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Les banques multilatérales de développement sont devenues les sources de financement les plus importantes pour les pays à faibles ou moyens revenus. Ces banques régionales jouent un rôle de catalyseur dans les reconfigurations transnationales par leur capacité à faire des propositions privilégiant les convergences d’intérêt, leur crédibilité étant fonction des financements qu’elles peuvent mobiliser. Ainsi s’opèrent de nouvelles régulations, sans que les États partenaires n’aient à consentir d’abandons de souveraineté à des organisations supranationales qu’ils ne contrôleraient plus.

En Asie-Pacifique, la Banque asiatique de développement (bad) constitue un bon exemple de cette situation. En octroyant chaque année entre cinq et six milliards de dollars de prêts, elle exerce une influence considérable sur les orientations des pays en développement de la région, voire même plus grande sur les choix budgétaires et les principaux programmes nationaux que les politiciens de ces pays. Mais cette institution financière surclasse manifestement en matière d’aide conceptuelle les deux concurrentes et partenaires que sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Son implication dans le processus d’intégration régionale est avérée avec le plan de développement de la péninsule indochinoise, plus connue sous son appellation anglaise de Greater Mekong Subregion ou gms. Ce projet est non seulement le projet transnational le plus ambitieux de la planète, puisque cinq pays de l’Asie du Sud-Est continentale et les provinces chinoises du Yunnan et du Guangxi y sont impliqués, mais est de surcroît devenu le prototype de la grande vision de développement régional que la bad cherche à tester avant de le dupliquer dans d’autres zones en Asie. Pour servir ce dessein, la bad se place à une échelle supranationale qui suscite parfois des inquiétudes chez les acteurs nationaux ou les mouvements de citoyens dont les ong se sont faites les porte-paroles. Se pose par ailleurs la question des relations, quelquefois ambiguës même si elles sont complémentaires, de l’asean avec la Banque.

Nous nous proposons d’analyser le rôle, les modes opératoires, les processus de décision et le fonctionnement de cette organisation internationale, décriée au même titre que le fmi, qui comme Janus présente un double visage : celui d’une banque multilatérale montrée en modèle de bonne gestion et celui d’un des acteurs de la mondialisation dans cette région.

Le présent article se donne également pour objectif de vérifier la proposition selon laquelle de nouvelles régulations pourraient se faire, sans que les États n’aient à souffrir de pertes de souveraineté, à travers le cas de la Banque asiatique de développement et de son action dans la péninsule indochinoise, où elle a lancé un ambitieux plan de développement régional. La question du poids politique réel de la Banque asiatique de développement, se pose puisqu’elle est tout à la fois l’architecte du concept et l’arbitre du développement de la région dite du Grand Mékong. Pour Chaiyan Rachagool, de l’Université Chang Mai, la Banque a et continuera d’avoir un impact sur la région qui va plus loin que celui d’une institution de prêts internationaux qui y déverse d’importantes sommes, car « son influence n’est pas confinée à la sphère des changements socio-économiques, elle s’est élargie au domaine des idées[1] ».

I – Le rôle de la Banque asiatique de développement

La Banque asiatique de développement (bad[2]) est née en 1963 d’une résolution de la Commission économique pour l’Asie et l’Extrême-Orient des Nations Unies. Cette commission, basée à Bangkok, sera renommée par la suite Commission économique et sociale pour l’Asie et le Pacifique (cesap). Les experts de cette instance justifiaient la création de cette banque multilatérale asiatique pour répondre à trois besoins principaux[3]. En premier lieu, la banque servirait de canal pour fournir à la région des ressources financières complémentaires à ses projets d’investissement. Ensuite, elle aiderait à financer des projets pas assez dotés par les agences donatrices, et enfin il lui arriverait aussi d’agir en acteur central pour les activités régionales de coopération économique.

Des considérations secondaires ont également motivé la création de cet organisme, comme le souci de contribuer à l’émergence d’une expertise locale capable de préparer et de définir les plans appropriés pour le développement de la région, ou encore d’apporter des solutions plus adaptées que celles de la Banque mondiale, perçue à l’époque comme davantage préoccupée par l’aide à l’Inde et au Pakistan et comme trop occidentale, à la fois dans son management et dans l’origine de ses ressources.

À la différence de ses homologues africaine (bafd) et interaméricaine (bid), la bad a ouvert son capital aux pays industrialisés, ses mentors asiatiques considérant à juste titre que l’essentiel des ressources proviendrait de ces pays riches. L’engagement de ces derniers était motivé par la possibilité d’orienter leurs propres politiques de développement tout en préservant leurs intérêts économiques et politiques. Parmi ces puissances industrialisées, le Japon, avide de matières premières, de marchés pour ses exportations et d’opportunités pour ses investissements, a joué un rôle de tout premier plan. Les Japonais ont toutefois su garder un profil très discret, pendant de la phase initiale de création de la banque multilatérale. C’est malgré tout leur schéma élaboré avant les négociations de 1963 qui sera adopté et ce, en dépit des premières réticences américaines. Les États-Unis se rangeront à ce projet en raison d’une part, de leur engagement croissant au Vietnam qui les oblige à ménager leurs alliés japonais et d’autre part, de leur désir d’apporter des moyens supplémentaires au développement de la région. Une fois le soutien américain acquis, les Japonais ont annoncé leur engagement financier. Ces deux décisions ont rendu possible l’établissement en 1966 de la bad avec Takeshi Watanabe comme premier président à sa tête. Depuis, les présidences japonaises se sont succédées sans discontinuité.

La bad justifie son surnom de « banque pour la moitié du monde », tant sa zone de compétence géographique est étendue sur un espace considérable (carte 1) qui englobe aussi bien l’Asie orientale, l’Asie méridionale et l’Asie centrale que les îles du Pacifique, soit quarante-cinq pays.

