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Le titre d’un ouvrage peut facilement induire en erreur, et le titre du livre étudié ici ne fait pas exception. Avant de lire Anarchy, Order and Power in World Politics, j’avais supposé qu’il serait écrit dans une perspective réaliste. En fait, le but de l’auteur est de démolir les bases sur lesquelles les réalistes tentent d’analyser la politique internationale. En outre, l’auteur n’a aucunement l’intention de restreindre ses critiques aux réalistes. Il ratisse beaucoup plus large. L’une des affirmations centrales de l’ouvrage est qu’une compréhension détaillée des relations internationales n’a pu être élaborée à ce jour en raison de l’hypothèse qui sous-tend presque toutes les théories du domaine et qui postule que le système international doit être défini par rapport à l’anarchie. À l’opposé, Adem insiste sur le fait que l’avancée scientifique réside dans la nécessité de reconnaître que la politique internationale contemporaine est caractérisée non pas par l’anarchie, mais par la hiérarchie.
Bien entendu, Adem n’est pas le seul à faire cette affirmation. Une dichotomie est en émergence dans l’étude des relations internationales entre les théoriciens qui présupposent que le système international est anarchique par définition, et ceux qui, comme Adem, souhaitent remettre en cause cette hypothèse en soutenant qu’il est possible de définir le système international par rapport à la hiérarchie. Il est toutefois important de noter que ce débat s’est limité initialement aux théoriciens qui restreignent leur analyse au niveau systémique. Dans la pratique, ils sont relativement peu à vouloir circonscrire leur analyse de la sorte. La très grande majorité des théoriciens préfèrent avoir recours à ce que Kenneth Waltz définit comme un niveau d’unité ou de politique étrangère de l’analyse. En revanche, Adem ne tient pas compte du débat bien connu sur les niveaux d’analyse et oscille inconsciemment entre ce que Waltz décrit comme étant des niveaux différents, voire même incompatibles, d’analyse. Adem, d’une manière quelque peu désarmante, reconnaît dans sa préface qu’il adopte une approche éclectique de l’élaboration de théories. S’il existe des avantages éventuels découlant de cette approche (et certainement peu de théoriciens maintiennent la distinction rigide entre les théories de niveau d’unité et de niveau systémique adoptées par Waltz), ils ne sont qu’annulés lorsque les problèmes éventuels de l’éclectisme sont soigneusement considérés.
Il n’est pas du tout évident qu’Adem soit conscient du moment où son éclectisme commence à engendrer de sérieux problèmes. Pourtant, ceux-ci se manifestent rapidement une fois que l’on examine sa prétention principale à l’originalité. Cette dernière s’appuie sur l’hypothèse que, contrairement à la croyance populaire selon laquelle la politique internationale est caractérisée par l’anarchie et la politique nationale par la hiérarchie, une seconde analyse empirique démontre, selon Adem, que la hiérarchie appartient à la politique internationale et l’anarchie à la politique nationale. Une telle hypothèse renverse sans équivoque la théorie de la politique internationale de Waltz. Ainsi, si l’hypothèse d’Adem se révèle inattaquable, Waltz (et bien d’autres) n’aurait d’autres choix que d’admettre son échec et prendre le chemin d’une maison de retraite pour théoricien évincé.
Malheureusement pour Adem, ses flèches empiriques sont loin d’atteindre leur cible théorique. Le problème est qu’il associe constamment l’anarchie à la violence et au désordre, et la hiérarchie à la stabilité et à l’ordre. Pour Adem, donc, le fait que la plupart des violences qui ont eu lieu depuis la fin de la guerre froide se soient produites à l’intérieur des frontières des États est très significatif. Même s’il reconnaît que l’anarchie est porteuse d’un double sens, soit la violence ou le désordre d’une part, et l’absence d’un gouvernement central d’autre part, il a recours aux nombreux cas de conflits nationaux pour appuyer empiriquement sa thèse selon laquelle la politique nationale est souvent caractérisée par l’anarchie, et que l’absence de violence dans le système international contribue à soutenir l’image d’un système international hiérarchique.
