Abstracts
Résumé
Cette étude jette un regard critique sur la radicalisation idéologique dans l’affirmation du pouvoir souverain des États-Unis dans le contexte de la lutte globale contre le terrorisme. Elle entreprend de revisiter les représentations néoconservatrices de la puissance américaine à travers l’articulation discursive d’un nouvel empire/renouveau impérialiste américain. Elle questionne en outre l’impact politique réel et symbolique du discours néoconservateur dans la politique étrangère de la première administration de George W. Bush, ainsi que la conséquence indirecte de ceux-ci dans la production théorique des Relations internationales. Sont ainsi abordés: l’influence du néoconservatisme sur la politique étrangère américaine dans l’après-11 septembre ; le nouvel « impérialisme démocratique » américain et le traitement discursif de l’idée d’un nouvel empire/impérialisme américain dans les Relations internationales.
Abstract
This study sheds a critical light on the ideological crystallization in the affirmation of us sovereign power in the context of the global war on terror(ism). It undertakes to revisit the neoconservative representations of American power through the discursive articulation of a new empire/« return to imperialism » (the « new imperialism » thesis). In short, it addresses the real political and symbolic impact of the neoconservative discourse on foreign policy under the first George W. Bush administration, as well as their indirect consequence in the theoretical production in International Relations. The study covers three main points : the influence of neoconservatism on post-September 11 us foreign policy ; the new American « democratic imperialism » ; and the discursive treatment of the idea of a new American empire/imperialism in International Relations.
Article body
Au début de la présidence de George W. Bush, plusieurs observateurs de la vie politique américaine[1] étaient sous l’impression d’assister à un « nouvel unilatéralisme » de la part des États-Unis qui contrastait avec le multilatéralisme allégué aux administrations de Bill Clinton. En effet, plusieurs actions posées par l’administration de George W. Bush, dont le retrait d’engagements internationaux (le Protocole de Kyoto, la Cour pénale internationale, la Convention sur les armes biologiques, etc.), l’augmentation massive des budgets de la défense et la relance du projet de système de défense antimissile, ont choqué tant elles semblaient le reflet d’une attitude cavalière. Cela, d’autant plus que le contexte d’accession à la présidence de Bush s’était fait sur une trame de fond de crise politique nationale. Certains craignaient que cela présage un nouveau penchant conservateur au sein de l’appareil exécutif gouvernemental américain, surtout avec la présence dominante de personnalités reconnues pour leurs positions conservatrices, telles que Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz.
Les convergences entre le discours néoconservateur et la conduite stratégique de l’administration Bush ont redéfini la puissance américaine, ou plus précisément, sa représentation. Le 11 septembre allait devenir la caution morale de cette nouvelle vision de la puissance américaine véhiculée à travers l’exercice de la puissance militaire et le désir de sécurité nationale et de suprématie globale. Pour l’administration Bush, le 11 septembre est interprété comme entraînant nécessairement un virage majeur par rapport au passé immédiat quant à la nature des menaces à la sécurité nationale américaine et des défis posés à la puissance américaine. Le xxie siècle est jugé plus dangereux et utilisé comme légitimation pour modifier radicalement la doctrine stratégico-militaire et augmenter de façon considérable les capacités de défense des États-Unis[2].
Depuis le 11 septembre 2001, la prédominance de la puissance américaine semble donc aussi incontestable qu’inexorable. Purger le 11 septembre de l’exceptionnalisme qu’on lui prête, dans les discours américains notamment, nous apparaît dans ce contexte indispensable pour l’analyse critique[3]. Le discours est une activité sociale autant qu’une activité intellectuelle : dans une analyse qui tient compte du contexte discursif de la pensée, la notion de discours permet d’échapper à une dichotomie souvent effectuée entre un « événement » (un phénomène social) et une idée (un phénomène intellectuel). Dans ce contexte, une idée qui a contribué à un discours constitue un « événement » au même titre « qu’une balle tirée dans une guerre ou l’invention d’une machine[4] ». En ce sens, les contributions des néoconservateurs au discours de la sécurité nationale des États-Unis ne sont pas des idées désincarnées et ne doivent pas être sous-estimées. Leur rhétorique faisant des États-Unis un nouvel Imperium romain reposant sur la puissance militaire globale n’est pas sans importance, puisque c’est à travers cette image que sera interprétée la situation de puissance des États-Unis par les analystes et décideurs politiques de l’appareil exécutif américain[5].
À la lumière de ces constats théoriques, le présent texte entreprend ici de revisiter la représentation de la puissance américaine véhiculée par le discours néoconservateur contemporain en cherchant à répondre à la double question théorique suivante : quel est l’impact politique réel et symbolique du discours néoconservateur dans la politique étrangère de la première administration de George W. Bush, notamment sur la formulation de la stratégie de sécurité nationale ? Dans un premier temps, il sera question de l’impact politique réel du discours néoconservateur sur la politique étrangère, lequel vise à illustrer et contextualiser l’influence de l’idéologie néoconservatrice dans la réorientation de la stratégie globale américaine[6]. Dans un second temps, notre interrogation concernant la portée symbolique du discours néoconservateur cherchera à exposer comment la représentation de ce dernier des États-Unis comme un empire démocratique est imbriquée dans la lutte globale contre le terrorisme menée par l’administration Bush. Dans un dernier temps, nous examinerons l’effet indirect d’une perception répandue de l’influence néoconservatrice sur la politique étrangère de l’administration Bush, soit le développement d’une littérature sur le nouvel empire/impérialisme américain au sein de la discipline des Relations internationales[7]. Cette dernière mise au point théorique éclairera sur l’articulation discursive d’un « renouveau impérialiste » américain (ou d’un « néo-impérialisme ») et nous permettra, par le fait même, de poser un regard réflexif sur l’héritage théorique et philosophique postmoderniste[8] dont s’inspire ce texte dans sa critique de l’impérialisme.
S’intéresser au discours néoconservateur américain, un discours présent autant dans le milieu politique, médiatique qu’académique, permet de comprendre le contexte d’émergence d’un discours sur le nouvel impérialisme américain. Comme l’exprime Bryan Mabee, « La raison la plus évidente pour l’émergence d’un langage impérial est le changement radical dans l’agenda de la politique étrangère américaine et le contexte des États-Unis comme seule superpuissance[9]. » Sans que notre position ne souscrive à une vision qui réaffirme un nouvel impérialisme américain, nous défendons toutefois la thèse d’une radicalisation idéologique dans l’affirmation du pouvoir souverain des États-Unis dans le contexte de la lutte globale contre le terrorisme. Il nous appert en ce sens important de discuter et critiquer des choix politiques pris par l’administration Bush en montrant combien l’influence de l’idéologie néoconservatrice a pu se manifester dans ses pratiques étatiques. C’est seulement en exposant l’argumentaire du discours néoconservateur sur le renouveau impérialiste que nous pouvons saisir que cette influence n’est ni fortuite ni inéluctable quant à l’orientation de la politique étrangère américaine.
I – Contextualisation du discours néoconservateur : son influence politique
De tous les changements politiques globaux survenus à la suite de la chute du communisme, la formulation d’une nouvelle stratégie sécuritaire cohérente a été l’un des plus centraux, quoique parmi les plus élusifs à établir. Si les années 1990 ont semblé être marquées par la promotion d’un nouvel ordre mondial reposant sur le libéralisme commercial, force est de constater qu’avec l’élection de George W. Bush, et plus particulièrement après les événements de septembre 2001, on assiste à un changement d’orientation stratégique d’ordre qualitatif, caractérisé par une certaine radicalisation idéologique du leadership américain. Cela concerne directement l’influence des néoconservateurs dans la conduite de la sécurité nationale américaine. Comme l’explique Mark Beeson : « Même si [Ivo] Daalder et [James] Lindsay ont raison de dire que Cheney et Rumsfeld sont des « nationalistes affirmés » plutôt que des néocons et que leurs actions ont été inspirées davantage par la Realpolitik que par l’idéologie, le point saillant est que leurs actions ont été en accord avec et ont été influencées par les vues néoconservatrices concernant la stratégie globale américaine et l’utilisation appropriée de la puissance américaine[10]. » Toutefois, encore plus que la constatation de cette influence, il importe d’en comprendre les impacts concrets, autant sur le plan politique que sur le plan discursif, sur la compréhension des événements du 11 septembre et des actions américaines qui s’en sont suivies. Pour ce faire, situer historiquement le développement de l’idéologie néoconservatrice américaine et interroger la force de son discours en tant que régime discursif de vérité, c’est-à-dire en tant que discours permettant de donner un sens et une signification de la fin de la guerre froide chez les élites politiques américaines, apparaît incontournable.
A — L’idéologie néoconservatrice
Lorsqu’on parle de l’idéologie néoconservatrice et du discours néoconservateur, il ne faut pas croire qu’il existe une vision, une position néoconservatrice[11]. Il est ainsi plus approprié d’évoquer un courant de pensées néoconservatrices plutôt qu’une pensée néoconservatrice. À l’instar de celui qu’on identifie souvent comme le « parrain » du néoconservatisme, Irving Kristol, à défaut de trouver mieux, le terme « persuasion néoconservatrice » ou « sensibilité néoconservatrice » demeure le plus juste pour référer au mode de pensée néoconservateur (une autre tête d’affiche du néoconservatisme, Norman Podhoretz, parle d’une « tendance »). Aussi, n’y-a-t-il jamais eu de volonté d’avoir une « organisation centrale » qui assumerait la direction d’un « mouvement » qualifiant l’ensemble de la pensée néoconservatrice[12]. En effet, il n’existerait pas en soi de « mouvement néoconservateur », si on comprend par cela un groupe d’individus partageant un objectif commun. En d’autres mots, il s’avère un véritable défi d’obtenir un consensus entre plusieurs individus associés à la persuasion néoconservatrice, même sur ce que le néoconservatisme représente[13].
L’étiquette « néoconservatisme » n’apparaît qu’en 1976 et elle se veut une insulte délibérée. Elle est attribuée au leader socialiste Michael Harrington, auteur de l’ouvrage emblématique de la « guerre à la pauvreté » The Other America. Poverty in the United States, publiée en 1962. Elle vise un groupe restreint de gauchistes convertis en conservateurs, un groupe rassemblant des noms comme Irving Kristol et sa femme Gertrude Himmelfarb, Daniel Bell, Nathan Glazer, Daniel Patrick Moynihan et Midge Decter, ainsi que quelques autres comparses intellectuels comme James Q. Wilson et Seymour Martin Lipset. Dans la présentation de la pensée néoconservatrice, on procède souvent en termes de générations. Ce que peu de gens savent, c’est que les néoconservateurs des premières heures, dits de la première génération, sont d’anciens membres du parti Social Democrats, usa. Ils étaient une frange trotskyste et antistaliniste du City College of New York dans les années 1930[14]. L’expérience de la Deuxième Guerre mondiale et le contexte de la guerre froide, caractérisé selon eux par une lutte anticommuniste, allaient cependant leur dicter une position idéologique plus conservatrice face à la gauche prévalant dans les milieux universitaires et journalistiques à ce moment[15]. Se joindront à cette première génération de ceux qu’on identifiera plus tard comme des néoconservateurs Norman Podhoretz, fondateur de la revue Commentary, ainsi que plusieurs de ses auteurs, nommément Jeane Kirkpatrick, Samuel Huntington, William Bennett, Ben Wattenberg et Joshua Muravchik. Ils allaient critiquer la « nouvelle gauche » marxiste, progressiste, protestataire et contestataire de la Beat Generation et de la contre-culture, lui préférant un discours appelant à une plus haute rigueur morale et un plus grand patriotisme devant l’ennemi idéologique communiste[16]. Avec la « victoire » sur le communisme orchestrée par l’administration Reagan et son escalade militaire, ces « néoconservateurs » étaient sous l’impression qu’avec la disparition de ce qui les avait soudés – l’ennemi communiste – s’achevait par le fait même le néoconservatisme. De l’avis de plusieurs d’entre eux, le néoconservatisme était limité au contexte de la guerre froide[17].
