le décloisonnement des ri et du di par le biais de la théorie critique
Comme le soulignait Robert Cox, l’objectif de parcimonie mis en valeur par les approches de résolution de problèmes (problem solving theories) au nom de la rigueur scientifique ne saurait être atteint sans accepter un lot de présuppositions empiriquement contestables[2]. Bien que ces approches se présentent généralement comme de simples outils permettant aux chercheurs d’appréhender une réalité qui leur serait extérieure et qui serait mue par des lois dites objectives, le développement de ces outils d’analyse suppose néanmoins des choix importants concernant les éléments à incorporer ou à écarter. Ceux-ci, loin d’être impartiaux, comme le supposent généralement leurs auteurs, participent à rendre invisible à l’analyse une panoplie de processus non moins significatifs à la structuration de l’ordre mondial. On parvient d’autant plus aisément à rendre invisible à l’analyse ces aspects cruciaux à la formation et à la transformation des ordres sociaux que l’on en segmente et en isole la totalité sociale en autant de sphères présumées autonomes et indépendantes d’interférences extérieures. Ainsi, les approches de résolution de problèmes supposent non seulement qu’il soit souhaitable, mais également possible de développer des analyses rigoureuses en délimitant de manière concise l’objet d’étude en question[3]. C’est ainsi à partir de ce raisonnement que l’on a longtemps tenté de justifier l’autonomie des ri et du droit comme champ d’études autonomes et que l’on a pu maintenir l’étanchéité des frontières entre ces deux disciplines[4].
Pourtant, certaines approches de résolution de problèmes ont tenté de décloisonner les ri et le di et de dépasser le dualisme droit/politique qui prévalait jusqu’à tout récemment au sein de ces deux disciplines. Ce revirement a principalement été inféré par la volonté de rendre compte de l’émergence graduelle et de l’importance grandissante du processus d’institutionnalisation des rapports internationaux par le biais du droit (legalization of world politics) au sein du système international contemporain[5]. La multiplication de cadres juridiques et quasi-juridiques – hard et soft laws – à l’échelle internationale a ainsi obligé plusieurs analystes des ri à modifier sensiblement les paramètres de leurs analyses afin de rendre compte d’un phénomène qui ne peut dorénavant être passé sous silence.
Tout particulièrement, cela a exigé des analystes qu’ils révisent sensiblement la représentation traditionnelle du di en ri. Jusqu’à tout récemment, il était d’usage de disqualifier la pertinence du di à l’analyse des ri en raison du principe d’égalité souveraine des États qui ferait en sorte que le respect de la norme juridique dépende invariablement de la volonté des États. De plus, puisque l’on associait l’effectivité du droit à la sanction juridique, le di ne pouvait avoir qu’un rôle résiduel dans un système caractérisé par la décentralisation des mécanismes de sanction[6]. Pour plusieurs, c’était une position intenable pour deux raisons. D’une part, s’il est important d’expliquer les comportements des agents au sein du système, force est d’admettre que le di en tant que système de normes joue un rôle non négligeable dans la formation des identités et des intérêts de ces agents ; le di s’avère en effet tout particulièrement approprié comme source de légitimation de leurs actions et comme champ d’expression de leurs revendications[7]. D’autre part, si le di ne joue qu’un rôle résiduel dans la structuration des dynamiques internationales comme le prétendent certains, le paradoxe est que l’on assiste pourtant depuis quelques décennies à l’accélération du phénomène d’institutionnalisation juridique des rapports internationaux.
Les principales approches de résolution de problèmes qui ont tenté d’aborder ce paradoxe ont principalement tendu à expliquer les variations dans le degré d’institutionnalisation de la norme et de la contrainte juridique en relation avec des enjeux précis. Sur la base d’une méthode comparative dite statique où sont mis en contraste des processus de juridisation présumés autonomes et indépendants, d’une part, et par le biais l’emploi d’un cadre rationaliste et stratégique de la prise de décision, d’autre part, sont expliquées les raisons qui motivent les agents, dans certains cas à instituer des cadres juridiques contraignants et, dans d’autres cas, à atténuer cette contrainte en mettant en place des mécanismes jugés plus souples[8]. Ainsi, l’on tend à rendre compte du processus d’institutionnalisation par le droit à partir d’une évaluation des coûts et bénéfices que peuvent tirer les agents d’un cadre facilitant l’échange d’information et normalisant les attentes quant au comportement des parties adverses. Tandis que certains ont limité cette analyse stratégique aux États[9], d’autres ont essayé de rendre compte de l’influence des groupes de pression à partir d’un cadre d’analyse pluraliste[10].
