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La fin du siècle dernier a été le théâtre du déploiement de trois volets non exhaustifs des traditions libérale et kantienne au sein du champ des relations internationales : celui des études de la globalisation d’une part, celui des études de la gouvernance globale d’autre part, et enfin celui des théories de la paix démocratique. Chacun de ces volets a, à sa façon, actualisé, réaffirmé et célébré les thèmes classiques des traditions libérale et cosmopolite : l’adoucissement des moeurs par le commerce, le potentiel régulateur des institutions internationales et la vertu pacificatrice du régime libéral. Puis, on a assisté à l’offensive d’une littérature critique à l’endroit de ces théories[1]. Cette littérature a fait place tout autant à la critique traditionnelle (marxiste et féministe) du libéralisme qu’à de nouveaux courants venus enrichir le débat.

Un de ces nouveaux courants est représenté par deux théoriciens poststructuralistes des relations internationales, Michael Dillon et Julian Reid, qui n’ont pas manqué de critiquer le triomphalisme libéral qui, depuis 1989, a parfois donné lieu à beaucoup d’autocongratulation. Ils ont formulé une critique de la gouvernance globale libérale qu’ils dépeignent comme un nouveau régime de biopouvoir, qui plongerait ses racines dans la tradition kantienne, serait administré à travers le prisme de la science complexe et comprendrait une vaste refonte des affaires militaires et de sécurité[2].

Notre objectif dans cet article est de mettre en contexte et d’évaluer les contributions de ces théoriciens à la critique de la gouvernance globale libérale. Nous procéderons en trois temps. D’abord, nous survolerons les trois volets de ce que nous qualifions de moment libéral de la fin du siècle dernier. Puis, nous nous pencherons sur le projet théorique de Dillon et Reid et sur la critique qu’ils proposent de la gouvernance globale libérale ; nous exposerons les limites de ce projet en mettant l’accent sur son imprécision quant à la critique des catégories libérales et au caractère fonctionnaliste du modèle qu’ils proposent. Enfin, en conclusion, nous renverrons ces théories dos-à-dos en esquissant une théorie sociohistorique alternative de la relation entre le développement différencié et géopolitiquement inégal du capitalisme, du libéralisme et de la guerre à l’ère moderne.

I – Le retour du moment libéral : de Berlin à Bagdad

Le vingtième siècle prit fin en 1991. Ce qui restait du régime soviétique céda le pas à une décennie de triomphalisme libéral[3]. Déjà secoué le 11 septembre 2001, le moment libéral commence à s’enliser à Bagdad alors que la documentation officielle américaine conclut que le projet d’exporter la démocratie par les armes a eu les effets contraires de ceux qu’on avait escomptés[4]. Dans ce mouvement, plusieurs solutions proposées aux maux de la politique globale, des classiques aux critiques, ont puisé leur normativité au sein de la tradition libérale : la mise en valeur de la société civile, le retour au pluralisme des théories de la différence, l’exigence d’un meilleur accès aux marchés du nord de la part du sud global, et la défense de la société de droit et des droits individuels contre les politiques de l’état d’exception. Sur le plan théorique, la consolidation du libéralisme s’est traduite par la contribution des libéraux à au moins trois programmes de recherche connexes en relations internationales : les théories de la globalisation, les théories de la gouvernance globale et les théories de la paix démocratique. Rappelons brièvement ces grands chantiers.

A — La globalisation

Les théories de la globalisation sont loin d’avoir été la chasse gardée des théories libérales et néolibérales. Cependant, ces dernières ont joué un rôle pivot dans la formulation d’un diagnostic qui, comme à d’autres moments au vingtième siècle, a présenté le système interétatique comme dépassé par une série de relations et de flux transnationaux, remettant en question la souveraineté de l’État-nation. Le débat entre étatistes et globalistes à propos de la marge de manoeuvre de l’État[5] a opposé autant les réalistes et libéraux que les théories critiques entre elles. Les libéraux ont pris clairement position pour les thèses globalistes. Dans le cadre de ces débats, la notion de globalisation fut d’abord utilisée pour analyser empiriquement les réseaux, les flux et les processus transnationaux, qui imposaient une limite à la capacité des États nationaux de puiser soit la marge de manoeuvre, soit la légitimité requise en vue d’élaborer des politiques publiques issues du compromis keynésien d’après-guerre. Les néolibéraux ont applaudi l’extension du marché comme modèle de régulation des relations sociales à l’échelle globale, parce que l’ordre spontané inhérent à la logique du marché serait le mécanisme le plus apte à préserver les libertés individuelles et à garantir le développement économique[6]. Sur ce plan, les libéraux ont bouclé la boucle sur le siècle, en terminant non loin d’où Woodrow Wilson l’avait commencé.