C’est notamment en référence à l’héritage reaganien que la deuxième « génération » de néoconservateurs allait voir le jour. Comme Reagan, « les néoconservateurs de la seconde génération réitèrent l’importance de la morale et de l’idéologie dans les Relations internationales et la politique étrangère américaine. C’est en effet sous l’angle idéologique qu’ils interprètent les conflits auxquels font face les États-Unis[18] ». Les néoconservateurs de l’après-guerre froide se réclament de Reagan, car ils lui donnent le crédit de la victoire sur la « menace » communiste soviétique par une augmentation très forte des budgets de la défense, une clarté morale en politique étrangère et un refus de limiter l’exercice de la puissance américaine pour se plier aux contraintes intérieures[19]. Appelant ouvertement à une nouvelle croisade morale pour la démocratie, il n’est, par conséquent, pas fortuit qu’on réfère aux néoconservateurs comme des « néo-reaganiens[20] ». Il a été écrit à maintes reprises que la doctrine stratégique de la prévention contenue dans la National Security Strategy of the United States de 2002 était une posture radicale en comparaison de la doctrine de sécurité nationale mise en pratique depuis le début de la guerre froide, à savoir l’endiguement. S’il est vrai que les deux administrations Clinton avaient flirté avec l’idée et que l’option a toujours été théoriquement envisagée durant la guerre froide en raison du contexte de la stratégie nucléaire[21], ce sont les analystes, praticiens et penseurs néoconservateurs présents dans plusieurs think tanks qui ont le plus moussé cette idée dans le débat public (notamment l’American Enterprise Institute et le Project for a New American Century). En fait, comme le souligne le théoricien réaliste Robert Gilpin, « cet objectif d’atteindre la domination globale, exprimée pour la première fois durant la présidence de Ronald Reagan, a été rendu explicite dans la ‘doctrine Cheney-Wolfowitz’[22] ». On retrouve les idées maîtresses de cette doctrine – l’idée de prévention militaire et la volonté d’employer la supériorité militaire pour prévenir l’émergence d’un compétiteur stratégique – dès 1992 dans le document secret de planification stratégique Defense Planning Guidance préparé par Paul Wolfowitz et Lewis Libby sous la supervision de Dick Cheney, alors secrétaire à la Défense de George H.W. Bush. La doctrine Cheney-Wolfowitz va surtout prendre du galon publiquement sous l’impulsion des analystes politiques Robert Kagan et William Kristol qui, dans un article-clé publié en 1996 dans la revue Foreign Affairs, « Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy », vont élaborer leur vision néo-reaganienne en ce qui a trait au rôle des États-Unis dans l’ordre mondial.
Pour diffuser leurs idées, les néoconservateurs ont surtout investi les médias de masse comme les journaux et les magazines (notamment l’influent The Weekly Standard fondé par William Kristol ou encore The American Enterprise, publié par le think tank American Enterprise Institute) plutôt que de s’adonner à des débats théoriques de haute voltige dans le champ de la politique globale[23]. Ils vont ainsi régulièrement publier des articles dans des revues semi-professionnelles orientées sur l’analyse des politiques comme Foreign Affairs, Foreign Policy, ainsi que dans The Public Interest (pour la politique intérieure) et The National Interest (pour la politique étrangère américaine), toutes deux fondées par Irving Kristol en 1965 et 1985 respectivement. Dans la nouvelle génération de néoconservateurs, il y a ceux qui préfèrent participer à la réflexion intellectuelle et faire part de leurs analyses politiques dans les médias et publications diverses comme le faisaient les néocons de la première génération (qui publiaient dans Commentary et dans The Public Interest par exemple), et il y a les praticiens disposés à l’action politique, des politiciens idéologiques qui adhèrent à plusieurs des idées associées au néoconservatisme et/ou qui fraient avec les cercles néoconservateurs (en fait, il y a même ceux qui sont à la fois prêts à faire les deux, comme Richard Perle et Paul Wolfowitz).
À l’avant-scène de ces néo-reaganiens/néoconservateurs, on retrouve William Kristol (le fils d’Irving) et Robert Kagan, mais également Richard Perle, Paul Wolfowitz, Elliott Abrams, Max Boot, David Brooks, Eliot Cohen, Francis Fukuyama, Douglas Feith, Lewis Libby, Abram Shulsky, Michael Ledeen, John Bolton, David Frum, Lawrence Kaplan, Frederick Kagan, Donald Kagan et Gary Schmidt. Si le néoconservateur Max Boot a raison de souligner que dans l’échelon supérieur de l’administration Bush, les néoconservateurs brillent par leur absence, à la lecture de ces noms, il apparaît malgré tout un truisme de dire que les néoconservateurs ont été influents dans la conduite de l’administration Bush après le 11 septembre 2001[24]. Et bien sûr, cela ne signifie pas pour autant que toutes ses décisions aient été teintées du pinceau néoconservateur (par exemple, face à la Chine ou à la Corée du Nord, où les néoconservateurs prônent plutôt la ligne dure).
B — L’idéalisme des néoconservateurs
Lorsqu’on se penche sur le discours néoconservateur depuis la fin de la guerre froide, on remarque qu’il est allé croissant au fur et à mesure que les années 1990 ont passé[25]. Malgré qu’ils soient influents au sein des cercles républicains depuis la présidence de Ronald Reagan, les néoconservateurs ne sont pas la seule option idéologique conservatrice. Partant, leur impact actuel dans la politique étrangère américaine doit être contextualisé. Les néoconservateurs doivent notamment être distingués des conservateurs :
Il existe une importante différence entre les néocons et les conservateurs. Presque tous les conservateurs croient que la puissance américaine puisse être un outil qui fasse le bien et ils n’éprouvent pas la moindre honte quant à l’utilisation agressive de cette puissance pour défendre les intérêts nationaux. La différence concerne les limites. Les néoconservateurs semblent croire que la puissance militaire peut être exercée dans presque n’importe quelle situation pour que cela produise exactement les résultats qu’ils désirent et qu’il est approprié de l’exercer même dans des interventions qui n’ont qu’un lien très ténu avec les intérêts nationaux américains. Comme l’ont écrit Bill Kristol et Robert Kagan dans Foreign Affairs en 1996, puisque « l’Amérique a la capacité d’endiguer ou de détruire plusieurs des monstres de ce monde », si elle ne le fait pas, cela revient à endosser une « politique de la couardise et du déshonneur[26] ».
Au-delà des divergences, il faut néanmoins souligner que sur le plan idéologique, les républicains de l’administration Bush et les néoconservateurs puisent à la même base idéologique (les « progressistes » aussi d’ailleurs), la religion civile libérale américaine[27]. Ils s’inscrivent en effet dans une culture politique qui cherche à préserver et promouvoir des valeurs comme la liberté individuelle, la démocratie et le capitalisme de libre marché. La théoricienne politique Anne Norton affirme ainsi que « [l]e libéralisme est devenu le sens commun du peuple américain, un ensemble de principes auxquels il adhère inconsciemment, un ensemble de conventions qui sont si profondément ancrées qu’elles paraissent (lorsqu’elles paraissent) être le sens commun. La capacité du libéralisme de se transformer lui-même en Amérique, en passant de l’idéologie au sens commun, est la preuve – et le moyen – de son pouvoir constitutionnel[28] ».
L’idéologie libérale américaine oriente le champ d’action politique des dirigeants et lui impose une unité artificielle. Dans les faits, il demeure toujours un certain rapport de forces au sein du forum politique américain entre les néoconservateurs, les conservateurs, les modérés et les progressistes. Ce sont les circonstances qui feront en sorte qu’une position l’emportera sur l’autre à une époque donnée. Comme le reconnaît le néoconservateur très influent Irwin Stelzer, cette participation au débat public et à la chose publique a fait en sorte que « les néocons ont été des promoteurs très efficaces de leurs vues en politique étrangère. Bien que leur victoire ne soit pas totale, il est juste d’affirmer que ce groupe élargi d’intellectuels et de politiciens sont parvenus à ce que leurs écrits, leurs pensées et leurs prédications soient entendus dans les plus hautes sphères du pouvoir, et ce, dans un combat ouvert et égal avec des idées concurrentes[29] ». Les événements du 11 septembre 2001 auront à cet effet donné l’occasion aux néoconservateurs d’énoncer/mettre en pratique le rôle qu’ils voyaient les États-Unis jouer sur la scène politique mondiale selon leurs idéaux guerriers, surtout lorsqu’ils inscrivent leur propos dans le discours du libéralisme américain.
II – Se défaire du spectre de la terreur du 11 septembre : le nouvel Imperium
Si les événements du 11 septembre 2001 n’ont pas causé le changement de mentalité dans la planification stratégique de sécurité nationale, ils ont rapidement été identifiés par les néoconservateurs comme les symptômes par excellence d’une politique étrangère américaine inadaptée aux réalités de la puissance de l’après-guerre froide. Pour les membres néoconservateurs de l’administration Bush, plutôt que de désengager les États-Unis de l’entreprise visant à forger le monde pour qu’il soit sûr pour les intérêts américains, comme l’aurait fait, selon eux, l’administration Clinton, il était maintenant temps de capitaliser sur les « dividendes de la paix » que la chute du communisme et la « fin de l’histoire » avaient permis avec la fin de la guerre froide. L’internationalisme libéral et le multilatéralisme préconisés par Clinton devaient donc faire place au « nouvel unilatéralisme » dans un ordre mondial que les États-Unis allaient non seulement diriger mais dominer sans permettre la montée de compétiteurs stratégiques. L’ambition d’une domination militaire globale a ainsi été énoncée dans la National Security Strategy of the United States déposée le 20 septembre 2002[30], un document qui exprime la quintessence de l’idéologie néoconservatrice selon le néoconservateur Max Boot[31]. Cependant, comme l’ont souligné Stefan Halper et Jonathan Clarke, il ne suffit pas d’affirmer que les « néocons ont joué un rôle-clé dans la formulation de la politique étrangère américaine ». Il faut « démontrer de façon concluante que les néocons ont opéré un changement radical dans les politiques » et qu’« ils ont agi en se servant de la fenêtre d’opportunité permise par le 11 septembre 2001[32] ». Cela est facilité lorsque l’un des leurs, le néoconservateur Irwin Stelzer, souligne que
l’influence de la pensée néoconservatrice sur la politique étrangère américaine est indéniable. Ces intellectuels ont sans l’ombre d’un doute entraîné une mer de changements dans la politique étrangère américaine – du consensus de la guerre froide en retournant aux Pères fondateurs et à Teddy Roosevelt […]. On n’a pas à faire un gros effort d’imagination pour affirmer que les points de vue du gouvernement américain […] sont des descendants linéaires du « Defense Planning Guidance » préparé en 1992 par Paul Wolfowitz, alors sous-secrétaire pour les politiques au département de la Défense dans un Pentagone dans lequel Dick Cheney occupait le poste de secrétaire à la Défense[33].
C’est donc au travers de Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz qu’une bonne partie de l’agenda des néoconservateurs allait être adoptée par l’administration Bush et allait orienter la guerre contre le terrorisme qui a suivi les attentats.
A — Analyse discursive des impacts du discours néoconservateur sur la compréhension du 11 septembre
Une analyse discursive des discours de l’administration Bush permet de constater l’étendue des effets politiques résultant de la mise en pratique des idéaux néoconservateurs, intégrés de manière parfois ouverte, parfois tacite. En choisissant la rhétorique de la métaphore d’une « guerre contre le terrorisme », l’administration Bush emploie un discours qui insiste sur l’exceptionnalité de la violence des attentats du 11 septembre 2001, ce qui sous-tend un schème de pensée qui justifierait l’application de mesures tout autant exceptionnelles[34]. La lutte globale contre le terrorisme justifie alors le recours à des pratiques en principe contraires aux bases démocratiques (par exemple, le profilage ethno-racial visant les personnes arabes et/ou musulmanes ; la détention indéterminée, à Guantanamo, d’individus soupçonnés de terrorisme sans qu’ils ne soient inculpés). On doit cette vision exceptionnaliste du pouvoir souverain au théoricien politique allemand conservateur Carl Schmitt, qui a cherché à formuler une théorie de la souveraineté fondée sur le concept de situation exceptionnelle/état d’exception (Ausnahmezustand)[35]. Le pouvoir souverain est pris comme préexistant et c’est en lui que réside le pouvoir d’identifier la menace, de déclarer la guerre et d’exprimer l’inimitié envers une autre collectivité. La sécurité nationale apparaît comme un moyen privilégié de légitimer politiquement les actions de l’État. Dans une logique rappelant la guerre froide mais dans un monde désormais globalisé, la souveraineté étatique s’avère en ce sens inextricablement liée à la recherche de la sécurité nationale et participe du même processus artificiel de création de Soi/Autre, d’inclusion/exclusion, d’ami/ennemi et d’intérieur/international qui produit et reproduit l’espace définissant les limites de la souveraineté et de la sécurité – donc celles de l’insécurité[36]. L’« Amérique », en tant que représentation imaginaire du Soi renvoyant à un ensemble unifié et cohérent, reste une nation imaginée, qui n’existe que dans les textes et les discours de la vie sociale contemporaine : les habitants qui peuplent les États-Unis sont d’ailleurs des États-Uniens, non des Américains. Cet imaginaire américain qu’on retrouve discursivement dans les forces sociales et les institutions politiques des États-Unis continue malgré tout de fasciner. Comme le souligne avec justesse Jean Baudrillard :
Les États-Unis, c’est l’utopie réalisée. […] La conviction idyllique des Américains d’être le centre du monde, la puissance suprême et le modèle absolu n’est pas fausse. Elle ne se fonde pas tant sur les ressources, les techniques et les armes, que sur le présupposé miraculeux d’une utopie incarnée, d’une société qui, avec une candeur qu’on peut juger insupportable, s’institue sur l’idée qu’elle est la réalisation de tout ce dont les autres ont rêvé justice, abondance, droit, richesse, liberté : elle le sait, elle y croit et finalement les autres y croient aussi[37].
