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Les interventions militaires soulèvent plusieurs interrogations et dilemmes auxquels bon nombre se sont déjà attardés, selon les contextes sociopolitiques nationaux et internationaux de l’époque. Avec la fin de la guerre froide et les attentats terroristes du 11 septembre 2001, les questions de la justification morale du recours à la force, du vocable employé pour le faire, des moyens stratégiques privilégiés ainsi que des sources d’autorité et de légitimité prennent un sens différent à mesure que les États adaptent leurs comportements. En ce sens, l’ouvrage sous la direction de Gilles Andréani et de Pierre Hassner arrive à point, car les réflexions et les réponses qui y sont proposées éclaircissent plutôt qu’elles n’obscurcissent le lecteur sur les dilemmes moraux posés par les interventions militaires d’aujourd’hui.
À partir des conflits dans les Balkans, en Afghanistan et en Irak, les quatorze contributeurs de Justifier la guerre ? tentent de répondre à ces dilemmes. Produit d’un colloque scientifique, l’ouvrage collectif s’adresse aux initiés en relations internationales. La perspective multidisciplinaire adoptée a de quoi plaire autant aux politologues, aux juristes qu’aux philosophes. Elle n’approfondit cependant pas autant que souhaité les débats théoriques en relations internationales, politique étrangère, droit international et philosophie politique liés aux dilemmes moraux abordés.
Andréani et Hassner signent une introduction qui met en contexte chacune des trois parties de l’ouvrage. Les auteurs soulignent d’abord le « retour de la morale », où l’humanitaire et le sécuritaire s’entremêlent, et où le nécessaire mais difficile équilibre entre morale et droit doit s’établir. Ils posent ensuite leur regard sur les «nouvelles menaces», nommément le terrorisme international et la prolifération d’armes de destruction massive, et font état des diverses stratégies possibles pour y répondre, de la doctrine de préemption à l’inaction. Enfin, ils introduisent les thèmes de légitimité et d’institutions internationales en s’interrogeant quant aux différentes paix possibles, « par l’empire ou par la loi, par l’équilibre ou par la coopération ».
Cinq auteurs se penchent, dans une première partie essentiellement théorique, sur le jus ad bellum (la guerre juste) et le jus in bello (la conduite de la guerre). Adam Roberts (chap. 1) présente une interprétation de chacune, estimant que l’on doit élargir l’idée de guerre juste à celle de « recours justifiables à la force militaire », où y serait inclue la notion de « paix juste » pour la période post-intervention. Michael Quinlan (chap. 2) tente quant à lui d’appliquer la théorie de la guerre juste au recours à la guerre et à la conduite de la guerre, mais s’attarde surtout à l’intervention militaire en Irak (2003). Christian Mellon (chap. 3) offre une analyse fort intéressante de l’adaptation et de la réinterprétation des positions de l’Église catholique vis-à-vis du recours à la force. Parmi les positions actuelles de l’Église, il souligne, entre autres, le devoir de venir en aide aux victimes ainsi que la condamnation de la guerre sainte. Ariel Colonomos (chap. 4) présente habilement certaines contradictions du modèle de la guerre juste et montre, en se servant du cas de la guerre en Irak, les reproductions actuelles de ces contradictions. Enfin, Éric Chevalier (chap. 5) se penche sur les leçons à tirer des situations d’après-guerres (Balkans, Afghanistan, Irak et Haïti) pour évaluer si la situation est plus satisfaisante après l’intervention qu’avant. Il plaide notamment pour l’affichage d’objectifs réalisables, pour une stratégie inclusive d’abord, puis progressivement plus sélective dans le choix des acteurs avec qui traiter.