Au-delà du débat empirique sur la globalisation, on assista à la formation d’un corpus théorique qualifié de globalization theories[7]. Celui-ci regroupe des approches sociologiques cherchant à formuler un nouveau cadre spatio-temporel qui échapperait aux théories sociales traditionnelles, afin de saisir la complexité et le caractère interdépendant de l’ère globale. Certains théoriciens ont tenté, à l’aide de cette expression, de conceptualiser une nouvelle ère: une modernité réflexive ou la postmodernité[8]. Comme le souligne Jens Bartelson : « Il semble que le concept de globalisation soit graduellement devenu la condition de référentialité : plutôt que de se référer à un domaine d’objets pré-constitués il est devenu leur condition de possibilité en tant que constituant de ces domaines[9] ». Ainsi, la globalisation meubla le champ des relations internationales d’abord comme objet d’étude, puis comme cadre théorique où la globalisation prit une allure anthropomorphique[10].

B — Gouvernance globale

Le concept de gouvernance globalelibérale est un produit du même contexte sociolinguistique que celui qui sous-tend l’émergence du concept de globalisation, mais pas nécessairement de la même tradition théorique. Selon son acception courante, le concept de gouvernance globale réfère à l’ensemble des normes et règles qui orientent et pétrifient certaines attentes intersubjectives entre les agents des relations internationales, en l’absence d’un gouvernement mondial[11]. Ces théories ont commencé à être en vogue alors que de plus en plus d’auteurs annonçaient le déclin de l’hégémonie américaine et l’émergence d’un nouveau régime de gouvernance laissant davantage d’espace aux institutions internationales et à une balbutiante société civile internationale[12]. L’expression a, par la suite, été utilisée dans la documentation des organisations internationales[13] et de leurs critiques[14].

La filière kantienne du libéralisme fut actualisée par certains constructivistes et critiques qui ont vu dans la création de mécanismes multilatéraux et d’institutions internationales une manière de réguler les effets de la globalisation néolibérale, de freiner les détériorations écologiques et de favoriser le respect des droits de la personne. Habermas, par exemple, a insisté sur les périls politiques, sociaux et symboliques auxquels la globalisation exposait l’État national en en limitant la sécurité juridique, la souveraineté territoriale, l’identité collective et la légitimité démocratique[15]. Selon lui, il faut encourager l’émergence d’institutions forgeant une fédération cosmopolite internationale en mesure de reconduire les processus de légitimation à l’origine de l’État national moderne dans un cadre global. S’inspirant non seulement de Kant mais aussi de Polanyi et des néokeynésiens, certains théoriciens de cette veine soutiennent que le marché ne peut, à lui seul, être le vecteur d’une gouvernance globale. Seules des institutions en mesure de réguler et d’appliquer un droit positif, dont la légitimité reposerait sur l’observation de procédures délibératives, garantiraient que la gouvernance globale prenne le relais de l’idéal d’une démocratie réflexive[16]. Le protocole de Kyoto et la Cour internationale de justice du Tribunal pénal international, bien qu’ils n’aient pas encore été ratifiés par les États-Unis, sont parmi les grandes réalisations incarnant cet esprit néo-wilsonien.

C — Théorie de la paix démocratique

La théorie de la paix démocratique cherche à expliquer pourquoi les États démocratiques ne se font pas la guerre entre eux[17]. En étendant les normes et processus de résolutions de conflits propres aux démocraties à la réalité internationale, cette théorie suggère que les États démocratiques adoptent entre eux des processus de résolutions de conflits plus axés sur le compromis[18]. Cependant, les partisans de cette théorie ne considèrent pas tous que les États démocratiques soient nécessairement plus pacifiques. Certains reconnaissent que ces États peuvent être belliqueux à l’endroit de ceux qu’ils perçoivent comme non-démocratiques[19]. Ainsi, cette théorie est aussi, symétriquement, une théorie de la guerre, puisqu’elle explique la guerre soit comme un phénomène propre aux États qui n’ont pas encore adopté des normes libérales, soit comme une façon pour les États démocratiques de faire rentrer dans le rang les voyous du système international. Selon ses défenseurs, cette théorie viendrait confirmer que l’histoire de la guerre a en quelque sorte une fin envisageable, puisqu’elle serait intimement liée à l’histoire de l’éradication des régimes non démocratiques.