Depuis le 11 septembre 2001, sous la gouverne de George W. Bush, et sous l’influence des néoconservateurs notamment, on n’a pas hésité à procéder à l’identification d’une nouvelle menace « existentielle » – le terrorisme global – et d’un nouvel ennemi – l’islam fondamentaliste[38] qui affirme plus que jamais cette division Soi/Autre. L’exceptionnalisme de cette situation a été consacré par la déclaration conjointe du Congrès du 14 septembre 2001 (S.J.Res.23), qui donnait au président une très grande liberté d’action : « le président est autorisé d’utiliser toute force nécessaire et appropriée contre les nations, organisations ou personnes qu’il détermine avoir planifié, autorisé, commis ou aidé les attentats terroristes survenus le 11 septembre 2001, ou qui ont abrité ces organisations ou personnes, afin de prévenir de nouveaux attentats du terrorisme international contre les États-Unis [perpétré] par ces nations, organisations ou personnes[39] ». Ainsi que le souligne Jef Huysman, l’exceptionnalité découle non pas du contexte exceptionnel des événements du 11 septembre mais bien de la politisation de ces événements comme étant une « condition exceptionnelle justifiant des politiques exceptionnelles[40] ».
De manière concrète, cette conception Soi/Autre justifiant la protection d’un territoire américain unifié contre une ennemi extérieur se trouve désormais inscrite dans la gouvernementalité américaine avec la National Strategy for Homeland Security de juillet 2002. La présence d’un terrorisme global, dé-territorialisé et multiforme, qui doit néanmoins être conceptualisé et surtout situé malgré sa forme ambiguë, transforme la représentation du territoire américain dans le discours stratégique américain : le territoire national que l’État américain cherche à sécuriser face au reste de la planète possède désormais des frontières planétaires (dans ses représentations discursives[41]). Il devient dès lors légitime pour l’État américain de mener une lutte globale contre le terrorisme s’il veut enrayer l’insécurité de la nation américaine. L’identification d’un ennemi extérieur vivant en dehors de l’espace souverain américain qui menace le Soi qu’est l’Amérique (comme société unifiée formée de l’intérieur) apparaît toutefois comme une pratique politique caduque : l’ennemi est désormais « intérieur », peu importe où il se situe dans le monde, et présupposé par essence comme étant anti- ou non Américain. La représentation globale dans l’imaginaire cartographique américain de ce nouvel « ennemi » des États-Unis que se sont construits les décideurs américains – le terrorisme global islamiste – possède en outre l’avantage de canaliser les peurs d’une population et d’une classe politique qui voudrait bien pallier l’état d’insécurité globale dans lesquels les États-Unis se trouvent. Ainsi que l’explique brillamment Slavoj Zizek :
La leçon à tirer ici – de Carl Schmitt – est que la division ami/ennemi n’est jamais seulement que la représentation d’une différence factuelle : l’ennemi est par définition toujours – jusqu’à un certain point du moins – invisible ; il ressemble à l’un d’entre nous ; il ne peut être directement reconnu – c’est pourquoi le problème énorme et la tâche du débat politique est de fournir/construire une image reconnaissable de l’ennemi. […] En bref, la « reconnaissance de l’ennemi » est toujours une procédure performative qui, contrairement à des apparences trompeuses, révèle/construit le « vrai visage » de l’ennemi. Schmitt réfère ici à la catégorie kantienne de l’Einbildungskraft, le pouvoir transcendantal de l’imagination : afin de reconnaître l’ennemi, la subsumption conceptuelle à partir des catégories pré-existantes n’est pas suffisante ; on doit « schématiser » la figure logique de l’Ennemi, en lui donnant des caractéristiques tangibles concrètes qui en font une cible appropriée de la haine et de combat[42].
B — Quand guerre contre le terrorisme rime avec croisade démocratique
Dans la pensée néoconservatrice, il n’y a pas lieu de s’inquiéter des actions étatiques de l’État américain qui aspire à démocratiser le Moyen-Orient, car « le leadership américain est à la fois bon pour l’Amérique et pour le monde[43] ». C’est là l’objectif néoconservateur par excellence d’un « empire vertueux », qui ne veut pas simplement que l’Amérique soit un modèle pour le monde, mais que le monde soit à l’image de l’Amérique[44]. Comme l’expliquent bien les auteurs constructivistes critiques Patrick Thaddeus Jackson et Daniel Nexon en faisant allusion à l’imagination libérale philosophico-politique comme étant le « grand récit » identitaire et idéologique présent dans le discours américain de la politique étrangère :
La politique étrangère américaine […] n’est pas seulement justifiée en termes de préservation de la sécurité des États-Unis, mais, en même temps, comme étant nécessaire à la sauvegarde, à l’existence même de la liberté et de la démocratie libérale dans le monde. […] Ainsi s’explique le spectacle familier des présidents américains faisant des apparitions publiques dans des pays étrangers en pressant ces pays d’adopter des institutions sociales libérales comme l’économie de libre marché, la séparation de l’Église et de l’État et une plus grande liberté de presse. Si plusieurs non-Américains réprouvent ces actions, aux États-Unis, elles sont généralement vues comme la simple réaffirmation de choses que les Américains savent vraies. L’Amérique imagine le reste du monde comme étant, à la base, d’une certaine façon comme l’Amérique – hormis les distorsions produites par l’idéologie, les régimes corrompus et les effets historiques de la culture[45].
C’est à l’intérieur de ce discours idéologique libéral américain que l’Amérique est ainsi devenue un symbole universel pour ses valeurs et son système démocratique. La métaphore de la guerre globale contre le terrorisme menée au nom de la liberté et de la civilisation répond de la même logique, car « [e]n disant qu’en attaquant les États-Unis les terroristes ont attaqué le monde, on suggère que l’Amérique est le monde – ou, du moins, qu’elle est ce à quoi aspire devenir le reste du monde[46] ». C’est pourquoi Bush, en faisant part de la réponse américaine à la menace terroriste globale, a déclaré « ‘Nous débarrasserons le monde de ses malfaiteurs’ dans ‘cette croisade, cette guerre contre le terrorisme’[47]. » En renvoyant à une rhétorique vantant la civilisation face au barbarisme, le Bien contre le Mal et la sécurité face à la terreur, la lutte globale contre le terrorisme semble avoir procuré aux faucons néoconservateurs de l’administration Bush l’occasion de mettre en branle leur plan de domination globale pour construire un « nouveau siècle américain », un empire « bénin » américain[48].
Il peut sembler surprenant pour certains que les néoconservateurs se réclament de Woodrow Wilson. Or, de leur propre aveu, les États-Unis sous George W. Bush ne font que poursuivre la stratégie de sécurité nationale américaine établie dans l’après-Deuxième Guerre mondiale, c’est-à-dire diffuser la démocratie dans le monde – ce qui fait écho au fameux discours de Woodrow Wilson du 2 avril 1917 devant le Congrès, discours qui visait à déclarer la guerre à l’Allemagne et lancer les États-Unis dans la Première Guerre mondiale pour « rendre le monde sûr pour la démocratie » (make the world safe for democracy[49]). Les néoconservateurs semblent croire que les États-Unis puissent en quelque sorte agir comme si l’État américain était le Machiavel ou le Bismarck de l’ordre mondial en ordonnant par la diplomatie et par la force un système apparemment désordonné par la nouvelle menace terroriste globale. Les critiques de ce nouvel impérialisme s’en prennent justement à cette affirmation globale – et souvent unilatérale – de la souveraineté américaine et à l’apparente complaisance des décideurs néoconservateurs face à la perception de plusieurs observateurs que les États-Unis constituent un empire libéral et démocratique. En fait, l’important actuellement pour les néoconservateurs est de pouvoir se détacher du passé immédiat, soit l’ère Clinton.
L’utilisation de l’histoire pour renforcer la légitimité d’un ordre social et pour donner raison à ses politiques en recourant à des analogies qui ont représenté des succès est un geste habile et central au discours néoconservateur. Cette stratégie rhétorique constitue une pratique discursive efficace mais pernicieuse, notamment parce qu’elle pose l’histoire en une vérité qui serait accessible aux décideurs et aux analystes[50]. C’est notamment ce que font les penseurs néoconservateurs peut-être les plus influents, Robert Kagan et William Kristol, qui ont voulu miser sur la personne de Theodore Roosevelt, figure emblématique de l’impérialisme progressiste et du pragmatisme américains au tournant du xxe siècle pour (r)établir une filiation entre le projet d’une république démocratique et l’impérialisme américain : « Roosevelt implorait les Américains […] d’épouser une plus grande cause dans le monde en tant que nation. Il aspirait à la grandeur pour l’Amérique et il croyait qu’une nation pouvait seulement être grande si elle acceptait ses responsabilités de faire avancer la civilisation et d’améliorer la condition mondiale. […] ‘Une intervention guerrière par les puissances civilisées’, a-t-il insisté, ‘contribuerait directement à la paix mondiale’[51] ». La doctrine de l’impérialisme progressiste de Roosevelt a servi de base idéologique à sa défense de l’adéquation naturelle entre l’impérialisme et les traditions démocratiques américaines[52], ce que cherche à réitérer Kagan et Kristol, les deux figures de proue du néoconservatisme américain :
L’honneur et la grandeur étaient synonymes d’objectifs nobles pour la politique étrangère américaine. En insistant pour que l’intérêt national aille au-delà de la sécurité matérielle et de la prospérité, et en sommant les Américains de chercher l’honneur pour leur nation, Roosevelt faisait écho aux vues des Pères fondateurs. […] Mais cela fait longtemps que leurs dirigeants ne leur avaient pas demandé de se sentir concernés ou qu’ils n’avaient pas fait appel au patriotisme élevé qui unit l’intérêt et la justice, lequel a caractérisé la république américaine depuis ses débuts[53].
Pour les néoconservateurs, l’impérialisme (vu de façon plutôt esthétique) est la contrepartie politique et culturelle de l’idéologie du libre marché[54]. En d’autres termes, si les néoconservateurs ne sont certes pas réfractaires au capitalisme et acceptent en partie l’usufruit du néolibéralisme américain, ils ne croient pas que le capitalisme soit l’« accomplissement par excellence de la civilisation humaine, d’où leur dénonciation de l’administration Clinton. Leur vision est plus exaltée. Ils aspirent à la grandeur épique de Rome, à l’êthos du guerrier païen – ou du croisé moral – plutôt qu’au bourgeois confortable[55] », ce pourquoi ils parlent sans circonspection d’une Pax Americana. Depuis la fin de la guerre froide, ce sont ces voix néoconservatrices qui ont réclamé un empire. Elles croient que la puissance américaine peut rendre le monde meilleur et qu’un empire américain pourrait faire l’Histoire[56]. En ce sens, le 11 septembre leur apparaît comme l’opportunité rêvée de contrer ce qu’ils ont cru être le triomphalisme mercantile des années Clinton (sans abandonner la volonté de dominer l’économie globale et les États qui l’administrent)[57]. Si cet impérialisme dispose d’une puissance militaire inégalée, celle-ci doit surtout pouvoir servir en tout temps selon les circonstances. En d’autres mots, l’action militaire doit paraître possible sans nécessairement être utilisée systématiquement.
C — L’empire des néoconservateurs
Dans la pensée néoconservatrice de plusieurs membres-clés de l’administration Bush, la supériorité militaire américaine est jugée garante de la stabilité de l’ordre mondial et est présentée comme la condition essentielle au maintien de la Pax Americana globale[58]. Le paradoxe de ce nouvel impérialisme est toutefois que la puissance militaire n’est plus là pour conquérir un territoire, défaire des rivaux, dominer physiquement les routes commerciales ou s’étendre territorialement, comme c’était le cas de la Rome impériale[59]. Malgré le glissement sémantique qui accompagne le script du spectre de la gloire (et de la chute) de la Rome impériale dans l’« empire américain » des néoconservateurs, il n’en reste pas moins que le terme d’« empire » reste embarrassant pour l’administration Bush actuelle, qui se défend bien d’avoir des tentations impériales[60]. Pourtant, de dire Irwin Stelzer, ces néoconservateurs plus agressifs qu’Ivo Daalder et James Lindsay voient comme des « impérialistes démocratiques » sont vraiment persuadés que les « États-Unis plus puissants militairement doivent jouer un rôle qu’on peut décrire raisonnablement comme impérial s’il doit y avoir un nouvel ordre mondial pacifique. De nombreux néocons – les soi-disant ‘impérialistes démocratiques’ – regrettent ainsi que les États-Unis n’adoptent pas officiellement un rôle impérial[61] ». Quoi qu’en pensent certains analystes qui cherchent à atténuer l’influence néoconservatrice dans la présente administration américaine, ces influences se sont bien fait sentir durant la première administration Bush et les fantasmes d’empire de ses protagonistes n’en n’ont pas moins été concrétisés[62]. Ils voient volontiers les États-Unis comme la « nouvelle Rome ». De dire Irving Kristol :
À quoi ça sert d’être la nation la plus puissante la meilleure dans le monde et de ne pas tenir un rôle impérial ? C’est inédit dans l’histoire de l’humanité. La plus puissante des nations a toujours excercé un rôle impérial. […] Je crois qu’il serait naturel pour les États-Unis […] de jouer un rôle beaucoup plus important dans les affaires mondiales. Ce n’est pas ce que nous faisons maintenant, il faut plutôt commander et donner des ordres sur ce qui doit être fait. Les gens ont besoin de cela. Il y a plusieurs endroits dans le monde – l’Afrique en particulier – où une autorité qui consent à utiliser des troupes peut vraiment faire une bonne différence, une différence saine[63].