La seconde partie de l’ouvrage aborde les questions liées à la « guerre contre le terrorisme ». Adam Roberts (chap. 6) signe un second texte où il présente plusieurs propositions (ouvertement simplificatrices) que révèle une analyse « historique » de la guerre contre le terrorisme. Pour vaincre ce dernier, les États-Unis (et leurs alliés) devront, entre autres, privilégier une stratégie policière plutôt que militaire et mettre l’accent sur le caractère destructeur pour les sociétés qui le produisent plutôt que comme une menace contre les États occidentaux. Gilles Andréani (chap. 7) tente quant à lui de démonter « les arguments en faveur de l’existence d’une guerre contre le terrorisme ». Le vocable de « guerre » sert à son avis ceux-là mêmes qu’il tente de combattre et, par le fait même, rend de moins en moins probable l’existence d’une telle guerre dans les faits. Christophe Bertram (chap. 8) abonde dans le même sens en affirmant qu’il ne s’agit pas d’une «guerre» mais d’une situation d’urgence, tout en offrant en parallèle des arguments en faveur de l’expression « guerre contre le terrorisme ». Enfin, Michael Glennon (chap. 9) se distingue en stipulant que le terrorisme ne doit pas être traité comme un problème criminel, ni militaire, mais plutôt sous l’angle d’un nouveau paradigme. Ce « réalisme pragmatique » doit concilier liberté et sécurité et développer de nouveaux compromis en fonction de l’expérience et de principes adaptables.
Signant un second texte qui ouvre la troisième partie de l’ouvrage, Glennon (chap. 10) estime que l’art. 2, par. 4 de la Charte des Nations Unies (qui balise l’usage de la force militaire par les États) est mort. En effet, si l’on se fie aux comportements et à certaines déclarations des États (surtout des États-Unis), le choix du recours à la force demeure un privilège national et, de ce fait, la règle établie par la Charte des Nations Unies est devenue une « réminiscence historique ». Critiquant ce point de vue, Pierre Buhler (chap. 11) affirme que, d’un point de vue juridique, pour attester de la désuétude d’une norme et de son remplacement à la suite de nouvelles pratiques, une norme coutumière doit s’imposer par une preuve de pratiques générales, « acceptée comme étant du droit ». Mats Berdal (chap. 12) se penche quant à lui sur la relation multilatéralisme/unilatéralisme en fonction des débats actuels à l’égard des Nations Unies. Il estime que l’on ne doit pas opposer ces deux approches de façon binaire, mais les traiter de façon complémentaire. Bien que préférable, le multilatéralisme a souvent besoin, pour réussir, qu’un État puissant en prenne la direction. Abordant le thème de la justice pénale internationale, Antoine Garapon (chap. 13) fait deux « constats pragmatiques » : d’abord, qu’un embryon d’espace public international se précise, dont la force de contrainte n’est cependant pas similaire à celle de l’espace public interne. Ensuite, que les expériences de justice pénale internationale ont eu pour effet de « relancer les rapports politiques internes », notamment par une responsabilisation de la justice nationale (dont l’affaire Pinochet constitue l’exemple le plus probant). Ward Thomas (chap. 14) offre quant à lui dix propositions relatives à la légitimité en relations internationales, propositions empruntant au constructivisme, au réalisme et à l’« école anglaise ». Il estime qu’en raison de sa nature intersubjective, la légitimité d’une norme doit être reconnue par un groupe donné. Cette norme est non seulement tributaire de principes moraux, mais également de relations de pouvoir, et demeure donc qu’un facteur parmi d’autres expliquant le comportement des États.
En conclusion, Pierre Hassner rassemble habilement les diverses réflexions contenues dans l’ouvrage pour les mettre les unes en regard des autres. Il en ressort un refus commun des positions extrêmes, notamment vis-à-vis des dilemmes urgence d’agir/besoins à long terme ; devoir d’ingérence/conditions et conséquences géopolitiques de l’intervention militaire ; et unilatéralisme/multilatéralisme. En regard de ces dilemmes et des positions des contributeurs, Hassner formule trois propositions générales, dont une qui souhaite la mise en place d’un régime semi-constitutionnel mixte capable d’établir un « équilibre entre inégalité et réciprocité, pluralisme et solidarité ».
En définitive, Justifier la guerre ? offre plusieurs bonnes réflexions sur la manière de dépasser les dilemmes posés par les interventions militaires postguerre froide. Un consensus se dégage en faveur d’une approche pragmatique, patiente, prudente et circonstanciée sur chacun des thèmes abordés. Il est cependant à noter l’absence d’analyses systématiques ou comparatives de cas d’études ainsi que le traitement sommaire et imprécis des éléments de débats entre les contributeurs et des perspectives théoriques adoptées. Considérés individuellement, plusieurs chapitres offrent néanmoins des propositions qui auront certainement pour effet d’alimenter les débats sur le thème en question.