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Termes passe-partout mais puissamment évocateurs, conflits, confiance et démocratie se retrouvent analysés à partir des perspectives différentes et complémentaires dans cet ouvrage collectif dirigé par Anna Krasteva et Antony Todorov qui rassemble les contributions d’une trentaine de chercheurs en provenance de treize pays (Bulgarie, Belgique, Canada, Congo, Côte d’Ivoire, France, Grèce, Macédoine, Sénégal, Pologne, Suisse, Togo, Turquie). Le livre oriente nos pensées vers des problématiques d’actualité, beaucoup irradiées médiatiquement, et apporte un triple éclairage (européen, nord-américain et africain) sur les questions du conflit, de la confiance et de l’émergence et du fonctionnement de la démocratie dans le monde contemporain. Conflits, confiance, démocratie, facteurs inhérents à la structuration et à la « thématisation du social » selon l’expression des éditeurs, font partie de la grammaire générative de nos sociétés et de la réification discursive de la sphère intellectuelle, mais les repères lexicaux ne suffisent pas pour identifier, appréhender, clarifier les rapports que ces phénomènes entretiennent les uns avec les autres. C’est à l’examen approfondi de ces rapports que l’ouvrage réalisé sous la direction de Krasteva et Todorov s’est livré, en examinant, sous leurs diverses formes, les conditions et les logiques d’existence du conflit et de la confiance dans l’action collective et individuelle.
Issu d’un colloque international qui s’est tenu à Sofia en septembre 2003, le livre n’est pas tout à fait un. Il est « pluriel » (caractéristique de la majorité des ouvrages publiés à la suite d’un colloque) et il a fallu beaucoup d’imagination à Anna Krasteva et à Antony Todorov pour regrouper en huit parties les textes des différents auteurs qui ont contribué à ce travail. Le sentiment d’hétérogénéité de la structure du livre est cependant annulé par l’intérêt des thématiques abordées et l’originalité des contributions qui enrichissent incontestablement la réflexion et la connaissance des questions liées aux conflits et à la confiance dans le monde contemporain.
L’ouvrage aborde une multitude de sujets tels que les théories du conflit, les conflits ethniques, linguistiques, nationaux, internationaux, les conflits et la confiance dans l’espace public et privé, les caractéristiques des conflits dans différentes régions du monde (notamment l’Europe de l’Est et l’Afrique), les conditions d’émergence de la confiance et l’insécurité morale, l’insulte en politique, la conflictualité au quotidien, les zones de confiance dans l’économie post-communiste. Bien que de qualité inégale, les textes fournissent tous une entrée dans une problématique spécifique à partir d’une multiplicité d’approches disciplinaires (sociologie, économie, philosophie, histoire). Je n’entre pas dans le détail de chacune des contributions. Certaines sont d’excellents essais de philosophie politique (Guy Groux, Joseph-Yvon Thériault, Pierre-Cours Salies), d’autres des analyses sociolinguistiques de très bonne qualité (« la confiance racontée » d’André Petitat). Certaines mobilisent l’histoire (Joseph Laptos) pour amener devant nous le combat des exilés anti-communistes est-européens dans les capitales occidentales, organisé autour de l’idée d’une fédération de l’Europe centrale et orientale qui aurait pu faire obstacle aux excès nationalistes dans cette région. Le modèle suédois de la confiance (Michel Hastings), les conflits linguistiques en Thrace grecque (Georgi Jetchev et Elena Atanasova) ou au Canada (Marc Johnson), le multiculturalisme conflictuel en Macédoine (Lidija Hristova) constituent autant de contributions intéressantes à l’analyse du conflit et de la confiance dans des cas particuliers. Je retiens parmi l’ensemble des contributions, celle d’Anna Krasteva qui, contrairement à l’opinion largement répandue associant Balkans et conflit, montre que, dans cette région, « le conflit reste à découvrir ». Thèse inédite fondée sur le principe du « conflit comme intrinsèque à la société civile » qui amène sur le terrain de l’actualité les travaux de Kant, Simmel et Dahrendorf. Remarquons également la contribution de Laurence Roulleau-Berger qui montre comment le conflit dans nos sociétés est de l’ordre du vécu et que c’est grâce à ce conflit que le vécu trouve un accommodement spontanément machinal avec l’ordre social ; de même celle de Marc-Henry Soulet (auteur sous l’emprise d’une passion dévorante pour le fourmillement du détail) qui analyse le processus à travers lequel l’utopie, dans sa dimension d’« idéologie métaphorisée », tend à prendre de l’ampleur dans les sociétés où « la dimension conflictuelle des rapports sociaux s’estompe ».
L’ouvrage constitue une ébauche de synthèse et de bilan d’expériences éparses et fragmentaires, mais significatives et de pistes de recherche sur les interactions entre le conflit et la confiance dans les sociétés démocratiques ou en voie de démocratisation. Les contributions des auteurs montrent que 1) le conflit, inhérent à toute société humaine est une situation singulière qui sert de révélateur social ; cycliquement, cette situation revient en force même si on essaie de la masquer et d’effacer ses effets et 2) la confiance est un élément clé de la culture démocratique dont l’absence « ouvre un large espace aux visions de conspiration, à l’exagération des risques, au non-respect des institutions et des règles du jeu ». Très peu présente dans la littérature sociologique (la plupart des travaux qui traitent de la confiance, réalisés notamment en psychologie et en sciences économiques, la conceptualisent comme un événement psychologique individuel ou comme composante des échanges marchands), cette notion-clé se retrouve analysée ici comme une réalité sociale multidimensionnelle et cette perspective confère à l’ouvrage un fort caractère d’originalité.
De manière générale, ce à quoi ont contribué les auteurs de ce livre c’est de montrer que le conflit et la confiance sont des instruments heuristiques pour l’analyse des faits sociaux contemporains le plus divers, que la sociologie du conflit et la sociologie de la confiance ne sont pas des appendices négligeables de la recherche sociale mais participent pleinement au développement de la connaissance du social. Destiné à un public large, l’ouvrage est un instrument de travail qui peut nourrir les réflexions des chercheurs, des enseignants et des étudiants sur des questions dont on parle beaucoup mais qui restent encore trop méconnues.