Pour les néoconservateurs, une politique étrangère reposant uniquement sur le pouvoir du consensus idéologique (i.e. une conception de l’hégémonie dans son sens gramscien) est insuffisamment préparée pour affronter les « dures réalités » de la politique internationale :
Le défi des néoconservateurs était d’inscrire les objectifs de l’administration dans des termes qui justifiaient la guerre. Cela nécessitait plus qu’une liste de raisons disant pourquoi le monde se porterait mieux [sans Saddam Hussein]. C’est là que nous entrons dans la « représentation discursive de la réalité ». […] Les néoconservateurs ont répondu avec finesse et rapidité pour façonner et maintenir un environnement international et intérieur marqué par l’insécurité. Ils se sont faits les champions de la solution logique d’un nouvel ordre mondial où les États-Unis guideraient les autres nations vers l’idéal ultime de la liberté et de la sécurité[64].
Qui plus est, pour les idéologues néoconservateurs, comme Paul Wolfowitz, Lewis Libby, Richard Perle, Robert Kagan, Irving et William Kristol, le temps était maintenant venu pour les États-Unis de projeter leur puissance au moyen d’un empire libéral bienveillant qui diffuserait la démocratie plutôt que l’accès au libre marché. Ils revendiquaient une « Amérique authentiquement impériale – pas seulement parce qu’ils pensaient que cela rendraient les États-Unis plus sûrs ou plus riches, et non seulement parce qu’ils croyaient qu’elle pourrait rendre le monde meilleur, mais surtout parce qu’ils voulaient voir les États-Unis faire le monde[65] ». Présentée comme l’héritière idéologique de Reagan, l’administration Bush suit effectivement de près les recommandations et les lignes directrices des analyses néo-reaganiennes de William Kristol et Robert Kagan[66]. C’est à travers leur plume et leur influence que les républicains et les néoconservateurs ont déversé leur fiel contre le multilatéralisme de Clinton et ont préconisé une politique de changements de régime pour les États menaçant l’hégémonie américaine[67]. Force est d’admettre que leurs conseils ont été entendus. Ainsi, la doctrine Bush de prévention militaire, de déposition et de remplacement de régimes, ainsi que la politique de réinvestissement musclée en matière de défense est clairement inspirée des documents néoconservateurs, comme les deux travaux produits par le Project for a New American Century en 2000[68]. Le premier document, intitulé Rebuilding America’s Defences, a été rédigé par Donald Kagan, Gary Schmitt et Thomas Donnelly. Le second, intitulé Present Dangers. Crisis and Opportunity in American Foreign and Defence Policy, a été dirigé par William Kristol et Robert Kagan. C’est lorsqu’on se penche sérieusement sur leur contenu et qu’on les compare à la doctrine Bush qu’on saisit à quel point le lien analytique entre les néoconservateurs et l’administration Bush est profond. Le texte pour la refonte des forces armées américaines (Rebuilding America’s Defences) renoue d’ailleurs avec le Defense Planning Guidance de 1992. En ce sens, la doctrine Bush inscrite dans la stratégie de sécurité nationale de septembre 2002 reprend dans son intégralité quelques-uns des points centraux de ces documents, faisant donc fi des années Clinton.
Cependant, c’est Bill Kristol lui-même qui exprime le mieux l’influence des néoconservateurs dans la doctrine Bush et dans la conduite stratégique des États-Unis sous George W. Bush : « Nous au Weekly Standard et au Project for the New American Century […] avons articulé plusieurs morceaux et parties de ce qui est par la suite devenu la doctrine Bush », a-t-il observé. « […] Mais même des personnes comme moi ont certainement été ébahies par la vitesse et la résolution avec laquelle l’administration Bush a pu manoeuvrer dans l’après-11 septembre pour réunir plusieurs de nos arguments[69]. » En somme, si le 11 septembre 2001 a forcé les Américains à reconnaître leur vulnérabilité face aux menaces asymétriques, il les a surtout contraints à accepter de vivre dans une insécurité inhabituelle et de vivre avec une certaine peur. Le seul besoin de sécurité, canalisé par la peur, est un sentiment qu’on associe à la lâcheté, à la honte et à la couardise chez les néoconservateurs. Cela les poussait déjà à vouloir refaire le monde à l’image des États-Unis bien avant le 11 septembre. Les néoconservateurs de l’administration Bush ont ainsi décidé d’exploiter cette peur et de l’entretenir pour servir leur agenda politique, un agenda que l’élection très contestée et ambiguë de 2000 leur permettait pourtant difficilement d’imposer.
III – Critique du discours d’un « retour à l’impérialisme » au sein de la discipline des Relations internationales
Si depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis ont exercé une influence politique, militaire, économique et culturelle hégémonique sur un ordre mondial dont ils constituent le centre (plus ou moins unifié), le 11 septembre est venu remettre en question la signification de cette domination. Dans le discours américain dominant de la guerre froide, faire allusion aux États-Unis comme un empire était presque de l’ordre du blasphème[70]. Aujourd’hui, et notamment grâce à leur popularisation par les néoconservateurs, les termes d’empire et d’impérialisme américains ont refait surface, mais de façon surprenante, leur utilisation s’est normalisée, pour ne pas dire généralisée au sein de la discipline des Relations internationales[71].
À l’instar de plusieurs analystes libéraux et réalistes américains et non américains, comme Michael Cox, nous ne trouvons pas problématique d’identifier la situation actuelle de puissance des États-Unis comme étant impériale[72]. Sachant cela, est-il approprié de parler d’un nouvel empire américain en faisant allusion à la doctrine Bush et à l’influence croissante du néoconservatisme dans la politique américaine ou bien ne s’agit-il que d’un moment dans une tradition impérialiste américaine s’inscrivant dans la longue durée ? Doit-on considérer l’empire américain selon les termes identifiés par les néoconservateurs ? Sinon, quelles seraient les bases de cet empire ? Ces questions indiquent la complexité et les multiples sens qui peuvent être attribués au terme d’« empire ». Par conséquent, même si l’influence des néoconservateurs sur l’administration peut être établie et que leurs visées impériales sont clairement énoncées, il nous apparaît que l’utilisation discursive du thème de nouvel empire/impérialisme par les analystes et théoriciens des Relations internationales doit faire l’objet d’un examen critique, à la fois chez les pourfendeurs d’un Empire américain que chez leurs défenseurs.
A — Dépasser l’antiaméricanisme
Si reconnaître une contestation de la puissance hégémonique américaine ou de l’impérialisme américain est facile, en identifier les manifestations et le sens de manière critique s’avère une tâche beaucoup plus complexe, la critique d‘antiaméricanisme planant toujours. Ce point mérite d’être soulevé, plus particulièrement lorsqu’il est question de la notion « d’empire » (ou non) américain. Par exemple, lorsque Jean-François Revel écrit sur l’« obsession antiaméricaine », il emprisonne et associe toute analyse critique de la puissance américaine après le 11 septembre dans le discours antiaméricain ; tout questionnement sur « le droit d’analyser les motifs » de la catastrophe du 11 septembre participe à la « déchéance intellectuelle » et répondrait du même « besoin psychologique profond chez les désinformateurs et chez ceux qui croient[73] ». Ainsi écrit-il :
Ne fallait-il pas s’interroger sur les causes profondes, les « racines » du mal qui avait poussé les terroristes à leur action destructrice ? Les États-Unis ne portaient-ils pas une part de responsabilité dans leur propre malheur ? […] Un pas supplémentaire fut rapidement fait dans la direction de cette déchéance intellectuelle que je signale, lorsque se mirent à fleurir les déclarations sommant les États-Unis de ne pas déclencher une guerre dont toute la planète souffrirait. Ainsi donc, […] c’était cette Amérique même qui devenait l’agresseur ! Pourquoi ? Parce qu’elle entreprendrait de se défendre et d’éradiquer le terrorisme[74].
Si poser la question d’une quelconque part de responsabilité de la politique américaine dans l’« affrontement » sur le(s) sens du 11 septembre est pour Revel un acte antiaméricain en soi, alors, au même titre qu’il affirme que tout « livre sur les États-Unis est en quelque manière condamné à être un livre consacré à la désinformation sur les États-Unis[75] », toute analyse – comme celles-ci – impliquant l’existence d’un empire américain se commet dans l’antiaméricanisme. C’est là, selon nous, une critique qui répond davantage à un désir idéologique et politique de défendre le libéralisme face à toutes autres obédiences idéologiques, Revel amalgamant le libéralisme aux États-Unis et à l’Amérique[76]. De plus, la réflexion critique sur l’américanisme et sur l’Amérique peut se faire et se fait, sans pour autant sombrer dans l’opprobre de façon malhonnête[77].
B — Historiciser l’empire
En analysant les discours sur le nouvel impérialisme de l’administration Bush, un large consensus paraît exister au sein des approches qui ont critiqué la conduite de sécurité nationale des États-Unis quant à l’objectif central clairement défini dans la National Security Strategy of the United States de 2002, à savoir la recherche d’une hégémonie militaire globale sur tous les autres acteurs du monde. L’administration Bush voudrait ainsi saisir le momentum créé par le 11 septembre pour augmenter sa suprématie militaire, afin de faire pencher la répartition globale de la puissance économique et politique en sa faveur[78]. Le discours récent de cette florissante littérature qui met en exergue un « renouveau impérial ou impérialiste » de la part des États-Unis périodise l’Empire/impérialisme américain en le situant historiquement par rapport à la fin de la guerre froide ou aux événements du 11 septembre 2001, voire par rapport à l’élection de l’administration Bush et à l’orientation idéologique néoconservatrice de ses membres-clés[79]. Kerry commet toutefois l’erreur de privilégier des changements de ton – et non de stratégies – dans le leadership des diverses administrations américaines. On peut aisément comprendre ce qui anime cette littérature, notamment ce qui est perçu par les uns comme l’aventurisme militaire américain en Irak et par les autres comme une entreprise de démocratisation du Moyen-Orient[80]. Il s’avère néanmoins très problématique de caractériser de « néo-impérial » ou « néo-impérialiste » l’ordre mondial actuel sans au préalable historiciser (et évaluer) la conduite de l’État américain comme Empire sur la longue durée, i.e. à la lumière du rôle joué par les États-Unis dans les développements historiques de l’économie politique globale capitaliste[81]. Cela pose d’autant plus problème que ce discours néo-impérial est le reflet d’un biais présentiste qui résulte du fait que les Relations internationales comme discipline, dans leur courant dominant à tout le moins, ont longtemps fait fi des concepts interreliés d’impérialisme[82] et de capitalisme, lesquels ont surtout été théorisés dans les travaux matérialistes historiques[83].
D’une part, ce discours du « renouveau impérialiste » semble faire fi des analyses matérialistes historiques qui ont eu cours durant la guerre froide, celles des historiens de la New Left notamment. Si les travaux révisionnistes de la New Left se sont imposés comme un courant crédible et sérieux face aux interprétations plus traditionalistes de l’histoire diplomatique, ils n’ont certes pas pénétré les sous-champs disciplinaires de la science politique américaine, où les travaux d’inspiration marxistes ont plus souvent qu’à leur tour évolué en marge du sous-champ des Relations internationales (notamment pour leur position critique vis-à-vis l’État américain durant la guerre froide et en raison du contexte de décolonisation de l’après-Deuxième Guerre mondiale). Selon William Appleman Williams, au plus fort de la guerre froide, l’affirmation voulant « qu’il n’y a pas d’Empire américain[84] » était justement une des questions historiographiques les plus controversées mais néanmoins centrales aux États-Unis. Si le discours néo-impérialiste qui se veut critique de l’unilatéralisme et du militarisme prêtés à l’administration Bush rend plus acceptable la thèse d’un impérialisme américain à l’allure plus bénigne et pacifique mis en place dans l’après-Deuxième Guerre mondiale par les dirigeants américains, dans les faits, les politiques étrangères américaines continuent de nier l’empire américain, même si la « réalité » de la puissance américaine semble indiquer le contraire[85]. En effet, la politique étrangère américaine ne rompt pas avec sa philosophie mondialiste néolibérale défendue depuis au moins la fin de la Deuxième Guerre mondiale[86]. Sinon, cela ferait de la lutte anticommuniste la motivation principale, voire unique, de la stratégie globale américaine durant la guerre froide, comme si on pouvait faire table rase de l’engagement très solide et central de l’État américain dans la régulation et la reproduction du capitalisme mondial[87]. Il n’a pourtant échappé à aucun décideur américain qu’au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis jouissaient d’une puissance politique, militaire et économique sans égale et qu’ils allaient être responsables, comme première puissance de l’Occident, du maintien d’un système économique ouvert à la libre circulation du capital (cela irait de pair avec la lutte anticommuniste), tout en se faisant les porte-étendards de la démocratie libérale. Bien que le postmoderniste Julian Reid corrige avec justesse les « critiques de la guerre contre la terreur qui prennent le discours de l’aile néoconservatrice comme s’il était une description juste du déploiement de la puissance américaine[88] », il fait cependant fausse route en minimisant le pouvoir d’agence de l’État américain dans l’économie politique globale et dans la gouvernance globale.
