Abstracts
Résumé
Cet article reprend la thèse avancée dans notre livre intitulé L’empire incohérent, où est présentée une analyse détaillée des pouvoirs militaire, politique, économique et idéologique des États-Unis, ainsi qu’une critique du nouvel impérialisme de l’administration Bush, en étudiant l’ensemble du règne de l’empire américain au cours des xxe et xxie siècles. Nous analyserons subséquemment les trois principales sous-catégories d’empire, ainsi qu’un autre type de domination essentiellement non impérial, soit les périodes d’impérialisme direct, indirect et informel, et l’hégémonie. Ces quatre dimensions font intervenir des niveaux décroissants de violence. Après avoir placé le nouvel impérialisme dans le contexte plus large des empires en général et de la longue trajectoire de l’impérialisme américain en particulier, nous en venons à analyser l’empire de Bush. Nous cherchons à répondre aux questions suivantes : où s’est située l’action des États-Unis dans cette typologie jusqu’à présent, à quel échelon de l’impérialisme s’est rendue l’administration de Bush fils, et quelles sont ses chances de succès ?
Abstract
Building on the argument laid out in our book Incoherent Empire, where we offered a detailed examination of the military, political, economic and ideological powers of the United States, as well as a critique of the new imperialism of the Bush administration, in this article, we refine the argument by surveying the whole course of American Empire throughout the 20th and 21st centuries. We subsequently address the three main sub-types of empire, plus one predominantly non-imperial type of domination : the periods of direct, indirect, and informal empire, and hegemony. These four involve declining levels of violence. After putting the new imperialism in broader context of empires in general and the long-term trajectory of American imperialism in particular we finally analyze the Bush empire. The questions we seek to answer here are : where has the United States fitted into this typology in the past ? How far has the administration of Bush the Younger imperially escalated ? And will this be successful ?
Article body
Introduction : l’empire incohérent
L’ouvrage L’empire incohérent[1] présente une analyse détaillée des pouvoirs militaire, politique, économique et idéologique des États-Unis, suivie d’une critique du nouvel impérialisme de l’administration Bush. Dans ce livre, nous avançons l’hypothèse que le nouvel impérialisme de l’administration Bush était voué à l’échec pour deux raisons. Premièrement, les empires, comme tous les régimes, requièrent une certaine combinaison des quatre sources de pouvoir social – idéologique, économique, militaire et politique ; toutefois, l’empire de Bush s’appuie dans une large mesure sur une seule de ces sources, soit le pouvoir militaire[2], ce qui est insuffisant pour mener à bien des tâches impériales. Deuxièmement, la volonté de former un empire est de toute façon inappropriée au xxie siècle, puisqu’il s’agit de l’ère des États-nations, qui a succédé à l’ère des empires. Nous allons raffiner ces deux thèses ici, tout en cherchant à placer le nouvel impérialisme dans le contexte plus large des empires en général et de la longue trajectoire de l’impérialisme américain en particulier. Nous commençons en abordant certains concepts essentiels.
Nous définissons les empires comme étant des systèmes politiques centralisés établis par la violence et maintenus par une contrainte systématique par laquelle un acteur central domine des sociétés en périphérie, sert d’intermédiaire pour leurs principales relations et dirige les ressources en provenance des sociétés périphériques et entres celles-ci[3]. Il existe trois principales sous-catégories d’empires, ainsi qu’une forme de domination essentiellement non impériale : 1) l’empire direct, où la conquête militaire est suivie par l’annexion politique des États périphériques par l’État central ; 2) l’empire indirect, où l’État central exerce le pouvoir, mais où les États périphériques conservent une grande autonomie ; 3) l’empire informel, où l’État périphérique exerce sa souveraineté, mais où son autonomie est sévèrement limitée par l’intimidation de l’État central ; et finalement 4) l’hégémonie, qui n’est pas une forme d’impérialisme dans le sens strict du terme, puisque le leadership de l’État central sur les États périphériques souverains est accepté par ces derniers comme étant « normal » ou légitime. Ces quatre dimensions de l’empire font intervenir des niveaux décroissants de violence.
Par ailleurs, les empires font également intervenir deux catégories distinctes de systèmes économiques reliés à deux types de contrôle : contrôle du territoire ou contrôle du marché. L’impérialisme territorial consiste en la saisie et au contrôle des territoires, afin d’en tirer un profit par l’administration directe des ressources économiques qui s’y trouvent, y compris la main-d’oeuvre. C’est l’essence même de l’impérialisme direct. L’impérialisme de marché a recours à la violence (ou au spectre de la violence) dans le but de mettre en place des conditions d’affaires avantageuses pour l’État central à l’endroit des États périphériques. Il n’y a pas de contrainte directe dans les relations économiques entre l’État central et les acteurs du territoire périphérique, mais les règles du marché bénéficient au premier. Cela peut se faire selon des niveaux variables de contrainte. Les « traités inégaux » imposés par les empires du xixe siècle à la Chine et au Japon étaient appliqués par l’intermédiaire de canonnières et d’expéditions punitives occasionnelles, alors que dans le cas des « programmes d’ajustements structuraux » d’aujourd’hui, la contrainte économique (l’octroi ou la suspension des crédits) a le même effet. L’impérialisme du marché est généralement caractéristique des empires informels, alors que les empires indirects sont habituellement une combinaison de l’impérialisme territorial et de l’impérialisme de marché.
Nous cherchons à répondre ici aux questions suivantes : où s’est située l’action des États-Unis dans cette typologie jusqu’à présent ? À quel échelon de l’impérialisme s’est rendue l’administration de Bush fils ? Et quelles sont ses chances de succès.
I – Les réalités passées de l’empire américain : de l’impérialisme territorial à l’hégémonie, en passant par l’impérialisme de marché
A — La longue trajectoire de l’impérialisme américain contemporain
Au cours des premières phases d’expansion à l’Ouest sur leur propre continent, les colonies nord-américaines, et plus tard les États-Unis naissants, ont imposé un impérialisme territorial et direct des plus féroces à l’endroit des peuples autochtones d’Amérique. Mais à partir du moment où les limites des terres colonisées ont été entièrement définies, en 1890, et avec 95 % de la population autochtone disparue, les États-Unis se sont montrés plutôt pacifiques et sans grandes ambitions internationales. Un court élan d’expansion impérialiste a suivi, dans le but de prendre le contrôle des anciennes possessions de l’empire espagnol dans les Amériques et de l’autre côté du Pacifique. En 1902, les Philippines et d’autres petites îles étaient pratiquement devenues des colonies américaines (techniquement, il s’agissait de « territoires non incorporés » pour que leurs populations ne puissent bénéficier pleinement des droits constitutionnels américains). L’expérience des Philippines a cependant été désagréable et il a donc été décidé, par les gouvernements suivants, de mettre fin à l’expérience des colonies. On observe alors un virage vers un impérialisme plus informel, soit un impérialisme de marché, dont le meilleur exemple est « la diplomatie du dollar ». Ceci donne lieu à une surveillance étroite des douanes et des budgets des États périphériques, ainsi que des « sphères d’influence », où les chemins de fer et les mines appartenant aux États-Unis, ainsi que la zone du Canal de Panama, étaient protégés plus directement. Si ces mesures n’arrivaient pas à mettre en place des gouvernements « responsables » (c.-à-d. pro-américains), les États-Unis initiaient alors des interventions militaires punitives en envoyant des Marines sur le territoire en question, dans le but généralement de produire un changement de régime. Entre 1898 et 1929, on a eu recours à cette approche pas moins de 32 fois, soit une fois par an. C’est ce qu’on peut appeler l’aboutissement plutôt difficile de l’impérialisme informel, ou de marché.
Cette forme d’impérialisme semble donner de moins en moins de résultats, et au cours des années 1930, l’impérialisme américain s’est de nouveau atténué pour ressembler davantage à une stratégie de non-intervention. Les États-Unis s’attardent alors à fournir une aide financière, ainsi que des ressources militaires de manière officielle et officieuse, à des dictateurs qui assurent en retour la présence d’un « gouvernement responsable ». Franklin Roosevelt, ou Cordell Hull, son secrétaire d’État, ont dit de Anastasia Somoza Garcia, dictateur du Nicaragua, ou de Rafael Trujillo, dictateur de la République dominicaine : « c’est peut-être un fils de pute, mais c’est notre fils de pute ». L’incertitude concernant l’origine de ces paroles témoigne à quel point cette stratégie était répandue. Le fait d’aider des « fils de pute » est donc devenu, pour les États-Unis, la principale manifestation – quoique atténuée – d’impérialisme informel ou de marché[4].
