Article body

Voilà un livre qui vient à point. Plus de dix ans après la décomposition générale du système soviétique, il devient maintenant possible de faire le bilan de la déstructuration de l’ancien espace soviétique : quelles en ont été les lignes de fragmentation et de recomposition ? Comment ont évolué les objectifs et les politiques de la Russie à l’égard des anciennes républiques soviétiques ? Comment chacune d’entre elles s’est-elle située par rapport à la Russie et dans le système des relations internationales ?

Pour répondre à toutes ces questions, trois auteurs se sont partagés le travail. Jacques Lévesque, professeur et doyen de la Faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal, est l’un des meilleurs connaisseurs de l’urss d’abord, de la Russie ensuite. Le deuxième auteur, Yann Breault, prépare une thèse de doctorat à l’Université du Québec à Montréal sur les redéfinitions identitaires et la reconfiguration des rapports politiques entre les Slaves de l’Est. Le troisième auteur, Pierre Jolicoeur, prépare lui aussi une thèse de doctorat dans la même institution sur le fédéralisme et le séparatisme dans la gestion des conflits interethniques dans le Caucase du Sud.

Cet intéressant ouvrage est divisé en quatre parties. La Russie y occupe évidemment la place principale et centrale, non seulement comme acteur mais comme pôle de référence internationale pour les autres États issus de l’urss. Les auteurs montrent bien qu’en raison de sa démesure autant géographique que démographique, militaire et économique (par rapport à eux), elle continue d’exercer sur eux une influence considérable mais variable et changeante d’un État à l’autre. Les auteurs cherchent à évaluer cette influence sur les orientations internationales de ses voisins.

Les premiers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à l’examen des objectifs poursuivis et des moyens mis en oeuvre par la Russie dans l’aménagement de ses relations avec ces nouveaux États de même que la cohérence de ces objectifs par rapport à d’autres et de l’adéquation des moyens utilisés. Ces chapitres portent en fait sur les politiques de la Russie dans ce qu’elle a appelé son « proche étranger ». Cette expression apparue en 1992 est significative. Elle rend compte, sinon du refus, tout au moins de la difficulté de la plupart des Russes à considérer les anciennes républiques soviétiques comme des États étrangers. Cette expression a été très mal accueillie dans les milieux nationalistes des nouveaux États, qui y ont vu une remise en cause quasi explicite de leur indépendance.

Les auteurs démontrent avec brio combien les politiques de la Russie dans l’ancien espace soviétique sont largement tributaires de ses relations avec les États-Unis, l’Europe et le monde occidental en général, et dans une moindre mesure avec la Chine, l’Iran et la Turquie. En conséquence, même si la politique internationale de la nouvelle Russie est examinée sous l’angle privilégié de ses relations avec les États issus de l’urss, l’ouvrage éclaire l’ensemble de son positionnement international.

Les auteurs s’interrogent d’ailleurs sur la valeur heuristique de l’expression « ancien espace soviétique ». C’est sur la base de cette valeur plus ou moins importante qu’ils délimitent le champ couvert par l’ouvrage. Ainsi, ils ont écarté les trois républiques baltes, pourtant issues de la disparition de l’urss parce que selon eux, elles sont définitivement sorties de la mouvance russe.

L’ouvrage s’intéresse donc principalement aux douze États membres de la cei. Les auteurs montrent de manière éclairante que l’importance, la substance et la qualité des relations avec la Russie varient considérablement d’un État à l’autre et déterminent au premier chef les orientations internationales qu’ils recherchent et qu’on ne peut estimer comme définitives. Ils relèvent de manière significative que dans tous les États de la cei, l’héritage soviétique pèse paradoxalement plus lourd qu’en Russie, ce qui ne détermine pas nécessairement leur orientation politique internationale.

Outre la Russie, chacun des autres États de la cei fait l’objet d’un chapitre de cet ouvrage. En plus d’un examen plus spécifique des politiques de la Russie à leur endroit, c’est la perspective inverse qui est exposée et analysée dans chacun des chapitres. En effet, les auteurs analysent de manière approfondie comment ces États se situent et se définissent par rapport à la Russie ainsi que leurs relations politique, économique et militaire avec elle. Ils examinent leurs options internationales et les partenaires sur lesquels ils s’appuient ou cherchent à s’appuyer lorsqu’ils veulent se soustraire à l’influence de la Russie ou s’opposer à ses politiques. Les auteurs tentent à cet égard un bilan de leurs succès et de leurs échecs. Ils tâchent également d’établir les déterminants de leur orientation internationale, que ce soient des variables économiques, socio-ethniques, historiques et culturelles, telles que la quête d’une identité nationale.

Ce livre ambitieux donne en quelque sorte la feuille de route de chacun de ces nouveaux États. Ces derniers sont regroupés en trois régions qui correspondent à trois parties du livre, outre celle consacrée à la Russie. La partie couvrant la région européenne de l’ancien espace soviétique traite du Bélarus, de l’Ukraine et de la Moldova. Une autre partie traite des trois républiques de Transcaucasie (le Caucase du Sud), soit l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux cinq républiques de l’Asie centrale : le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Tadjikistan et la Kirghizie. Pour chacune de ces républiques, le lecteur trouvera des informations pointues sur les évolutions internes et externes.

Le regroupement par grandes régions présente évidemment de nombreux avantages pour les questions examinées par les auteurs, car il permet de mettre en relief les clivages et caractéristiques communes propres à chacune. Il apparaît clairement que les enjeux de sécurité de même que les partenaires ou concurrents économiques et géopolitiques de la Russie, extérieurs à la cei, varient d’une région à l’autre. Ainsi, les auteurs montrent que la Chine, présente et influente en Asie centrale, est pratiquement absente ailleurs. De même, l’Iran et la Turquie jouent un rôle fort important en Transcaucasie, mais moindre en Asie centrale (ce qui paraît paradoxal) et nul dans la région européenne. Les projets concurrents d’oléoducs et de gazoducs intéressent les trois régions (notamment le fameux gazoduc sous-marin Blue Stream entre la Russie et la Turquie). Dans le domaine sécuritaire, les auteurs insistent sur le fait que les États-Unis et aussi l’otan, par le Partenariat pour la paix, sont présents partout, encore qu’à des degrés et sous des formes diverses. Ils insistent également sur la présence militaire américaine directe en Asie centrale depuis le 11 septembre 2001, présence qui interpelle la Russie et les républiques hôtes de façon tout à fait nouvelle.

Dans leurs conclusions, les auteurs indiquent qu’à court terme, ce pourrait bien ne pas être des changements dans l’environnement international qui viendront modifier de façon importante la configuration géopolitique actuelle de l’ancien espace soviétique. Mais que ce pourrait être davantage des changements de régime ou les formes que prendra la poursuite ou non de la désoviétisation dans chacun des États de la grande région, y compris en Russie.

Tous ces enjeux et questions sont évoqués avec un souci du détail dans cet ouvrage écrit dans un style clair, concis, accessible à un large public intéressé par les évolutions de l’ancien espace soviétique.

L’ouvrage est complété par une annexe reprenant des données chiffrées sur la Russie et les pays concernés, par une imposante bibliographie et par des index, l’un des noms cités et l’autre thématique. Dans un livre d’une telle densité, c’est un vrai bonheur pour le lecteur.