La question qui demeure pourtant en suspens au sein de ce programme de recherche est celle du statut analytique de la relation entre di et ri dans la problématisation des dynamiques internationales. En effet, on peut se questionner sur la portée heuristique de la réflexion entreprise sur les rapports complexes entre di et ri qui ne viserait qu’à rendre compte d’un changement d’ordre conjoncturel : la prolifération de cadres juridiques dans le contexte d’interdépendance accrue entre États. Bien entendu, il est primordial de rendre compte des variations des pratiques sociales mises en oeuvre par les agents au sein du système international. Par contre, il serait illusoire de penser que l’importance de penser l’interpénétration du di et des ri ne serait que le fruit du développement de l’interdépendance complexe entre les États dans le contexte contemporain. Aussi, l’analyse s’avère insuffisante si elle n’est pas également alimentée par une réflexion plus générale sur les relations multiples et variables entre droit et politique dans la constitution d’ordres sociaux et de rapports de pouvoir historiquement spécifiques. Bien que nous prenions acte de l’effritement de la frontière entre di et ri comme un pas en avant dans la compréhension de la complexité des processus qui structurent l’ordre international actuel, nous considérons limitée la démarche entamée par les approches de résolution de problèmes du fait qu’elles n’abordent pas ce second volet de cette réflexion.
Cette lacune n’est pourtant pas fortuite. Elle est liée au caractère hautement anhistorique et statique des approches de résolution de problèmes qui ne questionnent jamais les origines des rapports de pouvoir et des institutions sociales qu’elles se donnent pourtant la tâche d’expliquer. Ces approches sont donc statiques dans la mesure où elles présument généralement que les agents institutionnels et sociaux développent des stratégies de pouvoir et prennent des décisions sur la base de motifs prédéterminés et à partir d’une forme rationalité instrumentale qui est présumée universelle. Cette démarche a des implications fondamentales non seulement sur la représentation que l’on peut se faire des dynamiques de pouvoir, mais également et de manière non moins significative sur les catégories d’analyse utilisées afin de les expliquer. En effet, les ramifications sociales et historiques des catégories d’analyse mobilisées par les approches de résolution de problèmes ne sont jamais élucidées car le processus de formation et de transformation des ordres sociaux et institutionnels ne fait lui-même jamais l’objet de l’analyse[11].
Ainsi, les dualismes tels que anarchie/souveraineté, interne/externe, privé/public, économique/politique sur lesquels ces approches fondent leur architecture analytique ne sont jamais problématisés comme étant le produit de relations sociales et institutionnelles historiquement spécifiques et, par conséquent, sujettes au changement[12]. Une telle démarche rend difficilement compte du caractère socialement spécifique du cadre juridique et institutionnel de l’ordre international contemporain. Elle s’avère surtout incapable de rendre compte des dynamiques et processus qui façonnent la forme juridico-politique actuelle car elle pense la relation entre di et ri indépendamment des transformations dans la gouverne de l’économie globale capitaliste et des processus multiples de subordination et de marginalisation concomitants qu’elle permet de maintenir sur les sociétés dites postcoloniales[13].
Afin de sortir de cette impasse, il est d’une importance cruciale d’entreprendre une réflexion sur les dynamiques sociales qui participent à transformer les pratiques et institutions au sein du système international contemporain. Mais celle-ci, comme nous l’avons suggéré, ne serait complète sans une réflexion plus générale sur l’interpénétration du droit et du politique. Cette façon de procéder nous apparaît indispensable afin de permettre l’analyse des formes multiples d’articulation juridico-politique constitutives des rapports et dynamiques de pouvoir. Il faut donc éviter le piège du présentisme qui consisterait à penser l’importance du droit dans l’analyse des ri à partir de la conjoncture actuelle[14]. Droit et politique sont toujours unis et articulés de manière variable au sein d’ordres sociaux et de systèmes internationaux[15]. Il faut donc se doter d’outils afin de rendre compte de ces variations.