Carte 1

Membres de la Banque asiatiques de développement

Membres de la Banque asiatiques de développement

Note : En 2006 le Luxembourg devient le 64e membre de la bad.

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À ces pays s’ajoutent dix-neuf autres pays d’Europe et d’Amérique du Nord qui vont contribuer financièrement à son capital. Au total, soixante-quatre[4] pays en sont membres. Parmi les principaux contributeurs de la banque figurent le Japon (15,78 %), les États-Unis (15,78 %) et la Chine (6,3 %) suivis de l’Inde et de l’Australie[5]. En principe, le pourcentage du capital représente un équivalent en droits de vote. Dans les faits, les droits de vote sont calculés de façon à refléter la part du capital en permettant une représentativité minimum de tous les pays membres. Le nombre de voix lors des votes est proportionnel aux parts dans le capital. Sur le plan formel, le Japon et les États-Unis sont au même niveau. Mais en raison de contributions additionnelles et substantielles du Japon à d’autres fonds gérés par la banque, son poids réel est de loin le plus important. Les États-Unis ont veillé à ce que le Japon ne puisse détenir de juré la première place en tant que donateur en l’empêchant de procéder à des augmentations de capital. Le Japon a contourné cette contrainte en contribuant à d’autres fonds gérés par la banque, soit très majoritairement pour ce qui est du Asian Development Fund, ou en totalité pour ce qui est du Japan Special Fund, du Technical Assistance Special Fund, de l’Institut de recherche de la bad à Tokyo, et de l’Asian Currency Crisis Support Facility. De fait, les États-Unis et le Japon affichent officiellement le même pourcentage de voix et le même montant de souscription au capital. Cependant, fait rare sinon unique dans l’histoire des organisations internationales, celui-ci occupe la première place sur le plan formel, avec la présidence réservée traditionnellement à un Japonais. Au niveau du management, on constate que de nombreux postes de responsabilités au sein de la banque sont sous contrôle japonais, en particulier la direction des ressources humaines. Les Japonais sont comme chez eux à la bad. Le personnel japonais de la banque est assuré principalement par des détachements de fonctionnaires du ministère des Finances de Tokyo. Le président est un très haut fonctionnaire, généralement avec le rang de vice-ministre avant son affectation à Manille. Les fonctionnaires japonais détachés pour une période de quelques années n’ont pas le sentiment d’être vraiment à l’étranger, mais plutôt en période de mobilité à l’intérieur de leur administration. Cependant, si le Japon exerce une influence marquée sur la politique de la banque en matière de développement, la réciproque est vraie. On constate que la bad a été très utile aux Japonais pour élaborer leur propre politique d’aide au développement, qui a été redéfinie au début des années 2000. Ainsi, la banque aurait plutôt servi de terrain d’apprentissage pour l’aide au développement, en particulier pour le couplage de l’aide bilatérale avec l’aide multilatérale. Les Américains, pour leur part, ne sont pas pour autant des partenaires silencieux. Le représentant américain est généralement très actif sinon critique dans le cadre des réunions des gouverneurs de la banque. Il reste que la bad n’est pas toujours bien perçue par Washington, qui a proposé suite à la crise asiatique de 1997 de fusionner la bad avec la Banque mondiale, considérant qu’elle faisait double emploi avec cette dernière.

La mission principale de la bad est d’éradiquer la pauvreté dans la région. L’« agenda stratégique » défini par la bad se fixe un triple objectif : tout d’abord, une « croissance économique durable » sur des bases saines excluant par exemple une exploitation non contrôlée des ressources naturelles ou qui génère de fortes pollutions, condition incontournable pour la banque. Ensuite, l’objectif d’un « développement social » qui profite au plus grand nombre. Enfin, « une bonne gouvernance », condition également indispensable à une gestion saine et sans corruption permettant une répartition juste des fruits de la croissance.

Pour respecter son agenda, l’institution multilatérale suit une triple démarche : en premier lieu, faire reposer son action sur le « développement du secteur privé ». On constate ici la préférence indéniable de la bad pour le secteur privé censé être vertueux par rapport au secteur public jugé trop souvent inefficace et plus coûteux. Cette attitude très favorable au secteur privé lui sera reprochée bien souvent. La « coopération régionale » représente le second volet de cette démarche, et constitue un des traits les plus caractéristiques de la philosophie du développement de la bad. Enfin, le dernier volet de la démarche, au moins sur le plan déclaratif, est « la protection de l’environnement ». Cette organisation internationale est très attaquée par les ong environnementalistes sur ce plan, qui lui reprochent de ne pas en faire assez et d’être à l’origine de futures catastrophes. Le débat est loin d’être tranché entre les parties en présence. Les ong exagèrent les risques écologiques de certains projets de développement, alors que de son côté la banque multilatérale est soupçonnée de négliger les positions des populations directement affectées par certains programmes. Nous reviendrons plus loin sur les vives polémiques qui opposent les deux camps. Il nous faut revenir à présent sur le fonctionnement de la banque et aborder son système de prise de décision ainsi que ses modes opératoires.