C’est ainsi qu’en historicisant la conduite de l’État américain dans l’économie politique globale, Doug Stokes propose de considérer qu’une « logique duale transnationale et nationale inhérente à l’Empire contemporain américain cherche à promouvoir les intérêts américains dans le monde et à maintenir un ordre mondial favorable à la reproduction générique du capitalisme global[89] ». Si dans les années 1990 et 2000, dans la lignée postmarxiste et postmoderniste d’Empire de Michael Hart et Antonio Negri et même dans les travaux néomarxistes de William Robinson notamment[90], une tendance a été de voir le capital uniquement dans une logique d’agence transnationale, la force de l’argumentation de Stokes est justement de reterritorialiser et recentrer le capital en n’omettant pas le rôle central joué par la classe dirigeante américaine dans la défense des intérêts nationaux capitalistes américains. Il indique comment l’hégémonie militaire globale américaine et la prépondérance américaine dans les marchés internationaux et dans l’internationalisation du capital ont fait et font en sorte de sécuriser le capital transnational et de faire bénéficier les bourgeoisies de plusieurs nations orientées sur le capital transnational même si cela bénéficie d’abord aux corporations et capitalistes américains[91]. Ce qui indispose les critiques de l’administration Bush qui participent au discours néo-impérialiste, c’est qu’en s’en prenant à la défense plus étroite des intérêts nationaux américains qui s’appuient sur la force militaire, c’est un peu comme si la stratégie impérialiste américaine instaurée depuis la Deuxième Guerre mondiale était davantage consensuelle ou tacitement acceptée[92]. En ce sens, Doug Stokes a fort raison de souligner que l’intervention en Irak constitue le « moment le plus national de l’Empire américain[93] », car il risque de miner sa légitimité (son apparence) acquise dans l’institutionnalisation d’une conduite d’orientation multilatérale[94]. De conclure les néomarxistes Sam Gindin et Leo Panitch, « un impérialisme américain dont l’impérialisme est trop flagrant risque de perdre l’apparence de ne pas être impérialiste qui a historiquement pu être plausible et attrayante dans l’apparence[95] ».
C — Regard réflexif sur la critique postmoderniste de l’empire/impérialisme américain
Comme on le constate, les analyses critiques plus poussées de la discipline des Relations internationales, si elles font souvent preuve de plus de nuances dans leur contextualisation et leur description de l’empire américain, ne sont néanmoins pas à l’abri des critiques quant à leur traitement (discursif) du « nouvel impérialisme » américain. Ainsi, malgré les apports indéniables d’une analyse discursive pour rendre compte de l’idéologie impériale néoconservatrice dans les politiques de l’administration Bush depuis le 11 septembre, beaucoup d’analyses postmodernistes tombent dans le piège d’une certaine fétichisation du changement, en prêtant plus d’importance à certains changements comme la fin de la guerre froide ou le 11 septembre 2001 sans vraiment historiciser et périodiser les concepts qui sont employés[96], comme l’impérialisme. À ce sujet, nous avons à l’esprit ici la critique faite par Mark Laffey des travaux postmodernistes en Relations internationales (en se servant des travaux de David Campbell[97]). Il souligne que suivant les gramsciens postmarxistes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe et les poststructuralistes Michel Foucault et Jacques Derrida, les postmodernistes en Relations internationales ont, en rejetant l’économisme, également rejeté le matérialisme historique. En fait, dans les analyses postmodernistes, la pensée matérialiste historique passe largement comme un équivalent du marxisme réduit à de l’économisme (comme s’il existait une seule forme de marxisme)[98].
En posant l’idée d’un « nouvel impérialisme » sans s’investir dans l’économie politique globale du capitalisme, les analyses qui évoquent un retour de l’impérialisme américain nous apparaissent ainsi bien incomplètes pour rendre compte de la puissance américaine dans l’ordre mondial actuel[99]. Bien que les points de rencontre entre les théoriciens marxistes contemporains et les postmodernistes soient très rares[100] et que ce texte ne soit pas le lieu pour en découdre, nous considérons fondamentales les contributions matérialistes historiques en ce qui concerne l’analyse de l’impérialisme américain. Nonobstant, malgré les limites du postmodernisme en Relations internationales quant à la (non)théorisation du capitalisme[101], nous avons jugé ses apports dans la compréhension des liens existants entre l’idéologie néoconservatrice et l’idée d’un impérialisme américain assez significatifs pour être relevés dans notre courte analyse discursive. En fait, il faut bien comprendre que, dans une perspective postmoderniste, le discours n’est pas vu comme étant synonyme du langage et n’est pas non plus une simple représentation ; il est « une matrice plus large des pratiques sociales qui donnent une signification à la compréhension que se font les gens d’eux-mêmes et de leur conduite[102] ». Puisqu’on ne peut pas avoir directement accès à la réalité, le discours crée les catégories de signification par lesquelles peuvent ensuite être comprises et expliquées les « réalités ». Comme le remarque Dario Battistella à propos des approches postpositivistes, pour qui les théories sociales sont nécessairement constitutives, « une théorie est non pas ‘une réaction cognitive à la réalité’, mais bel et bien ‘une partie intégrante de la construction de celle-ci’, contribuant à faire d’elle ce qu’elle est[103] ». Il devient dans cette perspective impossible de concevoir un concept objectif qui renvoie à un « fait brut » de la réalité et la signification d’un concept – son « objectivité » – sera ainsi reliée à son utilisation dans un discours. L’image des États-Unis comme le nouvel Empire romain véhiculée par le discours néoconservateur au sein de l’élite de la sécurité nationale américaine n’est en ce sens pas triviale.
Conclusion
Le présent texte a voulu illustrer la radicalisation idéologique dans l’affirmation du pouvoir souverain des États-Unis dans le contexte de la lutte globale contre le terrorisme sous la première administration de George W. Bush. Nous avons pu voir comment le discours géopolitique de l’administration Bush concernant la lutte globale contre le terrorisme et l’interventionnisme militaire américain a rapidement été interprété par de nombreux analystes, journalistes, citoyens et chercheurs universitaires comme le signe d’un nouvel impérialisme américain, où l’hégémonie aurait fait place à l’empire[104]. En montrant que ce « n’est pas seulement leur vision idéologique que les néoconservateurs ont apporté dans l’administration mais la capacité politique d’en faire le nouveau consensus de Washington […] en plaçant des néoconservateurs à des postes d’autorité jugés clés[105] », cette étude voulait exposer à quel point une vision géopolitique et stratégique simpliste de la construction d’un Empire américain reposant sur une conception nettement exagérée de la puissance et de la domination globales des États-Unis avait pu jouer un rôle-clé dans la lutte globale contre le terrorisme menée par l’administration Bush, notamment lorsqu’elle est vue à travers l’offensive militaire en Irak et la période actuelle de reconstruction.
Nous avons ainsi voulu mettre en exergue l’impact politique réel du discours néoconservateur en montrant combien la présence de l’image des États-Unis comme la nouvelle Rome impériale dans le discours de l’élite de la sécurité nationale comporte des dangers, car si elle ne demeure qu’une représentation faussée de l’étendue de la puissance américaine et inspirée par l’idéalisme des néoconservateurs, elle a des retombées politiques. Ainsi que l’indique Slavoj Zizek, « Le problème avec les États-Unis d’aujourd’hui n’est pas qu’ils soient un nouvel Empire global, mais qu’ils ne le ne soient pas : en d’autres mots, tout en prétendant l’être, ils continuent à agir comme un État-nation, qui poursuit impitoyablement ses propres intérêts[106]. » Il va sans dire que l’impact symbolique que nous voulions faire ressortir dans la représentation de la puissance américaine sous la première administration Bush est l’image des États-Unis comme nouvel Imperium. La conjonction du poids politique des néoconservateurs dans la politique étrangère de l’administration Bush avec le déploiement d’une telle rhétorique symbolique a eu pour conséquence indirecte de favoriser une riche littérature sur le nouvel impérialisme/empire américain et, surtout, de permettre un « retour à l’impérialisme » dans les recherches effectuées au sein du champ de la politique globale. Cela nous a amené à mettre en relief le manque d’historicisation et de contextualisation de l’empire/impérialisme américain dans de nombreux écrits du champ de la politique globale qui cherchent à rendre compte, de manière plus ou moins critique et plus moins favorable, de l’idée d’empire/impérialisme américain. La négligence de facteurs économiques dans ces analyses est un élément central, surtout dans les analyses postmodernistes, dont la principale force reste néanmoins d’apporter une lecture discursive cruciale à la compréhension des effets structurants du discours néoconservateur sur les politiques américaines qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001.
Somme toute, nous voulions questionner la portée réelle et symbolique du discours néoconservateur dans la redéfinition et le redéploiement de la puissance souveraine des États-Unis dans la cadre de la lutte globale contre le terrorisme. D’emblée, le résultat de la « catastrophe politico-idéologique réelle du 11 septembre » aura été d’entraîner un renforcement sans précédent de l’affirmation agressive de l’hégémonie américaine par la forme métaphorique de la « guerre contre le terrorisme » et de la « guerre contre la terreur[107] ».
Bien que les États-Unis soient loin d’être l’empire bienveillant que les néoconservateurs aiment bien se représenter, le 11 septembre, les Américains ont, collectivement et symboliquement, appris à la dure que certaines sociétés et certains individus dans le monde haïssaient l’Amérique et les États-Unis à un point tel qu’ils étaient prêts à se suicider pour leur infliger des dommages matériels et perturber l’équilibre psychique sociétal de la nation américaine. La présence d’un fort courant antiaméricain dans plusieurs régions du monde, particulièrement dans le monde arabo-musulman, ne pouvait plus être minimisée. En faisant de la lutte globale contre le terrorisme la nouvelle stratégie globale qui affecterait et chapeauterait toute les actions de l’État américain, ses représentants et agents ont cru que l’identité des États-Unis comme république démocratique libérale avait été mise à mal par le terrorisme global islamique et qu’il lui fallait éradiquer cette menace dans les quelques sanctuaires où il pouvait avoir pris racine : les « États-voyous » soupçonnés de l’abriter et même de lui prêter main-forte en lui fournissant des armes de destruction massive, ceux de l’Axe du mal notamment (Irak, Iran et Corée du Nord). Il est en ce sens très significatif que les États-Unis se soient trouvés incapables de rallier une majorité de la communauté internationale et du Conseil de sécurité de l’onu à une guerre préventive contre l’Irak de Saddam Hussein. Ainsi, malgré que le discours officiel américain ait tenté de contrer l’idée d’un conflit civilisationnel impliquant un « choc des civilisations[108] » entre l’Islam et l’Occident pour interpréter les attentats du 11 septembre, « [d]ans les tactiques rhétoriques de l’administration Bush, on voit une acceptation commune du modèle du choc des civilisations[109] ». Or, même si les intentions déclarées de Bush allaient à l’encontre d’une telle lecture, ce sont ses nombreuses références à une « croisade religieuse et morale » dans ses discours qui ont fait résonner la thèse d’un choc des civilisations parmi les populations arabo-musulmanes, sans compter qu’un discours d’une « communauté chrétienne civilisée » faisant face à des barbares, aux forces du Mal et à des musulmans fondamentalistes violents a rapidement fait son chemin dans le discours public américain. Au demeurant, il en ressort que la question importante n’est pas de savoir si l’après-11 septembre a vraiment été le site d’un conflit civilisationnel, mais plutôt comment et pourquoi la rhétorique d’un choc des civilisations a été utilisée[110].
En définitive, l’insécurité probante qui a suivi les attentats de septembre 2001 a pu justifier, pour un temps, une sorte d’état d’exception, qui a entraîné des transformations radicales à la vie démocratique et publique américaine menées au nom de la sécurité nationale. Par contre, une fois qu’on a établi l’empreinte idéologique néoconservatrice dans la stratégie de sécurité nationale de la première administration Bush, il semble juste et justifié de questionner le soi-disant exceptionnalisme idéologique américain si souvent invoqué pour justifier la grandeur d’une Amérique imaginée, surtout s’il sert à faire des États-Unis un État policier/militarisé marqué par l’insécurité[111].
Appendices
Remerciements
L’auteur remercie grandement le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture du gouvernement du Québec et le Forum sur la sécurité et la défense du ministère de la Défense nationale du Canada pour avoir permis la réalisation de cette recherche. Toute sa reconnaissance va à son directeur Alex Macleod pour son soutien indéfectible et sa rigueur théorique, à Charles-Philippe David pour sa confiance et son appui constant, à Anne-Marie D’Aoust pour ses nombreuses relectures et critiques, au directeur de la Revue Gordon Mace pour son appui, ainsi qu’à l’évaluateur anonyme pour ses critiques.