Ce que nous entendons ici par rapport constitutif du di et ri dans la formation et la transformation des hiérarchies de pouvoir comporte notamment deux dimensions heuristiques importantes. D’une part, les structures et dynamiques de pouvoir au sein du système international n’existent jamais – et ne peuvent être pensées – en dehors ou indépendamment des rapports juridiques qui les cristallisent et, d’une certaine manière, les institutionnalisent. D’autre part, le droit en général et le di en particulier ne peuvent être réduits à des produits dérivés de la « volonté » des États. Cette conception repose sur une perspective positiviste du di qui occulte les rapports sociaux constitutifs du processus de formation de cette « volonté » qu’elle participe à réifier à l’aide de la notion d’intérêt « national ». Elle est également le produit de la pratique plutôt généralisée en di et en ri qui consiste à penser l’objet d’analyse en dehors de l’économie politique (nationale, internationale et globale), comme si la politique de puissance ou le di n’étaient pas constitués des rapports et hiérarchies de pouvoir induits par cette économie politique, rapports et hiérarchies que leurs principaux acteurs cherchent à institutionnaliser et à normaliser[16]. Précisons que cette économie politique n’existe jamais en dehors de structures de pouvoir – politiques, géopolitiques et juridiques – pas plus qu’elle ne détermine en « dernière instance » ses structures. En somme, la notion de rapport constitutif est à la base d’une approche holiste et critique de l’analyse des processus plutôt que de l’articulation de « structures » afin de rendre compte de la complexité de cette totalité sociale que représente le système international. Ce faisant, ce numéro spécial cherche à dépasser la problématisation de la relation entre di et ri au centre des intérêts actuels de la recherche qui se limitent à rendre compte de façon unidirectionnelle du rôle normatif du didans les ri ou de la politique de puissance des États dans la formation de cadres légaux et quasi-légaux internationaux.
II – Le fondement normatif des approches critiques
La normativité émancipatrice des approches critiques en constitue une caractéristique fondamentale. Les approches critiques développent des catégories d’analyse qui visent à articuler explicitement la relation entre le sujet connaissant et l’influence transformatrice qu’il tente d’exercer sur les phénomènes sociaux qu’il se donne la tâche de comprendre. Or, l’atteinte de cet objectif repose en grande partie sur la capacité à développer des catégories d’analyse qui puissent rendre compte de la multiplicité des formes et rapports de pouvoir constitutifs d’un ordre social – national et international – donné. À cet égard, l’ensemble des collaborations à ce numéro spécial met systématiquement en relief les limites des cadres d’analyse centrés sur l’État et sur le pouvoir public. L’analyse du pouvoir dépasse donc l’analyse des institutions publiques bien qu’elle ne les exclue jamais.
Évidemment, certaines théories de résolution de problèmes revendiquent parfois un fondement normatif émancipateur[17], mais leurs approches tendent, à ce titre, à se distinguer de celle des théories critiques. Tout d’abord, ces théories ont tendance à naturaliser les rapports sociaux puisqu’elles ne questionnent jamais leurs origines. Elles tombent ainsi dans le piège du présentisme alors que les théories critiques cherchent, au contraire, à comprendre les fondements historiques de ces rapports. Cette démarche est essentielle pour les approches critiques car l’objectif de l’émancipation ne saurait être atteint sans préalablement reconnaître que les structures qui orientent dans des directions particulières l’action des agents sociaux sont, elles-mêmes, le résultat non anticipé des pratiques sociales multiples mises en oeuvre par ces agents dans l’espace et dans le temps. La dénaturalisation des hiérarchies sociales par le biais de l’analyse sociohistorique n’est donc pas un simple caprice d’antiquaire. Elle est véritablement une prise de position épistémologique et normative en ce sens où théorie et pratique sont liées organiquement. La théorie (critique) peut ainsi être représentée comme le fruit de l’activité intellectuelle de sujets connaissants mus par le désir d’ordonner mentalement des dynamiques sociales historiquement déterminées afin de mieux en saisir le mouvement. En ce sens, elle est simultanément une activité pratique consciente qui permet l’ouverture d’un espace où de nouvelles stratégies contre hégémoniques peuvent être mises en oeuvre afin de transformer des rapports de pouvoir spécifiques. Ainsi, la démarche qu’adopte la théorie critique se distingue foncièrement de celle des théories de résolution de problèmes dans le sens où elle est réflexive, c’est-à-dire qu’elle est consciente que ses a priori normatifs façonnent sa démarche heuristique. C’est pourquoi on pourra dire dans ce contexte que la théorie critique est une démarche intellectuelle pratique – l’intellectualisation des rapports sociaux est une activité qui agit simultanément sur ces rapports – et que la pratique est une activité sociale consciente de ces propres limites.