II – Structure de décision et modes opératoires

L’ensemble formé par les soixante-quatre actionnaires de la Banque asiatique de développement participe à sa structure de décision. À son sommet se trouve le conseil des gouverneurs, le plus haut organe décisionnel de l’institution. Les gouverneurs sont les représentants de chaque pays membre, généralement des ministres des finances ou des présidents de banques centrales. Le Conseil se réunit une fois par an (adb’s annual General Meeting) et chaque fois dans une ville différente. Leur principale obligation consiste à valider les résolutions passées par les pays membres et à émettre des commentaires sur les points d’excellence de la banque, ou encore à définir de nouvelles orientations et à souligner les points à améliorer. Les gouverneurs n’ont un rôle que très limité dans les opérations quotidiennes de la banque. Le conseil des gouverneurs délègue de fait ses pouvoirs aux douze membres du conseil d’administration (Board of Executive Directors). Chaque administrateur-délégué (Executive Director) nomme un administrateur suppléant (Alternate Director) qui le remplace pour deux ans lors de son retour dans son administration d’origine. Les administrateurs et leur suppléant sont assistés par des conseillers en développement, des représentants des pays de leur groupement appelés à leur succéder. Ils ont à leur disposition du personnel, dans des bureaux du quartier général de la banque à Manille.

Les administrateurs, leurs suppléants et les conseillers de l’administrateur qui représentent chacun des pays pour le compte de leur gouvernement respectif travaillent à plein-temps à la banque. Ils se réunissent deux fois par semaine pour prendre des décisions sur tout prêt de plus d’un million de dollars. Chaque administrateur exerce son influence en fonction du poids des parts de son pays, ou des pays de son groupement (tab. 1) sur le principe d’« un dollar, un vote ». Les pays les plus riches jouissent donc d’une influence plus grande à la bad du fait de leurs contributions élevées ; de même que les pays emprunteurs qui sont également de gros contributeurs, comme la Chine et l’Inde, disposent d’un levier considérable pour emporter l’approbation de leurs projets au conseil d’administration. Le conseil d’administration est présidé par le président de la bad, nommé pour cinq ans. Il est, ainsi qu’on l’a dit plus haut, toujours de nationalité japonaise. Comme dans toute institution financière internationale, les postes de direction sont occupés par les représentants des pays les plus influents dans la banque. Le président est assisté de quatre vice-présidents, dont la fonction est plus honorifique qu’opérationnelle. Fait à noter, le poste de conseiller général de la banque est traditionnellement occupé par un citoyen américain.

Tableau 1

Représentation des pays dans le Conseil des administrateurs

Chine

Japon

États-Unis

Îles Cook, Îles Fiji, Indonésie, Kirghizistan, Nouvelle Zélande, Samoa, Tonga

Allemagne, Autriche, Luxembourg, Turquie, Royaume Uni

Kazakhstan, Maldives, Îles Marshall, Mongolie, Pakistan, Philippines

Bangladesh, Bhoutan, Inde, Laos, Tadjikistan

Belgique, France, Italie, Portugal, Espagne, Suisse

Malaisie, Birmanie, Népal, Singapour, Thaïlande

Canada, Danemark, Finlande, Pays-Bas, Norvège, Suède

Australie, Azerbaïdjan, Cambodge, Hong Kong, Kiribati, États Fédérés de Micronésie, Nauru, Îles Salomon, Tuvalu.

Corée du Sud, Papousie-Nouvelle Guinée, Sri Lanka, Taïwan, Ouzbékistan, Vanuatu, Vietnam

Note : les administrateurs et leurs suppléants proviennent des pays « en gras ». Certains postes sont affectés sur la base d’une rotation tous les deux ans. Seuls cinq pays disposent d’une représentation permanente. Les trois plus importants contributeurs, Japon, États-Unis et Chine représentent leur propre pays et non un groupe de pays. Compte tenu de leur contribution, l’Inde et l’Australie dirigent deux des groupements de pays.

Source : adb.

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Pour mener à bien sa mission, la bad dispose de six outils principaux qui visent à répondre aux besoins des pays en développement membres de la banque, comme des prêts, des dons, des garanties, ainsi que la participation à des investissements. La banque anime également de façon très active la concertation régionale.

A — Les prêts aux projets

En 2003, les prêts se sont élevés à plus de six milliards de dollars américains, l’assistance technique à 176 millions de dollars et les dons à 483 millions de dollars. La Banque est aujourd’hui organisée autour de directions régionales intégrant expertise géographique et suivi des opérations. Elle conduit elle-même des études destinées à identifier les meilleures opportunités de commerce ou d’investissement. Une fois ce travail préliminaire réalisé, la Banque réunit les gouvernements, les donateurs et des représentants du secteur privé pour hiérarchiser les priorités et entreprendre l’élaboration des projets. Elle se charge ensuite de leur montage financier et supervise leur mise en oeuvre. Très impliquée dans le contrôle du déboursement et de l’utilisation des fonds, elle s’attache à résoudre les conflits éventuels.

B — L’assistance technique

La bad fournit des prêts ou des dons aux pays membres pour identifier ou préparer le montage de projets ou de programmes. Cette assistance couvre les études de faisabilité et autres enquêtes, les frais de consultation pour la mise en oeuvre des projets, y compris le développement de ressources humaines, ainsi que l’assistance sous forme de conseils ou de formation des personnels des institutions publiques impliquées dans le processus concerné.

C — Le dialogue et la concertation politique

Parallèlement à ses activités financières, la bad organise une multitude de réunions internationales, conférences et forums divers avec les gouvernements de la région, les pays donateurs ou les organismes internationaux (bm, fmi, escape, autres agences des Nations Unies, etc.), afin de définir et de mettre en oeuvre des politiques appropriées, de créer des institutions ou d’adopter des règlements aux niveaux régionaux, nationaux et locaux visant à faciliter la réalisation des projets.