Note biographique
David Grondin
Chercheur invité au Département de science politique de l’Université de Pennsylvanie, doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal, chercheur associé au Centre d’étude des politiques étrangères et de sécurité de l’Université du Québec à Montréal et chercheur associé à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de la même institution.
Notes
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[1]
Tout en sachant que le terme états-unien est plus approprié et juste, la littérature des Relations internationales et de la politique étrangère américaine ne procède pas à cette précision, surtout que le terme n’existe pas en anglais. Pour des raisons d’usage, nous utiliserons par conséquent « américain » en lieu d’« états-unien » tout au long de ce texte.
-
[2]
Christian Reus-Smit expose bien, dans l’ensemble de son ouvrage, l’extraordinaire influence dont jouissent les néoconservateurs dans l’administration Bush ; Christian Reus-Smit, American Power and World Order, Cambridge, Polity, 2004, pp. 74-75.
-
[3]
Certains iront même jusqu’à dire que l’administration de George W. Bush a fait sienne cet événement et qu’elle en a familiarisé son symbolisme pour en faire, malgré nous, le site d’une mémoire collective « amnésique ». À cet effet, peut-être Maja Zehfuss a-t-elle raison de prétendre qu’il faut en arriver à « oublier » (et non nier) le 11 septembre pour mieux comprendre son impact sur la vie politique globale : « Si la mémoire du 11 septembre est si puissante que nous acceptons que nos propres vies soient renversées, que nos libertés vis-à-vis de l’État soient diminuées, que nos valeurs soient bafouées par les politiques de nos propres États, je crois par conséquent que nous devrions oublier le 11 septembre. » ; Maja Zehfuss, « Forget September 11th », Third World Quarterly, vol. 24, no 3, 2003, p. 526.
-
[4]
David A. Hollinger, « Historians and the Discourse of Intellectuals », inIn the American Province. Studies in the History and Historiography of Ideas, Baltimore, md, Johns Hopkins University Press, 1985, p. 149.
-
[5]
L’exemple le plus significatif d’une telle pratique est d’ailleurs donné par une étude privée commandée par le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld dès son arrivée au Pentagone. Produite par deux membres associés à des cercles néoconservateurs, Bernard Lewis et Newt Gingrich, l’étude avait pour mandat d’indiquer ce qu’une puissance globale comme les États-Unis pouvait apprendre des expériences impériales du passé, notamment romaine, mongole, chinoise et macédonienne. La conclusion principale de l’étude est assez révélatrice : « Sans institutions économiques et politiques fortes, les Mongols et les Macédoniens n’ont pas pu maintenir des empires très étendus. Ce qui a fait la grandeur de l’Empire romain, ce n’est pas seulement sa puissance militaire mais sa ‘franchise comme empire’. Ce qui a fait la grandeur de l’Empire chinois, ce n’est pas seulement sa puissance militaire mais la puissance immense et profonde de sa culture. […] Si nous pouvons tirer une leçon de l’histoire, c’est celle-ci : pour que les États-Unis maintiennent leur prédominance, ils doivent demeurer dominants militairement, mais ils doivent également maintenir leur prééminence dans les autres piliers de la puissance. » Les extraits de l’étude sont cités dans Matthew Sparke, In the Space of Theory. Postfoundational Geographies of the Nation-State, Minneapolis, mn, University of Minnesota Press, 2005, p. 272. Les extraits sont eux-mêmes des citations provenant de l’ouvrage de Dana Priest, The Mission. Waging War and Keeping Peace with America’s Military, New York, Norton, 2003.
-
[6]
Par ailleurs, si Michael Williams a tout à fait raison de souligner que les bases du néoconservatisme ont été peu étudiées dans les théories des Relations internationales, pour des raisons évidentes d’espace, le présent texte ne s’intéresse pas aux racines profondes du néoconservatisme dans la pensée politique américaine ou dans les fondations théoriques du réalisme en Relations internationales. À ce sujet, voyez plutôt le texte de Michael Williams et celui de Jim George, Michael C. Williams, « What is the National Interest ? The Neoconservative Challenge in ir Theory », European Journal of International Relations, vol. 11, no 3, pp. 307-337 ; Jim George, « Leo Strauss, Neoconservatism and us Foreign Policy. Esoteric Nihilism and the Bush Doctrine », International Politics, vol. 42, juillet 2005, pp. 174-202.
-
[7]
L’évolution du champ des « relations internationales » est aujourd’hui pensée en termes de politique globale (world politics ou global politics en anglais). Aussi, l’expression « Relations internationales » avec une majuscule est utilisée, dans ce texte, pour désigner la discipline traditionnelle des relations internationales.
-
[8]
Selon Gerard Delanty, le postmodernisme réunit le poststructuralisme et le déconstructionnisme. Gerard Delanty, Social Science. Beyond Constructivism and Realism, Minneapolis, mn, University of Minnesota Press, 1998, p. 101. En Relations internationales, les deux termes ont été reçus et employés en étant souvent presque synonymes, notamment parce que les deux courants cherchent à dénaturaliser ou déconstruire les textes des discours dominants de la politique globale. Si le poststructuralisme serait davantage porté sur l’analyse de la construction linguistique et sociale de la réalité, faisant du rôle constitutif du langage son principal point d’ancrage, il semble toutefois que la confusion règne lorsqu’il s’agit de distinguer le postmodernisme et le poststructuralisme dans l’emploi qu’en font plusieurs auteurs. Pour cette raison, nous utiliserons postmodernisme tout au long de ce texte.
-
[9]
Bryan Mabee, « Discourses of Empire. The us ‘Empire’, Globalisation and International Relations », Third World Quarterly, vol. 25, no 8, 2005, p. 1363.
-
[10]
Mark Beeson, « The Rise of ‘Neocons’ and the Evolution of American Foreign Policy », Asia Research Centre Working Paper, no 107, août 2004, p. 14. Voir également Steven Hurst, « Myths of Neoconservatism. George W. Bush’s ‘Neo-conservative’ Foreign Policy Revisited », International Politics, vol. 42, no 1, mars 2005, pp. 75-96.
-
[11]
Une étude assez exhaustive de la « pensée néoconservatrice » est celle de Mark Gerson, The Neoconservative Vision. From the Cold War to the Culture Wars, Lanham, md, New York, Madison Books, 1996. De plus, son anthologie offre une bonne incursion dans la pensée néoconservatrice en termes de politique intérieure et économique, Mark Gerson (dir.), The Essential Neo-Conservative Reader, Reading, ma, Addison-Wesley, 1996.
-
[12]
Irwin Stelzer, « Neoconservatives and their Critics. An Introduction », in Irwin Stelzer (dir.), The Neocon Reader, New York, Grove Press, 2004, p. 4.
-
[13]
En effet, si, comme le néoconservateur de la première génération Michael Novak le soutient, « un néoconservateur est une personne qui a grandi dans la gauche et qui a été déçue par les idées et l’esprit de la gauche », ce qui implique donc une conversion idéologique, il ne peut en être ainsi des néoconservateurs de la seconde génération, qui n’ont toujours été que des néoconservateurs. Michael Novak, dans Gary Dorrien, The Neoconservative Mind. Politics, Culture, and the War of Ideology, Philadelphie, pa, Temple University Press, 1993, p. 7.
-
[14]
Jonah Goldberg, « Conservative Zoology 101. We’re All Conservatives Now », National Review Online, 16 juin 2000, www.nationalreview.com/goldberg/ goldberg061600.html.
-
[15]
Pour une présentation détaillée des deux générations, voir la note de recherche de Jean-Frédérick Légaré-Tremblay, « L’idéologie néoconservatrice et la politique étrangère américaine sous George W. Bush », Études Raoul-Dandurand, no 9, 2005, 36 p., www.dandurand.uqam.ca/download/pdf/etudes/tremblay/rd-etude9_130505.pdf.
-
[16]
Pour une étude voyant les années 1960 comme celles de la « déchéance morale et des excès » ayant entraîné une « révolution culturelle », consulter Roger Kimball, The Long March. How the Cultural Revolution of the 1960s Changed America, San Francisco, ca, Encounter Books, 2000, pp. 4-5.
-
[17]
Gary Dorrien, op. cit., p. 170.
-
[18]
Jean-Frédérick Légaré-Tremblay, op. cit., p. 17.
-
[19]
William Kristol et Robert Kagan, « Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy », Foreign Affairs, vol. 75, no 4, juillet/août 1996, p. 19.
-
[20]
Gary Dorrien, op. cit., p. 126.
-
[21]
La « préemption » et la « prévention » renvoient directement à la stratégie nucléaire et au contexte politico-militaire de la guerre froide, laquelle est souvent appelée l’ère nucléaire. La prévention conduisait à stopper la croissance de la puissance militaire soviétique par des mesures audacieuses et calculées qui exploitaient l’avantage comparatif nucléaire américain, avant qu’une parité nucléaire ne survienne. À l’inverse, la guerre préemptive était liée à une modification spécifique et contingente : il devait y avoir des bases solides pour croire qu’une attaque nucléaire soviétique était imminente. Voir Lawrence Freedman, The Evolution of Nuclear Strategy, New York, St. Martin’s Press, 1983, pp. 125-127 et Robert S. Litwak, « The New Calculus of Pre-emption », Survival, vol. 44, no 4, hiver 2002-2003, pp. 53-80.
-
[22]
Robert Gilpin, « War Is too Important to Be Left to Ideological Amateurs », International Relations, vol. 19, no 1, 2005, p. 15.
-
[23]
Michael C. Williams, op. cit., p. 307.
-
[24]
Sans être exhaustive, cette liste de néoconservateurs ayant servi durant la première administration de George W. Bush comprend respectivement : Paul Wolfowitz (secrétaire adjoint à la Défense), Douglas Feith (sous-secrétaire à la Défense pour les politiques), Lewis Libby (chef du personnel de Dick Cheney et assistant du vice-président pour les affaires de sécurité nationale), Elliott Abrams (assistant spécial du président et directeur senior sur les affaires du Proche-Orient et d’Afrique du Nord sur le Conseil de la Sécurité nationale), Abram Shulsky (directeur du Bureau des plans spéciaux du Pentagone), John Bolton (sous-secrétaire d’État pour la maîtrise des armements et la sécurité internationale), David Frum (speechwriter de Bush en 2001-2002 ; il est l’auteur du fameux discours sur l’état de l’Union qui a popularisé l’« Axe du mal »), Richard Perle (président et membre du Comité consultatif de la politique de Défense). Voir Max Boot, « The Myth About Neoconservatism », in Irwin Stelzer (dir.), op. cit., p. 45.
-
[25]
Mark Beeson, op. cit., pp. 10-19.
-
[26]
W. Kristol et R. Kagan, op. cit. ; Richard Lowry, « Reaganism vs. Neo-Reaganism », The National Interest, no 79, printemps 2005, pp. 35-36 ; Steven Hurst, op. cit., pp. 83-84.
-
[27]
Depuis les débuts de la nation américaine, de la « cité sur la colline » du pasteur puritain John Winthrop en 1630 en passant par l’idéalisme de Woodrow Wilson, l’« arsenal de la démocratie » de Franklin Roosevelt et la croisade reaganienne contre le communisme, l’idée d’une nation élue par Dieu pour être le « phare de la civilisation » (One Nation Under God est bien la devise nationale) a été véhiculée à travers la rhétorique de l’exceptionnalisme – et de son pendant direct, le libéralisme – américain. Profondément influencés par la religion protestante, les États-Unis auraient pour « destinée manifeste » d’éclairer l’univers et les autres nations du monde. Le fait que l’identité nationale américaine soit fortement imprégnée de cette tradition d’exceptionnalisme s’est traduit sur le plan politique par l’instauration d’une véritable religion civile, le libéralisme. Être américain exprime alors un acte idéologique, voire religieux : le libéralisme devient la religion civile et politique américaine. Sachant cela, on saisit mieux la portée des mots de l’historien Richard Hofstadter lorsqu’il écrit que « [c]e fut notre destin en tant que nation de ne pas avoir d’idéologies mais d’en être une » ; Richard Hofstadter, dans Seymour Martin Lipset, American Exceptionalism. A Double-Edged Sword, Londres, ww Norton & Company, 1996, p. 18.
-
[28]
Ann Norton, Republic of Signs. Liberal Theory and American Popular Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 1.
-
[29]
Irwin Stelzer, « Introduction », in Irwin Stelzer (dir.), op. cit., p. 18.
-
[30]
Maison-Blanche, Administration George W. Bush, Gouvernement des États-Unis, The National Security Strategy of the United States of America, Washington, DC, septembre 2002, p. 15.
-
[31]
Max Boot, op. cit., p. 46.
-
[32]
Stefan Halper et Jonathan Clarke, America Alone. The Neo-Conservatives and the Global Order, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 149.
-
[33]
Irwin Stelzer, « Introduction », in Irwin Stelzer (dir.), op. cit., p. 16.