Il est vrai que les solutions présentistes mises en oeuvre par plusieurs des théories de résolution de problèmes peuvent en quelque sorte adoucir certains rapports de pouvoir. Mais du point de vue de la théorie critique, elles ne les font pas pour autant disparaître. Elles ont plutôt tendance à les reproduire dans la mesure où elles ne problématisent pas l’interpénétration des hiérarchies de pouvoir qui constitue un ordre social donné ; pas plus qu’elles ne s’intéressent aux ramifications historiques et sociales des institutions qui cristallisent ces hiérarchies. Par conséquent, et il s’agit là de la seconde distinction, les théories de résolution de problèmes tendent aussi à prendre pour acquises les institutions (comprises au sens large afin d’y inclure autant les institutions formelles comme l’onu que les institutions historiques et sociales telles que le capitalisme, le patriarcat, la propriété privée, etc.) et donc à chercher des solutions qui les intègrent, voire qui passent par elles. À l’inverse, les théories critiques n’hésitent pas à questionner le fondement même de ces institutions et de la forme juridique, à proposer leur suppression et leur renversement lorsque leur existence semble être incompatible avec des formes considérées comme plus achevées de l’émancipation. Enfin, les théories de résolution de problèmes ont tendance à segmenter les solutions puisqu’elles segmentent également leur analyse du monde social et du pouvoir.
Cela dit, les limites les plus fondamentales de ces approches ne résident pas tant dans l’angle d’analyse choisi que dans les catégories d’analyse mobilisées. Celles-ci tendent à réifier un ensemble complexe et changeant de rapports de pouvoir et de dynamiques sociales. L’emploi usuel des catégories binaires (public/privé ; souveraineté/anarchie, etc.) tend à reproduire des frontières artificielles entre des lieux de pouvoir privilégiés par l’analyse, ce qui limite de manière fondamentale notre capacité à cerner le caractère éminemment relationnel des rapports et dynamiques de pouvoir. En effet, ces rapports ne sont, dans la pratique, jamais tissés au sein de champs hermétiquement clos. Se pose ainsi le problème non seulement de penser l’interpénétration de ces rapports de pouvoir, mais également de développer des catégories d’analyse qui puissent rendre compte des processus constitutifs de ces rapports multiples et variés. En effet, la transformation de ces rapports ne pourrait être concrètement anticipée sans que l’on ait préalablement développé une heuristique qui autorise à mettre en relation des dynamiques et rapports sociaux qui sont généralement, soit passés sous silence, soit saisis comme indépendants et isolés.
Le décloisonnement entre les ri et le di représente une première étape obligée afin d’éviter les pièges d’une analyse statique et moniste du pouvoir. Cette démarche peut être appréhendée comme un impératif méthodologique issu de la normativité émancipatrice de la théorie critique. Cela dit, l’actualisation de cet impératif dans la démarche poursuivie par la théorie critique est loin de suivre une voie unique. C’est sans doute en ce sens que nous devrions parler d’une constellation d’approches unies dans leur dessein de mieux comprendre les dynamiques sociales pour mieux agir sur celles-ci plutôt que d’un bloc homogène. Les analyses développées par les collaborateurs à ce numéro spécial témoignent justement de la richesse des différentes démarches qui sont offertes afin de décloisonner l’analyse des dynamiques de pouvoir.