Observer le mode opératoire de la banque donne quelques clefs pour comprendre comment elle fonctionne, initie et prépare ses projets. Ce processus se décompose en plusieurs phases qui constituent sa procédure standard de fonctionnement ou son cycle de projet[6]. Ce cycle se compose de six phases distinctes :

  • La phase 1 correspond à l’identification du projet. Au cours de cette phase, la banque consulte les autorités du pays (hauts fonctionnaires des ministères du membre emprunteur) pour identifier des projets potentiels. Ceux-ci doivent être compatibles avec les objectifs de développement décrits dans un document stratégique de synthèse et de programmes concernant ce pays (Country Strategy and Program). Dans ce cadre, la bad peut envoyer sur le terrain une mission d’étude pour complément d’information sur le projet envisagé.

  • La phase 2 consiste en la préparation du projet. Elle vise à estimer les conséquences pour les bénéficiaires, mais aussi les impacts sur les populations et l’environnement. Concrètement le pays emprunteur doit livrer à la bad plusieurs rapports quant aux effets du projet sur l’environnement et la population et le cas échéant, il doit en plus élaborer un plan de réinstallation des personnes déplacées (Resettlement Plan) ou un plan de développement spécifique si cela concerne des minorités ethniques (Indigenous People’s Development Plan). Tous ces rapports doivent être en conformité avec les politiques de la banque, qui prêtera son concours à leur réalisation.

  • La phase 3 concerne à l’approbation du projet. Au cours de cette phase sera élaborée une étude de faisabilité qui se basera sur les conclusions de missions de terrain (Fact finding mission et appraisal mission). Une fois la conformité du projet avec la politique et les orientations de la bad vérifiée, le personnel de la banque rédige deux documents, soit le « rapport provisoire et les recommandations au président » et un projet d’accord de prêts.

  • La phase 4 consiste en la négociation du prêt et en son approbation par le conseil d’administration de la banque. Le projet de prêt est transmis au pays emprunteur pour avis et modifications avant négociation. Une fois adopté par le conseil des administrateurs délégués de la banque, l’accord final est envoyé aux autorités du pays concerné pour autorisation et signature. Une fois signé, l’accord de prêt devient un contrat légal entre la bad et le pays emprunteur.

  • La phase 5 voit la mise en oeuvre du projet par l’organisme responsable localement selon le calendrier et le cahier des charges prévus dans l’accord. La bad exerce une surveillance continue sur la réalisation du projet.

  • La phase 6 est celle de l’aboutissement où une évaluation est alors demandée une fois le projet en fonctionnement. Le pays bénéficiaire rédige un rapport d’achèvement de projet. De son côté le département d’évaluation des opérations de la bad prépare pour le Conseil des administrateurs, en moyenne trois ans après la fin du projet considéré, une série de rapports d’audit et de performance (Project Performance Audit Reports).

À chaque phase, les informations sont disponibles pour le public et les ong qui suivent avec attention les projets de la banque. Leur influence est surtout possible dans les phases initiales. Toutefois, les organisations de la société civile regrettent l’insuffisance des mécanismes permettant de prendre en compte les besoins et les inquiétudes des populations les plus vulnérables. On doit également noter l’absence d’implication des ayants droit nationaux, et le fait que ne soit pas demandée l’approbation des gouvernements et des parlements des pays concernés sur le document essentiel que constitue le « Programme et la stratégie pays ». Cette frustration s’exprime au grand jour lors des assemblées annuelles des gouverneurs, occasions de grandes manifestations populaires contre la banque. Sur les pancartes des manifestants, régulièrement photographié par la presse on peut lire le slogan adb is bad.

III – Un modèle d’intégration régionale, la région du Grand Mékong

Dans ses actions, la Banque a privilégié ces dernières années une approche régionale en Asie centrale, du Sud et du Sud-Est qui s’est traduite par la définition de six grands programmes régionaux :

  • En Asie centrale : Central Asian Regional Economic Cooperation Unit (carecu) ;

  • En Asie du Sud : South Asia Subregional Economic Cooperation Initiative (sasec) ;

  • En Asie du Sud-Est : Indonesia, Malaysia, Thailand Growth Triangle (imt-gt) ;

  • En Asie du Sud-Est encore : Brunei, Indonesia, Malaysia, Philippines, East asean Growth Area (bimp-eaga) ;

  • Regional Monitoring Unit (remu)[7],

  • La région du Grand Mékong (Greater Mekong Subregion, gms).

Si l’on met de côté le programme remu, c’est à dire le service d’informations et d’analyses économiques pour les pays membres, seul le programme concernant la péninsule Indochinoise (gms) constitue un chantier opérationnel, les autres restant encore à l’état virtuel.

À l’origine de cette démarche, c’est l’apparition d’une véritable géométrie économique en matière de développement qui se dessine dans les années 1980. On parle alors de triangles et de quadrilatères. Le concept de triangle économique repose sur la recherche de complémentarités entre voisins afin de gagner en compétitivité et d’accroître les exportations. Le triangle de croissance de Si-Jo-Ri (Singapour, Johor en Malaisie et Batam sur les îles indonésiennes de Riau) est la plus connue de ces figures géométriques. La façade asiatique du Pacifique se trouve soudainement constellée de ces zones de croissance transfrontalières et ce, jusqu’à la zone de Tumen[8] dans le nord de la Corée du Nord, à la frontière entre l’Extrême-Orient russe et la Chine[9].

La péninsule indochinoise n’a pas échappé pas à cette mode. Le Golden Quadrangle semble annoncer au début des années quatre-vingt-dix, mais avec une logique spatiale différente[10], le plan Grand Mékong. Comprenant la province chinoise du Yunnan, le Laos, la Thaïlande et la Birmanie, il couvre en effet une partie de l’espace gms. Son objectif était de formaliser et développer les échanges transfrontaliers, le tourisme et les communications, en particulier les transports. Le projet n’a finalement pas abouti faute de volonté politique et de coordination entre les partenaires.