Au même moment, grâce à une croissance économique soutenue, au déclin économique de la Grande-Bretagne et de la France et à la Première Guerre mondiale, les États-Unis étaient en train de devenir une puissance mondiale. La Seconde Guerre mondiale a toutefois provoqué le bouleversement fondamental en faisant des États-Unis la puissance mondiale dominante, avec ses 2,5 millions de soldats répartis dans des bases militaires établies dans plus de 100 pays, la principale économie du monde et les plus importantes réserves monétaires de la planète. L’Union soviétique et la Chine représentaient d’immenses zones interdites pour les États-Unis, mais le reste du monde, le « monde libre », était dominé par les Américains. Les deux superpuissances sont alors entrées dans une course à l’arme nucléaire et dans une Guerre froide, qui était en fait une paix difficile. Comme l’a dit Eisenhower, considérant les armes en jeu, « il n’y a pas d’autres solutions que la paix[5] ».
Les États-Unis constituaient-ils un empire au cours de la guerre froide ? Ils n’avaient pas de colonies et ce n’était ni un empire direct, ni un empire indirect. De plus, la plupart des gouvernements du monde se réjouissaient à l’idée de faire partie de ce « monde libre ». Ils ont accepté la règle du dollar et accueilli les multinationales et les investissements américains. S’agissait-il davantage d’une forme d’hégémonie, au lieu d’une forme d’impérialisme, avec comme caractéristique un leadership accepté comme étant légitime ou normal, et ancré dans la vie de tous les jours ? Y manquait-il la contrainte miliaire, présente même dans les empires informels ?
Afin de répondre à ces questions, nous devons établir une distinction entre les trois zones du « monde libre ».
B — Les zones géopolitiques du « monde libre »
L’Ouest. C’est dans cette zone que l’on retrouvait la plupart des bases américaines. À la fin des années 1940, 50 % d’entre elles étaient en Europe, au Canada et dans l’Atlantique Nord, proportion qui atteindra 80 % en 1990[6]. Il s’agissait d’alliés que les États-Unis défendaient contre le communisme soviétique : ceux-ci comprenaient le lien entre cette stratégie et l’hégémonie du dollar : ils payaient pour leur défense en subventionnant le dollar. C’était de l’hégémonie et non de l’impérialisme.
L’Est et le Sud-Est asiatique. Cette zone a connu les plus grands conflits de l’aube de la guerre froide. Les États-Unis défendaient le Japon et un nombre considérable de petits États à leur service, ce qui fait que de 30 à 40 % des bases américaines s’y trouvaient à la fin des années 1940. Deux guerres ont eu lieu respectivement en Corée et au Viêt-nam, ainsi que des conflits moins importants par « procuration partielle » au Laos et au Cambodge, et de nombreuses opérations secrètes. Ces conflits ont cependant eu pour effet de stabiliser les frontières de l’Asie entre le monde communiste et le monde libre, réduisant ainsi le nombre de bases américaines dans la région, même si 15 % de leur nombre total s’y trouvait toujours en 1990. L’Asie du Sud a connu par la suite un développement capitaliste fructueux, transformant « l’Ouest » en « Nord ». La domination des États-Unis sur une majeure partie de cette zone s’est également transformée en hégémonie, après avoir été résolument impérialiste dans le passé.
Cette situation a limité les tensions. La Grande-Bretagne et la France ont été punies par les États-Unis à Suez, et au cours des dernières années, l’Europe et l’Asie de l’Est ont marqué leur dissidence par rapport à la politique étrangère américaine. Grâce à leur croissance économique, ces pays ont presque rejoint les États-Unis sur le plan économique et ils font essentiellement fonctionner leur propre économie. Toutefois, l’Europe et l’Asie de l’Est ne sont pas dans une position pour défier la puissance militaire ou financière des États-Unis. Il s’agit donc ici d’une situation d’hégémonie, même si celle-ci s’est légèrement affaiblie avec le temps.
Les autres États du tiers-monde. On observe ici une relation différente, où les États-Unis se sont souvent retrouvés dans des situations comparables à celles qu’ils ont connues pendant si longtemps en Amérique latine. Dans cette zone, à l’instar des États-Unis, les régimes locaux au service des Américains prônaient habituellement un capitalisme plutôt conservateur ; ils étaient cependant confrontés à des mouvements populaires exigeant des réformes sociales. Une fois que ces réformateurs eurent pris les rennes du gouvernement, ils ont tenté de conclure des marchés ambitieux avec les intérêts financiers et les multinationales des États-Unis. Lorsque les conflits locaux se sont envenimés, cela est apparu aux États-Unis comme un danger d’escalade vers le « communisme » ou le « chaos », qui représentent des menaces pour les intérêts américains. Il était possible que le chaos puisse précéder l’arrivée du communisme, dans la mesure où une insurrection de la gauche provoquait en général une contre-offensive de la droite, ce qui entraînait des conflits civils. Ce fut le cas au Guatemala, tout juste avant l’intervention de la cia en 1954, ainsi qu’au Chili sous Allende, en 1973, juste avant que les Américains ne donnent le feu vert au coup d’État. Afin d’écarter ces menaces, les États-Unis ont procédé à quelques interventions punitives, ainsi qu’à un nombre encore plus important d’interventions qui étaient soient indirectes, soient exécutées par procuration par des forces locales. Dans cette troisième zone géographique, donc, on observe non pas une situation hégémonique, mais un impérialisme informel, qui fait intervenir une force contraignante à l’endroit d’États soi-disant souverains, sans toutefois démontrer le besoin d’un contrôle formel du territoire.
C – La guerre froide, ou l’alliage de l’hégémonie et de l’empire informel
Tel a donc été, comme nous l’avons mentionné précédemment, l’approche traditionnelle de l’impérialisme américain contemporain. La guerre froide a cependant apporté les nouveaux ingrédients d’une lutte entre deux idéologies rivales pour la conquête du monde, associées respectivement aux deux superpuissance. Les États-Unis, comme ils l’avaient fait antérieurement, prônaient le capitalisme et une forme plus conservatrice de la démocratie. L’urss préconisait sa version du socialisme, tout en reconnaissant ne pouvoir assurer que la création de régimes sociaux-démocrates dans le court terme. Dans cet affrontement, les États-Unis ont poursuivi leur stratégie d’interventions punitives, mais les techniques de non-intervention initiées dans les années 1930 ont gagné en importance. Elles étaient préconisées en raison de la force de dissuasion du nucléaire et de la nature hautement idéologique de la guerre froide. Il devenait donc risqué d’envoyer des soldats américains en mission, car cela pouvait mener à une escalade de tension avec les Soviétiques, et ce, jusqu’au conflit nucléaire. L’intensité idéologique du conflit semblait également permettre que la fin justifie les moyens, quoiqu’on ne pouvait rendre public les moyens en question, puisqu’ils étaient contraires à l’idéologie. Les opérations indirectes et les combats par procuration se sont intensifiés, accompagnés de la « réfutation vraisemblable » si jamais ils étaient mis au jour. Selon Fred Halliday, l’Union soviétique a mené 18 interventions de la sorte, souvent en ayant recours à des soldats cubains[7]. Les États-Unis en ont effectué le double, grâce à la contribution d’une cia élargie et à la formation et à l’équipement des forces armées d’autres pays. Ils ont même inventé une justification idéologique pour leurs « fils de putes », en distinguant les régimes autoritaires (nos alliés) des régimes totalitaires (leurs alliés). Il va sans dire qu’en Amérique latine, la dictature militaire « autoritaire » du Guatemala a commis des actes bien pires que le régime « totalitaire » de Fidel Castro, où plus de 200 000 personnes ont été assassinées dans le cadre d’une répression de la gauche et des peuples indigènes. Sans oublier l’allié « autoritaire » des années 1980 : Saddam Hussein.
De telles stratégies ont fait comprendre aux Américains l’importance d’avoir sur place un régime politique de rechange, local et viable, avant d’engager des ressources importantes ou d’intervenir au grand jour. Ils ont parfois commis des erreurs, comme au Laos, où ils ont surestimé les capacités des guérillas à leur service. Autre erreur, plus importante encore, au Viêt-nam, quoique dans ce cas, il était raisonnable de penser que le gouvernement sud-vietnamien, avec l’aide militaire des États-Unis et disposant d’une armée de 200 000 hommes, pouvait rendre le régime plus stable. Enfin, à la Baie des Cochons, où cette précaution n’a pas été suivie, ils sont nombreux à la cia et au département d’État à avoir prédit l’échec cuisant de l’opération.
La préparation des Alliés sur le terrain était depuis longtemps une pratique impériale courante. Lors de la colonisation, les Romains, les Espagnols et les Anglais avaient presque toujours des alliés locaux, qui les avaient souvent eux-mêmes invités à venir sur leur territoire. Cependant, vers 1900, les États-Unis ont mis au point une version capitaliste moderne de la stratégie des alliés locaux, s’appuyant sur les classes locales dominantes. Cette approche a été préconisée jusqu’à la guerre froide. De leur côté, les Soviétiques appuyaient les mouvements de travailleurs et de paysans. Ce sont toutefois les États-Unis qui ont eu le plus de succès dans ce duel. Même si un certain « socialisme du tiers-monde » était en émergence à cette époque, les Soviétiques ne pouvaient pas offrir autant d’incitatifs économiques que les États-Unis et leur pays était beaucoup moins attirant sur le plan national que ne pouvaient l’être les États-Unis – qui jouissaient également de l’appui de la majorité du corps des officiers. Grâce à l’aide militaire, ceux qui bénéficiaient de l’appui des États-Unis étaient généralement les vainqueurs[8]. On ne dénombre que très peu de cas, comme Cuba ou le Viêt-nam, où des régimes de gauche ont eu le dessus sur les États-Unis, quoique Cuba en paie maintenant le prix.