En effectuant ce survol, on ne peut que constater l’étonnante carrière des notions d’interdépendance, de multicausalité et de complexité qui parcourent la littérature quant au déclin hégémonique des États-Unis, à la société en réseaux et aux développements récents de la sociologie historique wébérienne[20]. Depuis les années 1970, on a vu se diffuser une représentation de l’ordre mondial comme lieu de relations d’interdépendance, traversé de relations de pouvoir transnationales, voire postsouveraines[21]. Le tout serait mis en réseau par les technologies de l’information au sein d’une société civile aux identités multiples[22]. Chez certains, cette trajectoire débouche sur un empirisme radical où la théorie renonce à hiérarchiser les relations causales au nom de la complexité. Cette notion de complexité, bien plus qu’un truisme à propos de la méthodologie en sciences sociales, vient décourager a priori toute tentative de créer une sociologie historique qui privilégierait certaines relations au détriment d’autres. Dans la troisième partie de ce texte, nous soutiendrons que les théories de Dillon et Reid, malgré leurs critiques acerbes des théories de la paix démocratique, ne sont pas entièrement en rupture avec ce registre.

II – La critique des dessous de la gouvernance globale libérale

La contribution de Dillon et Reid à la théorie des relations internationales consiste à développer une approche critique de la gouvernance globale libérale[23] en prenant acte des théories de la globalisation[24], des travaux de Michel Foucault[25], et du développement de la science complexe[26].

En proposant une analyse du régime de pouvoir contemporain, Dillon et Reid s’inscrivent parmi les critiques des théories de la paix démocratique et de la gouvernance globale libérale[27]. Dans le champ des relations internationales, ils se positionnent à l’avant-garde d’une critique de la tradition occidentale et de la tradition libérale. Ils occupent en quelque sorte une position de critique de la critique, leur critique des théories de la paix libérale aspirant à aller au-delà de celles des réalistes et des marxistes[28]. À la suite de Foucault, ils proposent de saisir en quoi le libéralisme et la société libérale tendent de façon organique vers un état de guerre perpétuelle.

Selon Dillon et Reid, et en contraste avec les théories de la paix démocratique, les germes de la guerre sont inscrits quasi génétiquement dans le régime de biopouvoir qui gère et administre les populations des sociétés libérales. Il s’agit donc d’explorer les rationalités politiques de ce « régime de pouvoir varié et complexe, dont les principes fondateurs reposent sur l’administration et la production de la vie, plutôt que dans la menace de la mort[29] ». À cette fin, ils mettent l’accent sur la problématisation de « complexes politiques émergents » se produisant « aux frontières de la paix libérale[30] ». Au sein de ces sociétés, ce régime de biopouvoir orchestre de façon relationnelle et anonyme un ensemble de lieux de savoir/pouvoir, les amenant à jouer des hymnes funestes, plutôt que l’hymne à la joie. Cette orchestration, nous en entendons les accords dans le caractère biopolitique de la guerre au terrorisme[31], dans l’importante refonte des affaires militaires autour du principe de « guerre centrée sur des réseaux[32] » et dans l’émergence d’une nouvelle forme de sécurité virtuelle[33]. Bien qu’ils invitent à la prudence dans la théorisation de l’émergence de ces nouveaux régimes de sécurité[34], les auteurs voient dans les théories de la sécurité « le reflet direct de la forme de vie que les sociétés promulguent[35] ». Dans une conjoncture où la guerre, plutôt que la paix, semble s’inscrire dans un horizon perpétuel, ils questionnent la promptitude des États libéraux à faire la guerre, ainsi que leur disposition à en produire les outils, à l’exporter ou à l’entretenir. Contre la fresque triomphaliste de certains théoriciens de la paix démocratique, ils dressent un portrait des effets paradoxaux de la paix démocratique dite libérale en questionnant les dispositifs stratégiques à l’intérieur desquels le discours libéral est articulé aux niveaux national et global.

Chez ces auteurs, le concept de gouvernance globale libérale (ggl) désigne le régime de pouvoir actuel mariant souveraineté et biopolitique[36]. Celui-ci combine les tendances déterritorialisantes du mode de subjectivation biopolitique aux tendances territorialisantes du mode de subjectivation souverain[37]. Inspiré des travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Reid choisit de combiner, plutôt que d’opposer, les modes de subjectivation biopolitique et souverain dans le régime de pouvoir contemporain[38]. Dillon, quant à lui, s’inspirant de Foucault et de Giorgio Agamben, propose une interprétation de la souveraineté et de la biopolitique comme deux régimes de pouvoir partageant un principe commun, celui de créer une vie qu’ils puissent contrôler. C’est-à-dire que la définition même de la vie dans sa plus simple expression implique un principe stratégique sur lequel le régime de pouvoir appuie sa propre reproduction.