-
[34]
Andrew Norris, « ‘Us’ and ‘Them’. The Politics of American Self-Assertion After 9/11 », Metaphilosophy, vol. 35, no 3, 2004, p. 262. Dans une analyse constructiviste onufienne (d’après Nicholas Onuf) guidée sur les règles, trois chercheurs ont examiné les deux métaphores du 11 septembre comme un acte criminel et comme un acte de guerre pour montrer que les dirigeants américains préfèrent renforcer le système de Westphalie en misant sur la métaphore d’une guerre, alors que les dirigeants des autres puissances étatiques formant la société internationale optent plutôt pour une approche de la gouvernance globale qui sied davantage à la métaphore de l’acte criminel. Brian Frederking, Michael Artime et Max Sanchez Pagano, « Interpreting September 11 », International Politics, vol. 42, no 1, mars 2005, pp. 135-151.
-
[35]
En ce sens, « la situation exceptionnelle/l’état d’exception » est un lieu où le droit est suspendu mais qui « est toujours quelque chose de différent de l’anarchie et du chaos, et, au sens juridique, [où] il existe encore en lui un ordre, même si ce n’est pas un ordre juridique » ; Carl Schmitt, dans Giorgio Agamben, État d’exception. Homo Sacer, Paris, Seuil, 2003, p. 58.
-
[36]
Pour une application détaillée de cette idée, voir David Grondin, « (Re)Writing the ‘National Security State’. How and Why Realists (Re)Built the(ir) Cold War », Center for United States Studies, Occasional Paper, no 4, 2004, 29 p., www.dandurand.uqam.ca/download/pdf/articles/ rewriting_national_security_state.pdf.
-
[37]
Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986, pp. 76-77.
-
[38]
Rodrigo de Zayas, État d’exception permanent. La néorévolution américaine, Paris, L’Esprit des péninsules, 2004, pp. 105-106 et 116.
-
[39]
Pour voir le texte de la résolution conjointe du Congrès (S.J.Res.23), frwebgate.access.gpo.gov/cgi-bin/getdoc.cgi?dbname=107_cong_ public_laws&docid=f:publ040.107. La déclaration conjointe du Congrès, d’abord formulée le 13 septembre 2001, avant d’être modifiée, a finalement été votée par les deux chambres le 14 septembre et a officiellement eu force de loi le 18 septembre. Elle est ainsi devenue la loi publique no 107-40.
-
[40]
Jef Huysman, « International Politics of Insecurity. Unilateralism, Inwardness and Exceptionalism », Communication présentée à la convention annuelle de l’International Studies Association, Montréal, 17-20 mars 2004, p. 2, www.isanet.or (Permission de citer accordée par l’auteur).
-
[41]
Dans le rapport de la Commission du 11 septembre, il est écrit : « En ce sens, le 11 septembre nous a enseigné que le terrorisme visant des intérêts américains ‘là-bas’ devrait être perçu comme le terrorisme visant l’Amérique ‘ici’ est perçu. Dans ce même sens, le territoire national américain devient la planète. » The National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States (aussi connue comme la Commission on 9-11), Gouvernement des États-Unis, The 9/11 Commission Report. Final Report of the National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States, Washington, dc, 2004, p. 362.
-
[42]
Slavoj Zizek, Welcome to the Desert of the Real ! Five Essays on September 11 and Related Dates, Londres, Verso, 2002, pp. 109-110.
-
[43]
C’est là le slogan de la Project for a New American Century. Il s’agit d’une organisation non gouvernementale créée en 1997. Elle comptait parmi ses membres plusieurs des membres néoconservateurs de l’administration Bush actuelle, notamment Paul Wolfowitz, Donald Rumsfeld et Dick Cheney, et des analystes influents comme Robert Kagan et William Kristol.
-
[44]
Claes G. Ryn, America the Virtuous. The Crisis of Democracy and the Quest for Empire, Somerset, nj, Transaction Publishers, 2003, pp. 8-9.
-
[45]
Patrick Thaddeus Jackson et Daniel Nexon, « Representation Is Futile ? American Anti-Collectivism and the Borg », in Jutta Weldes (dir.), To Seek Out New Worlds. Exploring Links between Science Fiction and World Politics, New York, Palgrave Macmillan, 2003, pp. 145-146.
-
[46]
John Edwards, « After the Fall », Discourse & Society, vol. 15, nos 2/3, 2004, p. 157.
-
[47]
George W. Bush dans Anne Norton, Leo Strauss and the Politics of the American Empire, p. 176.
-
[48]
Ce n’est pas pour rien que l’une des organisations importantes du néoconservatisme se nomme Project for a New American Century.
-
[49]
Ainsi que le souligne Ellen Wood, ce sont surtout les conditions dans lesquelles les États-Unis évoluent qui ont changé et non les principes directeurs de la stratégie. Bien que l’administration Bush ait fait preuve d’un fort penchant unilatéraliste, il est surtout question d’une continuité en ce qui a trait à l’objectif central de la politique étrangère américaine d’établir l’hégémonie sur un système global d’États plus ou moins souverains et dans laquelle une supériorité militaire écrasante apparaît comme un moyen et une fin pour y parvenir. Le tournant de la doctrine Bush est qu’elle pousse à ses extrêmes une vision stratégique établie depuis longtemps. Plutôt que de s’appliquer uniquement au monde communiste, la menace s’applique désormais à la planète entière, ce pourquoi les stratèges américains revendiquent une domination globale, même si elle risque de générer des ressentiments et des contestations anti-impérialistes. Ellen Meiksins Wood, The Empire of Capital, Londres, Verso, 2003, pp. 157-163.
-
[50]
Ibid., p. 244.
-
[51]
Robert Kagan et William Kristol, « The Present Danger », The National Interest, no 59, printemps 2000, pp. 68-69.
-
[52]
Richard Slotkin, « Buffalo Bill’s ‘Wild West’ », in Amy Kaplan et Donald E. Pease (dir.), Cultures of United States Imperialism, Durham, nc, Duke University Press, 1994, p. 179.
-
[53]
Robert Kagan et William Kristol, « The Present Danger », op. cit., p. 69.
-
[54]
Corey Robin, « Remembrance of Empires Past. 9/11 and the End of the Cold War », in Ellen Schrecker (dir.), Cold War Triumphalism. The Misuse of History After the Fall of Communism, New York et Londres, The New Press, 2004, p. 290.
-
[55]
Ibid., p. 276.
-
[56]
Ibid., p. 277.
-
[57]
David Harvey, « The New Imperialism. Accumulation by Dispossession », in Leo Panitch et Colin Leys (dir.), The New Imperial Challenge. Socialist Register 2004, Londres, Merlin Press/Fernwood Publishing/Monthly Review Press, 2003, p. 82-83.
-
[58]
Colin Gray, The Sheriff. America’s Defense of the New World Order, Lexington, ky, University Press of Kentucky, 2004, p. 55.
-
[59]
L’analogie avec l’empire romain demeure ainsi très forte (n’oublions pas que les membres de l’administration Bush se sont eux-mêmes nommés les Vulcains, en l’honneur du dieu romain du feu, du travail des métaux et de la forge). James Mann, Rise of the Vulcans. The History of Bush’s War Cabinet, New York, Viking, 2004, p. x.
-
[60]
Garry Dorrien, Imperial Designs: Neoconservatism and the New Pax Americana, New York, Routledge, 2004.
-
[61]
Irwin Stelzer, « Introduction », in Irwin Stelzer (dir.), The Neocon Reader, op. cit., p. 18.
-
[62]
Bruno Tertrais, « Que reste-t-il du néoconservatisme ? », Critique internationale, no 25, octobre 2004, pp. 16-17.
-
[63]
Irving Kristol, dans Corey Robin, op. cit., p. 275.
-
[64]
Stefan Halper et Jonathan Clarke, op. cit., pp. 206-207.
-
[65]
Corey Robin, op. cit., p. 284.
-
[66]
William Kristol et Robert Kagan, op. cit., p. 28.
-
[67]
Gary Dorrien, « ‘Benevolent Global Hegemony’. William Kristol and the Politics of American Empire », Logos, vol. 3, no 2, printemps 2004, www.logosjournal.com/ dorrien.htm.
-
[68]
Une analyse très fine de ces liens est faite par Simon Dalby dans « The Geopolitical and Strategic Dimensions of us Hegemony under George W. Bush. The Bush Doctrine and Cartographies of Imperial Hegemony », in Charles-Philippe David et David Grondin (dir.), us Hegemony Revisited.
-
[69]
William Kristol, dans Gary Dorrien, « ‘Benevolent Global Hegemony’. William Kristol and the Politics of American Empire ».
-
[70]
S’inscrivant dans une tradition marxiste, faisaient figures d’exception les historiens de la New Left (nouvelle gauche) des années 1960 qui n’ont jamais cessé de dépeindre les États-Unis comme un empire. Voir William Appleman Williams, Empire as a Way of Life, New York, Oxford University Press, 1980 et Walter Lafeber, The New Empire. An Interpretation of American Expansion, 1860-1898, Ithaca, ny, Cornell University Press, 1963.
-
[71]
On retrouve l’expression d’empire utilisée aujourd’hui autant par un auteur réaliste comme Andrew Bacevich (un empire informel) que par un penseur libéral comme Michael Ignatieff (un Empire lite) ou par des plus conservateurs comme Niall Fergusson ou Walter Russell Mead (un empire libéral). En fait, dès 1987, Walter Russel Mead affirmait qu’il fallait cesser de nier la notion d’empire en discutant du déclin de la superpuissance américaine et parlait ainsi d’« impérialisme libéral » ; Andrew Bacevich, American Empire. The Realities and Consequences of us Diplomacy, Boston, Harvard University Press, 2002 ; Michael Ignatieff, Empire Lite. Nation-Building in Bosnia, Kosovo and Afghanistan, Toronto, Penguin Books Canada, 2003 ; Walter Russell Mead, Mortal Splendor. The American Empire in Transition, Boston, Houghton Mifflin, 1987 et Walter Russell Mead, Special Providence. American Foreign Policy and How It Changed the World, New York, Alfred A. Knopf/A Century Foundation Book, 2002 ; et Niall Fergusson, Colossus. The Price of America’s Empire, New York, Penguin Press, 2004.
-
[72]
Michael Cox, « Empire by Denial ? Debating us Power », Security Dialogue, vol. 35, no 2, été 2003, p. 230.
-
[73]
Jean-François Revel,L’obsession anti-américaine, Paris, Plon, 2003, pp. 25-26.
-
[74]
Ibid., pp. 24-26.
-
[75]
Ibid., p. 26.
-
[76]
Revel écrit : « La fonction principale de l’antiaméricanisme était, elle est encore aujourd’hui, de noircir le libéralisme dans son incarnation suprême » ; Jean-François Revel, ibid., p. 30.
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[77]
Sergio Fabbrini, « Layers of Anti-Americanism. Americanization, American Unilateralism and Anti-Americanism in a European Perspective », European Journal of American Culture, vol. 23, no 2, 2004, pp. 79-94.
-
[78]
Alex Callinicos, The New Mandarins of American Power. The Bush Administration’s Plans for the World, Cambridge, Polity, 2003, p. 126.
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[79]
Doug Stokes, « The Heart of Empire ? Theorising us Empire in an Era of Transnational Capitalism », Third World Quarterly, vol. 26, no 2, 2005, p. 220.
-
[80]
Ibid., p. 217.
-
[81]
Martin Coward, « The Globalisation of Enclosure. Interrogating the Geopolitics of Empire », Third World Quarterly, vol. 26, no 6, septembre 2005, p. 856.
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[82]
En traitant de l’impérialisme, dans son sens large, on réfère à la domination économique, politique et militaire d’un ou plusieurs pays ou entités politiques par un ou des pays ou entités politiques plus puissants. Dans sa version plus étroite, on est dans la terminologie marxiste, qui s’intéresse aux formes modernes de l’impérialisme en les inscrivant dans une compréhension historicisée du développement du mode de production capitaliste. C’est ainsi que pour Ellen Meiksins Wood, l’empire du capital est la nouvelle forme d’impérialisme à l’échelle du globe ; c’est une « créature du capitalisme, car c’est le marché qui régit le système duquel dépendent tous les acteurs économiques et les relations de classe entre les producteurs, les capitalistes et les travailleurs ». Ellen Meiksins Wood, The Empire of Capital, op. cit., p. 9. Empire, l’ouvrage « best-seller » de Michael Hardt et Antonio Negri, a même en ce sens été très vertement critiqué par plusieurs pour avoir soutenu qu’il n’y avait pas d’alternative à l’impérialisme américain et que la stratégie de prévention était partie intégrante de la stratégie de l’Empire, qui implique des centres capitalistes rivaux. Alex Callinicos, op. cit., p. 100. Voir Michael Hardt et Antonio Negri,Empire, Cambridge, Harvard University Press, 2000.
-
[83]
Doug Stokes, « The Heart of Empire ? », op. cit., p. 224.
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[84]
William Appleman Williams, cité dans Amy Kaplan, « ‘Left Alone with America’. The Absence of Empire in the Study of American Culture », in Amy Kaplan et Donald E. Pease (dir.), op. cit., p. 3.