Les États-Unis ont également modernisé leurs moyens pour exercer une contrainte économique. Ceux-ci étaient désormais enchâssés dans les organisations économiques internationales, contrôlées ou dirigées par les États-Unis. Par exemple, l’exigence pour les pays ayant une monnaie faible de maintenir leurs réserves en dollars, ainsi que les accords du gatt, grâce auxquels le Nord pouvait maintenir son protectionnisme dans le domaine agricole, tout en exigeant l’ouverture des marchés des pays les plus pauvres. Par la suite, les fluctuations des taux d’intérêts, déclenchées initialement par une hausse du prix du pétrole par l’opep, ont engendré une crise d’endettement dans les pays du tiers-monde, qui a été contenue par des programmes d’ajustements structuraux issus du « consensus de Washington ». Ces programmes visaient à redistribuer la main-d’oeuvre en capital, et le capital local en capital étranger. Ceci n’est pas sans rappeler les « traités inégaux » imposés au xixe siècle aux États périphériques, à l’exception que la contrainte était exercée davantage par des mécanismes économiques que militaires. Ces programmes n’étaient pas les bienvenus, mais ils avaient le mérite de ne pas être imposés par une force militaire.
C’est ainsi que les États-Unis ont poursuivi sur leur lancée du xixe siècle vers des formes moins sévères de domination : de l’impérialisme territorial à l’impérialisme de marché, de l’empire à l’hégémonie. L’impérialisme direct de l’Allemagne et du Japon avait été défait, tout comme les empires européens. Puis, l’impérialisme direct de l’urss s’est écroulé, alors que la Russie et la Chine ont fait leur entrée dans l’économie capitaliste mondiale sous le leadership des États-Unis. Tout ce qui restait alors de l’impérialisme était la domination américaine, essentiellement incarnée par la contrainte économique, soutenue de façon intermittente par une répression militaire indépendante à l’endroit des mouvements de résistance en périphérie. Les États-Unis se sont donc retrouvés dans une situation mixte d’hégémonie et d’impérialisme informel relativement modéré, et ce, sur la presque totalité de la planète.
D — L’hégémonie des États-Unis dans la période post-guerre froide, mais toujours pas l’impérialisme
Selon Martin Shaw, la géopolitique de la guerre froide était centrée sur « un conglomérat d’États occidental-mondial internationalisé au sein duquel « l’hégémonie » des États-Unis se manifeste non seulement à travers ses alliances clés avec l’Europe de l’Ouest et le Japon, mais également par la « strate mondiale » que représentent les institutions internationales et qui rend légitime le pouvoir de l’Occident ». Cette strate est formée des Nations Unies, dont le Conseil de sécurité dominé par les États-Unis et ses alliés, et d’autres organisations telles que le fmi, la Banque mondiale, l’omc, le G-7, le G-8, etc. Il soutient que cet « État occidental-mondial » est postimpérialiste à l’intérieur, puisqu’il est formé d’États démocratiques qui ont des relations consensuelles entre eux, et qu’à l’extérieur de l’Occident, les États plus importants ont tendance à adopter un comportement autoritaire et quasi impérialiste à l’endroit de leurs proches voisins. Ceux-ci demeurent embourbés dans des conflits sur la démocratie et les droits nationaux, qui sont à l’origine de la plupart des guerres[9]. Cette affirmation est correcte. Mais les guerres auxquelles participent maintenant les États-Unis ne sont pas causées par des conflits relatifs à la démocratie et aux droits de la personne dans le Sud, mais bien par les propres actions impériales des Américains et les contre-coups qu’elles génèrent. Sous Bush père et Clinton, certains signes laissaient entrevoir que les États-Unis pourraient tirer certains avantages impérialistes de leur domination, mais le nouvel impérialisme est réellement apparu avec Bush fils.
Avant d’aborder cette question, nous tenons à souligner ces quatre legs importants de la guerre froide.
E — Réexaminer les legs du passé pour mieux comprendre le nouvel impérialisme d’aujourd’hui
Dans les pays du Sud, l’impérialisme basé sur les classes n’est pas mort. Il perdure, mais il est marginal. En Amérique latine, tout particulièrement, il a repris des formes traditionnelles de pré-guerre froide. Les États-Unis soutenant toujours une version plus conservatrice du capitalisme, ses clients du Sud sont toujours confrontés à des réformateurs et à des insurgés de gauche. On peut donc s’attendre à ce que les États-Unis continuent d’apporter leur aide en tentant de les écraser par des actions militaires directes ou indirectes. C’est ce qu’ils font déjà en Colombie, où leur action est partiellement déguisée en « guerre contre la drogue » s’amalgamant aux luttes entre paysans et propriétaires terriens et aux assassinats d’environ 200 militants des droits des travailleurs et de la personne par année. Au Venezuela, le président Hugo Chavez met les États-Unis à l’épreuve. Leurs ressources étant affectées ailleurs, la capacité des Américains à intervenir est limitée en ce moment, quoique le Venezuela est un producteur de pétrole. À Cuba, la question n’est pas de savoir si les États-Unis vont intervenir, mais bien quand ils vont intervenir. On a également observé à l’échelle du continent une recrudescence des mouvements de gauche contre les programmes d’ajustements structuraux. Il est également fort probable qu’une nouvelle gauche fera son apparition dans les pays du Sud. Toutefois, l’action principale la plus récente a de toute évidence lieu ailleurs, et nous ne discuterons pas davantage de ce résidu de l’impérialisme informel.
Au cours de la période post-1945, le pétrole est devenu encore plus crucial pour les économies contemporaines et il a été fourni d’une manière croissante par le Moyen-Orient, récemment supplanté par le pétrole et le gaz naturel de la Russie et de la mer Caspienne. Même dans l’entre-deux-guerres, l’impérialisme britannique et français au Moyen-Orient était motivé par le pétrole, tout comme le coup d’État commandité par la cia en Iran, en 1953, pour remplacer le premier ministre Mohammed Mossadeq par le Shah. À peu près au même moment, les décideurs américains ont pleinement pris conscience de la signification de la diminution des réserves de pétrole de leur pays comparées à celles beaucoup plus importantes qui ont été découvertes dans le golfe Persique. Le pétrole et le gaz naturel constituent désormais les seules ressources premières réellement indispensables pour les économies avancées, mais elles se trouvent dans une région problématique aux prises avec plusieurs régimes instables. Même si les États-Unis ont eu la possibilité de laisser les forces du marché agir sur le pétrole et le gaz naturel, ils ne l’ont jamais fait. Le pétrole est lié à un certain niveau d’impérialisme.
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La guerre froide a entraîné des alignements géopolitiques inattendus au Moyen-Orient, alors que les islamistes ont succédé aux socialistes comme principaux opposants aux régimes conservateurs. La stratégie des États-Unis s’appuyait alors essentiellement sur la crainte que l’Union soviétique puisse accéder à la région et refuser au monde libre l’accès au pétrole. En 1980, soit assez tard dans la guerre froide, le président Jimmy Carter, dans son discours sur l’état de l’Union, a énoncé, en réponse à la présence soviétique en Afghanistan, ce qui a été convenu d’appeler la « doctrine Carter ». Il a déclaré ce qui suit : « Que notre position soit très claire : toute tentative d’une force extérieure de prendre le contrôle de la région du golfe Persique sera considérée comme une attaque sur les intérêts vitaux des États-Unis d’Amérique. Et une telle attaque sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire[10]. » Cette approche modifiait la « doctrine Nixon », selon laquelle les États-Unis se fiaient à leurs alliés régionaux pour protéger les intérêts pétroliers du pays. Carter était le président le plus libéral de l’après-guerre, mais l’importance du pétrole était telle qu’il ne pouvait être laissé aux forces du marché. Toute menace devrait donc affronter la force impériale.