Les auteurs inscrivent leur problématique dans un cadre global[39]. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’émergence de la globalisation. Il s’agit plutôt de problématiser les frontières de la zone de paix libérale d’un point de vue global, en analysant la gestion des formes de vie en son sein et à ses limites. Nous avons évoqué que la conception de l’ère globale, vue comme un tissu de relations multicausales et de liens d’interdépendance complexes, a caractérisé certains développements des théories libérales. Dans la version poststructuraliste de ce développement, le cadre théorique dans lequel sont déployées ces conceptions est bien sûr différent. On troque la notion de causes pour celle de relations de promiscuité, de relations intimes et de relations non-linéaires[40]. La thèse de l’antériorité relationnelle radicale nous invite à considérer une entité primordialement à travers les relations qui la constituent[41]. Puis, c’est le prisme théorique de la science complexe qui sert à l’étude de la ggl : « nous mettons l’accent sur le fait que la biopolitique contemporaine, nationale et globale, est guidée par un nouveau discours biophilosophique qui se présente comme une nouvelle forme de science, les ‘sciences complexes[42]’ ».

Dans ce cadre théorique, la proposition que la biopolitique est globale ne signifie pas seulement qu’il y a eu dissémination dans l’espace global de ce que Foucault appelait le biopouvoir. Le bios de la biopolitique a atteint un nouveau seuil épistémique ; la vie est maintenant conceptualisée à travers la loupe de la révolution complexe qui transforme le discours scientifique : « alors que les sciences de la vie subirent des transformations dramatiques au cours du siècle dernier, ainsi le bios, ou cette conception de la vie sur laquelle se modèle le biopouvoir, commença à être conçu différemment, et donc à s’ouvrir stratégiquement à de nouvelles technologies de gouvernement[43] ». Ici, la nouvelle cartographie de la politique du biopouvoir trouve son impulsion dans les principaux concepts de la biologie moléculaire et dans un ensemble de disciplines scientifiques[44]. La gouvernance globale et les théories de la paix démocratique se déploieraient à travers ce registre.

Une originalité de la thèse de Dillon et Reid réside dans cette caractérisation de la globalisation comme la rencontre d’une transformation cognitive, la science complexe, avec un nouveau mode de gestion biopolitique, la paix libérale. La science complexe désigne essentiellement la théorie des systèmes complexes. Selon celle-ci, le monde est principalement constitué de systèmes. Se voulant postcausale et non-déterministe, la science complexe postule qu’un système possède en lui-même le code de son émergence et de sa reproduction ; il s’auto-engendre lorsqu’un « degré critique de connectivité s’établit entre ses ingrédients[45] ». Entre déterminisme et hasard, la science complexe propose que « la solution est l’existence d’un nouveau type de causalité[46] », qui s’articule autour des notions de réseau, de transfert d’informations, de connectivité, d’émergence et de code, et qui seraient les plus aptes à décrire les relations entre les éléments des systèmes. Reprenant cette matrice à son compte, la biopolitique libérale gèrerait des systèmes complexes au niveau global. C’est d’abord dans la sphère cognitive de l’expérience humaine que cette reconfiguration épistémique de la vie se produit : « Nous observons comment l’intérêt stratégique biophilosophique d’initiation et de manipulation de la vie, à l’oeuvre à travers les lois d’organisation et de reproduction des formes de connectivité en réseaux, a été engendré par la confluence des révolutions digitales et moléculaires[47] ». Puis, d’évènement cognitif, elle se diffuse et transforme les pratiques sociales et les relations de pouvoir, par exemple, en révolutionnant les stratégies de surveillance et les stratégies militaires[48].

Dillon et Reid affirment que la science complexe révolutionne la réalité sociale de la même manière qu’elle aurait révolutionné la sphère scientifique : la réalité de la ggl est une copie de théories formulées dans la sphère scientifique[49]. On peut se demander si la théorie ne postule pas une correspondance trop directe entre les discours scientifiques et leurs effets sur le monde social. Il manque ici une approche de la médiation sociale, de la correspondance entre les productions symboliques et leurs effets sociaux. Il nous semble plus prudent de maintenir un a priori selon lequel les sphères cognitives et sociales sont en relation, mais non un duplicata l’une de l’autre.

En quoi ce changement cognitif vers la science complexe est-il lié à la globalisation ? Selon Dillon et Reid, cette révolution scientifique serait « intimement reliée » à plusieurs éléments du contexte de la globalisation. Mais ici, comme dans plusieurs versions des globalization theories, nous sommes confrontés à une énumération de circonstances plutôt qu’à une reconstruction théorique. Trois secteurs – économique, technologique et politique – fourniraient chacun des conditions favorables au déploiement de la ggl décrite par Dillon et Reid. Parmi l’ensemble de candidats qui entrent dans cette rubrique de conditions favorables, on retrouve : la transition du mode de production au mode du code, l’avènement de la science informationnelle et de l’économie du savoir, la révolution dans les affaires militaires (ram), la fin de la guerre froide, la capitalisation des technologies digitales et informationnelles, la globalisation du capital et la transformation des organisations corporatives[50]. La fin de la guerre froide jouerait un rôle pivot en marquant la transition d’une période où l’action humanitaire était essentiellement apolitique à une période où l’humanitaire deviendrait un [51]important lieu et prétexte d’interventions militaires. Cet ensemble de conditions favorables qui permettraient de saisir la spécificité historique de l’ère globale est davantage l’objet d’un étayage empirique que celui d’une reconstruction théorique. Ce qui rapproche cette position de celle de plusieurs néowébériens est le fait de lier la globalisation à un ensemble de processus sociaux, politiques, économiques ou culturels articulés empiriquement.

