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L’ouvrage de Gilles Bertrand propose une relecture des conflits entre Grèce, Turquie et Chypre à l’aune d’un paradigme plus ouvert et, à mon sens, plus intéressant que celui des strictes relations internationales. En se proposant d’analyser l’ensemble du conflit helléno-turc, depuis l’indépendance de la Grèce en 1830, mais essentiellement dans la période récente, l’auteur explique qu’il ne prétend pas nous enseigner quelque révélation nouvelle sur son histoire, mais bien plutôt analyser, à diverses échelles, le jeu de l’ensemble des acteurs, et non plus seulement des relations entre les États.

Gilles Bertrand, qui signe ici une version modifiée de sa thèse de doctorat, a bien conscience que son ouvrage s’inscrit dans une longue tradition de textes sur le conflit étudié. Il en mentionne plusieurs en introduction, et plus encore en bibliographie, y compris des sources grecques et turques – il est donc permis de supposer que l’auteur, dans le cadre de ses recherches, a eu accès à la littérature produite par les deux parties, de même que de nombreuses entrevues ont été menées auprès des acteurs grecs et turcs. Parmi les auteurs dont il fait mention, M. Bertrand souligne particulièrement les analyses de Dimitri Kitsikis, L’empire ottoman (1994), ou encore de Semih Vaner (dir), Le Différend gréco-turc (1988), sans préciser si ces ouvrages ou d’autres textes ont eu sur lui une influence majeure – et c’est tant mieux. En revanche, M. Bertrand s’en prend à la théorie du « choc des civilisations », parfois avancée par certains politiciens et journalistes, et aussi par certains chercheurs, dont son auteur, pour définir un nouveau paradigme des relations internationales postguerre froide. Récusant toute analyse en termes de choc entre « civilisation musulmane » et « civilisation orthodoxe » qu’Huntington lui-même est bien en peine de définir, tout comme la notion de « haines ancestrales » chère aux analyses des tabloïds, l’auteur s’emploie plutôt à démontrer en quoi les tensions reflètent, beaucoup plus qu’un mécanisme nécessaire de conflit entre cultures différentes, les transformations des appareils politique et de la société, en Grèce comme en Turquie post-ottomane. Le conflit gréco-turc est présenté comme « un ensemble d’interactions au niveau international dont une grande partie résulte avant tout de processus parallèles de construction de l’État-nation par des élites occidentalisées à qui se pose le problème de la définition de la nation » – on pourrait ajouter : et de la légitimité de leur pouvoir. C’est pour parvenir à étayer cette hypothèse que M. Bertrand procède par des analyses à plusieurs échelles, en tenant compte d’une multitude d’acteurs, en particulier des associations, mouvements, groupes de pression, partis politiques, dont le jeu, tout autant que les politiques des divers gouvernements et en interaction avec ceux-ci, contribue à orienter les lignes politiques du conflit.

La partie théorique est fort intéressante, malgré quelques formules un peu lapidaires dont le sens peut échapper au lecteur. Les parties qui entrent dans le vif du sujet témoignent d’un réel souci d’équilibre dans la présentation des différends, ainsi que d’une analyse systématique des sources secondaires et primaires disponibles. L’auteur ne néglige pas non plus les tensions régionales (tensions gréco-albanaises, 1992 ; conflit sur la reconnaissance de la Macédoine ; guerres de Yougoslavie et relations entre Belgrade et Athènes, qui, d’ailleurs, dément totalement la présence d’un quelconque front commun orthodoxe, mais souligne l’instrumentalisation des discours nationalistes par les acteurs).

On trouve des imprécisions ou des aspects perfectibles dans cet ouvrage, comme dans tous les autres. Ainsi, l’orthographe de noms de chefs d’État ou de gouvernement, comme Kroutchev pour Khrouchtchev, répété à plusieurs reprises, laisse penser à une relecture hâtive, de même que Enver Hodxa en lieu et place de Hoxha. Dans un autre régistre, dans le différend gréco-macédonien, l’auteur semble accepter la thèse grecque selon laquelle les Macédoniens de l’Antiquité parlaient un dialecte grec, constituaient donc un peuple grec, et que, partant, l’héritage macédonien antique, dans son ensemble, appartient à la Grèce ; or, cette interprétation, qui est partisane, demeure sujette à débat, car, si la cour de Philippe II et d’Alexandre parlait la langue commune grecque – êïéíÞ (koinè) – la langue macédonienne de l’époque s’apparentait plutôt au thrace ancien et à l’illyrien, selon plusieurs historiens et linguistes. Mais ce sont là des points de détail, qui n’enlèvent rien à la qualité de l’analyse, pas plus que la prise de position finale de l’auteur, en conclusion, ne saurait relativiser la portée de son essai. En effet, M. Bertrand conclut que les accords de paix fondés sur la partition – Inde/Pakistan, Bosnie, Chypre, pour n’en nommer que quelques-uns – ne sont que des machines à fabriquer des ennemis, en consacrant une division ethnique là où elle n’existait pas nécessairement avant l’avènement des discours nationalistes. On peut comprendre sa position ; y a-t-il d’autres solutions ?

Un seul regret, à la lecture de cet ouvrage, mais l’auteur n’y est pour rien : avec les développements récents à Chypre (référendum du 23 avril 2004 sur le plan de paix de l’onu, rejeté par la partie grecque mais approuvé par la partie turque ; entrée de la République de Chypre dans l’Union européenne ; rebondissements dans les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union), la dernière partie est quelque peu incomplète, mais constitue une excellente grille de lecture des événements actuels. Un excellent ouvrage donc, tant pour la qualité des informations présentées, que pour leur traitement et leur portée théorique sur l’origine des conflits nationaux.