Comme ce fut le cas ailleurs, les États-Unis se sont ici alliés aux régimes conservateurs, alors que les Soviétiques ont préféré les régimes socialistes et/ou nationalistes. Pendant près de deux décennies, les États-Unis ont appuyé le Shah d’Iran, ainsi que les princes d’Arabie saoudite et du Golfe, même si leur principal allié au Moyen-Orient était Israël. En effet, l’État hébreu a effectué plusieurs missions pour le compte des États-Unis au cours de la guerre froide en retour d’un soutien militaire pour faire face à ses voisins arabes. En 1979, alors que les États-Unis avaient toujours craint un coup d’État initié par la gauche, ce sont les islamistes qui ont renversé le Shah en Iran, remplaçant par le fait même les socialistes en tant que principale menace aux régimes soutenus par les États-Unis. Les islamistes étaient contre l’impérialisme et ils se sont aussi attaqués à l’impérialisme soviétique en Afghanistan ; après cette victoire, les États-Unis sont devenus leur principal ennemi. Les islamistes étaient contre l’impérialisme, mais ils n’étaient pas nationalistes, dans la mesure où ils étaient loyaux à une entité beaucoup plus large que n’importe quelle nation. À ce titre, leur mouvement était comparable à celui qu’a connu l’Afrique au milieu du xxe siècle, que l’on considère généralement comme étant « nationaliste », mais dont l’attachement s’étendait aux Africains dans leur ensemble, et non pas à un État en particulier. L’attachement des islamistes est aux musulmans dans leur ensemble, et comme les Africains qui les ont précédés, ils sont contraints de se battre sur le champ de bataille de l’État.
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Après la guerre froide, les États-Unis se sont retrouvés avec une armée énorme, mais pas invulnérable. Ils ont alors diminué considérablement leurs dépenses militaires, même si d’autres pays les ont réduites encore davantage. La domination des États-Unis s’est ensuite accrue de façon croissante, en particulier lorsque Bush fils a relancé la hausse des dépenses militaires. Aujourd’hui, plus de 40 % des dépenses militaires mondiales sont effectuées par les États-Unis. Ils ont également un monopole unilatéral sur des armes à la fine pointe de la technologie, grâce auxquelles l’ennemi peut être témoin de la puissance de feu des États-Unis sans qu’aucun Américain ne soit à portée de tir – c’est le produit de ce qu’on a appelé la « révolution dans les affaires militaires » des années 1990. Malgré cela, les décideurs américains ont constaté trois lacunes :
Ils craignaient la prolifération des armes nucléaires, chimiques et bactériologiques, qui peuvent éventuellement causer beaucoup de dégâts. Elles sont maintenant à la portée des États pauvres et seulement quelques-unes sont nécessaires pour éviter toute intervention punitive des puissants américains. Certains « États-voyous » semblaient sur le point d’en posséder et presque tous étaient musulmans.
Les États-Unis s’étaient préparés à une guerre défensive, technologique, et probablement nucléaire contre les Soviétiques ; ils ne disposaient donc pas d’un nombre important de soldats au sol, quoique ceux-ci étaient fortement armés. En 2000, environ 200 000 sur 1,4 million de soldats des forces armées américaines pouvaient être envoyés au combat sur le terrain, d’où une pénurie de forces légères capables de contrer les mouvements des guérillas armées de kalachnikovs et d’« engins explosifs improvisés », comme l’étaient la plupart des « terroristes » musulmans. En 1990, comme l’ont souligné plusieurs conseillers au Pentagone, le contrôle du Pentagone s’est incarné dans une lutte entre ceux qui prônaient les guerres technologiques et ceux favorisant une infanterie fortement armée. En résumé, bien peu a été accompli pour remédier à cette lacune.
Le réseau de bases était déséquilibré sur le plan géographique, puisque son objectif principal avait été de défendre l’Europe et l’Asie de l’Est. En 1988, il n’y avait que sept bases américaines pour tout le Moyen-Orient et l’Afrique, dont seulement quatre où le territoire moyen-oriental était à portée d’une frappe directe (deux en Turquie et deux en Grèce). Le Pentagone a alors réalisé que, dans cette région, il était fortement dépendant des porte-avions et des bombardiers à long rayon d’action.
C’est ainsi qu’en 1990, les États-Unis se sont retrouvés avec une dépendance au pétrole en provenance du Moyen-Orient, aux mouvements et aux États ennemis musulmans et islamistes, ainsi qu’à une force militaire pas très bien adaptée pour les affronter. Ce sont là les facteurs contextuels nécessaires à la compréhension du nouvel impérialisme qui est désormais appliqué par les États-Unis à l’endroit des pays musulmans et des mouvements islamistes. Cependant, certains événements plus contingents sont également en cause.
En 1990, Saddam Hussein en a choqué plus d’un en envahissant le Koweït. La guerre du Golfe avait comme toile de fond le pétrole, mais aussi une violation à la Charte des Nations Unies et la peur des voisins de Saddam. Les cheikhs des États du Golfe ont vite réalisé qu’ils auraient besoin des forces américaines pour survivre. Oussama ben Laden a bien offert au gouvernement saoudien d’avoir recours à la brigade arabe internationale, basée en Afghanistan, pour reprendre le Koweït, mais les Arabes fondaient plus d’espoir sur l’armée américaine. Ils ont donc décliné l’offre. Pour leur guerre du Golfe, donc, les États-Unis bénéficiaient d’un large appui et ils ont pu utiliser plusieurs bases des environs. Après la guerre, les dirigeants du Golfe ont offert aux États-Unis cinq nouvelles bases. L’une des lacunes stratégiques avait été comblée, l’accès au pétrole était sécurisé, et le droit international avait été défendu.
Au cours des années 1990, les États-Unis ont continué de faire pression sur le régime de Saddam par des bombardements et des sanctions causant les famines. À partir de 1993, la secrétaire d’État Madeleine Albright et d’autres ont soutenu que l’objectif de cette stratégie était d’engendrer un soulèvement au sein de la population irakienne qui entraînerait à son tour un changement de régime. Cela n’a pas fonctionné et Saddam est demeuré au pouvoir. En Yougoslavie, les armes américaines à la fine pointe de la technologie ont fait leur preuve, provoquant la chute de Milosevic et la mise en place de bases américaines en Bosnie et en Macédoine. Entre-temps, la plupart des islamistes ont été défaits en tentant de renverser des régimes musulmans. Nombreux sont ceux qui se sont réfugiés à l’extérieur du Moyen-Orient, dont certains qui ont dirigé leur hostilité vers l’Occident, en particulier les États-Unis, à qui ils attribuaient avec raison la responsabilité d’avoir contribué à maintenir au pouvoir les régimes en place. À partir de 1996, Oussama ben Laden a constamment invoqué trois raisons pour attaquer les États-Unis : leurs bases en Arabie saoudite, leur appui à l’État sioniste d’Israël, ainsi que l’invasion, le bombardement et l’inanition de l’Irak. On peut affirmer avec une quasi-certitude que ce sont là les raisons derrière les attaques du 11 septembre, quoique le pétrole se retrouve également en toile de fond.
II – Les prétextes actuels de l’impérialisme indirect des États-Unis au Moyen-Orient : le nouvel impérialisme sous George W. Bush
A — Le 11 septembre, l’Afghanistan et la lutte agressive au terrorisme
Entre-temps, Bush fils avait réussi à arracher une victoire ambiguë aux élections de 2000 et à placer Cheney à la tête de son équipe de transition. Il s’agit ici d’événements contingents qui ont eu, au même titre que les événements extraordinaires du 11 septembre, de lourdes conséquences. Cheney, ancien secrétaire à la Défense, était extrêmement mécontent de la politique étrangère américaine et a donc choisi des vétérans du même acabit et de jeunes néoconservateurs pour former cette équipe, à l’exception notable de Colin Powell. Même si nous n’avons toujours pas accès aux rapports informels de ceux qui ont constaté de l’intérieur la nature des délibérations, et l’étiquette de « néoconservateurs » est peut-être ici trop simple pour les décrire, les documents qui sont disponibles, comme ceux du Project for the New American Century, révèlent un programme ambitieux : le recours à la puissance militaire américaine, de façon préventive si nécessaire, pour intimider les « États-voyous » et sécuriser les intérêts des États-Unis en général, et le pétrole en particulier, au Moyen-Orient. En outre, ils exprimaient ouvertement leur mépris à l’égard des Nations Unies et des initiatives de traités multilatéraux touchant les « armes de destruction massive », la Cour criminelle internationale et l’environnement. Dick Gephardt, l’éternel leader du Parti démocrate au Congrès, a dit ce qui suit : « Au cours des deux dernières décennies, sous les présidents Reagan, Bush et Clinton, notre approche était la suivante : « multilatéral si nous le pouvons, unilatéral si nous le devons. » Pour l’administration actuelle [de Bush fils], c’est « unilatéral tout le temps, multilatéral si le reste du monde souhaite nous suivre[11] ». Gephardt nous dit que les Démocrates ont également envisagé l’unilatéralisme, lorsque cela était nécessaire. Clinton n’a lancé que quelques missiles et quelques bombes, et il a élaboré des sanctions « intelligentes » contre l’Irak. En fait, certains néoconservateurs ont adopté la doctrine de l’unilatéralisme en se posant une question encore plus simple : « à quoi bon toute cette puissance militaire si nous ne l’utilisons jamais ? Nous l’avons et les autres ne l’ont pas. Nous n’avons donc pas à nous soumettre à qui que ce soit, et ce, jamais ».