Cela fait en sorte que sur le plan épistémologique, l’analyse de Dillon et Reid s’expose au problème suivant. De deux choses, l’une : si par principe aucune relation théorique ne vient clarifier les relations entre les différentes variables, ou dimensions de la vie sociale, nous sommes confrontés à un modèle qui ne peut reconstruire qu’a posteriori la chaîne non-linéaire, « non-déterministe, mais non contingente[52] » à la base d’un processus ou d’un événement de la politique globale. Puisque le modèle n’exclut aucun scénario à l’avance, il est en quelque sorte toujours vrai. Par contre, si la position épistémologique veut que malgré le caractère multicausal du changement social, il existe des tendances lourdes (que ce soient les processus de modernisation ou de sécularisation, le développement démocratique, les tendances à la crise), il faut alors articuler ces processus macro-sociaux au moyen d’une théorie qui en précise la dynamique ou la dialectique sociohistorique sur la longue durée.

En résumé, il est possible de saisir le contexte théorique des interventions de Dillon et Reid à l’aide d’une notion comme celle de moment libéral. Les trois projets de recherches connexes exposés plus haut font donc figure d’état des lieux. Dillon et Reid pensent à l’intérieur de ce registre discursif en en modifiant toutefois les catégories fondamentales. Chez eux, la globalisation est une fonction de la reproduction du régime de pouvoir contemporain par une dissémination articulée en termes fonctionnels, les théories de la paix démocratiques deviennent une théorie de la guerre inhérente aux sociétés libérales et les théories de la gouvernance sont révisées à travers un registre inspiré de Foucault. Aussi, les notions dont nous avons identifié la diffusion se retrouvent implicitement (multicausalité) ou explicitement (complexité) dans les travaux des deux théoriciens anglais.

III – La critique du moment libéral : au delà du fonctionnarisme

Le travail théorique de Dillon et Reid s’inscrit dans une tradition réflexive qui occupe une place importante et nécessaire dans le champ des relations internationales. Chaque grand moment libéral des deux derniers siècles a entraîné son lot de contradictions sociales et culturelles qui se sont manifestées différemment au sein des contextes où elles prenaient forme. La tentative de saisir ces contradictions et leurs racines, d’une part dans l’histoire du contexte social où se sont déployées les catégories libérales et, d’autre part, dans l’histoire des catégories libérales elles-mêmes, a été au coeur de l’activité des théories critiques. En évaluant aujourd’hui les positions sur la gouvernance globale libérale, nous bénéficions donc du recul d’expériences théoriques passées. Ce faisant, nous pouvons chercher à désamorcer les pièges qui ont souvent émergé au sein des traditions critiques afin de participer avec elles à une saisie du moment libéral contemporain. Nous soutenons qu’à certains égards, l’entreprise théorique de Dillon et Reid reproduit certaines tendances qui ont miné certaines théories critiques.

L’un des pièges où se sont enlisées les théories critiques, d’Althusser à Wallerstein et de G.A. Cohen à Foucault, a été le recours fréquent à un fonctionnalisme auquel on a prêté la capacité d’expliquer la logique totalisante du monde social. Nous voudrions souligner qu’en dépit de son intention de rompre avec l’épistémologie des théories traditionnelles, l’analyse de Dillon et Reid a parfois recours à des arguments de ce type. Précisément, elle articule parfois de manière fonctionnelle les liens entre la globalisation, le régime normatif libéral, les processus historiques et les agents de la politique globale.

Le fonctionnalisme est une stratégie explicative qui considère que les différentes composantes d’une totalité poursuivent une trame d’action déterminée et sensée mener à sa reproduction. Les relations entre les unités sont expliquées par leur conformité à la stratégie d’ordonnancement d’un principe dominant auquel on attribue une intentionnalité par anthropomorphisme. On se demande, par exemple, comment une action ou un processus social sert la reproduction d’une homeostasis fonctionnelle. En sciences sociales, les fonctionnalistes se posent la question des bénéfices qu’un événement ou un processus engendre pour la reproduction de la totalité sociale ou de l’ordre social. Ces bénéfices, toutefois, sont la plupart du temps inconnus des agents[53]. Ici, les entités ne se voient pas attribuer des intentions, mais des fonctions[54]. Comme dans les théories de la conspiration, la problématique de l’action sociale est abordée par le biais de questions destinées à en trouver l’utilité cachée.