Néanmoins, de tels éléments de preuves n’ont aucun effet sur l’approche théorique de Waltz. Si Adem souligne à bon escient que Waltz n’est pas toujours constant dans son utilisation des termes et qu’il assimile parfois l’anarchie à la violence, ces éléments ne peuvent contribuer à renverser l’idée maîtresse de l’argument de Waltz. Waltz avance qu’il est essentiel d’identifier deux types d’ordre politique très différents (anarchie et hiérarchie), même s’il s’intéresse bien plus à l’anarchie qu’à la hiérarchie, étant curieux de savoir comment l’ordre est maintenu dans un système anarchique. Pour Waltz, la façon dont l’ordre est maintenu dans un système hiérarchique où les acteurs politiques opèrent en fonction de relations d’autorité subordonnés/supérieurs s’explique presque d’elle-même. L’explication de l’ordre est jugée beaucoup plus difficile dans le contexte d’un système anarchique où le pouvoir règne en roi et maître, chaque État souverain refusant de reconnaître qu’il existe une quelconque situation où un autre État peut exercer son autorité sur lui.
Le fait de ne pas établir une distinction entre deux types d’ordre politique est aggravé de plus belle lorsque Adem déforme la portée de la proposition de Waltz selon laquelle l’anarchie génère un système autonome. Citant Waltz, qui soutient que les États doivent avoir recours à des mesures autonomes pour favoriser leur propre bien-être, Adem avance que le même argument s’applique aux personnes qui fonctionnent au sein de l’État. Il utilise cet argument pour appuyer sa thèse que les systèmes nationaux sont anarchiques. En réalité, d’une perspective « waltzienne », les individus ne fonctionneraient uniquement dans un système autonome que s’il n’y avait aucun système chargé de faire respecter la loi et qu’ils n’auraient d’autres choix que d’user de la force pour se défendre. Une fois de plus, Adem est en mesure de démontrer ses propos en tirant profit de la manière plutôt désinvolte avec laquelle Waltz utilise sa propre terminologie. Néanmoins, l’idée maîtresse de l’argument de Waltz me semble claire, alors que la théorie d’Adem constitue une distorsion de la position de Waltz.
Un second type distinct d’argumentation développé par Adem est l’échec persistant dans l’étude de la politique internationale à considérer la culture de façon significative. Dans ce contexte, Adem se rabat sur Huntington, dont la théorie du choc des civilisations se révèle plus propice aux attaques que la conception du niveau d’analyse systémique ou structurel de Waltz. Waltz, bien entendu, ignore la culture dans son analyse, puisqu’il s’agit d’un niveau d’unité de l’analyse. Adem, en revanche, a recours au concept de pouvoir afin d’établir un lien entre son analyse de l’anarchie et de la hiérarchie d’une part, et sa discussion de la culture d’autre part. Il soutient que l’importance accordée à l’anarchie dans l’étude des relations internationales a également conduit à une préoccupation à l’égard du pouvoir militaire. Croyant qu’il a invalidé le concept d’anarchie internationale, il pense aussi qu’il a créé un espace conceptuel où il veut élaborer la notion de soft power, une idée formulée initialement par J.S. Nye.
En développant cet argument, toutefois, Adem contourne nécessairement la distinction que Waltz établit entre pouvoir structurel et comportemental. Sur la base du pouvoir structurel, il est possible de distinguer l’unipolarité de la multipolarité dans un système anarchique. À l’inverse, Adem avance que dans le système international contemporain, le pouvoir fonctionne de plus en plus en fonction de l’attraction (soft power) que de la coercition (hard power). Si cela s’avère exact, la signification de la polarité internationale s’effondrera. Adem s’appuie sur le cas de la politique étrangère du Japon pour démontrer comment un État important peut exercer son pouvoir d’une manière non coercitive, en avançant que même si d’autres recherches sont nécessaires, il croit que la culture japonaise peut tolérer des transformations politiques extraordinaires et que le Japon a la capacité de fournir le leadership moral nécessaire à la création d’un monde gouverné par le soft power. Il s’agit là d’une idée intrigante, mais que les réalistes sont peu susceptibles de trouver le moindrement plausible.