Ils évitaient de prononcer le mot « empire » en public et savaient qu’il leur serait difficile de persuader l’électorat de la nécessité d’une politique étrangère plus agressive. Le 11 septembre a changé la donne en générant un appui populaire aux représailles contre les terroristes. L’Afghanistan était la cible évidente, puisque les talibans abritaient le présumé coupable des attaques du 11 septembre. La force de frappe aérienne s’est révélée dévastatrice, mais seulement lorsque l’on considère la contribution d’un allié modérément efficace au sol, l’Alliance du Nord. Au moment où l’Alliance du Nord avait atteint Kaboul, il n’y avait que 250 soldats américains en sol afghan ; la moitié faisait partie des Forces spéciales chargées de diriger les attaques aériennes, et l’autre moitié était formée d’agents de la cia transportant des mallettes pleines d’argent afin de soudoyer les chefs militaires – une tactique impériale des plus traditionnelles. La suite des événements en Afghanistan s’est révélée quelque peu problématique, mais les États-Unis ont établi de nouvelles bases à l’est des réserves de pétrole et de gaz naturel du Moyen-Orient et de la mer Caspienne.
B — Le projet des néoconservateurs : American Imperium en Irak
Certains informateurs de l’administration Bush, tels que Richard Clarke, ancien dirigeant de la Counter-Terrorism Team, Paul O’Neill, ancien secrétaire au Trésor, Sir Christopher Meyer, ancien ambassadeur britannique, ainsi que les informateurs du département d’État et de la Maison-Blanche qui ont renseigné Bob Woodward, ont confirmé les soupçons selon lesquels Saddam Hussein avait été dès le début la principale cible de l’opération[12]. Les motifs de l’administration pour attaquer l’Irak étaient variés. Au cours des années 1990, Saddam avait frustré et humilié les Américains. Il ne faut pas sous-estimer l’émotivité des impérialistes ; ces derniers caressaient donc leur revanche. En outre, Saddam possédait le pétrole et l’utilisait comme arme politique, comme l’a expliqué le rapport Cheney sur les besoins en énergie des États-Unis, en avril 2001. Le rapport identifiait Saddam comme étant « le principal ennemi » des intérêts pétroliers américains et soulevait la possibilité d’une « intervention militaire ». L’Administration souhaitait également l’installation de nouvelles bases en Irak, afin d’alléger la pression sur le régime saoudien causée par la présence des bases américaines sur son sol (ce qui est une confirmation implicite des thèses de ben Laden). Saddam aidait également les ennemis d’Israël. Même si sa capacité de développement d’armes de destruction massive (adm) avait été minée au cours des années 1990, il souhaitait toujours en posséder (tout comme le serait tout État qui aurait été dévasté de la sorte par les États-Unis). Il est peut-être maintenant l’ennemi des terroristes islamistes, mais qui sait à quelles alliances nous aurons droit dans l’avenir ? Certains conservateurs se sont excités à l’idée de répandre la démocratie dans tout le Moyen-Orient, quoique cette stratégie n’ait pas été mise en évidence initialement.
Bref, l’équipe de Bush voulait de l’action. Les autres cibles potentielles étaient l’Iran et la Corée du Nord (des durs à cuire), la Libye (en pourparlers avec les Européens) et la Syrie (pays inconnu de la plupart des Américains). En revanche, la majorité des Américains avaient entendu du mal de Saddam, et dans le contexte post-11 septembre, ils appuieraient une guerre contre lui. Cela pouvait sembler décidé d’avance, mais il en a été ainsi qu’en raison de l’obsession des néoconservateurs pour la puissance militaire. Tel était leur domaine de spécialisation, non le Moyen-Orient. Ils étaient confiants que la force militaire pouvait renverser Saddam, pacifier le pays et y installer un meilleur régime au service des Américains. Les motifs exacts pour procéder importaient peu et les diverses factions conservatrices n’ont pas eu à lutter entre elles à ce sujet. Les impitoyables faucons réalistes, les amis d’Israël, les vengeurs, les angoissés par les terroristes ou les adm, les promoteurs de démocratie aux grands yeux ingénus, tous pouvaient être satisfaits par l’attaque de l’Irak. Bien entendu, ils ont convenu que seuls les motifs convenables seraient rendus publics, ce qui est tout à fait normal en politique.
Certains néoconservateurs, influencés par le philosophe politique Leo Strauss, de Chicago, semblaient également croire qu’ils pouvaient évoquer une raison morale, et non pas uniquement une raison pragmatique, pour camoufler certains faits. Selon Strauss, la vérité de Platon est trop dure pour être considérée par certains, et que la « vertu » en tant qu’objet de l’action humaine est inaccessible. Il est donc nécessaire de mentir à la population sur la nature de la réalité politique. L’élite de Platon reconnaît la vérité, mais la garde pour elle. Elle jouit de la perspicacité et du pouvoir, qui font défaut aux autres. On identifie habituellement les adeptes présumés de cette philosophie comme étant Paul Wolfowitz, vice-secrétaire à la Défense, Abram Shulsky, du Pentagon Office of Special Plans, Richard Perle, du comité consultatif du Pentagone, Elliott Abrams, du Conseil national de sécurité, ainsi que les auteurs Robert Kagan et William Kristol[13].
À partir de la fin de 2001, des néoconservateurs comme Kagan, Kristol, Charles Krauthammer et Robert Kaplan ont commencé à proclamer dans leurs écrits l’avènement d’un empire puissant, comparable à Rome, et plus puissant que la Grande-Bretagne. La carte de Noël de l’année 2003 de la famille Cheney a révélé les pensées privées du petit cercle par cette citation de Benjamin Franklin : « Et si un moineau ne peut tomber au sol sans Sa permission, est-il possible qu’un Empire puisse se lever sans Son aide ?[14] »
C — L’échec de l’impérialisme informel en Irak
Cela devait être un impérialisme direct temporaire, essentiellement au Moyen-Orient, qui entraînerait l’invasion, la conquête et la restructuration d’une série d’États-voyous, à commencer par l’Afghanistan et l’Irak[15]. Peu après l’invasion de l’Irak, en avril 2003, quand tout semblait aller selon le plan établi, l’administration Bush a augmenté la pression sur la Syrie et l’Iran. Cette pression a refait surface en 2005, même si les États-Unis ne disposaient pas à ce moment de la capacité militaire pour relier l’action à la parole, autrement que par des initiatives indirectes (comme c’est probablement le cas au Liban). Il s’agit ici d’un exemple d’impérialisme pur, qui vise à étendre les intérêts et les valeurs civiques des États-Unis à des États périphériques en ayant recours à la puissance militaire. L’objectif, après la phase d’impérialisme direct, visait la constitution d’États au service des Américains appuyés par un réseau de bases militaires régionales capable d’exécuter des interventions punitives si nécessaire. À cela se sont greffés des objectifs liés au pétrole et à la mise en place d’une économie néolibérale. On se retrouve ici à l’aboutissement plutôt difficile de « l’impérialisme informel » ; les nouveaux États seraient officiellement souverains, mais leurs politiques étrangère et économique seraient sévèrement contraintes par une force menaçante.
En ce qui concerne l’Irak, le plan A consistait en une invasion menaçante pour encourager des généraux dissidents à renverser Saddam, ce qui n’a pas fonctionné. Le plan B était que les tanks entrant dans Bagdad seraient accueillis avec des fleurs, et que les notables locaux viendraient offrir leurs services. Ceux qui ont imaginé ces stratégies ne sont pas stupides, mais plutôt naïfs. Ils ont mis sur pied une armée d’exilés irakiens, mais bien peu se sont présentés. Ils ne s’attendaient pas au pillage et n’ont rien pu faire pour le prévenir. Ils ont dissous l’armée irakienne et le Parti Baas, qui aurait pu être une source de notables coopératifs disposant de réseaux sur le terrain. La Sunni Association of Muslim Scholars et autres organisations chiites étaient à leurs yeux étrangères et hostiles, ce qui était réciproque, étant donné les faits et gestes récents des États-Unis à l’endroit des musulmans. Les Américains ont tué un grand nombre de soldats irakiens, mais encore plus de civils (les estimations varient entre 20 000 et 100 000[16]) par les bombardements et l’occupation digne du far west, sans oublier les actes de torture. Les États-Unis ont ainsi enfreint la première règle de l’impérialisme, y compris de l’impérialisme préaméricain : faire en sorte d’avoir des alliés locaux sur le terrain dès le début. Les Américains ont donc dû avoir recours à leur principale source de puissance : une puissance de feu dévastatrice. Plus ils agissaient de la sorte, plus ils s’aliénaient les Irakiens.