Les travaux de Dillon et Reid reposent parfois sur une variante de fonctionnalisme. La conceptualisation de la ggl comme un système complexe en adaptation aiguillonne leurs explications vers l’identification de liens causaux fonctionnels. L’orientation des comportements des unités est expliquée par leur correspondance avec les principes constitutifs de la rationalité politique de la ggl : « La transformation est donc effectuée selon l’efficacité actuelle et les critères de performance de la bonne gouvernance – économique et politique – mis en place par les institutions variées de la paix libérale globale[55]. » L’administration biopolitique de la vie par les réseaux de savoir/pouvoir est vue comme l’opération d’une entité totale sur ses parties[56]. En effet, la ggl, comme régime de pouvoir « produit ses effets en établissant des relations entre des unités dont la constitution même en tant qu’unités est, d’une part, une fonction du principe qui gouverne la dissémination stratégique et, d’autre part, l’organisation qui constitue l’opération du pouvoir comme tel[57] ». Donc, l’adaptation sans cesse renouvelée des agents au régime biopolitique reproduit et réactualise ce même régime.

Dans ce modèle, le (dés)ordre est envisagé comme une redéfinition constante des tactiques, des stratégies et des buts, ceux-ci étant à la base des relations entre les éléments. La ggl problématise ce (dés)ordre en produisant des éléments émergents qui s’inscrivent dans son horizon et participent à sa réorganisation permanente. Le tout explique l’événement (émergence) et l’événement est ce qui reproduit le tout : « la gouvernance globale libérale est un état continu d’émergence[58] ». Cette position théorique conduit à deux tensions, une indétermination de l’origine des processus sociaux et une tendance à traiter les agents comme des acteurs passifs.

On en trouve une illustration dans la relation qu’entretient la ggl avec les « complexes politiques émergents » qui « se produisent aux limites de la paix libérale, où ce régime de pouvoir rencontre des normes et des pratiques qui diffèrent violemment des siennes[59] ». Ici, le tout que forme la ggl entretient un rapport fonctionnel avec son environnement immédiat. Elle l’attire en son sein en y puisant de l’énergie et en s’y adaptant. Ceci engendre un mouvement de dissémination et de constante redéfinition, à la fois de la ggl et de ses complexes. Selon Dillon et Reid, la dissémination de la ggl et la transformation des sociétés à ses frontières sont donc les deux faces de la même médaille. Les rationalités politiques de la paix libérale sont confrontées à des formations sociales organisées selon des principes non libéraux. Toujours selon ces auteurs, « alors que l’internationalisme libéral aspirait autrefois à un idéal de gouvernement mondial, aujourd’hui la ggl poursuit l’administration de la vie et la gestion des populations à travers le déploiement de techniques de pouvoir biopolitiques[60] ». Cette nouvelle forme de gouvernance « cherche à gouverner sans gouvernement, ou du moins en s’appuyant le moins possible sur des règles, sur l’usage domestique de la force et sur des législations[61] ». À travers les catégories des sciences complexes, le système de classification de ce mode de gouvernance appréhenderait l’ensemble des éléments à ses frontières comme une menace en devenir : « l’être-en-relation est une forme de devenir qui est nécessairement une forme de devenir-dangereux[62] ».

Dans cette confrontation, la ggl utilise ses réseaux pour transmettre le code libéral à ces sociétés, par l’entremise d’ong, d’interventions militaires, d’institutions internationales ou de réseaux informationnels. Ce code est transmis de plusieurs façons, que ce soient les conditionnalités de l’aide humanitaire, les plans d’ajustements structurels du fmi, la refonte des institutions d’un État vaincu militairement, etc. Ces codes agissent, d’une part, comme structurants de l’environnement des sociétés considérées comme des systèmes complexes en adaptation et, d’autre part, comme la reproduction de la rationalité politique de la ggl. En orientant les environnements (institutionnels, économiques, politiques, etc.) de ces sociétés hors de la zone de paix libérale, la ggl modifie les codes qui alimentent ces systèmes complexes et par le fait même modifie ces systèmes en les ordonnant biopolitiquement. Ces complexes politiques émergents servent la dissémination de la ggl et la reproblématisation persistante de l’ordre qui l’entretient[63].