III – Présentation des textes[18]
Martin Gallié, en premier lieu, examine la contribution des Third World Approaches to International Law (Twail) qui cherchent depuis une dizaine d’années à renouveler l’analyse et la compréhension du rôle qu’a historiquement joué et que continue à jouer le droit international dans la constitution et la légitimation des relations de pouvoir entre l’Occident et le tiers-monde. Parallèlement à cela, ces approches tentent de problématiser le rôle de ce système normalisé de pouvoir dans la structuration des dynamiques sociales au sein même des États du tiers-monde. La collaboration de M. Gallié cherche notamment à mettre l’accent sur les discontinuités entre les analyses développées par les twail et celles effectuées par la génération de tiers-mondistes qui a immédiatement suivi la décolonisation. Les distinctions les plus importantes entre ces deux groupes, nous apprend Martin Gallié, consistent en une attitude critique vis-à-vis du concept de souveraineté et de la notion d’universalité adoptés par les twail. Ainsi, l’auteur met en relief l’importance des réflexions de cette nouvelle génération de chercheurs tiers-mondistes sur la nécessité, tant du point de vue heuristique que normatif, de penser les catégories d’analyse telles la souveraineté ou la configuration spécifique du système normatif qu’est le di comme le fruit de rapports de pouvoir historiquement spécifiques qui ne sauraient être élucidés sans retracer leur genèse dans les pratiques coloniales et néocoloniales. La contribution de Martin Gallié à ce numéro spécial est particulièrement pertinente dans la mesure où elle constitue, à notre connaissance, la première tentative de synthèse de ce courant théorique (de plus en plus important dans la littérature juridique internationaliste aux États-Unis) en langue française.
Le texte de Frédéric Mégret qui le suit se questionne sur les conditions nécessaires à l’émergence d’un droit de résistance dans le droit international. En mettant l’accent sur la façon dont le droit international peut légitimer, voire soutenir la résistance à l’État, cet article s’insère, d’une certaine façon, en continuité avec l’article précédent, l’auteur précisant d’ailleurs s’être inspiré des travaux de Balakrishnan Rajagopal, l’un des chercheurs les plus influant des twail. Il met aussi la table, si l’on peut dire, à plusieurs autres articles dans ce numéro qui se questionnent sur la manière dont le droit international peut soit consolider les rapports sociaux hiérarchisés, soit ouvrir des brèches à des pratiques de résistance à ces mêmes rapports.
La contribution de Frédérick Guillaume Dufour est d’un intérêt tout particulier parce qu’il met en évidence, à partir d’une analyse critique des contributions de Jürgen Habermas et de Benno Teschke (et par conséquent du courant de la sociologie historique), le caractère constitutif du droit dans la société en général (ou, pour reprendre ses termes, dans les régimes sociaux de propriété), et dans les relations internationales en particulier. Le droit, veut nous convaincre cet article, est beaucoup plus qu’un ensemble de règles visant à encadrer le comportement des acteurs d’un ordre social et juridique : il a aussi pour fonction de créer les catégories juridiques à partir desquelles la reproduction des relations de pouvoir puisse être envisagée ou contestée.
Le texte qui suit, soit celui de Guillaume Fleury, dresse pour sa part un portrait des enjeux de la régulation de l’Internet en cherchant à rendre compte de la relation entre la direction prise par le processus d’institutionnalisation d’un cadre régulatoire et la configuration des rapports de force internationaux. Cet article cherche plus particulièrement à mettre en relief l’importance de problématiser la configuration des rapports de force entre les différents groupes qui s’oppose à la forme spécifique prise par ce cadre normatif. Cela dit, G. Fleury conclut sur une note positive en rappelant que tout rapport de domination génère ses propres formes d’opposition. C’est ainsi qu’il est important de penser non seulement les modalités de l’institutionnalisation des rapports de pouvoir par le droit, mais aussi les processus de résistance qui participent également à en affecter la forme. S’appuyant sur une analyse néogramscienne enrichie des apports des Critical legal studies, il nous montre les différents enjeux reliés à la régulation de cette nouvelle « route de commerce ». D’un point de vue théorique, Guillaume Fleury nous montre que la régulation au niveau international peut parfois prendre des formes différentes de celles qui sont habituellement utilisées en droit international, et conclut en insistant sur le fait que l’Internet peut être un outil qui permet autant de renforcer les relations actuelles de domination que de servir certains contre-pouvoirs.