La naïveté était le produit de nombreux cadres de références idéologiques déformés : les mensonges des exilés irakiens fabriqués dans leur intérêt personnel (ces derniers étant en fait impuissants dans leur propre pays), la domination du Pentagone sur le département d’État (c’est-à-dire du pouvoir militaire sur le pouvoir politique), la falsification par le leadership politique de rapports rédigés par des employés de la cia (ce qui s’est également produit en Grande-Bretagne), l’attrait des analogies trompeuses avec l’occupation de l’Allemagne et du Japon, en 1945. Le tout a été placé dans d’un récit historique plus large de la conciliation d’Hitler (c.-à-d. Saddam) face à la bravoure de Churchill (Bush), qui se termine par les États-Unis qui, une fois de plus, viennent à la rescousse du monde libre. Finalement, entre Churchill et Bush se retrouve Ronald Reagan, canonisé par le Parti républicain, qui a humilié un empire beaucoup plus puissant pour ensuite le convertir en démocratie capitaliste. L’existence de ces cadres de références idéologiques signifiait qu’on ne retrouvait pas une information des plus fiables sur l’Irak au sein des plus hautes sphères de l’administration américaine.
Non seulement les États-Unis n’avaient pas d’alliés sur le terrain, ils n’avaient aucune stratégie pour la pacification. Les empires sont le produit d’une série de niveaux de pouvoir qui sont atteints d’une manière successive. La conquête militaire des États périphériques est suivie par une « pacification modeste » (répression des insurgés, maintenir un ordre de base) et par un certain niveau de « pacification étendue » (restructuration de la vie quotidienne par une combinaison de moyens militaires et politiques). Vient ensuite une certaine intégration économique des États périphériques au sein de l’économie centrale, qui se traduit habituellement par l’exploitation économique des États de la périphérie, mais qui, néanmoins, engendre également la plupart du temps un certain niveau de développement économique, et finalement – avec une bonne dose d’ambition – l’atteinte d’un degré d’assimilation culturelle des États périphériques par l’État central. Les empires se distinguent considérablement sur le plan de leurs réussites. Toutefois, l’atteinte des niveaux élevés et plus ambitieux dépend des résultats obtenus aux échelons précédents.
D — Irak : désordre qui persiste, démocratie qui se fait attendre
Plus de deux ans après l’invasion, les États-Unis n’ont pas encore franchi le premier niveau décrit ci-haut, soit la conquête officielle. Le désordre règne et il n’y a pas le moindre signe d’apaisement. Ni les étrangers, ni les collaborateurs irakiens déclarés ne peuvent quitter leurs enclaves ou leur convoi fortement gardés. Le Nord kurde est l’exception qui confirme la règle, dans la mesure où cet allié de l’administration Bush sur le terrain a été bien préparé. Les deux principaux partis kurdes et leurs milices peshmerga contrôlaient déjà une partie du territoire avant l’invasion. Ils ont maintenant étendu ce contrôle, non sans une légère épuration ethnique à l’endroit des Arabes. Ils sont en train de mettre en place leur propre région autonome viable. Toutefois, les leaders et organisations sunnites sont demeurés très hostiles, dans la mesure où ils ont souffert de la puissance de feu des Américains et voient leurs privilèges politiques leur filer entre les mains. Pour les Chiites, la situation est encore une fois différente. Ils ont leur propre mosquée et milices locales, mais ne jouissent pas d’une très grande sécurité. Pour eux, l’occupation américaine est une situation pragmatique : ils en tirent des avantages, sans toutefois pouvoir l’affirmer publiquement, tout en demeurant plutôt hostiles face à leur envahisseur. Mais les Arabes en général, et peut-être même certains Kurdes, se sentent « Irakiens » et ce sentiment d’appartenance nationale est grossièrement malmené par les Américains. Dans ce contexte, les estimations concernant le nombre d’insurgés ne cessent de croître ; un récent rapport de la cia a noté que la résistance est de plus en plus dominée par « des sunnites irakiens récemment marginalisés, des nationalistes offensés par la force occupante et d’autres désillusionnés par le chaos économique et la destruction causés par les affrontements[17] ».
Depuis le début de l’invasion, les États-Unis ont eu, la plupart du temps, environ 150 000 soldats en Irak. C’est bien peu lorsqu’on considère l’absence d’alliés locaux efficaces sur le terrain. La moitié des troupes américaines est formée de fantassins qui doivent être répartis selon trois quarts de travail de huit heures, ce qui ne laisse que 23 000 soldats disponibles à tout moment pour les initiatives de pacification, pour 24 millions d’habitants. La ville de New York compte 39 000 policiers pour maintenir l’ordre sur un territoire beaucoup plus petit et beaucoup plus sûr, et auprès d’une population qui parle la même langue. En Irak, les forces américaines disposent d’une puissance de feu extraordinaire et ils n’hésitent pas à s’en servir. Ses membres ne sont pas les personnes appropriées pour contrôler les foules et pratiquement aucun ne parle arabe. Leur capacité sur le plan du renseignement est quasi nulle, puisqu’ils ne semblent pas avoir d’informateurs locaux. Les soldats américains, équipés pour des attaques délibérées, sont confrontés à des guérillas et à des kamikazes. La logistique est tout simplement impossible, même pour la plus modeste pacification, sans une aide substantielle des Irakiens.
C’est ce que les États-Unis ont réalisé tardivement environ six mois après l’invasion, d’où la nécessité de mettre rapidement sur pied une police irakienne et des unités militaires, qui sont mal équipées, mal entraînées et qui subissent de lourdes pertes. Jusqu’à présent, seules les unités kurdes ont lutté de belle façon. Il ne fait donc aucun doute que la population irakienne souhaite avant tout vivre en paix et en sécurité. Il est possible qu’elle accepte la présence de n’importe quel gouvernement qui assurera leur sécurité. Il s’agit là probablement de l’essentiel du message des élections de janvier 2005 chez les chiites et les Kurdes, et cela aurait peut-être été le cas chez les sunnites, s’il n’y avait pas eu les actes d’intimidation qui ont été recensés. Toutefois, il serait encore naïf de croire que les sondages ou le résultat des élections peut effectivement contribuer à l’organisation de la société civile. Comment les États-Unis peuvent-ils assurer la sécurité, et même atteindre un niveau très modeste de pacification ?
Les Américains se fient de plus en plus à la soi-disant évolution de la démocratie. Ils semblent s’accrocher à n’importe quoi. Les élections irakiennes du 30 janvier 2005 ont effectivement démontré des signes encourageants, non pas pour la démocratie, mais pour l’objectif plus modeste de l’ethnocratie. L’ethnocratie est l’autorité d’un ou de plusieurs groupes ethniques ou religieux sur d’autres groupes ou individus. Si tout se passe bien pour les Américains, un régime ethnocratique sera mis en place en Irak – les chiites et les Kurdes gouverneront les sunnites. Sinon, le chaos persistera. Il est possible que les États-Unis aspirent à une certaine forme supérieure, quoique moins ambitieuse, d’impérialisme : diviser pour mieux régner. Ils peuvent sans doute assurer une pacification modeste. Cependant, d’ici à ce que les États-Unis réussissent à trouver des notables au sein des sunnites prêts à coopérer avec eux, ils ne pourront pas diviser pour mieux régner en suscitant la confrontation entre les groupes, comme ils le font en Afghanistan. Les Américains sont plutôt partiellement devenus les prisonniers des notables chiites et Kurdes. Ces derniers ont toutefois leur propre plan. Les Kurdes refusent de laisser tomber leurs milices indépendantes et veulent obtenir le contrôle de la ville de Kirkuk, qui est riche en pétrole, ce qui pourrait se révéler un coup fatal pour les sunnites et pour l’unité de l’Irak, dans la mesure où les partis kurdes pourraient accéder à ce qu’ils souhaitent : l’indépendance. Les Américains ont beaucoup plus de difficulté à cerner les notables chiites ; le grand ayatollah Sistani ne veut toujours pas adresser la parole aux Américains. Il est toutefois probable que certains d’entre eux souhaitent la mise en place d’une constitution plus islamique que ce qu’envisagent les États-Unis. Malgré cela, les États-Unis se sont aliénés le pan le plus séculaire de l’Irak arabe : la communauté sunnite. La mise en place d’un régime politique stable, peu importe sa forme, demeure une tâche monumentale.