-
[85]
Julian Reid, « The Biopolitics of the War on Terror. A Critique of the ‘Return of Imperialism’ Thesis in International Relations », Third World Quarterly, vol. 26, no 2, avril 2005, p. 242.
-
[86]
Mark Rupert, Producing Hegemony. The Politics of Mass Production and American Global Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
-
[87]
Dans la gouvernementalité américaine, hormis quelques nationalistes isolationnistes défenseurs d’une Amérique-forteresse, peu ont critiqué le fait que les États-Unis aient tenu le rôle de balancier de l’ordre mondial depuis 1945. Ce script dominant de la guerre froide a perduré grâce au consensus idéologique « obligé » d’union nationale devant l’« ennemi soviétique ». Cela ne signifie pas du tout qu’il y avait un réel consensus et qu’il n’y avait pas de débats féroces entre les conseillers et décideurs américains quant à l’orientation stratégique à prendre, bien au contraire. Cela signifie plutôt que les représentations du contexte de la guerre froide et la construction de la menace soviétique (nucléaire, politique, économique et idéologique) imposaient une position pour l’État américain. Le processus cognitif au centre de la définition de la menace, l’imaginaire sécuritaire, n’est rien d’autre qu’une « construction de significations et de relations sociales bien établies à partir desquelles est créée une représentation du monde des relations sociales ». C’est à travers cet imaginaire sécuritaire, lequel préexiste les représentants étatiques et auquel la guerre froide est axiomatiquement intégrée, que le consensus idéologique de la guerre froide a été rendu possible. Avec la fin de la guerre froide, ce « consensus idéologique » n’était toutefois plus nécessaire. Jutta Weldes, Constructing National Interests. The United States and the Cuban Missile Crisis, Minneapolis, mn, University of Minnesota Press, 1999, pp. 10, 121-123.
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[88]
Parce qu’il accepte l’essentiel de l’argumentation développée par Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire qui met en relief une déterritorialisation de la souveraineté étatique et la percée de la biopolitique avec la mondialisation, il trouve curieuses « les tentatives discursives de la droite républicaine de qualifier la politique étrangère américaine comme impérialiste ». Selon lui, c’est un peu comme s’il était impossible d’assister à un déploiement de la puissance militaire américaine qui aille à l’encontre de la puissance souveraine américaine déployée sur le plan international dans les organisations non gouvernementales et des agences de l’onu (comme onusida par exemple). S’il a raison de croire que ces agences et ces pratiques sont importantes pour donner une légitimité internationale au déploiement de la puissance souveraine américaine, les deux dynamiques ne sont pas nécessairement contradictoires. Ainsi comprise, son argument confère à la puissance souveraine américaine une unité surprenante et problématique et au pouvoir d’agence de l’État américain une intentionnalité unique ne laissant place à aucune ambiguïté. Julian Reid, op. cit., p. 243. Pour en savoir davantage sur la position de Hardt et Negri qui rejettent toute forme « ancienne » d’impérialisme pour comprendre les dynamiques à l’oeuvre dans l’ordre global contemporain, lire M. Hardt et A. Negri, op. cit. ; et sa suite, M. Hardt et A. Negri, Multitude. War and Democracy in the Age of Empire, New York, Penguin Press, 2004. En effet, pour Hardt et Negri, l’Empire est vu comme une puissance « réseautée » (network power) qui ne repose plus sur la souveraineté de l’État-nation, même du plus puissant (États-Unis), mais qui représente plutôt la nouvelle forme globale de souveraineté dans l’ordre global contemporain qu’ils disent marqué par la guerre perpétuelle.
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[89]
Doug Stokes, op. cit., p. 218.
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[90]
Voir entre autres, William Robinson, Promoting Polyarchy, Globalization, us Intervention and Hegemony, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Idem, A Theory of Global Capitalism. Production, Class and State in a Transnational World, Baltimore, md, Johns Hopkins University Press, 2004 ; Idem, « Capitalist Globalization and the Transnationalization of the State », in Mark Rupert et Hazel Smith (dir.), Historical Materialism and Globalization, Londres, Routledge, 2002, pp. 210-229.
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[91]
Doug Stokes, op. cit., pp. 227-229.
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[92]
Bryan Mabee, op. cit., p. 1362.
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[93]
Doug Stokes, op. cit., p. 233.
-
[94]
Ibid., p. 232.
-
[95]
Leo Panitch et Sam Gindin, « Global Capitalism and American Empire », inThe New Imperial Challenge. Socialist Register 2004, Londres, Merlin Press, 2003, p. 31.
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[96]
En marxiste convaincu, Fredric Jameson décide de s’intéresser au postmodernisme en adoptant un cadre culturel inspiré à la fois par les travaux du français Henri Lefebvre sur la vie quotidienne et par une critique foucaldienne de l’histoire. Il dit qu’il « est plus juste de comprendre le concept du postmoderne comme une tentative de penser le présent historiquement dans une ère qui a oublié de penser historiquement en premier lieu » ; Fredric Jameson, Postmodernism, or, The Cultural Logic of Capitalism, Durham, nc, Duke University Press, 1991, p. ix. Il conçoit ainsi le postmodernisme comme la « logique culturelle du capitalisme tardif » (d’après son essai publié dans la New Left Review). Une tendance répandue dans certains travaux postmodernistes, ceux de Jean-François Lyotard entre autres, amène l’analyste à parler de la postmodernité comme si elle allait de soi, comme s’il y avait une rupture avec la modernité sans vraiment chercher à décrire les bases historiques de ce processus de changement. Ainsi, dans une critique fréquente adressée aux théoriciens postmodernistes, qui ont pour coutume de négliger l’économie politique et de reproduire la séparation classique entre l’économique et le politique, Mark Laffey écrit, à propos des travaux de David Campbell : « Sa proposition [celle de Campbell] que nous vivons dans une ‘ère postmoderne’ ne lie pas systématiquement notre ‘condition postmoderne’ à une division globale du travail en changement; soit elle assume ces changements par le langage vague des ‘flux’ et ‘irruptions’ soit elle les obscurcit en les liant la ‘contingence’ de l’identité américaine à la ‘fin de la guerre froide’. En revanche, une analyse matérialiste historique du social prévoit ces enjeux : elle pose comme question centrale la relation entre les pratiques représentationnelles et les relations socioéconomiques, sans argumenter que l’une est réductible à l’autre » ; Mark Laffey, « Locating Identity. Performativity, Foreign Policy and State Action », Review of International Studies, vol. 26, no 3, juillet 2000, p. 442. À ce jour, Jameson est celui qui a le plus sincèrement tenté de rendre compte du postmodernisme en intégrant plusieurs de ses idées maîtresses à une ontologie marxiste, Sean Homer,Fredric Jameson. Marxism, Hermeneutics, Postmodernism, New York, Routledge, 1998, p. 102. Le postmodernisme « n’est plus réduit à une rupture esthétique ou épistémologique […] mais il est le signal culturel d’une nouvelle étape de l’histoire du mode de production capitaliste » ; Perry Anderson, The Origins of Postmodernity, Londres, Verso, 1998, p. 55. Il a en effet cherché à comprendre et expliquer cette périodisation en la voyant comme une restructuration des modes de production capitalistes. Pour Jameson, le postmodernisme demeurait ancré dans une société basée sur des classes, mais une société dont les classes sont grandement modifiées : elles sont populistes, découlant d’individus nouvellement enrichis par la rapide croissance des secteurs des services et de spéculation des sociétés capitalistes avancées, amenant dans leur sillon de nouvelles formes de consommation et de production (Ibid., p. 62-63). Si son approche veut combler des lacunes du postmodernisme, en intègrant allègrement les analyses culturelles de la société qu’il privilégie et que son marxisme se veut ouvert et non doctrinaire, Jameson n’est cependant pas à l’abri des critiques de ses collègues marxistes, qui jugent qu’il abandonne trop la force politique de l’analyse économique et des classes sociales que promeut le marxisme ; Sean Homer,op. cit., p. 188.
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[97]
Mark Laffey, op. cit., pp. 429-444.
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[98]
Mark Laffey, « The Red Herring of Economism. A Reply to Marieke de Goede », Review of International Studies, vol. 30, no 3, juillet 2004, p. 468.
-
[99]
Habitués à théoriser la relation entre l’espace, le temps et le politique, les travaux postmodernistes en géographie politique semblent moins réfractaires à utiliser les travaux matérialistes historiques. Matthew Sparke évoque ainsi un impérialisme informel américain pour référer aux logiques géoéconomiques et géopolitiques de la puissance hégémonique américaine dans le système capitaliste mondial de l’après-Deuxième Guerre mondiale. Matthew Sparke, op. cit., p. 245.
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[100]
Voir Marieke de Goede, « Beyond Economism in International Political Economy », Review of International Studies, vol. 29, no 1, janvier 2003, pp. 79-97 et Mark Laffey, « The Red Herring of Economism », op. cit., pp. 459-468. Une étude très récente, qui répondait à l’invitation en ce sens de Marieke de Goede, a été produite par Martin Coward. Elle se veut une rencontre entre l’économie politique internationale (epi) et le postmodernisme en Relations internationales, où les régimes discursifs de l’epi sont vus à la lumière de la logique sécuritaire. Martin Coward, op. cit., pp. 855-871. À notre connaissance, bien que Campbell n’ait jamais directement répondu à la critique de Laffey (« Locating Identity. Performativity, Foreign Policy and State Action »), il nous semble intéressant de souligner que Marieke de Goede et Martin Coward ont tous les deux été des étudiants de doctorat de David Campbell à l’Université de New Castle Upon Tyne.
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[101]
Nous devons cette remarque à Mark Laffey, qui souligne combien l’incapacité du postmodernisme en Relations internationales à théoriser adéquatement le capitalisme est un frein au dialogue avec les approches marxistes contemporaines. En effet, contrairement aux travaux pionniers du postmodernisme des Foucault et postmarxistes de Laclau et Mouffe, qui se faisaient un point d’honneur de partir du matérialisme historique de Marx pour aller au-delà, Laffey soutient que les travaux postmodernistes en Relations internationales se font « sans Marx », et rejettent ainsi toute contribution matérialiste historique ou marxiste comme de l’« économisme ». Pour lui, il est faux de croire que le postmodernisme et le matérialisme historique en Relations internationales sont nécessairement antithétiques. Il pense cependant qu’une critique du capitalisme ne peut faire l’économie de la critique de l’économie politique faite par Marx. Mark Laffey, « The Red Herring of Economism », pp. 459-460 et 467-468.
-
[102]
Jim George, Discourses of Global Politics. A Critical (Re)Introduction to International Relations, Boulder, co, Lynne Rienner Publishers, 1994, p. 29.
-
[103]
Dario Battistella, Théories des relations internationales, Paris, Presses de Science po, 2003, p. 247.
-
[104]
Matthew Sparke, op. cit., p. 240.
-
[105]
Ibid., pp. 264-265.
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[106]
Slavoj Zizek, Iraq. The Borrowed Kettle, Londres, Verso, 2004, p. 19 ; les italiques sont dans le texte original.
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[107]
Slavoj Zizek, Welcome to the Desert of the Real !, op. cit., pp. 144-145.
-
[108]
Samuel Huntington, « The Clash of Civilizations », Foreign Affairs, vol. 72, no 3, 1993, pp. 22-49 ; Idem, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Basic Books, 1996. Les uns ont parlé d’un choc entre civilisations, les autres, d’un conflit civilisationnel entre les forces civilisées et barbares. Amitav Acharya, « Security and Security Studies After September 11. Some Preliminary Reflections », Working Paper, no 23b, mai 2002, pp. 17-22, Institute of Defense and Strategic Studies, Singapour, www.ntu.edu.sg/idss/WorkingPapers/WP23.pdf ; Emad El-Din Aysha, « Samuel Huntington and the Geopolitics of American Identity. The Function of Foreign Policy in America’s Domestic Clash of Civilizations, International Studies Perspectives, vol. 4, no 2, 2003, pp. 113-132 ; Idem, « Huntington’s Shift to the Declinist Camp. Conservative Declinism and the ‘Historical Function’ of ‘The Clash of Civilizations’ », International Relations, vol. 17, no 4, 2003, pp. 429-452 ; Mark Salter, Barbarians & Civilizations in International Relations, Londres, Pluto Press, 2002.
-
[109]
Jacinta O’Hagan, « ”The Power and the Passion”. Civilizational Identity and Alterity in the Wake of September 11 », in Patricia M. Goff et Kevin C. Dunn (dir.), Identity and Global Politics, New York, Palgrave Macmillan, 2004, p. 30.
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[110]
Ibid.
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[111]
Ces appréhensions ont été récurrentes depuis la Deuxième Guerre mondiale, notamment avec l’apparition du concept de sécurité nationale dans les discours politiques américains et la crainte de voir l’érection d’un État-garnison aux États-Unis avec l’État de sécurité nationale. David Grondin, « Penser la stratégie américaine de la sécurité du territoire national », Annuaire français de relations internationales, vol. 4, 2003, pp. 613-628, www.diplomatie.gouv.fr/cap/ ressource/FD001310.pdf.