Le texte de Philippe Dufort met quant à lui de l’avant une analyse de l’évolution du processus de transition vers la paix en Colombie conjuguée avec la place cruciale qu’occupe le droit dans ce processus. L’article met particulièrement en relief le caractère instrumental du droit – ici articulé autour de la démobilisation des paramilitaires – qui, dans la tension entre ordre et justice, s’offre comme un moyen pragmatique permettant de faire reconnaître de jure, et donc de légaliser, un rapport de force qui s’est construit de facto. L’auteur montre ainsi que la norme de justice est appréciée (et donc pragmatiquement nuancée) de manière à ne pas venir compromettre le processus de transition, avec comme conséquence de voir se mettre en place une paix « négative » qui n’est finalement rien de plus que le reflet d’un statu quo.
Enfin, le texte d’Isabelle Masson tente de montrer l’importance de penser la gouvernance néolibérale au-delà des catégories binaires traditionnelles à partir d’une analyse des rapports de classes genrés et racialisés. Bien qu’il n’aborde pas de front la question du droit international, cet article garde celui-ci en arrière-plan du fait de son importance dans la gouvernance néolibérale et propose une reconstruction des postulats de base en économie politique. Cet article, et c’est là que réside sa grande pertinence pour ce numéro, montre les problèmes que posent de la séparation interne/externe, politique/économique (séparation qui préfigure également les séparations droit/politique et droit/économique), public/privé, etc., qui sont au fondement de plusieurs des disciplines des sciences sociales. Il souligne également le fait que la délimitation d’un champ ou d’une discipline peut avoir « des conséquences sur l’identification des problématiques et questions de recherche que l’on juge légitimes et pertinentes » – réflexions qui s’appliquent autant au champ de l’économie politique vers lequel le texte est davantage tourné qu’à celui du droit ou de la politique – ce qui, par extension, aura un effet sur la façon dont ledit champ légitimera ou attaquera la configuration existante des relations de pouvoir dans une société, nationale ou internationale. Bref, autant qu’un plaidoyer pour l’utilisation des catégories de genre, de classe et de race dans les différents champs des sciences humaines, cet article est un essai de méthode qui concerne aussi bien l’économie politique que les relations internationales et le droit international.
Appendices
Notes
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[1]
David Kennedy, Of War and Law, Princeton, Princeton University Press, 2006.
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[2]
Robert W. Cox, « Social Forces, States and World Orders. Beyond International Relations Theory », Millennium, vol. 10, no 2, 1981, p. 129.
-
[3]
Kenneth N. Waltz, Theory of International Politics, Reading, ma, Addison-Wesley, 1979 ; Kenneth N. Waltz, « The Origins of War in Neorealist Theory », Journal of Interdisciplinary History, 1988, vol. 18, no 4, pp. 615-628.
-
[4]
En ri, on a soit tenté de mettre en relief la notion d’autonomie du politique vis-à-vis des autres « sphères » d’activité humaine, soit tenté d’isoler les dynamiques internationales de leurs ramifications domestiques. Voir Hans Morghentau, Politics Among Nations, 5e éd., New York, ny, Knopf, 1973 ; Kenneth N. Waltz, Theory of International Politics, op. cit. En droit, Horwitz met en relief comment la distinction privé/public a été au centre de la volonté des juges et juristes de penser le droit privé comme étant neutre et indépendant du politique. Morton J. Horwitz, « The History of the Public/Private Distinction », University of Pennsylvania Law Review, vol. 130, 1982, pp. 1423-1428.