E — L’échec de l’impérialisme territorial
L’intégration et l’exploitation (ou développement) économique constituent le second niveau d’impérialisme. En Irak, l’intégration de l’économie du pays à celle de l’économie impériale devait se faire par des réformes néolibérales. L’Autorité provisoire de la coalition a annoncé l’élimination des droits de douanes, la réduction des impôts pour les entreprises, un impôt uniforme régressif et d’importants projets de privatisation, y compris dans le domaine pétrolier, tout en encourageant les investisseurs étrangers à acquérir n’importe quel secteur de l’industrie irakienne, sauf l’industrie pétrolière. Les États-Unis ont cependant dû renoncer à leurs propositions de privatisation lorsque le gouvernement à son service a refusé de les mettre en oeuvre. La plupart des entreprises sont dirigées par des Américains. Tous sont au courant de l’accès privilégié dont jouissent des sociétés américaines telles que Haliburton et Bechtel pour ce qui est de la reconstruction de l’Irak. Mais puisque le tiers de leurs coûts est affecté aux mesures de sécurité, on ne peut pas dire qu’il s’agit ici d’une forme très efficace d’intégration ou d’exploitation économique. En effet, il n’y a toujours pas une économie viable en Irak. Il faudrait que celle-ci soit axée sur l’industrie pétrolière, qui représente 98 % du commerce international de l’Irak. Les efforts de reconstruction menés par les États-Unis se sont d’ailleurs concentrés sur cette industrie. Ce n’est qu’en février 2005 que le régime en place a été en mesure de rattraper le niveau de production de pétrole de 1,9 million de barils par jour, soit l’équivalent au dernier niveau enregistré par le régime de Saddam, alors soumis à des sanctions dévastatrices. Ce rythme de croissance ne cesse de diminuer. Les États-Unis avaient prévu atteindre une production de 3 millions de barils par jour à la fin 2004, juste en dessous des 3,5 millions de barils sous Saddam en 1990 (avant qu’il ne commence à avoir des problèmes). Les Américains avaient également prédit une production de 5 millions de barils par jour à la fin de 2005. Ces objectifs semblent inaccessibles dans un avenir rapproché, surtout si l’on considère les moyens de plus en plus sophistiqués mis à la disposition des insurgés pour attaquer les installations pétrolières[18]. Si l’attaque de l’Irak visait à modifier l’offre mondiale actuelle de pétrole, elle a échoué. Laisser les forces du marché agir aurait été une meilleure solution.
Les États-Unis n’ont pas la moindre chance d’atteindre le niveau le plus ambitieux d’impérialisme en Irak, soit l’assimilation culturelle. Sur le plan culturel, donc, les Américains se retrouvent isolés sur une terre étrangère et hostile. Conquérir les coeurs et les esprits semble donc peu probable si l’on tient compte des événements d’Abou Gharib et de la zone de feu à volonté de Falloujah.
F — L’échec du nouveau militarisme
Le cas de l’Irak semble démontrer l’échec de l’impérialisme. Il est peut-être trop tôt pour l’affirmer avec certitude, soit un peu plus de deux ans après l’invasion. Il n’y a toutefois aucun signe d’amélioration sur le plan sécuritaire. Des effets se font également sentir ailleurs. Une nouvelle vague de terroristes plus jeunes est apparue, et pas seulement en Irak. Les États-Unis sont plutôt bien protégés par les océans et par la docilité de leur propre communauté musulmane. En revanche, le Moyen-Orient est devenu de moins en moins sûr à la suite des actions des Américains, comme c’est le cas en Europe de l’Ouest, en particulier en Grande-Bretagne, l’allié un peu bête des États-Unis où se trouvent des communautés musulmanes extrémistes. Coincés en Irak, les États-Unis ne peuvent donc pas lier l’action à la rhétorique pour ce qui est de l’Iran et de la Corée du Nord. Ces deux régimes ont d’abord été effrayés par ce qui s’est passé en Irak, mais encouragés par le bourbier qui a suivi, ils ont redoublé leurs efforts dans le but d’acquérir l’arme nucléaire. Les États-Unis s’adonnent à des jeux stratégiques à l’endroit de ces deux pays. Toutefois, l’invasion de l’Irak et la rhétorique agressive qui se poursuit minent les tentatives d’autres pays d’acheter le rejet de l’arme nucléaire auprès de l’Iran et de la Corée du Nord, alors que les États-Unis, enlisés en Irak, ne sont pas en mesure de les contraindre à abandonner leur quête d’adm.
Les États-Unis auront au moins pu établir une série de nouvelles bases en Irak. En fait, à la suite des quatre guerres auxquelles ils ont participé depuis 1990, les États-Unis ont mis sur pied de nouvelles bases. Ce réseau forme maintenant un grand cercle autour des ressources pétrolières et de gaz naturel du Moyen-Orient et de la mer Caspienne. Juste à côté, en Europe, on retrouve des bases américaines en Hongrie, en Bosnie, au Kosovo, en Macédoine, en Roumanie et en Bulgarie. Au Moyen-Orient, elles sont établies en Turquie, en Irak, au Koweït, à Bahreïn, au Qatar, aux Émirats arabes unis et à Oman, à Djibouti dans la Corne de l’Afrique, et au Pakistan, en Afghanistan, au Tadjikistan, en Ouzbékistan et au Kirghizistan pour ce qui est de l’Asie. Nous ne suggèrons pas ici que cet encerclement était une stratégie définie dès le départ, mais plutôt qu’une série d’occasions ont été créées par une série d’événements, ce qui s’est transformé à un certain point en une stratégie définie.
En effet, certains prétendent que l’impérialisme actuel des États-Unis au Moyen-Orient n’est pas motivé par l’accès actuel au pétrole, mais bien par la perspective d’une offre qui risque de diminuer et d’une demande qui pourrait continuer à croître, dans 20 ou 50 ans. À ce moment, les États-Unis exerceront un contrôle militaire des territoires où se trouvent les principales réserves de pétrole et de gaz naturel, et ce en appliquant la forme la plus dure d’impérialisme informel qui nous a été donnée de voir jusqu’à présent, soit un impérialisme caractérisé par une très grande « sphère d’influence » appuyée par des interventions militaires exécutées à partir d’un important réseau de bases, un peu à l’image des sphères d’influence des empires occidentaux en Chine, au xixe siècle. On peut s’attendre à ce que l’importance stratégique de la région continue de croître, elle qui se retrouve au milieu de futures puissances mondiales potentielles : l’Union européenne, la Russie et la Chine. Certains néoconservateurs, et d’autres plus à gauche, croient en cette analogie du jeu d’échecs bien « huilé » pour expliquer le nouvel impérialisme.
Quelles que soient les intentions, à la lumière des cas de l’Afghanistan et de l’Irak, une telle stratégie impériale ne semble pas très viable. Malgré leurs bases et un nombre considérable de soldats, les États-Unis ne sont toujours pas en mesure de pacifier l’Irak. Les bases américaines en Arabie saoudite constituent toujours une source d’instabilité pour les Saoudiens, ce qui risque d’être également le cas pour n’importe quel allié arabe de l’Irak. Si l’on jette de nouveau un oeil sur la localisation des bases américaines, on constate que celles qui ont été établies depuis 1991 l’ont été dans des pays musulmans. Malgré cela, les États-Unis identifient constamment les musulmans comme étant les ennemis et ils les attaquent. Il est possible que ces bases deviennent les cibles d’attaques de la part d’habitants locaux. Est-ce que les États-Unis peuvent, de façon réaliste, exercer un contrôle sur ces pays à partir de leurs bases ? Celles-ci ne constituent pas des garnisons pour pacifier les États voisins, comme l’étaient les forts impériaux de la Grande-Bretagne et de la France. Est-ce que les régimes ouzbek ou tadjik pourraient être entraînés dans le même dilemme sécuritaire que les Saoudiens, et ainsi devenir de plus en plus instables ? Les empires précédents ont tous eu des problèmes avec les musulmans. Les empires chrétiens pénétraient rarement leur société civile. Un grand nombre de colons français en Algérie, et de colons britanniques en Inde, pouvaient améliorer leur sort en offrant des concessions importantes aux élites musulmanes. Ailleurs, les empires se voyaient contraints d’utiliser des tactiques minimales auprès des musulmans afin de diviser pour mieux régner. Ils ont certes atteint un niveau de sécurité de base, la pacification modeste, mais sans plus[19]. Mais les musulmans d’aujourd’hui ont un accès accru aux idéologies modernes anti-impérialistes, aux kalachnikovs et à Semtech. Ils sont maintenant plus puissants.
Conclusion : le nouvel impérialisme sera (est) un échec
Est-ce que les États-Unis peuvent faire ce que Niall Ferguson exhorte : pousser l’impérialisme plus loin pour atteindre un véritable impérialisme territorial, même à l’endroit des musulmans[20] ? Bien sûr que non. Les Américains n’approuveraient pas cette stratégie, encore moins les musulmans. Cela entraînerait la mise sur pied d’une plus grande force armée, de plus importantes pertes de vies américaines, la présence de nombreux colons américains sur les terres musulmanes, un apprentissage accru de la langue arabe, et plus de ressources pour le développement économique. Bien peu ou rien de tout cela ne se produira. Il faudrait un impérialisme à la dérobée, ce qui ne sera pas le cas.