Le programme du Grand Mékong (carte 2) est lié à l’idée de la reconstruction de la péninsule au sortir de la guerre du Vietnam et a mûri au cours de la décennie suivant la réunification du pays (1975). L’idée a été parrainée par le Japon et la France qui l’ont promue sur la scène internationale. Mais, dans une péninsule en proie à de nombreux conflits et tensions, comme en témoigne la multiplication des incidents militaires frontaliers, le Vietnam ne constitue qu’un aspect du problème. Dans les années 1980, si tous s’accordent sur l’objectif de stabilité comme préalable indispensable à la reconstruction économique, aucune solution ne se fait jour. En 1983, lors d’une conférence de la Commission du Mékong, des tirs sont échangés de part et d’autre du Mékong, à la frontière entre la Thaïlande et le Laos. Les Laotiens se défient des Thaïlandais mais ne peuvent compter, dans leur différend avec leur puissant voisin, que sur le soutien des Vietnamiens. Ironie de l’histoire, c’est de ce petit pays enclavé, qui compte parmi les plus pauvres de la planète, qu’émerge un début de solution, qui est donc le point de départ du plan de développement de la péninsule. Les projets hydroélectriques du Laos dès les années soixante, avec le barrage de Nam Ngum dont une large partie de la production électrique est destinée à la Thaïlande, ne seront jamais interrompus.

Carte 2

La région du Grand Mékong

La région du Grand Mékong
Source : irasec

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En dépit d’une méfiance réciproque qui a duré des décennies, le projet a permis de soulager les tensions entre les deux pays. Cette situation très antérieure au plan du Grand Mékong a fortement inspiré les concepteurs du gms[11].

Pour Christian Taillard[12] qui suit depuis longtemps les aménagements de la péninsule indochinoise : « La bad a donc su récupérer à son profit le symbole du Mékong pour nommer son initiative régionale, bien que le fleuve ait, depuis un siècle, plus séparé que réuni. Elle a cependant rompu avec le modèle de coopération transfrontalière à l’échelle d’un bassin, conduite par une bureaucratie régionale et proposé une intégration transnationale, pilotée par les États qu’elle accompagne ».

Au début de la décennie 1990, le concept géographique de région ou sous-région[13] (subregion) du Grand Mékong (gms) reste encore vague. Mais l’idée de rassembler les pays riverains du fleuve Mékong, tous plus ou moins impliqués dans les guerres indochinoises, va prendre corps. Très vite cependant se pose la question de la sélection des pays membres de cet espace nouveau. De par sa position centrale, la Thaïlande était indispensable à la réalisation du plan, et aucun projet ne pouvait se concevoir sans elle. La proximité géographique et culturelle de la Chine, qui répond également au critère de pays traversé par le Mékong, a pesé en faveur de son intégration dans le plan. Il faut ajouter les efforts diplomatiques de personnalités influentes en faveur de la Chine, à l’image de Cesar Virata, ancien premier ministre philippin (1981-1986), un des pères fondateurs de l’asean, qui voyait la Chine jouer un rôle crucial pour la région. Si la présence chinoise a été rapidement acquise, de nouvelles négociations se sont tenues pour en déterminer les modalités. L’idée d’inclure une seule province, en l’occurrence celle du Yunnan, a finalement été préférée à l’adhésion de la Chine dans son entier, solution défendue par la Pékin, ou à l’adhésion de provinces supplémentaires, comme celle du Guangxi. Cette dernière proposition, rejetée initialement, a fini par être acceptée en 2005.

Le gms s’est inspiré pour son mode opératoire de deux contre-exemples : la Commission du Mékong (mrc)[14] et l’asean. Si cette dernière organisation internationale a eu le grand mérite de contribuer à la stabilisation politique de la région, elle a largement échoué en matière de coopération économique. Car dans nombre de cas, les négociations étaient menées au niveau des ministères des Affaires étrangères des pays membres. Elles ont souvent conduit à des discussions stériles au cours desquelles les différents interlocuteurs privilégiaient la défense de leurs intérêts nationaux.

La Commission du Mékong apporte des enseignements complémentaires, dont la confirmation de la difficulté à travailler avec les administrations des affaires étrangères dans les accords sur l’eau, cas d’école de la complexité de l’hydro-diplomatie, et du caractère très contraignant de sa charte, à tel point que les Chinois et les Birmans ont refusé d’y adhérer et restent observateurs à la mrc. Le grand mérite de la Commission est en revanche de constituer un forum fécond d’idées sur les questions hydriques, l’eau représentant une ressource stratégique pour la région[15].

Quatre leçons ont été tirées des expériences de l’asean et de la mrc, par l’équipe de la bad à l’origine du projet Grand Mékong. Cette équipe est partie du principe qu’il convenait de ne surtout pas impliquer les ministères des Affaires étrangères dans les négociations, mais plutôt les chefs de gouvernement ou d’autres administrations proches des premiers ministres, les administrations des affaires étrangères étant trop focalisées sur la défense des intérêts nationaux et l’acquisition de gains réciproques immédiats. La seconde idée était qu’il était inutile d’attendre que tous s’accordent sur tous les points pour agir. Il suffisait qu’au moins deux pays soient en phase pour avancer sur un projet. Le troisième principe reposait sur l’absence de traité et de charte pour le gms. « La seule charte du gms, c’est l’action ! ». Enfin, la bad proposait que son accord ne soit pas indispensable pour avancer sur un projet. La bad jouant le rôle d’un ciment et d’un catalyseur, sans elle la cohésion régionale risque de voler en éclats. Les réunions sont coprésidées par la bad et le pays hôte. La Banque sert de médiateur entre les pays membres, la conciliation par cette institution étant plus facilement acceptable que celle d’un pays voisin.