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[5]
Voir particulièrement à cet égard la contribution de Robert O. Keohane, Judith Goldstein et collab. (dir.), Legalization and World Politics, Cambridge, mit Press, 2001. Kenneth W. Abbott, « Modern International Relations Theory. A Prospectus for International Lawyers », Yale Journal of International Law, vol. 14, 1989, pp. 335-411 ; Stephen A. Kocs, « Explaining the Strategic Behavior of States. International Law as System Structure », International Studies Quarterly, vol. 38, no 4, 1994, pp. 535-556 ; Robert O. Keohane, « International Relations and International Law. Two Optics », Harvard International Law Journal, no 38, 1997, pp. 487-502 ; Robert O. Keohane, Andrew Moravcsik et collab., « Legalized Dispute Resolution. Interstate and Transnational », International Organization, vol. 54, no 3, 2000, pp. 457-488 ; Anne-Marie Slaughter, « International Law and International Relations Theory. A Dual Agenda », American Journal of International Law, vol. 87, no 2, 1993, pp. 205-239 ; Stephen Krasner, « The Hole in the Whole. Sovereignty, Shared Sovereignty, and International Law », Michigan Journal of International Law, vol. 25, no 4, 2004, pp. 1-27 ; Martha Finnemore et Stephen Toope, « Alternatives to ‘Legalization’. Richer Views of Law and Politics », International Organization, vol. 55, no 3, 2001, pp. 743-758.
-
[6]
Hans J. Morgenthau, « Positivism, Functionalism, and International Law », American Journal of International Law, vol. 34, 1940, p. 260.
-
[7]
Frederich Kratochwil, « Thrasymmachos Revisited. On the Relevance of Norms and the Study of Law for International Relations », Journal of International Affairs, 1984, pp. 343-356.
-
[8]
Frederich Kratochwil, « Thrasymmachos Revisited. On the Relevance of Norms and the Study of Law for International Relations », Journal of International Affairs, 1984, pp. 343-356.
-
[9]
Ibid.; Jack L. Goldsmith et Eric Posner, « International Agreements. A Rational Choice Approach », Virginia Journal of International Law, vol. 44, 2004, pp. 113-144.
-
[10]
Anne-Marie Slaughter, « International Law in a World of Liberal States », European Journal of International Law, vol. 6, no 1, 1995, pp. 503-538 ; idem, A New World Order, Princeton , Princeton University Press, 2004 ; Robert O. Keohane, Andrew Moravcscik et Anne-Marie Slaughter, « Legalized Dispute Resolution. Interstate and Transnational », dans Legalization of World Politics, op. cit. ; Judith Goldstein et Lisa L. Martin, « Legalization, Trade Liberalization, and Domestic Politics. A Cautionary Note », ibid.
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[11]
Voir à ce sujet la contribution d’Isabelle Masson dans ce numéro.
-
[12]
Richard Ashley, « Untying the Sovereign State. A Double Reading of the Anarchy Problematique », Millennium, vol. 17, 1988, pp. 227-262 ; R.B.J. Walker, Inside/Outside. International Relations as Political Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; Cynthia Enloe, The Curious Feminist. Searching for Women in a New Age of Empire, Berkeley, University of California Press, 2004 ; Justin Rosenberg, The Empire of Civil Society. A Critique of the Realist Theory of International Relations, Londres, Verso, 1994 ; Hannes Lacher, « International Transformation and the Persistence of Territoriality. Toward a New Political Geography of Capitalism », Review of International Political Economy, vol. 12, no 1, 2005, pp. 26-52 ; Benno Teschke, « Theorizing the Westphalian System of States. International Relations from Absolutism to Capitalism », European Journal of International Relations, vol. 8, no 1, 2002, pp. 5-48. Jens Bartelson, A Genealogy of Sovereignty, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; A. Claire Cutler, « Artifice, Ideology and Paradox. The Public/Private Distinction in International Law », Review of International Political Economy, vol. 4, no 2, 1997, pp. 261-285.