Nous revenons donc sur la question posée par les néoconservateurs en 1990 : à quoi sert l’énorme puissance militaire des États-Unis ? Que peut-elle réellement accomplir ? La réponse des néoconservateurs a été la suivante : utilisons-la pour éliminer des États-voyous par l’entremise d’un empire américain bienfaisant. Cette stratégie est probablement en train de se révéler un échec. Il est possible que cette énorme puissance militaire soit inutile, parce qu’elle ne convient pas aux réalités du xxie siècle[21]. Les États-Unis ont commis plusieurs erreurs en Irak, mais une vérité beaucoup plus profonde se trouve en toile de fond. Dans L’empire incohérent, nous avons avancé d’une manière catégorique que nous n’étions pas dans l’ère des empires, mais dans l’ère des États-nations. Nous ajoutons maintenant à cette affirmation qu’il y a eu une phase de transition entre ces deux périodes, caractérisée en général par un sentiment anti-impérialiste, autoproclamé « nationalisme », mais sans un attachement distinct à la nation. Les mouvements de résistance en Afrique, au milieu du siècle dernier, étaient davantage dirigés contre l’impérialisme que strictement « nationalistes ». On observe le même phénomène aujourd’hui au Moyen-Orient ; il y a un nationalisme attaché aux États, mais il s’inscrit dans un anti-impérialisme plus large qui se retrouve à la fois au sein du nationalisme irakien et des identités sunnites et chiites. L’islamisme contemporain est particulièrement anti-impérial, comme l’a été l’ancien mouvement califat dirigé contre l’impérialisme britannique et français au Moyen-Orient. Tous réclament un Irak pour les Irakiens, l’autodétermination telle que proclamée par le président Woodrow Wilson en 1917, puisqu’il s’agit de l’idéologie hégémonique du monde. Le problème de la phase de transition est la création de nations au milieu de la diversité religieuse et ethnique. Mais une fois que l’anti-impérialisme devient le courant dominant, cela ne peut pas être fait par l’entremise du canon de l’arme impériale, que ce soit en Irak, en Iran ou en Syrie, pas plus que cela n’a pu être réalisé en Afrique au milieu du xxe siècle
Cela ne représente également pas une solution aux problèmes du capitalisme. Nous avons commenté la trajectoire historique du capitalisme comme se démarquant, à travers les conflits, de l’impérialisme territorial pour se diriger vers un impérialisme de marché. Au sein même de l’impérialisme de marché, on a observé que des interventions militaires punitives, on est passé à des techniques moins directes, ainsi qu’à des « programmes d’ajustements structuraux » ayant presque uniquement recours à la contrainte économique. On note toutefois de plus en plus de résistance à cette approche dans les pays du sud, du moins de la part de gouvernements véritablement souverains, comme ceux d’Amérique latine et d’Asie. Contrairement au cas de la Chine du xixe siècle, ceux-ci peuvent se permettre de dire « non » à des traités inégaux, même si cela entraîne des coûts. Cette trajectoire historique signifie que, pour la première fois, les droits relatifs aux marchés internationaux et à la propriété sont désormais établis de façon si sûre que le capitalisme ne se porterait que mieux sans le militarisme. Cela est d’autant plus vrai pour l’une des ressources les plus rares et les plus précieuses : le pétrole. Liez-vous d’amitié avec ceux qui en possèdent et laissez les forces du marché agir. C’est le meilleur moyen d’en obtenir.
Les États-Unis pourraient se retirer maintenant sans trop de dégâts de cette tentative d’impérialisme informel se dirigeant vers une situation d’hégémonie. Mais ce ne sera pas le cas, puisque l’administration Bush est déterminée, créative sur le plan tactique, et elle continue de croire en sa propre rhétorique. En outre, les Américains sont à l’abri des contre-coups. Mais si cette tentative persiste encore pendant plusieurs années, le nouvel impérialisme pourrait générer plus d’instabilité dans les pays producteurs de pétrole, plus de morts chez les musulmans, plus de terroristes musulmans, plus d’armes de destruction massive, plus de morts chez les Américains et plus de difficultés économiques et financières pour les États-Unis. Nous estimons que cette situation provoquerait l’écroulement pur et simple de l’aventure impériale. Nous évoluerons peut-être alors dans un monde réellement multilatéral où les États-Unis devront se contenter d’occuper une place égale aux autres. Dans l’ensemble, cela serait une bonne chose.
[Traduit de l’anglais par Francis Villeneuve]
Appendices
Notes
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[1]
Michael Mann, L’empire incohérent. Pourquoi l’Amérique n’a pas les moyens de ses ambitions, Paris, Calmann Levy, 2004, 377 p. La version anglaise s’intitule Incoherent Empire, Londres, Verso, 2003, 284 p. Une version de poche en anglais sera bientôt publiée et comprendra une nouvelle préface faisant état d’événements récents. Dans le présent article, les affirmations concernant des faits récents qui ne sont pas appuyés par des notes de bas de page sont soutenues dans la version originale du livre.
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[2]
Cette thèse est discutée en profondeur dans les deux tomes de notre ouvrage publiés jusqu’à présent ; Michael Mann, The Sources of Social Power. A History of Power from the Beginning to ad 1760, tome 1, New York, Cambridge University Press, 1986 et The Sources of Social Power. The Rice of Classes and Nation-States, 1760-1914, tome 2, New York, Cambridge University Press, 1993.
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[3]
Définition analogue à celle de Alexander Motyl, Imperial Ends. The Decay, Collapse, and Revival of Empires, New York, Columbia University Press, 2001, p. 21, mais plus violente.
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[4]
Sur cette période, voir Lester D. Langley, The United States and the Caribbean. 1900-1970, Athens, Géorgie, University of Georgia Press, 1980 ; Emily Rosenberg, Financial Missionaries to the World. The Politics and Culture of Dollar Diplomacy, 1900-1930, Cambridge, Harvard University Press, 1999 ; et deux livres de Walter LaFeber, The American Age. United States Foreign Policy at Home and Abroad since 1750, 2e éd., New York, Norton, 1994, et Inevitable Revolutions. The United States in Central America, 2e éd., New York, Norton, 1984.
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[5]
Raymond Aron, On War, New York, Norton, 1968, p. 2.
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[6]
On peut trouver des données sur les bases militaires au cours de la guerre froide dans James R. Blaker, United States Overseas Basing, New York, Praeger, 1990, tab. 1.2.
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[7]
Fred Halliday, Revolution and World Politics. The Rise and Fall of the Sixth Great Power, Londres, MacMillan, 1999.
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[8]
On retrouve des explications rivales des victoires des États-Unis chez les auteurs suivants : Zachary Karabell, Architects of Intervention. The United States, the Third World, and the Cold War 1946-1962, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1999, p. 31, conclut que « dans tous les pays où les États-Unis sont intervenus, la suite des choses a été généralement brutale : guerres civiles, abus importants des droits de la personne et un autoritarisme affreux », et John Lewis Gaddis, We Now Know. Rethinking Cold War History, Oxford University Press, 1997, qui tend plus à pardonner en raison du succès de la lutte au communisme.
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[9]
Martin Shaw, Theory of the Global State, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
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[10]
On peut trouver ce discours sur www.jimmycarterlibrary.org/documents/ speeches/su80jec.phtml.
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[11]
On peut trouver l’intégral de son discours à www.gazetteonline.com/ iowacaucus/candidate_news/gephardt3.aspx.
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[12]
O’Neill est cité dans Ron Suskind, The Price of Loyalty. George W. Bush, the White House, and the Education of Paul O’Neill, New York, Simon & Schuster, 2004 ; Richard A. Clarke, Against All Enemies, New York, Simon & Schuster, 2004 ; Entrevue de Meyer dans le Vanity Fair, mai 2004 ; Bob Woodward, Plan of Attack, New York, Simon & Schuster, 2004.
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[13]
William Pfaff, « The Long Reach of Leo Strauss », The International Herald Tribune, 15 mai 2003.
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[14]
The Los Angeles Times, 24 janvier 2004.
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[15]
La position extrême des néoconservateurs est illustrée dans l’ouvrage de David Frum et Richard Perle,An End to Evil. How to Win the War on Terror, New York, Random House, 2003. Ils appuient le renversement de presque tous les régimes arabes.
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[16]
Le nombre minimum est confirmé par les journalistes étrangers, tel que rapporté sur le site www.iraqbodycount.org, alors que l’estimation maximale est issue d’une étude des foyers irakiens effectuée par une équipe en recherche médicale de l’Université Johns Hopkins ; Les Robertset al., « Mortality Before and After the 2003 Invasion of Iraq. Cluster Sample Survey », The Lancet, 29 octobre 2004, www.thelancet.com.
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[17]
Walter Pincus, « cia Studies Provide Glimpse of Insurgents in Iraq », The Washington Post, 6 février 2005 ; Douglas Jehl, « The Conflict in Iraq. Intelligence. 2 cia Reports Offer Warnings on Iraq’s Path », The New York Times, 7 décembre 2004.
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[18]
James Glanz, « The Conflict in Iraq. Tactics, Insurgents Wage Precise Attacks on Baghdad Fuel », The New York Times, 21 février 2005.
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[19]
Voir, par exemple, David Robinson, Paths of Accommodation. Muslim Societies and French Colonial Authorities in Senegal and Mauritania, 1880-1920, Athens, Ohio University Press, 2000 ; ou Alice L. Conklin, A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and West Africa 1895-1930, Stanford, Stanford University Press, 1998.
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[20]
Niall Ferguson, Colossus. The Price of America’s Empire, Londres, Penguin, 2004.
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[21]
C’est aussi la thèse qu’avance Eric Nordlinger, Isolationism Reconfigured. American Foreign Policy for a New Century, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1995.