Le choix[16] d’un nom pour le projet a été soigneusement pensé. Une référence au Mékong, trait d’union du regroupement transfrontalier, était obligatoire et devrait éviter la confusion avec la Commission du Mékong. Le terme Greater fournissait une indication sur l’étendue et l’importance de la zone. Le superlatif en anglais indique que l’aire considérée déborde du simple bassin du fleuve et englobe les territoires des pays et provinces chinoises concernés. Enfin, le concept de sous-région (subregion) constitue une référence à la place centrale du développement régional dans les missions de la bad.

Le programme fera assez rapidement l’objet d’un consensus entre les divers pays. L’agriculture en sera écartée car trop subventionnée. Pour Taillard[17] « La méthode choisie [pour définir les secteurs prioritaires] croise la vision stratégique proposée par la bad avec les propositions des six pays de la région, discutées lors des trois réunions ministérielles tenues en 1992, 1993 et 1994 ». Dans un premier temps, six secteurs seront donc retenus :

  • l’énergie, en particulier l’énergie hydraulique ;

  • les transports, avec l’ouverture de nouvelles routes, les voies navigables, la modernisation des chemins de fer, et de nouveaux aéroports ;

  • les télécommunications ;

  • l’environnement et les ressources naturelles ;

  • le tourisme ;

  • et enfin le développement des ressources humaines.

Plus tard viendront s’ajouter à cette liste les investissements et le commerce extérieur. Chacun de ces champs de coopération fera l’objet de forums sectoriels annuels où seront étudiées les priorités. Par ailleurs, des plans de financement par projet seront présentés aux principales institutions de coopération internationale et bilatérale.

Cette stratégie sectorielle se complète par une stratégie territoriale qui privilégie « le maillage par quatre corridors économiques, méridiens et transversaux[18] ». Cette stratégie conforte le choix de mettre l’accent sur la reconstruction des infrastructures de transport et de développer les échanges commerciaux. De même qu’elle vise à favoriser la création de zones industrielles et commerciales aux principaux noeuds des couloirs, notamment transfrontaliers.

Le programme gms a été initié en 1992 par la bad pour transformer la région des pays du Mékong en une « nouvelle frontière de croissance économique asiatique ». Pour la banque multilatérale la région du Mékong possède les ressources naturelles, une main-d’oeuvre en forte croissance et éducable, une abondance d’espace disponible et une localisation stratégique qui constituent des atouts pour en faire une zone de croissance rapide. Mais selon la banque, la région manque de capitaux, de technologie et de volonté politique commune pour permettre le passage de son économie de subsistance à une économie concurrentielle en croissance.

Dans l’élaboration du plan de développement du Grand Mékong, la bad a assumé un rôle central de coordination interétatique, où elle s’octroyait toutes les initiatives, considérant que, comme on l’a remarqué plus haut, les nations de la région manquaient de la volonté politique de prendre des initiatives d’ordre régional. Ces initiatives auraient pu être le fait de l’asean dont c’est la raison d’être. Dans la pratique, l’organisation régionale pour l’Asie du Sud-Est ne fera dans le meilleur des cas que prendre à son compte, après coup, les initiatives de la bad en matière de coopération économique dans la péninsule indochinoise. Ainsi les accords de libre-échange avec la Chine ne se concrétiseront qu’une fois le terrain préparé par le gms.

Dans la mise en place du plan on peut observer à loisir le mode opératoire de la banque. Dans un premier temps, la bad va prendre l’initiative et assurer la responsabilité d’études économiques et de marché pour identifier les meilleurs projets commerciaux ou d’investissement dans la région du Mékong. Dans un deuxième temps, la banque va réunir les gouvernements, les donateurs (agences gouvernementales étrangères), et des investisseurs privés afin de hiérarchiser les priorités parmi les multiples projets identifiés dans les études. Ce qui permettra de sélectionner les projets prometteurs et d’établir une programmation. Ensuite, la banque va commissionner d’autres études de faisabilité et des rapports pour la préparation des projets, avec souvent la participation des entreprises intéressées par leur mise en oeuvre. L’étape suivante consiste à faire le montage financier et à préparer des accords entre les gouvernements concernés, les investisseurs financiers et les entreprises contractantes. Enfin, arrive la phase de mise en oeuvre du projet, qui demande la participation de la bad pour le contrôle, le suivi et le déboursement des fonds, ainsi que la résolution éventuelle de conflits. Ce schéma de fonctionnement sous-entend de très nombreuses réunions entre toutes les parties prenantes pour développer et mettre en place des politiques appropriées, des institutions et des mesures réglementaires aux niveaux tant locaux, nationaux que régionaux, afin de faciliter le fonctionnement sans heurt des projets sous couvert du gms.

IV – Bilan et critiques du programme gms

Au 31 décembre 2003, la bad, avec ses partenaires, a financé des projets pour 10,637 milliards de dollars américains et débloqué 80 millions en assistance technique. Ces sommes ont bénéficié par ordre décroissant d’importance à la Thaïlande (5,3 milliards), au Vietnam (2,8 milliards), au Laos (1 milliard), au Cambodge (775 millions) et à la Birmanie (530 millions)[19]. En termes de répartition sectorielle, on constate que quatre secteurs reçoivent l’essentiel des financements, chacun bénéficiant de montants équivalents : l’énergie (2,3 milliards), les ressources naturelles (2,2 milliards), les transports (2 milliards) et les infrastructures et équipements (2 milliards).