Cela dit, certains théoriciens libéraux ne renieraient pas le caractère belliqueux que Dillon et Reid attribuent aux conséquences pratiques de leur conception. De Rummel à Ignatieff, par exemple, les libéraux ont approuvé la guerre en Irak. Ils ont approuvé explicitement la guerre contre la terreur en suivant un raisonnement analogue à celui que leur prêtent Dillon et Reid implicitement : là où les autres moyens (humanitaires) échouent, la guerre est le moyen de ramener les voyous et les barbares sur la voie du développement démocratique. Cette position va dans le sens des variantes des théories de la paix démocratique qui soutiennent que les régimes démocratiques sont belliqueux à l’endroit des régimes qui ne le sont pas. La théorie de Dillon et Reid, quant à elle, explique l’agressivité des régimes démocratiques envers les régimes qu’ils ne perçoivent pas comme démocratiques comme la résultante fonctionnelle de la tendance globalisante du régime libéral. L’invasion américaine de l’Irak est expliquée à la lumière de cette relation entre la ggl et les complexes politiques émergents. Selon Reid, il s’agit d’une opération regroupant à la fois des éléments de pouvoir souverain (l’armée américaine), et des éléments de pouvoir biopolitique (le réseau déterritorialisé d’agences et d’informations constitué pendant le programme onusien « pétrole contre nourriture » qui sert de base d’information et d’action pour l’intervention militaire américaine[64]). On assisterait donc à l’opération d’un régime de pouvoir où se rencontrent biopolitique et souveraineté, et où serait transmis le code libéral dans l’environnement politique en question. Une économie de marché, un régime parlementaire, une orientation pro-occidentale devraient permettre à l’Irak d’intégrer le réseau de la ggl et de participer à sa reproduction élargie. Toutefois, le prix à payer pour cette explication est un glissement fonctionnaliste puisque, d’une part, la ggl est l’explanans des complexes politiques émergents, et que d’autre part les complexes politiques émergents sont simultanément l’explanans de la dissémination/reproduction de la ggl : « Le (dés)ordre qui entoure la zone de paix libérale est aussi clairement une fonction – férocement contestée – de son propre agenda normatif, politique, économique et militaire, de ses dynamiques et pratiques, et des répercussions qu’elles provoquent dans le monde[65] ».

Or, une chose que ni la théorie libérale, ni sa critique n’expliquent, c’est le caractère sélectif de cet impératif fonctionnel de « transmettre le code libéral » ou de « mener une guerre juste ». Pourquoi les États libéraux, et les États-Unis en tête, entretiennent-ils des relations harmonieuses avec des régimes qui ne sont pas démocratiques ? Comment expliquer que la ggl tolère le régime de Ryad et s’en prenne à l’Irak, soutienne Pinochet mais pas Allende, Somoza mais pas Ortega ? Il y a un moment politique ici qui semble laissé-pour-compte.

Malgré son explication pénétrante d’aspects problématiques dans les théories libérales, celle de Dillon et Reid n’est pas entièrement en rupture avec l’ontologie de ces dernières, ni avec le fonctionnalisme qui en a caractérisé les critiques. Nous avons souligné plus haut que certaines contributions libérales et néo-wébériennes au discours sur la globalisation partagent un jardin sémantique où fleurit une épistémologie qui se veut radicalement complexe, interdépendante et multicausale. Bien qu’ils en fournissent une version acide, et bien qu’ils aient été inspirés par une tradition différente, Dillon et Reid s’insèrent dans cet horizon quand ils soutiennent que les conditions d’émergence socio-historique de la ggl se déclinent en une combinaison de facteurs économiques, technologiques, militaires et politiques sur le chemin de sa reproduction.

Conclusion

Une théorie critique de la gouvernance libérale globale gagnerait à développer deux dimensions : une sociocritique des catégories libérales et une critique du fonctionnalisme qui ne peut renoncer à une problématisation de l’histoire qui va au-delà d’une description de celle-ci comme un vaste flot de contingences. Elle devrait inscrire les agents des relations internationales dans un horizon historique en reconstruisant le développement différencié et géopolitiquement inégal du capitalisme, du libéralisme et de la guerre.

Les théories de la paix démocratique adhèrent aux canons de l’économie marginaliste en empruntant une conception de l’activité sociale tributaire de l’individualisme méthodologique et d’une conception instrumentale de la rationalité. En raison de leurs croyances et de leurs institutions, les États libéraux considéreraient plus optimal de régler leurs différends pacifiquement, plutôt que par la guerre. Inversement, Dillon et Reid soutiennent que la formation des États libéraux a mis en place une violence structurelle qui s’est diffusée dans l’ensemble de l’ordre géopolitique, en particulier depuis 1989[66]. Bien que diamétralement opposées, ces théories présentent un portrait homogène du développement de l’ère moderne, du libéralisme et du capitalisme. En ne problématisant pas suffisamment la dynamique géopolitique et les disparités nationales et régionales du développement du capitalisme, ces analyses masquent les différences diachroniques et synchroniques qui ont caractérisé les développements institutionnels des États dits libéraux et ne nous permettent pas de reconstruire l’ère moderne comme un processus différencié et contradictoire[67].