-
[13]
Voir particulièrement à ce sujet Anthony Anghie, « Civilization and Commerce. The Concept of Governance in Historical Perspective », Villanova Law Review, vol. 45, 2000, pp. 887-912 ; idem, « Decolonizing the Concept of Good Governance », dans Decolonizing International Relations, B.G. Jones (dir.), Plymouth, Rowan & Littlefield Publishers, 2006, pp. 109-130 ; Anne Orford, « Feminism, Imperialism and the Mission of International Law », Nordic Journal of International Law, vol. 71, 2002, pp. 275-296.
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[14]
Pour une critique du présentisme en ri, voir John M. Hobson, « What’s at Stake in Bringing Historical Sociology Back into International Relations ? », dans John M. Hobson et Stephen Hobden (dir.), Historical Sociology of International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; voir également Stephen Hobden, International Relations and Historical Sociology, Londre, Routledge, 1998, pp. 20-37 ; pour une synthèse critique de ces contributions, voir Frédérick G. Dufour et Thierry Lapointe, « La sociologie historique néowébérienne. L’effritement de la distinction entre la politique comparée et l’étude des relations internationales », dans Dan O’Meara et Alex Macleod (dir.), Théories des relations internationales. Contestations et résistances, Montréal, Athéna, 2007, pp. 305-328.
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[15]
Voir par exemple, Georg W. Grewe, The Epochs of International Law, Berlin, Walter de Gruyter, 2000 ; Benno Teschke, « Debating ‘The Myth of 1648’. State Formation, the Interstate System and the Emergence of Capitalism in Europe. A Rejoinder », International Politics, vol. 43, 2006, pp. 531-573 ; Christian Reus-Smit, The Moral Purpose of the State. Culture, Social Identity, and Institutional Rationality in International Relations, Princeton, Princeton University Press, 1999 ; idem, « Politics and International Legal Obligation », European Journal of International Relations, vol. 9, no 4, pp. 591-625 ; A. Claire Cutler, Private Power and Global Authority. Transnational Merchant Law in the Global Political Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; Anthony Anghie, Imperialism, Sovereignty and the Making of International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
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[16]
A. Claire Cutler, Private Power and Global Authority. Transnational Merchant Law in the Global Political Economy, op. cit. ; Sol Picciotto, « The Internationalisation of the State », Capital and Class, vol. 43, printemps 1991, pp. 43-63 ; idem, « The wto’s Appellate Body. Legal Formalism as a Legitimation of Global Governance », Governance. An International Journal of Policy, Administration, and Institutions, vol. 18, no 3, pp. 477-503 ; Stephen Gill, « Constitutionalizing Inequality and the Clash of Globalizations », International Studies Review, vol. 4, no 2, 2002, pp. 47-66.
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[17]
Ici, encore faut-il spécifier que certains courants de ce qu’on pourrait appeler les « théories dominantes » ou mainstream refusent (ou prétendent refuser) de prendre une quelconque position normative. En effet, les théories dites « positivistes » s’appuient sur une position épistémologique absolument claire et précise selon laquelle il doit toujours y avoir une séparation entre le chercheur et le sujet étudié. Autrement dit, le rôle du chercheur est limité, soit à l’observation et au développement des généralisations sur la base de l’observation (induction) ; soit au développement des postulats sur la base de l’intuition (déduction) afin de mieux rendre compte des régularités du monde social. Dans les deux cas, l’observation et l’explication n’ont apparemment aucune portée sur le monde observé puisque ce dernier est présenté comme constant et non sujet au changement. La position positiviste réfute donc la part de normativité dans le projet de théorisation. Cela dit, en peignant un portrait de ce monde « tel qu’il est » plutôt que « tel qu’il devrait être », elles en viennent à participer à ce processus idéologique de réification où le monde « tel qu’il est » devient, aux yeux de plusieurs, conforme au monde « tel qu’il devrait être », parce qu’il ne peut être autrement. Voir sur ce processus de reification, Peter Gabel, « Reification in Legal Reasoning », dans Steven Spitzer, Research in Law and Sociology, vol. 3, Greenwich, Conn., jai Press, 1980, pp. 25-52.
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[18]
Les textes ont, pour la plupart, été présentés lors du 75e congrès de l’ACFAS dans un colloque qui s’est tenu les 8 et 9 mai 2007 à l’Université du Québec à Trois-Rivières.