Logiquement, les progrès les plus significatifs ont été observés dans les domaines des transports et de l’énergie, les plus aidés. Trois centrales hydroélectriques au Laos et un réseau à haute tension entre le Laos et la Thaïlande ont été construits. Par ailleurs, un plan électrique général à l’échelle de la région a été établi, de même qu’a été élaboré un accord intergouvernemental sur les échanges d’électricité. Dans ce secteur, la bad a mis en place un forum du gms sur l’énergie. Notons toutefois que la Thaïlande a constitué la destination finale de tous les projets énergétiques. En ce qui concerne le secteur des transports, des liaisons routières reliant les principales villes et ports de la région ont été mises en service. Le réseau routier rural a été modernisé et étendu. De nombreux aéroports et ports ont été construits ou modernisés. Le réseau ferroviaire n’a cependant pas figuré au coeur des priorités et n’a pas encore bénéficié des avantages accordés à la route et l’automobile. Mais il n’est pas exclu qu’il fasse, à l’avenir, l’objet de davantage d’attentions. Les corridors économiques (carte 3) transpercent de part en part l’espace du Grand Mékong. Ce sont les joyaux de la couronne du gms, dans la mesure où ils constituent l’ensemble de projets les plus structurants au niveau de l’espace considéré. Le prototype en est le East-West Corridor qui, prochainement, va relier sur une distance de 1 500 km le port vietnamien de Da Nang au port birman de Mawlamyine dans le golfe de Martaban.

Malgré des réalisations incontestables, le plan gms fait l’objet de nombreuses critiques, émanant en particulier des communautés directement touchées par les grands projets qu’il génère et d’une partie de la société civile qui se considère exclue des négociations sur les grands choix concernant l’avenir de sa région. Les griefs à l’encontre du gms sont variés.

Au nombre de ceux-ci, il y a les faiblesses du schéma directeur des zones économiques régionales soutenu par la bad dans le plan gms ainsi que la focalisation autour d’un pays pivot, en l’occurrence la Thaïlande, qui détermine la formulation des projets. Certains considèrent que les gains économiques sont plus faibles pour les pays les moins développés. Autre reproche, l’exploitation des ressources naturelles qui est au centre du dispositif (eau, bois, énergie, matières premières, pêche, etc.), qui induit des expropriations à grande échelle. Ou encore, le partage des bénéfices, perçu comme inéquitable entre les pays de la zone. On soulève de plus que le gms est à l’origine de disparités régionales en matière de revenus, et qu’il a facilité pour certains l’arrivée massive de produits à bas prix de Chine et de Thaïlande qui inondent les marchés voisins.

D’autres points font l’objet de débats : ainsi la conception du développement dans le cadre du gms servirait les investissements régionaux et non les priorités du développement local ou national. Par ailleurs, on privilégierait les investisseurs plutôt que les droits des communautés locales.

Par ailleurs, les projets du gms auraient, selon leurs détracteurs, des effets négatifs sur les populations locales en provoquant des déplacements éventuels de minorités ethniques, affectées de plein fouet par la modernisation brutale de leur environnement. En outre, il est reproché au gms de faciliter les trafics d’êtres humains grâce aux nouvelles liaisons routières.

Les populations directement concernées par les projets ne seraient pas impliquées dans l’élaboration des plans. Aucune discussion publique n’aurait lieu.

La participation aux réunions du gms serait jugée élitiste. Nombre de participants sont extérieurs à la région, qu’ils soient des experts étrangers, des représentants des milieux d’affaires ou d’organisations internationales (bm, onu, etc.). Aucun représentant de la société civile n’y est convié. Le financement des projets du gms aurait, enfin, des implications considérables sur l’endettement des pays participant au plan.

La bad et son plan gms suscitent d’autres récriminations de la part des nombreuses ong[20] qui suivent ce dossier et décrivent la bad sous les traits d’un petit hégémon régional. Parmi ces ong, on citera Focus on the Global South, basée à Bangkok, Mekong Watch à Tokyo, le Bank Information Center à New York, le ngo Forum on adb à Manille, ainsi que des ong internationales telles que terra, lInternational River Commission ou Oxfam-Australia. Toutes ces voix se rejoignent dans un concert de critiques sur l’inadéquation de la philosophie du développement de la bad face aux défis régionaux, environnementaux et humains. Ainsi, les ong s’inquiètent en particulier du manque d’attention porté aux populations fragiles ou à risque : pauvres, minorités, femmes, malades (sida), consommateurs de drogues, réfugiés, et autres travailleurs migrants qui constituent les populations les plus vulnérables de la région[21].

Dans les milieux académiques, les critiques portent sur la philosophie du développement qui sous-tend le grand dessein du gms[22]. L’objectif du plan de la bad vise à instaurer une « économie de marché régionale » pour atteindre son but ultime de réduire la pauvreté dans cette partie de monde par la croissance économique, notamment en augmentant les revenus des emplois des populations du Mékong. Alfred Oehlers de L’Aukland University of Technology distingue deux faiblesses fondamentales dans le plan gms[23]. D’une part, la préférence marquée pour « la création d’un marché unifié et intégré recouvrant l’espace politique de la région. Il est important de noter que quand la banque, cependant, prêche pour la disparition des frontières elle fait référence essentiellement aux frontières économiques ». Il y a donc une préférence très nette pour une intégration par le marché plutôt que par les institutions. Ce positionnement indique un alignement de la bad sur les thèses néolibérales partagées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international du consensus de Washington ou encore du fondamentalisme du marché. Cette fascination pour le marché constitue une croyance inébranlable dans l’idée que le marché délivré de toute entrave va fonctionner comme le moteur du développement. Oehlers remarque également que le plan de la bad s’intéresse seulement à l’établissement d’un marché mais fait peu référence dans ses documents à la production dans la région. Il résume sa position en disant que dans ce plan de création d’une économie régionale de marché, on parle beaucoup de marché et peu d’économie.

