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L’analyse économique des guerres civiles est très insuffisante. Michael Pugh et Neil Cooper, avec l’aide de Jonathan Goodhand, mettent en évidence les dimensions des économies de guerre, dans le cadre d’une réflexion sur le développement et la paix durables. Or, les responsables internationaux du maintien de la paix (peacebuilding) négligent trop souvent la dimension économique de leur action. La reconstruction d’après-guerre n’est pas assez prise en compte et le modèle libéral de développement produit des inégalités qui deviennent souvent le terreau de nouveaux conflits.

Les auteurs insistent sur les fondements économiques des conflits et la nécessité de les prendre en compte dans les opérations de maintien de la paix. D’abord, une analyse limitée au simple niveau national n’est pas suffisante, car il faut intégrer les liens régionaux (sanctuaires de résistance, questions ethniques, économie souterraine, relations commerciales entre les régions, griefs, etc.) qui constituent souvent des obstacles à la transformation interne du pays. Ensuite, le conflit des pays en développement n’est pas toujours un problème régional, il peut être la conséquence de la globalisation économique. Dans ce contexte, les organisations financières internationales, dont l’action est fondée sur l’ordre libéral, exercent souvent une influence négative sur la paix, en créant les conditions des inégalités productrices de conflits. Les grands principes du consensus de Washington, comme la discipline fiscale, le monétarisme, la libéralisation des marchés, l’ouverture aux capitaux étrangers, la dérégulation des marchés ou la réduction du rôle de l’État dans les économies nationales ont été des facteurs importants d’instabilité des économies en développement. Il en a résulté un accroissement de la vulnérabilité des économies nationales et du pouvoir étatique, avec le développement des conflits internes, l’essor de l’économie souterraine et l’apparition éventuelle de la corruption et du crime organisé.

L’analyse des économies de guerre suppose une réflexion sur les motivations et la force des acteurs principaux, les stratégies des citoyens pour survivre aux conflits internes, les mécanismes économiques qui subsistent et les objectifs à terme des combattants. Les opérations de maintien de la paix ont trop négligé l’importance des relations transrégionales et des activités de l’économie souterraine. Les règlements des conflits ne doivent pas être sous-estimés, car les « mercenaires », les trafiquants et les corrupteurs n’ont pas toujours intérêt à la fin des hostilités, même lorsque celles-ci commencent à être réduites par des accords éventuels. Autrement dit, la guerre bénéficie à des groupes d’intérêt qui ne constituaient pas, à l’origine, les acteurs spécifiques du conflit. Les seigneurs de la guerre ou les mafieux veillent à leurs propres intérêts. En outre, si la situation économique, politique ou militaire aux frontières n’est pas fiable, le conflit peut renaître rapidement, comme cela a été le cas pour l’Afghanistan ou le Kosovo-Macédoine. Ces dimensions ne sont pas toujours prises en compte dans les opérations de maintien de la paix, ce qui limite les chances de la paix durable.

Trois pays font l’objet d’une étude documentée particulière : l’Afghanistan, la Sierra Leone et la Bosnie-Herzégovine. Pour l’Afghanistan, Jonathan Goodhand estime que les analyses actuelles manquent de profondeur historique. Il rappelle le poids de l’histoire et de la culture dans ce conflit aux résonances mondiales. Il n’y a pas de paix formelle et la présence internationale masque toujours les rivalités internes et frontalières. Le commerce de l’opium fournit des revenus qui sont autant de pouvoir pour les seigneurs de la guerre. L’aide internationale n’est pas suffisante pour lutter contre cette déviance du système économique afghan. Dans ces conditions, la paix durable ne peut valablement s’inscrire dans le futur de l’Afghanistan qu’avec une aide massive pour le développement économique du pays et l’établissement d’un État fort, véritable monopoleur de la violence. La paix en Afghanistan n’est pas pour aujourd’hui, car le monde « libéral » international n’intervient que lorsque ses intérêts sont directement concernés.

La guerre civile de la Sierra Leone ne peut trouver de solution fiable si l’on ne tient compte que des seuls facteurs internes. Le rôle de la corruption au plus haut niveau de l’État et l’importance des nouveaux propriétaires ne constituent pas un facteur favorable à l’établissement d’une paix durable. En outre, la guerre du diamant ne concerne pas la seule Sierra Leone. Si les actions de maintien de la paix en Sierra Leone ont aujourd’hui de meilleurs résultats que les tentatives précédentes, la question principale porte sur la durée d’une paix encore bien fragile. Or, les politiques des institutions internationales et des donateurs externes appliquent des règles qui peuvent indirectement favoriser les conflits, sans favoriser le développement économique.

L’expérience du maintien de la paix en Bosnie-Herzégovine met en évidence la dynamique de la transformation économique de la société. L’histoire de ce pays est celle, plus large, de la balkanisation. La guerre a été une constante territoriale. Aujourd’hui, les Balkans ont retrouvé une certaine stabilité, mais il n’est pas certain que les problèmes ethniques soient définitivement évacués. La présence internationale importante et l’essor de l’économie souterraine sont autant d’indicateurs d’une paix provisoire et fragile. Il n’est pas certain que les problèmes de fond soient résolus et les inégalités économiques constituent autant d’encouragements à de futurs combats.

Dans ces conditions, les auteurs critiquent la « paix libérale ». Le contrôle du maintien de la paix ne protège pas le pays contre le « virus du désordre » du monde développé. Les stratégies actuelles tendent à développer les valeurs démocratiques, la libéralisation de l’économie et leur ouverture vers le monde. Or, ces actions peuvent même être contre-productives ou, au mieux, inefficaces en termes de maintien de la paix. Le système libéral laisse s’organiser les forces qui n’ont pas intérêt à la paix. Dans ces conditions, il est nécessaire de promouvoir une stratégie plus large favorisant la neutralisation des seigneurs de la guerre et des mafieux, d’améliorer l’efficacité des sanctions, de développer de nouvelles structures collectives favorables à un rôle central de l’État dans le domaine de la sécurité intérieure, de faciliter le développement économique régional ou d’entreprendre un accord transrégional pour une paix durable.

Cet ouvrage répond en écho à la thèse de Mayeul Kauffmann, « Les organisations économiques internationales face à la sécurité et aux dépenses militaires. Une analyse économique », Université de Grenoble, 2004, qui montre, par une analyse économétrique adaptée, que les organisations internationales ne favorisent pas toujours la paix durable, que leurs exigences économiques normatives n’ont pas facilité la fraternisation des citoyens et qu’elles ont parfois accentué les pouvoirs occultes. Ce projet de l’International Peace Academy fait un constat sans concession d’une globalisation peu soucieuse des inégalités et centrée sur un progrès technologique et économique global qui masque des disparités et soutient indirectement des conflits aux fortes conséquences humaines et sociales.