De plus, la théorie de la paix démocratique repose sur une abstraction de l’économique et du politique qui propose une image incomplète du développement historique d’institutions comme le marché, le commerce, la souveraineté et la territorialité moderne. Ses avocats soulignent avec justesse que les États libéraux se font rarement la guerre, mais leurs critiques ont raison d’observer que les États-Unis, l’Angleterre et la France sont parmi les principaux producteurs et exportateurs d’armes[68]. Plusieurs observent donc que l’on « pourrait conclure que les grandes puissances ont exporté la guerre au reste du monde, et ont sauvé leur énergie pour s’entre-détruire lors d’explosions concentrées[69] ». Plus fondamentalement, il y a lieu d’une part de s’interroger sur la façon dont le pouvoir se reproduit au sein des États capitalistes et d’autre part de montrer que la séparation de l’économique et du politique qui caractérise leur société civile permet à des secteurs de celle-ci de reproduire leur pouvoir intensivement à travers le marché au sein, comme à l’extérieur, de leur territoire national sans violer explicitement la souveraineté d’autres États[70].

Dans cet ordre d’idées, la force des arguments sociohistoriques proposés par Benno Teschke et Hannes Lacher a été de montrer les trajectoires sociohistoriques et les stratégies géopolitiques différentes adoptées par l’Angleterre et les États européens à partir de la Révolution glorieuse. Les relations sociales capitalistes transformèrent en profondeur l’Angleterre, mais également les États de son orbite géopolitique qui cherchèrent à s’adapter à sa productivité et à son dynamisme. Ces transformations allaient entraîner une mutation de la souveraineté et de la territorialité moderne. Les États continentaux eurent à adapter leurs institutions afin de soutenir cette pression géopolitique. Ce processus prit différentes formes et constitua une dimension importante de la reconfiguration des relations de pouvoir dans ces autres sociétés. Dans ce mouvement d’adaptation géopolitique, de la France napoléonienne à l’empire Ottoman, du Japon de Meiji à la Prusse de Bismarck, les forces locales empruntèrent différents éléments aux courants libéraux et modernes. Ce mouvement se combina à chaque fois à un contexte local spécifique qui mena tantôt vers un repli autoritaire, tantôt vers une modernisation différenciée. Les forces politiques aux frontières de la paix libérale ne se font jamais intégrer de façon passive ou fonctionnelle. Les agents au sein de ces formations sociales s’adaptent par des stratégies contradictoires de résistance et de collaboration.

Une sociologie historique qui se penche sur la spécificité du capitalisme et de sa relation avec le libéralisme doit également questionner la conception du commerce en tant qu’institution essentiellement pacificatrice. Cette thèse est mise à mal par le fait que, pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, le commerce et l’ouverture des marchés furent des activités fortement militarisées, voir militarisées par définition chez les mercantilistes. Ceci se transforme avec le capitalisme alors que la régulation internationale du fonctionnement des marchés au profit de certains États deviendra une façon de se reproduire socialement sans avoir recours à l’usage systématique de la guerre[71]. Teschke et Lacher soulignent que dès son essor l’ère moderne se caractérise par l’expansion d’un ordre géopolitique des relations interétatiques héritées de l’Europe absolutiste et par leur violation systématique du fait de la diffusion des relations sociales capitalistes[72]. L’opposition entre globalisme et étatisme, ici, n’est pas un phénomène caractérisant la fin du siècle dernier, mais une composante de la modernité des relations internationales, où l’État territorial moderne, souligne Lacher, n’a jamais réellement contenu sa société[73].

Dans cet article, nous avons présenté la critique des théories de la paix démocratique articulée par deux de ses critiques les plus acerbes. Puis, nous avons identifié certains aspects de ce projet théorique que nous trouvons moins incisifs. Les sociétés, comme les théories, dites libérales recèlent un nombre important de contradictions. Pour reconstruire l’origine, l’actualité et l’avenir de ces contradictions, nous suggérons le dépassement d’une part du récit trop optimiste qui tend à les omettre, et d’autre part du récit cynique qui les considère comme un flot de contingences historiques. Nous avons finalement suggéré la reconstruction des séquences historiques au sein desquelles certaines catégories d’analyse se sont développées et souvent retirées de l’histoire. Puis, il faut remonter la chaîne du temps en reconstruisant l’étonnante carrière parallèle des catégories d’interdépendance, de complexité et de multicausalité au sein des théories libérales, néowébériennes et poststructuralistes, qui, bien souvent, abdiquent à penser les processus historiques au sein desquels elles ont émergé.