Conclusion

À l’heure actuelle, de tous les programmes régionaux de coopération pour le développement, le gms se distingue clairement des autres : c’est le seul aux progrès visibles et aux réalisations concrètes. Le gms se distingue aussi par une approche très pragmatique, où certains verront la marque de fabrique japonaise se caractérisant par un leadership soft et discret.

La Banque suit avec attention les progrès et les difficultés du gms, afin de pouvoir transposer l’expérience acquise dans la péninsule sur d’autres théâtres. Beaucoup d’enseignements devraient être tirés du plan gms bien que la recherche académique soit encore presque partout dans une phase de démarrage, hormis au Japon et en Australie, où les observateurs du gms sont nombreux. Ce dernier pays compte un centre de recherche spécialisé sur la région, l’Australian Mekong Resource Centre[24], situé à l’Université de Sydney[25]. Il est à noter que les pays concernés lancent, eux aussi, des programmes de recherche sur le gms, en particulier la Thaïlande[26] qui ne compte pas moins de six centres de recherches consacrés à la région du Mékong.

Le programme gms, dont la première partie s’est achevée en 2003, est entré dans une nouvelle phase (2004-2014). À terme, le gms sera peut-être appelé à devenir un laboratoire du développement régional. La formule, malgré de nombreuses critiques, semble porter ses fruits car la coopération dans la péninsule fonctionne mieux et sur un rythme plus soutenu que la coopération dans la partie méridionale de l’Asie du Sud-Est pourtant plus ancienne. La bad a donc été plus efficace que l’asean dont les rares initiatives dans la péninsule ont consisté à endosser les programmes de la banque. Le décalage est très perceptible entre l’organisation régionale en perte de vitesse depuis la crise asiatique et la banque multilatérale au premier rang des acteurs dans la péninsule. Si on a pu penser ou espérer que la Banque asiatique de développement agisse de fait comme la banque de l’asean, elle nous prouve qu’elle peut devancer, avec un certain succès, tant sur le plan de la politique de développement que sur le plan de la diplomatie, une organisation régionale aussi établie que l’asean[27].

En dernière analyse, s’il y a débat sur la question de la philosophie du développement mise en oeuvre par la bad dans cette partie du monde, il faut lui reconnaître l’immense mérite d’avoir réussi à réunir concrètement autour d’un projet commun, les principaux pays de la péninsule indochinoise ainsi que la Chine, associée par ses deux provinces occidentales (Yunnan et Guangxi). La participation de cette dernière dans ce programme régional a très certainement contribué à son retournement vis-à-vis de la stratégie régionale[28]. « Ces partenariats [asean plus trois, et accord de libre-échange asean-Chine pour 2010] renforcent la coopération à l’échelle de la région du Grand Mékong… ils permettent de tester la nouvelle stratégie régionale chinoise, en rupture avec l’ancienne politique étrangère limitée aux seules relations bilatérales ».

On peut cependant se demander si on doit accorder tout le mérite de ces évolutions économiques et diplomatiques à la Banque de développement asiatique, ou bien s’il faut voir cette institution comme le paravent masquant la rivalité entre le Japon et la Chine.

Historiquement le Japon a fait transiter une partie de son aide au développement pour la région par la bad dont il est le plus important contributeur. Avec le plan gms, le Japon, de loin le plus gros donateur d’aide à la péninsule, a financé les projets d’infrastructures transfrontaliers, seul ou avec la bad ; en particulier son projet phare, le corridor économique Est-Ouest, reliant par une autoroute le nord-est de la Thaïlande et le sud du Laos au centre du Vietnam, en voie d’achèvement en 2006. Un autre corridor autoroutier est en cours qui reliera en 2007 Bangkok, Phnom-Penh et Ho Chi Minh ville (carte 3).

Carte 3

Les corridors économiques du gms

Les corridors économiques du gms
Source : bad

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La Chine de son côté s’est engagée de plus en plus activement dans le programme. En 2000, le 10e plan quinquennal intègre le développement de la région du Mékong dans ses projets prioritaires. En 2002, au sommet du gms de Phnom-Penh, le premier ministre Zhu Rongji annonce un programme d’aide financière ainsi qu’une annulation de la dette cambodgienne à la Chine de un milliard de dollars américains. La Chine soutient financièrement le corridor autoroutier nord-sud, reliant Kunming à Bangkok et traversant le Laos, dont la réalisation devrait s’achever en 2007. Le Japon n’est pas très pressé d’aider ce corridor qui privilégie trop à ses yeux l’expansion chinoise dans la péninsule.

Cette rivalité sur le terrain du sud-est asiatique[29] se retrouve également dans le cadre de la Banque asiatique de développement, aujourd’hui chasse gardée des Japonais qui doivent compter, c’est un fait nouveau, sur la présence active des Chinois dans cette organisation internationale. Cela marque probablement la fin d’une époque où un condominium nippo-américain exerçait de facto le pilotage de la banque.

Enfin, l’avenir de l’intégration régionale de l’Asie de l’Est se joue probablement à plus petite échelle dans la péninsule indochinoise. Paradoxalement, le montage asean plus trois qui sert de point de départ à la construction régionale pour une communauté de l’Asie de l’Est repose sur la réussite du plan gms, programme phare de la bad. Si la banque réussit son pari de reconstruire la péninsule indochinoise et d’en faire le point de jonction entre l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Nord-Est, elle aura contribué, tant sur le plan strict du développement économique que sur le plan géopolitique, à rapprocher physiquement et non plus seulement symboliquement les deux ensembles géographiques. En ce sens le travail et la méthode de cette discrète banque multilatérale méritent de ne pas être sous-estimés.